EN GUISE DE PRÉFACE : L'ANALYSTE  DANS LA TOURMENTE DES ESPRITS

Il ne servirait de rien, si ce n'est à le perpétuer, de chercher à détourner son esprit du drame contemporain. .. le drame est partout. Il a .. de multiples faces : il est guerrier, politique, économique, social, personnel, philosophique, moral, métaphysique ;.. Le drame est partout, car il est dans l'homme qui le recrée sans cesse ; non pas à plaisir, .. mais en fonction d'un fatal conditionnement, d'une fatalité inscrite au plus profond de l'humain vivant.

. regarder en face le drame contemporain, non pas tel que pourrait le pressentir un tempérament facilement anxieux, mais bien tel qu'il se présente de façon implacable, présuppose une forte dose d'optimisme foncier, de confiance dans la sagesse des choses - elle aussi immanente -, dans les possibilités de recours que l'homme a sur lui-même, dans les ressources thérapeutiques .. Prenant conscience de l'immensité du drame que nous vivons, peut être que certains .. sentiront se mobiliser en eux des énergies qui tendront et qui contribueront à le localiser, à l'apaiser, à le surmonter.

Le drame est partout, .., car il est dans les âmes. Le drame, l'aspect dramatique des choses est quasiment devenu une partie constituante de la psyché moderne, une sorte de fonction de fonctions, .. une sorte de fonction qui assiste, et même quelquefois préside au déroulement de beaucoup d'autres fonctions. .entendre il est presque partout ; car il est souvent latent, inapparent. S'il est certaines âmes paisibles, détendues, qui lui payent le plus modeste des tributs, il existe hélas, bien souvent, là où l'on serait à cent lieues de le supposer. .. la fréquence des drames intrapsychiques est grande .. ne tardent pas, dans la règle, à s'extérioriser, à se matérialiser en des particularités du comportement. La fréquence du dramatique dans les décours psychiques est telle qu'elle pourrait inciter le psychologue à voir dans l'élément dramatique, accompagnateur de tant de déroulements, un des catalyseurs les plus employés par la nature pour activer le métabolisme psychologique. (Les notions sur l'énergétique et sur les différences de potentiel psychologique viennent d'ailleurs renforcer cette conception. . Les fortes différences de potentiel psychologique créent un courant psychique qui, en traversant l'esprit qu'il habite, engendre le dramatique.)

.. le drame est implanté dans l'âme moderne ; de là il étend partout ses rameaux tentaculaires, auxquels, de près ou de loin, rien n'échappe. . P.5

... La psychologie plonge professionnellement et spirituellement le praticien .. au plus profond du drame. Drames extérieurs, vécus par tous et qui obligent les plus sensibles, les plus affectés à venir parfois chercher remède dans l'atmosphère compréhensive et capitonnée d'un cabinet de consultations ; drames intérieurs aussi qui, à l'occasion, s'élèvent et se répercutent en chacun - même, et un peu par contre-coup, dans la vie intime de l'analyste, qui dispense le plus clair de ses efforts à ramener plus de calme et de paix dans l'âme d'autrui, dans l'âme moderne.

.. l'homme a parfois l'impression de nager en plein drame, d'être emporté par un courant, qui, de rapide en rapide, l'oblige à des soubresauts . (.. les réenfuir comme si de rien n'avait été, ne pourrait que contribuer à les faire éclater à nouveau avec plus de violence.)

. P.7

Le psychologue d'aujourd'hui dispose de la faculté de faire bénéficier autrui des ressources intérieures que chacun porte en soi, non pas en les lui communiquant, en les lui insufflant de l'extérieur, en les lui injectant en quelque sorte, mais en l'aidant à les trouver, à les retrouver en lui. .

Puisqu'il y a au fond de l'homme des ressources qui, de tout temps, ont permis aux plus sensibles .. et aux plus humains .. de surmonter les époques troublées et les troubles de la vie, le psychologue .. doit .. exorter le lecteur .. vers sa propre matière psychique, vers ses propres profondeurs, génératrices à la fois de toutes les perturbations et de toutes les félicités.

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Jung n'est pas de ceux qui promettent. Il se limite à l'étude des faits, et abandonne à la force P.9 incompressible des choses vraies le souci de leur irradiation, de leur diffusion. .

. « que c'est bel et bien l'homme qui constitue pour l'homme le plus grand des dangers ». (L'homme à la découverte de son âme) . conflits de toutes sortes, de récits de meurtres rapportés avec complaisance et grand luxe de détails - conflits et meurtres qui, pour une bonne part, pourront sans doute être évités le jour où les hommes auront pris en partie conscience de leur psychisme et de leurs destins intérieurs -  . grâce à la psychologie, une dimension neuve, celle d'une efficacité possible contre le « mal de l'homme », subi passivement depuis des millénaires, en dépit de l'édification combien fragile d'un code des mours, .. sanguinairement piétiné, malgré d'admirables efforts faits pour le sacraliser.

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.. dans les hôpitaux les vieux malades souffrant d'affections chroniques et pour lesquels ont ne pouvait P.11 pas grand choses .. des « hypothèques » . De même nous ne devrions pas nous détourner de nos hypothèques psychiques, de nos hypothèques intérieures, qui grèvent actuellement si lourdement notre monde contemporain. .

En outre, c'est un des préceptes de la psychologie de Jung de ne chercher tout d'abord au cours des traitements ni dans le passé, ni dans la théorie, les raisons d'être d'une névrose, de sa prolongation, de sa survivance. Une névrose étant actuelle est alimentée de façon directe et immédiate par des éléments actuels, qu'il importe en premier lieu d'amener à la lumière (quitte, par la suite, si ces démarches ne sont pas suffisantes pour obtenir l'amélioration thérapeutique désirée, à aller plus avant et plus profond dans les directions qui se révéleront nécessaires, . Peut-être n'est-il pas mauvais de procéder de façon analogue en face des malaises contemporains.

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. En outre, à côté de ces sujets souffrants, déséquilibrés, désaxés par les contradictions et  absurdités de la vie moderne, intérieures et extérieures, il y a l'homme normal, ce schéma, ce type idéal, phénomène prodigieusement complexe et qui s'ignore. Il s'ignore, mais n'en porte pas moins en lui un monde obscur P.13 où s'élaborent, petit à petit ou soudainement, les éléments psychiques qui vont devenir consients et dont partiellement il vivra : ses idées claires, ses intuitions, ses sentiments, ses inspirations, etc. . . L'existence, chez l'homme normal, d'un psychisme infiniment complexe, fait de nuances qui se fortifient ou s'estompent, d'oublis ou de rappels du souvenir, d'intégrations ou de désintégrations toujours en mouvement, vient expliquer qu'il y ait en chacun des éléments peu ou prou névrotiques, névrotisables à tout le moins sous les coups de la vie extérieure et du fait des heurts de la vie intérieure. Ces derniers sont tantôt réactionnels à l'influence qu'exerce l'ambiance sur chacun et dérivent de notre prise de position vis-à-vis de cette ambiance et de ses efficacités sur nous, tantôt autochtones, endogènes en majeure partie. .. demandons-nous si chacun ne porte pas en lui, souvent camouflé, calfeutré avec un soin jaloux, un névrosé qui incarne, en quelque sorte de façon larvaire, les éléments névrotiques .. névrosé que l'on porte souvent en soi et dont on ne sait que faire : parfois on l'opprime, parfois on l'exalte. .. il n'est de vie qui n'ait sa ou ses crises morales. . P.15

 . Certes, à toutes les époques, la vie publique a été marquée par des incidences de la pathologie mentale, . Tout le monde en a été victime, les assassinés .., ceux qui ont échappé à la mort de justesse, le monde entier aussi, qui, à cause de ces fous, a vécu six ans d'atroces convulsions. Et il faut se dire aujourd'hui : tout cela était du maladif, du maladif individuel qui, en Allemagne en particulier, a entraîné du maladif collectif par la contamination massive de tous les prédisposés. On a vu combien ils étaient nombreux. Il faut, tant pour la vie collective que pour la vie individuelle, .. voir le maladif là où il est, pour faire le départ entre ce qui est sain et ce qui ne l'est pas, entre ce qui fait partie du normal, quelquefois déroutant et extravagant, et ce qui, n'aurait jamais dû pouvoir sortir des murs des asiles. Fermer les yeux sur le pathologique dans lequel on baigne souvent, rend plus facile l'imprégnation dont l'individu peut être victime.

. Un des résultats fondamentaux de l'ouvre de Jung et de la sociologie analytique qui en découle est de faire apparaître la mythologie, les mythes populaires, le folklore comme l'expression des structures psychiques et des dynamismes profonds d'un peuple : les dieux figurent des personnifications de puissances psychiques et les mythes P.17 l'expression des forces d'une âme collective. Si .. 1'on voit dans Wotan, comme le propose Jung .. « une composante fondamentale de l'âme allemande, un facteur psychique de nature irrationnelle, un cyclone qui anéantit et emporte la zone calme où règne la culture », à quoi ne fallait-il pas s'attendre, et quelle permanence du danger, quand ces forces latentes sont réactivées et ont toutes possibilités de se réincarner ?

A lire la mythologie allemande après avoir étudié Jung, on a l'impression d'avoir vécu depuis 1914 une transposition sur le plan du réel des forces psychiques inconscientes qui s'y sont exprimées et cristallisées. Les forces inconscientes collectives allemandes y sont toutes préformées avec me clarté surprenante. . La révélation des mobiles profonds qui animent les Allemands, de leur dynamisme inconscient, .. indique où est l'élément moteur de cette fureur teutonne qui a périodiquement bouleversé notre vie nationale et a tragiquement contribué à transformer la vie en un drame sanglant, perpétué de père en fils.

. c'est comme si l'énigme angoissante des invasions répétées que nous avons subies révélait enfin son secret ; elle est apaisante aussi, car l'homme préfère voir un danger, aussi grave soit-il, en face, plutôt que de lui être aveuglément livré.

. l'âme collective allemande n'est pas la somme des âmes individuelles, souvent sensibles et distinguées, .. c'est une âme dangereuse, par l'absence de tout esprit critique et que la passion et 1'obéissance font marcher « au doigt et à l'oil », même quand il s'agit d'exécuter les ordres les plus cruels. . P.19

. Ivrage q 'un Suisse, dont la vie fut une vie d'équilibre en face des puissances intérieures de l'être et des puissan ces  extérieures de l'existence, dans un pa ys iui fut miraculeusement préservé des horreurs de la guerre et de l'occupation. J vait déjà eu maille à partir a vec les nazis, au service dess il avait refusé de laisser souiller son ouvre ; >ar vengeance, la détruisirent en Allemagne, comme dans les pays occupés, partout où ils purent s'en saisir . L( e lecteur admirera, dès lors, a vec quelle magnanimité cet homme arrive, au lendemain de la victoire des alliés, à parler des Allemands. :ependant cette hauteur de pensée pourrait l'irriter, car rien n'est agaçant comme une objectivité dont on est soi-même, peut-être momentanément, incapable. Certes, Jung n'entend pas innocenter les Allemands. Mais il n'entend pas nous innocenter non plus. Les faits sont là et eux seuls importent. Jung ne diminue en rien le poids des monstruosités allemandes en attirant notre attention sur la part de responsabilité qui est aussi la nôtre et qu'il importe, pour le bien de notre que nous discernions exactement. . . afin, en particu lier,  de ne pas choir dans les travers que nous reprochons à nos bourreaux. . P.27

Arrêtons-nous .. à un drame de la vie de Jung .

.. la guerre à peine terminée C. G. Jung fut l'objet, en Suisse et en Amérique, d'une campagne de presse qui visait à le faire paraître sous le jour d'un nazi et d'un antisémite fraîchement défroqué à l'occasion de la victoire alliée, en somme sous le jour d'un démocrate par opportunité.

. La sympathie serait-elle plus nocive à l'objectivité que le parti pris du contraire ? A tout le moins le témoignage des élèves du maître sera aussi fondé que celui de ceux qui ont orchestré cette campagne et qui, dans leur omniscience, ont omis d'étudier sérieusement les choses dont ils dissertent .

. pour défendre la psychologie moderne que l'on a voulu atteindre, sans avoir l'air d'y toucher .

. l'ouvre de C. G. Jung s'est révélée être une de ces sources de pensées salutaires .. Cette source, il importerait, .. de ne pas la laisser souiller .. P.23

. après l'explosion des premières bombes atomiques, le plus important n'est-il pas actuellement de ne pas perdre « la boule » ? Les espoirs que certains placent en la psychologie sont à la taille des désespoirs qui étreignent une humanité consciente pour la première fois des dangers qu'elle s'est forgés de ses propres mains. Cette espérance, légitime mais faible et fragile, il importe de ne pas la laisser s'effriter.

. (témoignage de R. Cahen) .. nous ayons été amenés fréquemment à en parler - en raison de l'être volontaire, du tyran, du « nazi » en quelque sorte qui peut dormir à l'état plus ou moins larvaire dans le cour de chacun . P.25

 

AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR

 

.. la psychothérapie médicale se doit d'envisager l'âme dans son ensemble. (.. c'est à cet ensemble qu'elle devra donner tous ses soins.) Aussi lui faut-il tenir compte de tous les facteurs qui influencent la vie psychique de façon déterminante et engager le débat avec chacun d'eux. Il s'agit, d'une part, de facteurs biologiques et, d'autre part, de facteurs sociaux, intellectuels et spirituels. Des temps aussi foncièrement troublés que notre époque .. influencent si puissamment les décours psychiques de l'individu que le médecin se voit contraint d'accorder une attention accrue aux interférences suscitées dans l'âme de ses patients par les contingences de l'actualité. C'est non seulement à l'extérieur, .. mais aussi dans le silence de son cabinet médical, .. que le médecin est assailli de tous côtés par le déchaînement de l'actualité. Dans la mesure où, en s'occupant de ses malades, il doit engager sa responsabilité, il ne saurait s'isoler dans la tour d'ivoire écartée d'un travail scientifique paisible ; au contraire, il est contraint de descendre, toujours à nouveau, dans l'arène de la course du monde, pour y participer à la lutte des passions et des opinions. S'il ne se pliait pas à cette nécessité, il ne percevrait les vicissitudes de son époque que de façon lointaine et estompée, et les dilemmes, les souffrances de ses patients ne rencontreraient en lui aucun écho, aucune sollicitude, aucune compréhension. Il ne saurait même pas sur quel mode il devrait converser avec son malade, ne serait-ce que pour le sortir de l'isolement dans lequel l'a plongé son incompréhension des choses. De ce fait, le médecin de l'âme ne peut se soustraire à la mêlée de l'histoire contemporaine et se doit de prendre position dans le débat, même si le vacarme politique, les mensonges des propagandes et les criailleries discordantes des démagogues lui inspirent au plus profond de lui-même une grande répugnance. .. se mêler à la discussion des problèmes contemporains est déjà pour le médecin un devoir ; mais ne nous y arrêtons point ; car il a, comme médecin, à ce point de vue, des obligations humaines d'ordre supérieur.

.. supprimer, à l'occasion, les cloisonnements .. pour exprimer ouvertement mon opinion. P.61

L'Allemagne, depuis la première guerre mondiale, constituait pour moi un problème. Cette préoccupation est à 1'origine des exposés groupés en ce volume.

Mes travaux ont donné lieu à toutes sortes de malentendus qui proviennent sans doute, pour l'essentiel, de ce que ma manière psychologique de considérer les choses semble paraître nouvelle à de nombreuses personnes et, partant, déroutante, étrangère.

 

WOTAN CHAPITRE PREMIER

 

Avec la première guerre mondiale semble débuter pour l'Europe une époque au cours de laquelle des événements se produisent dont on aurait auparavant tout au plus osé rêver. .

Quand pareils événements surviennent à grande échelle, il n'y a plus lieu d'être surpris si des manifestations étranges surgissent dans les petites et même les plus petites dimensions.Dans le domaine philosophique il nous faudra, il est vrai, attendre encore quelque temps avant qu'un être s'avise de réfléchir profondément au genre d'époque dans lequel, au fond, nous vivons. Mais, dans le domaine religieux, il se produit des choses bien curieuses. Qu'en Russie se soit instauré, faisant suite aux magnificences bariolées de l'Eglise orthodoxe, un mouvement de sans-dieux, pitoyable de manque de goût et d'intelligence, n'est pas autrement surprenant, .. on a, dans le Proche Orient, un soupir de soulagement, quand, quittant l'atmosphère fumeuse de ces collections de lampes qui s'intitulent Eglise Orthodoxe, on pénètre dans une authentique mosquée, où l'auguste invisibilité et omnipotence de Dieu n'est plus remplacée par un bric-à-brac de rites et d'ustensiles sacrés. .. le XIXe siècle et son « scientisme » qui prétendait tout élucider, devait bien aussi, un jour ou l'autre, poindre en Russie.

Mais que, dans un pays de civilisation véritable, qui depuis fort longtemps passe pour avoir surmonté le moyen âge, un ancien dieu de la tempête et de l'ivresse, .. Wotan, depuis longtemps mis à la retraite - celle de l'histoire- que ce dieu-là, comme un volcan éteint, puisse se réveiller et faire preuve d'un renouveau d'activité, voilà qui est plus que curieux ; c'est révélateur, et cela ne manque pas de piquant.

C'est dans les mouvements de jeunesse en Allemagne qu'il a été rappelé à la vie et qu'il fut honoré, dès sa résurrection, par quelques sacrifices sanglants de moutons. Ces blonds adolescents ( et quelquefois ces adolescentes) que l'on voyait, inlassables errants, sur toutes les grandes routes, depuis le Cap Nord jusqu'à la Sicile, le sac au dos et armés d'une guitare, étaient les serviteurs fidèles du dieu infatigable de l'errance. Plus tard, vers la fin de la République de Weimar, les milliers de chômeurs contrait partout, nomades, vinrent grossir les rangs des promeneurs vagabonds. Dès 1933 cependant, cette façon de « rouler sa bosse» prit fin, remplacée par une marche au pas cadencé, à laquelle prirent part des centaines de milliers d'individus, P.67 Le mouvement hitlérien mit littéralement toute l'Allemagne sur pied, offrant le spectacle d'une migration de peuple sur place, en marquant le pas : Wotan, le dieu errant, était réveillé. Chez une secte de l'Allemagne du Nord, composée de petites gens, il figure dans le local des réunions, un peu honteux d'être dénommé Christ, chevauchant un cheval blanc. Je ne sais si ces gens ont conscience de la parenté originelle de Wotan avec les figures du Christ et de Dionysos ; probablement n'en est-il rien.

Wotan, l'inlassable errant, le fauteur de troubles qui suscite, tantôt ici, tantôt là, querelles et disputes, ou exerce des effets magiques, avait tout d'abord été mué par le christianisme en une sorte de diable ; de son existence il ne restait qu'un feu follet qui fusait parfois dans les nuits orageuses, sous les traits d'un chasseur fantôme accompagné de sa cohorte ; .. Mais que devint le rôle dorénavant vacant de l'errant sans trêve ni repos ?

Il fut assumé par la figure d'Ahasvérus, du Juif errant, qui prit forme au Moyen Age dans une légende non pas juive mais chrétienne, ce qui revient à dire que le motif de l'errant, que le christianisme n'a pas accueilli, fut projeté sur Juif, en application de la règle qui fait que l'on retrouve chez autrui les contenus devenus, en soi-même, inconscients. En tous cas la coïncidence de l'antisémitisme et du réveil de Wotan constitue une finesse psychologique qui mérite sans doute d'être signalée. . .

Ce bruissement dans la forêt vierge de l'inconscient n'a pas été perçu seulement par les adolescents allemands, fêtant le solstice d'été ; Nietzche, Schuler, Stefan George et Klages l'avaient déjà avant eux intuitivement pressenti. (Depuis Nietzsche l'aspect « dionysiaque » de la vie a été souligné avec emphase en Allemagne, en opposition au côté « apollinien ». Depuis « La Naissance de la Tragédie » (l872) les forces obscures, terrestres, féminine, avec leurs caractères divinatoires et orgiastiques, ont possédé l'imagination de nombreux philosophes et poètes. L'irrationnel, petit à petit, fut considéré comme l'idéal. Cette tendance se retrouve à travers l'ouvre d'Alfred Schuler et en particulier dans les ouvrages de Klages qui expriment une philosophie de « l'irrationnalisme ». Pour Klages, le logos et la conscience détruisent la vie créatrice pré-consciente. Le poète Stéfan George unit dans son ouvre des éléments de la civilisation classique, du christianisme médiéval et du mysticisme oriental. Il attaque délibérément le rationalisme du XIXe et du xx' siècle. Son message d'une beauté mystique et d'une conception ésotérique de l'histoire a eu une influence profonde sur la pensée allemande.) Cependant il est bien malaisé pour la civilisation rhénane et pour celle du sud du Main de se libérer des engrammes du classicisme ; c'est pourquoi .. elles font de savantes allusions à l'ivresse et aux débordements antiques, à savoir à Dionysos, puer P.69 eternus, et Eros cosmogonique. .Wotan est un dieu des tempêtes et de l'effervescence, il déchaîne les passions et les appétits combatifs ; c'est en outre un magicien et un illusionniste tout-puissant, qui a sa main dans tous les secrets de nature occulte.

Le cas de Nietzsche, cependant, se présente sous un aspect particulier. Il était la naïveté même pour tout ce qui touchait aux choses germaniques ; il a découvert le philistin cultivé, et, lorsque « Dieu fut mort », Zarathoustra rencontra un dieu inconnu sous des traits inattendus, dieu qui tantôt se dressait menaçant devant lui, et qui, tantôt, s'incarnait dans la propre stature de Zarathoustra. De sorte que ce dernier est en personne devin, sorcier et vent des tempêtes :

 

« Et, pareil à un ouragan, je veux souffler au milieu de vous et avec mon esprit épuiser le dernier souffle de votre esprit : ainsi le veut mon destin. »

 

Zarathoustra est un souffle puissant qui balaye les bas-fonds ; il donne ce conseil à tous ses ennemis et à tout ce qui crache et postillonne :

 

« Gardez-vous de cracher contre le vent. »

 

Dans le rêve de Zarathoustra, celui du gardien de la tombe au château fort de la mort, un vent impétueux, alors qu'il veut ouvrir la porte, en écarte les battants :

 

« Dans le sifflement strident et coupant il me jeta un cercueil : et dans un tumulte strident et déchirant le cercueil éclata et vomit une cascade de mille éclats de rire. »

 

Le disciple, interprétant le rêve, dit à Zarathoustra :

 

« N'es-tu pas toi-même le vent au sifflement strident qui force les portes du château de la mort ?

N'est-tu pas toi-même le cercueil débordant des méchancetés multicolores et des grimaces angéliques de la vie ? »

« Je veux te connaître, 0 inconnu, . . . »

 

Dans cette image le secret de Nietzsche surgit avec un puissant relief. .. il avait écrit .. « Au dieu inconnu ».

 

« Toi qui t'empares profondément de mon âme,

Qui traverses ma vie en ouragan,

Toi insaisissable, qui m'es parent,

Je veux te connaître et même te servir. »

 

Et, vingt ans plus tard, dans sa magnifique « Chanson du Mistral », il dit :

 

« Mistral, chasseur des nuages,

Assassin des idées noires, balayeur des cieux,

Toi qui bouillonnes, comme je t'adore !

Ne sommes-nous pas tous deux issus d'un même giron

En premier don, destinés éternellement à un même sort ! » P.71

 

Dans .. « La plainte d'Ariane », .. il est entièrement victime du dieu chasseur, ce à quoi la libération de Zarathoustra par sa propre force ne change rien, au fond.

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La singulière figure du dieu-chasseur .. est une expérience intérieure vécue par Nietzsche, .. alors qu'il avait quinze ans. . Nietzsche y décrit une randonnée nocturne fantastique dans une forêt obscure, où il fut d'abord effrayé par « un cri perçant émanant de l'asile d'aliénés voisin », et où il rencontra un chasseur « aux traits sauvages inquiétants ». Dans une vallée « entourée de broussailles impénétrables » ; le chasseur porta une flûte à ses lèvres et « fit entendre un son perçant », après quoi Nietzsche perdit conscience, mais se réveilla à Pforta.  (L'école où il était interne.) Il avait eu un cauchemar. .

Est-ce réellement parce que Nietzsche était philologue des langues classiques qu'il appela le dieu Dionysos et non Wotan ; ne serait-ce pas plutôt dû à sa fatale rencontre avec Wagner ? 

Bruno Goetz, . pressent l'opposition entre l'empire des idées et celui de la vie, l'existence de ce dieu dédoublé de la tempête et des sondages P.73 intérieurs secrets, qui disparut quand ses chênes furent abattus, et qui réapparaît quand le dieu des chrétiens témoigne d'une faiblesse trop grande pour sauver la chrétienté d'une tuerie fratricide.

Lorsque le Saint- Père, à Rome, dépouillé de tout pouvoir, n'eut plus que celui de se plaindre à Dieu du Grex segregatus, du troupeau dispersé, le vieux chasseur borgne ricana à la lisière de la forêt germanique et sella Sleipnir. (Son coursier dans la mythologie.)

Si .. nous croyons .. pouvoir interpréter le monde de façon raisonnable - en fonction de facteurs économiques, politiques et psychologiques, qui nous fournissent le fondement de nos explications, - si nous écartons cette raison raisonnante, pleine de bonne volonté et humaine, trop humaine, et s'il nous est loisible de conférer la responsabilité des événements actuels non plus aux hommes, mais à Dieu ou à des dieux. . . il nous faut avouer que Wotan, pris en tant qu'hypothèse causale, est assez bien venu. .. le vieux Wotan, avec son caractère insondable et inépuisable, explique davantage du nationalsocialisme qu'ensemble les trois ordres de facteurs rationnels ci-dessus mentionnés. Si chacun d'eux rend compte d'un aspect important des événements qui se déroulent en Allemagne, Wotan, cependant, en explique plus, précisément au sujet de ce que ces manifestations ont de général, et que les personnes non allemandes, même après mûres réflexions, n'arrivent pas au fond à considérer autrement que d'un oil étranger et incompréhensif. Peut-être pouvons-nous désigner ce phénomène général en disant que les Allemands sont saisis, possédés, « affectés » par quelque chose. Ces expressions présupposent des sujets « affectés », mais aussi quelqu'un qui les « affecte ».

Si, précisément, on se refuse à déifier Hitler, ce qui, il est vrai, lui est déjà advenu, il n'entre plus en ligne de compte que Wotan, qui est un agresseur des hommes. Son cousin Dionysos partage avec lui cette particularité, mais il semble l'exercer aussi à l'adresse du sexe féminin. Les Ménades emblent avoir été une sorte de S. A. féminine Ii, d'après la relation mythique, n'était pas 1offensive. Wotan, lui, se limite aux Berserks, lue l'on employait comme gardes du corps des rois mythologiques.

Dans la mesure où les dieux sont tenus par un esprit encore puéril pour des entités existant en elles-mêmes, soi-disant métaphysiques, ou pour des inventions superstitieuses, jeux de l'imagination, le parallèle décrit plus haut entre Wotan redivivus et la tempête psychique, sociale et politique P.75  .

Mais, comme les dieux sont des personnifications indubitables des forces de l'âme, l'affirmation de leur existence métapsychique est tout autant une présomption de la raison que l'opinion qui prétend qu'ils pourraient être inventés de toutes pièces. Soulignons que les « puissances psychiques » n'ont rien de commun avec la conscience, quoique l'on aime jouer avec l'idée que la conscience et l'âme sont identiques, ce qui n'est qu'une présomptueuse vue de l'esprit. Bien entendu, le mirage du rationalisme trouve dans la crainte qu'inspire la métaphysique un motif qui explique surabondamment son existence, car rationalisme et métaphysique furent depuis toujours des frères ennemis. « Les forces  l'âme » ont bien plus à faire avec l'âme inconsciente et c'est pourquoi tout ce qui surgit de façon inattendue de ce domaine obscur, et avec lequel l'homme se trouve soudain confronté, lui apparaît ou bien provenir du monde extérieur, et partant être réel, ou bien lui semble être une hallucination de ses sens abusés et, par suite, être faux. Que quelque chose puisse ne pas provenir de l'extérieur, mais soit pourtant vrai, voilà une vérité qui a jusqu'ici à peine commencé à poindre pour l'humanité contemporaine.

Après tout, on peut, en vue d'une compréhension plus aisée, faire abstraction de la notion et du nom de Wotan, qui portent préjudice, et désigner le même phénomène du terme de « furor  teutonicus », qui exprime la même chose, mais de façon moins expressive. Car, parler de « furor  » dans ce cas revient simplement à psychologiser Wotan, et à dire seulement que le peuple est en état de « colère », Mais cela relègue dans l'ombre une particularité précieuse de l'ensemble, à savoir la situation dramatique qui lie l'agresseur à l'attaqué. Et c'est précisément ce qu'il y a de plus impressionnant dans le phénomène allemand, qu'un individu qui est manifestement affecté, affecte son peuple entier, de telle sorte que tout se met en mouvement, comme une boule qui roule, inéluctablement, sur une pente dangereuse.

Wotan me semble être une hypothèse d'une pertinence incomparable. En réalité il semble seulement avoir dormi au Kiffhaüser, jusqu'à ce que les corbeaux viennent se présenter au rapport de l'aube. (Les corbeaux passaient dans la mythologie pour avoir rempli auprès de Wotan le rôle de vigiles et d'agents de liaison. Wotan est une qualité, un caractère fondamental de l'âme allemande, un « facteur » psychique de nature irrationnelle, un cyclone qui anéantit et balaie au loin la zone P.77 calme où règne la culture. Ceux qui croient à Wotan semblent, en dépit de toute leur bizarrerie, avoir vu plus juste que les tenants de la raison raisonnante. Wotan est - ce qu'on semble avoir totalement oublié - une donnée germanique originelle, l'expression suprêmement vraie et la personnification inégalable d'une donnée fondamentale du peuple allemand en particulier. .. symptôme alarmant du fait qu'il existe aussi en d'autres lieux des dieux endormis et voilés. La race germanique ( couramment dite aryenne ), la communauté populaire germanique, le sol et le sang, les chants de Wagalaweia, les chevauchées des Walkyries, un Seigneur Jésus transformé en héros blond aux yeux bleus, la mère grecque de saint Paul, le diable devenu un Alberich (.. nain à la barbe grise des légendes germaniques ; grâce à un filet il pouvait se rendre invisible et posséder la force de douze hommes. Siegried le vainquit et entra ainsi en possession du filet magique et du trésor des Niebelungen que le nain protégait) international réédité sous les traits des Juifs et des Francs-maçons, les aurores boréales d'une culture nordique, les races méditerranéennes inférieures. . . tout cela constitue une mise en scène indispensable et traduit au fond un même état d'âme, la prise de possession par un dieu des Allemands, dont la demeure est hantée par un souffle puissant. Si je ne me trompe, c'était peu après l'arrivée au pouvoir d'Hitler que le célèbre « Punch » publiait une aricature représentant un Berserk en colère qui brisait ses chaînes. L'orage a éclaté en Allemagne alors que nous croyons encore au beau temps. . Quieta non movere - cette formule si réconfortante de la sagesse des nations permet à chacun, chez nous, d'aller tranquillement son petit bonhomme de chemin. . le Suisse est réfléchi, mais, pour rien au monde, il ne communique le fruit de ses réflexions, même pas si une tourmente se manifeste aux alentours. Ainsi nous apportons, sans l'évoquer, notre contribution à une époque .. ayant l'impression d'être infiniment meilleurs, tandis que les Allemands ont eux, en première ligne, une occasion réellement unique dans l'histoire d'apprendre à connaître, dans le plus profond de leur cour, de quels dangers de l'âme le christiarisme voulait sauver les hommes. L'Allemagne est un pays de catastrophes spirituelles où certaines P.79 données de la nature ne contractent jamais qu'une paix de pure forme avec la raison, dominatrice du monde. Son antagoniste est un vent qui, provenant des immensités asiatiques où il prend naissance, souffle sur un large front, .. pénétrant ainsi en Europe, où tantôt il balaie de l'extérieur des peuples  comme des feuilles d'automne, tantôt il inspire, de l'intérieur, des pensées perturbatrices  du monde, comme une sorte de Dionysos élémentaire qui anéantit l'ordre appollinien. 

L'instigateur des tempêtes a été appelé Wotan. Pour étudier de façon précise son caractère nous devons connaître non seulement ses effets historiques au cours des désordres spirituels et des bouleversements politiques, mais aussi les récits mythologiques qui nous viennent des époques où l'on n'expliquait pas encore tout par l'homme, où l'on ne ramenait pas tout à ses possibilités limitées, mais où l'on trouvait les causes plus profondes dans les domaines de l'âme et dans ses puissances autonomes. L'intuition la plus reculée a toujours incarné ces puissances en des dieux ; elle les caractérisait, à sa manière propre, avec un soin minutieux et très circonstancié, par des mythes. Cela était d'autant plus aisé qu'il s'agissait là de types ou d'images originelles, solidement charpentées, innées dans l'inconscient de nombreux peuples, dont le comportement particulier, en retour, s'en trouve caractérisé. C'est pourquoi l'on peut parler de l'archétype « Wotan », qui, en tant que facteur psychique autonome, produit des effets collectifs et qui esquisse, précisément par cette transcription dans les faits et la vie, une image de sa propre nature. Wotan possède sa biologie particulière, qui se distingue de l'essence des individus pris un à un ; ceux-ci ne sont que temporairement sous l'emprise irrésistible de ce conditionnement inconscient ; dans l'entre-temps, l'existence de l'archétype Wotan sera .. aussi inconsciente qu'un épilepsie latente . ces métamorphoses (entre 14 et 35) sont les «  effets déconcertants de ce dieu du vent, qui souffle où bon lui semble, dont on ne sait jamais d'où il vient et où il va, qui s'empare de tout ce qui se présente sur sa route et qui renverse tout ce qui n'est pas stable. Quand ce vent se met à souffler, tout ce qui, extérieurement ou intérieurement ne possède qu'une solidité trompeuse, vacille.

Nos connaissances de la nature de Wotan ont été ces derniers temps complétées .. P.81 .. par .. Martin Ninck . on sent que l'auteur a perçu combien son sujet était près de la vie et que la corde « Wotan » vibrait aussi en lui - ce qui, bien loin d'être une faiblesse, est l'avantage majeur du livre qui, sans ce ciment de sympathie, aurait facilement pu se décomposer en une compilation fastidieuse ! Tel qu'il se présente, ce livre renferme un programme, et il est vivant ;  . tableau grandiose de l'archétype allemand Wotan : ..décrit, en remontant aux sources, comme Berserk, comme le dieu des tempêtes et de l'errance, le lutteur, le dieu des souhaits et de l'amour, le seigneur des morts, le maître des Einherjes, le devin des énigmes, le magicien, et le dieu des poètes. Les Walkyries et les Fylgjur, son entourage mythique, sont aussi prises en considération, car elles concourrent à la signification du destin de Wotan. Les recherches consacrées au nom même de Wotan et à son origine sont très lumineuses. Elles montrent que Wotan incarne aussi bien le côté instinctif et émotionnel que le côté intuitif et inspiré de l'inconscient, d'une part en tant que dieu de la colère et de l'emportement, d'autre part en tant qu'annonciateur des destinées et interprétateur des runes. Quoiqu'il ait été identifié par les Romains avec Mercure, aucun dieu romain ou grec ne correspond au fond à ses particularités. Avec Mercure il partage l'errance, avec Pluton et avec Chronos la domination des morts ; la frénésie, en particulier dans sa forme divinatoire, l'apparente à Dionysos. Je me suis demandé pourquoi Ninck ne fait pas allusion au dieu hellène de la révélation Hermès, qui a comme « pneuma » et « noüs » la signification du vent. Hermès constituerait le pont avec le pneuma chrétien et les apparitions de la Pentecôte. Hermès aussi, en tant que Poïmandrès agresse les hommes. .. Dionysos, de même que les autres dieux, demeura toujours soumis à l'autorité du dieu suprême, Zeus, ce qui indique de profondes différences entre les prédispositions P.83 naturelles grecques et germaniques. La chute de Chronos, auquel Ninck attribue une parenté intérieure avec Wotan, pourrait peut-être indiquer que le type Wotan a été à l'époque préhistorique surmonté et disloqué. Dans tous les cas, le dieu germanique constitue une totalité qui correspond à un étiage primitif, à une situation de l'âme, où l'homme était encore à peine capable d'avoir une volonté propre, différente de celle du dieu qui l'habitait, et auquel il était en conséquence, par un fatal destin, entièrement livré. Chez les Grecs, par contre, il existait des dieux qui prêtaient secours contre d'autres dieux, et Zeus, père tout-puissant, n'était pas loin d'incarner l'idéal du despote bienveillant et éclairé. Wotan, lui, ne témoigne d'aucune maturation, d'aucun vieillissement ;  il disparut tout simplement, fidèle à sa nature, lorsque les temps se retournèrent contre lui, et il demeura invisible pendant plus d'un millénaire, ce qui signifie que son influence s'exerça de façon anonyme et indirecte. Les archéypes sont précisément comme des lits de rivières, que l'onde a délaissés, mais qu'elle peut irriguer à nouveau après des délais d'une durée indéterminée. Un archétype est quelque chose de semblable à une vieille gorge encaissée, dans laquelle les flots de la vie ont longtemps coulé. Plus ils ont creusé ce lit, plus ils ont gardé cette direction et plus il est probable que tôt ou tard ils y retourneront. Si tant est que la vie de l'individu est régularisée, comme dans un canal, au sein de la société humaine et en particulier de l'Etat, il n'en demeure pas moins que la vie des peuples est semblable au cours d'un torrent bouillonnant que personne ne peut endiguer ; personne n'en est maître, en tout cas aucun être humain, mais Un seul Etre qui fut toujours plus puissant que les hommes. .

.. la vie des peuples roule sans rênes et sans frein, sans être conduite non plus, inconsciente vers un but imprécis, comme un bloc de rocher qui culbute le long d'un éboulis et qui ne s'arrête que contre un obstacle inébranlable. C'est pourquoi les événements politiques ne sortent d'une impasse que pour entrer dans une autre, comme un torrent qui est pris dans des gorges, des méandres et des marécages. Dès que ce n'est plus l'être mais la masse qui se meut, la régulation humaine cesse et les archétypes commencent à exercer leur influence, comme cela se produit dans la vie de l'individu quand il se trouve confronté avec des situations qu'il ne peut plus surmonter à l'aide des modalités, des catégories qui lui sont connues. . P.85 .

L'archétype régnant ne demeure pas constamment le même, ce qui s'exprime, par exemple, dans le fait que l'empire de paix convoité, « l'empire millénaire » se voit assigner des limites dans le temps. Le type méditerranéen du père ordonnateur, régnant avec justice, aimant même, est dans tout le secteur nordique de l'Europe ébranlé de la façon la plus violente, . Le fascisme en Italie et les événements d'Espagne montrent que ces ébranlements vont beaucoup plus loin vers le ud qu'on ne l'avait pensé. .

Le dieu national a attaqué le christianisme sur un large front, qu'il s'appelle en Russie « Technique et Science », en Italie « Duce », en Allemagne « Croyance allemande » .. ou encore « Etat ». . le mouvement de la Croyance allemande de Hauer, .. gens décents et bien intentionnés, qui, d'une part, avouent honnêtement qu'ils sont « affectés », et qui, d'autre part, se donnent la plus grande peine pour envelopper ce fait nouveau, ..- à savoir qu'ils sont subjugués d'une draperie taillée dans l'histoire, qui ménage les transitions et qui fasse apparaître ce phénomène sous un jour moins terrifiant. De la sorte, P.87 .. grandes figures, .. de la mystique allemande, comme maître Eckart, . on évite ce qui peut choquer, en particulier la question de savoir. . . qui « agresse ». Cela a toujours été « Dieu ». Mais plus Hauer s'éloigne des latitudes indo-germaniques, perdues dans les lointains, pour s'approcher des domaines « nordiques » et en particulier de l'Edda, plus la croyance en tant qu'expression d'un état où l'être est subjugué, devient « allemande », et plus il devient clair aussi que le dieu « allemand» est le dieu des Allemands. .. livre .. tentative tragique et réellement héroïque d'un savant consciencieux, qui, sans savoir ce qui lui arrivait, a été appelé et affecté, en tant que membre du peuple allemand, par la voix imperceptible de « l'agresseur », et qui, depuis, concentre tous ses efforts pour construire, à l'aide de tout son savoir et de toutes ses capacités, un pont qui doit réunir cette obscure puissance vitale au monde lumineux des idées et des figures historiques. Mais que peuvent bien signifier toutes les belles choses d'un passé et d'une humanité qui - étaient différents, comparées à la rencontre que fait l'homme d'aujourd'hui, pour la première fois, avec un dieu de horde dont la vitalité est aussi grande qu'insondable ? Elles sont emportées, comme des feuilles sèches, dans les tourbillons d'un vent impétueux, et les rimes cadencées de l'Edda se pressent entre les textes mystiques chrétiens, la poésie allemande et la sagesse des Upanishades. . cela est fonction du « Kaïros » (.. personnification du moment favorable), qui, à y regarder de près, s'appelle maintenant précisément Wotan. .. je conseillerais volontiers au Mouveillent de la Croyance allemande de ne pas afficher trop de pruderie.  . P.89 Il est des représentants .. qui seraient parfaitement en état, intellectuellement et humainement parlant, non seulement de croire, mais aussi de savoir, que le dieu des Allemands, c'est Wotan et non le Dieu Chrétien universel. Cela n'est pas une honte mais une expérience tragique : il fut de tout temps épouvantable de tomber dans les mains du ou d'un dieu vivant. Jéhovah, on le sait, ne fait pas exception, et il y eut une fois des Philistins, des Edonites et des Amoritains, d'autres encore, qui n'ayant pas fait l'expérience vivante de Jéhovah et se tenant hors de son cercle, la ressentirent de façon fort désagréable. L'expérience divine sémitique, appelée Allah, fut pendant longtemps pour toute la chrétienté une conjoncture extrêmement pénible. Nous autres, qui sommes à l'extérieur, jugeons beaucoup trop l'Allemand contemporain en tant qu'être actif, que l'on doit rendre responsable ; il serait peut être plus exact de le considérer, à tout le moins, aussi en tant que sujet passif, qui agit moins qu'il « n'est agi ».

. Wotan devrait extérioriser non seulement son caractère fébrile, agité, brutal et tempétueux, mais aussi sa nature toute différente, extatique et divinatoire. Si cette conclusion se vérifie, le national-socialisme ne serait pas, et de loin, le dernier mot ; il faudrait s'attendre, dans les prochaines années et décennies, à ce que surviennent des événements procédant d'arrière-plans obscurs, et desquels, d'ailleurs, nous pouvons encore mal nous faire une idée à 1'heure actuelle. Le réveil de Wotan est un  recul et une régression ; le flot, se heurtant à un barrage venu l'obstruer, a de nouveau fait irruption dans son ancien lit. Mais l'accumulation des eaux ne peut durer éternellement ; elle constitue un « recul pour mieux sauter » et les flots finiront par déborder par-dessus l'obstacle. Alors se manifestera ce que Wotan « murmurait à la tête de Mimir ».

 

« Que murmure donc encore Wotan, ainsi à la tête de Mimir ?

Déjà la source bouillonne ;

La couronne de l'arbre du monde

S'embrase aux sons éclatants du cor

Que Heimbold brandit en sonnant vigoureusement l'alarme »

 

(Citation de la « Völuspa ». Ces vers sont suivis du départ de la Nef des morts, de la libération du loup Fenrir et de la fin du monde. .. un des poèmes les plus importants du recueil .. l'Edda. L'auteur anonyme y conte la naissance du monde, la vie des dieux, leurs joies, leurs luttes, puis leur décadence et leur mort et enfin l'avènement d'un monde nouveau ; c'est la source du « Crépuscule des Dieux ». ) P.91

 

SIGNIFICATION DE LA LIGNE SUISSE DANS L'ANALYSE SPECTRALE DE L'EUROPE  CHAPITRE DEUX

 

Le comte Keyserling . pouvoir intuitif si particulier . La lumière présuppose l'obscurité, la pénombre oblige à scruter, la confusion à éclaircir, la diversité et la dispersion incitent à unifier et à harmoniser. . Ce que Keyserling dénomme humour est une certaine manière, souvent brillante, faite de légèreté, de badinage, mais qui laisse une impression de froideur, et d'où toute cordialité est absente ; bien plutôt faite d'ironie cavalière, ce n'est qu'un semblant d'humour, un de ces moyens de donner des ailes à l'intuition, de la laisser planer sur l'imbroglio chaotique des ténèbres. Tentative fort excusable de rendre plus aisée une tâche qui est au fond extrêmement ardue. . La valeur et la portée essentielles du livre me semblent résider dans le fait qu'il exprime de façon claire la nécessité où se trouve l'être intellectuel de dépasser les points de vue uniquement rationnels. Cette profession de foi se rapporte à une efficacité, vise une réalité psychologique dont nous avions perdu jusqu'à l'intuition depuis les temps reculés d'une langue latine universelle, d'une église chrétienne unique et universelle et d'un style gothique universel. Elle constitue une conversion à une conception psychologique du monde, qui voit les nations comme des fonctions, comme des formes d'expression et des cadres d'activité de l'homme, avec un grand H, de l'homme un et indivisible. Cette conception est prodigieusement idéaliste ; elle est même « métaphysique » ; c'est une preuve irréfutable de l'éloignement de la terre dont témoigne Keyserling. Son point de vue a le caractère indiscutable de la spiritualité avec ses inévitables avantages et désavantages. J'ignore quels sont les individus ou les nations parmi les peuples de l'Europe qui posséderaient cette spiritualité à un degré tel que tout nouvel apport lui en deviendrait superflu. Le peuple demeure toujours dans les bas-fonds,  même s'il surpasse de très loin ses voisins. Prenez cent têtes suprêmement intelligentes, réunissez-les et faites-en-la somme, vous n'aurez au total qu'une sorte de grosse tête imbécile, car tous les dons, P.97 qu'ils soient de nature intellectuelle ou morale, sont constitués en dernière analyse par des diffénciations individuelles. Or le mot différenciation est bien proche parent de celui de différence ; et les différences ne s'ajoutent pas mais s'annulent réciproquement. Ce qui s'accumule, en faisant la somme dont nous venons de parler, c'est le fonds généralement humain, « l'humain trop humain », en dernière analyse ce qu'il y a de primitif, d'obtus, de paresseux, d'amorphe dans l'homme. De sorte que la spirtualité n'est jamais superflue ; elle est un bien rare et inestimable. . Quant à la folie des grandeurs qu'on lui reproche souvent .. elle fait partie des étais excusables et même autorisés : ce n'est que l'expression d'un effort qui, à l'occasion, se raidit trop, pour maintenir son niveau à l'encontre de tout un monde ; affirmation de soi-même vis-à-vis du non-être, elle n'est sans doute incompréhensible que pour ceux qui n'ont jamais posé au moins un pied à côté du sol ferme. Avec la folie des grandeurs on cherche à se donner du courage ; Sinon elle ne signifie rien.

. S'il parle tant du sens, c'est qu'il le cherche. En fait il faut chercher le sens, car on ne voit tout d'abord que non-sens, et cela en particulier dans notre monde d'aujourd'hui. C'est certainement une des choses les plus difficiles que de découvrir un sens en quelque endroit. Et sa recherche est rendue rebutante, jusqu'au découragement, du fait qu'il existe déjà trop de « sens », des millions de sens, des sens à court terme, à courtes jambes, en quelque sorte à souffles courts, une myriade de sens intentionnels, qui apparaissent prodigieusement sensés à tous ceux qui y sont enfouis jusque par-dessus les oreilles, et cela d'autant plus qu'ils sont, ces prétendus sens, au fond plus insensés. Ce spectacle, déjà désespérant, oppresse lorsqu'on le voit, soustrait à la sphère individuelle, plus bornée et moins douloureuse, se développer pour constituer ce que l'on appelle l'âme d'un Peuple. Et c'est précisement en cela que réside la malédiction de Keyserling, de devoir attaquer sa tâche par son terme le plus insensé et le plus désespéré, par la compréhension de la vision du monde et de l'âme des peuples. Chacun de ses mots durs, de ses coups P.99 de fouet, de ses injustices ou de ses erreurs de jugement devient compréhensible : ce sont autant de mouvements d'énervement et d'impatience au cours de sa lutte avec cette matière ingrate et résistante faite de nouds et de contradictions insolubles. Keyserling doit faire étalage d'être aussi Balte que Russe, Allemand que Français ; il doit pouvoir nommer siens Napoléon, Socrate et Gengis Khan pour pouvoir encore penser et juger en marge et au-dessus du polype aux mille tentacules qu'est l'âme populaire. Il ne doit appartenir à aucune nation ; .. il ne devrait même pas appartenir à l'humanité .

La contemplation de l'humanité, « d'un point de vue cosmique » .. embrasse .. l'ensemble, mais limite la visibilité : elle est liée à la lumière du jour et ne perçoit pas les choses souterraines. .P.101

La critique que Keyserling fait du caractère suisse, visible, aussi dure et réprobatrice qu'elle soit, est absolument vraie. Moins nous nous faisons d'illusions à ce sujet, mieux cela vaut pour nous . Les bonnes choses qu'il cite disparaissent au milieu des mauvaises. Je dois avouer que certaines de celles-ci m'ont insulté et par suite irrité. Cela provient du fait que l'on s'identifie, nolens volens, avec sa nation, attribuant à son patrimoine individuel les bonnes qualités qu'on lui prête, et conférant « aux autres » certains défauts que l'on a en propre. Cette symbiose inconsciente est pour ainsi dire inévitable, mais elle a l'inconvénient que plus on se sent fondu dans sa nation, moins on a conscience de soi-même. Et c'est pourquoi dès que j'eus remarqué l'irritation de mon orgueil national, je me suis mis à lire le chapitre relatif à la Suisse comme si Keyserling l'avait écrit personnellement sur mon compte. . . et soudain mon irritation disparut.

Je m'aperçus en effet, dès que je pris ces jugements de façon personnelle, que je me sentais, de façon irritante, jugé exclusivement de l'extérieur. Il faut, certes, laisser déferler semblables jugements sur sa tête ( et combien), mais l'essentiel nous paraît être de ne pas démériter à nos propres yeux. Cette attitude, si on la considère de l'extérieur, semble bien suffisante ; elle ne l'est en réalité que si nous sommes incapables d'auto-critique. Si nous en possédons, une critique purement extérieure ne nous affectera qu'à notre périphérie, et ne nous touchera pas au cour ; car nous sentons, alors, qu'il habite en nous P.103 un juge qui formule des arrêts plus sévères que ne pourront jamais l'être les jugements portés du dehors. En outre, de quelles pensées les gens ne sont-ils pas capables ! Autant de jugements que de têtes ! Et nous finissons par nous demander si notre verdict n'a pas, en définitive, autant de valeur que celui des autres. On ne saurait satisfaire tout le monde à la fois et, partant, il faut mieux avoir la paix en soi. « L'un observe une chose, l'autre l'estime, le troisième la méprise, qu'importe ! ». .

Nous touchons ici, de la façon la plus claire, l'opposition qui existe entre l'homme selon KeyserIing et le Suisse. Pour ce dernier, le jugement des autres n'est pas eo ipso une échelle des valeurs,  mais simplement une information qui peut être, à l'occasion, de nature utile. L'individu est non seulement capable d'édifier et d'appliquer sa propre échelle des valeurs, mais il en a aussi la vocation. L'éthique est, en dernière analyse, une affaire individuelle, .

D'ailleurs. . . qu'en est-il à ce sujet de l'aristorate ? Se soucie-t-il du jugement des autres ? Il a sur son sommet assez d'espace aérien autour de lui pour regarder, imperturbable, avec supériorité et condescendance, la foire aux jugements de la multitude. ( « Les éclats bruyants de leurs aboiements prouvent seulement que nous sommes à cheval » ). Faust.

Pourquoi le peuple qui, par excellence, manque de distinction, ne se permettrait-il pas lui aussi la même attitude ? . en Suisse le mot « vassal » n'existe plus depuis longtemps et .. l'attitude psychologique de la Suisse, au cours de l'histoire, .. a été formée par les treize anciens cantons et non inversement. Le fait demeure que l'attitude typiquement Suisse d'insouciance quant au jugement des autres a une ressemblance singulière avec celle des aristocrates. J'estime l'homme simple qui habite dans sa demeure modeste et qui affirme à la face du monde, par sa devise, qu'il a conscience de sa propre valeur et qu'il peut laisser glisser sur lui le jugement des autres sans en être atteint. Il est un « aristocrate » à sa façon, non point « au -dessus de la mêlée », comme peut l'être un noble seigneur, mais - formule qui résonne de façon séduisante - en quelque sorte « au-dessous de la mêlée ». Il y a là plus qu'un jeu de mots : la mêlée et les criailleries ont lieu là où les oppositions P.105

S'entrechoquent, ce qui s'accomplit toujours sur un plan moyen, entre le haut et le bas. La distinction est en haut, la non-distinction en bas. L'être distingué, tant qu'il demeure dans les sphères supérieures, reste en marge des contingences, et le vulgaire fait de même, tant qu'il demeure dans les bas-fonds. Le haut et le bas sont, nous ne l'ignorons pas, depuis toujours frères, comme le dit déjà le sage dicton de la Tabula Smaragdina : « Le ciel en haut, le ciel en bas. . . » Les termes de distingué et de vulgaire constituent des jugements de valeur, par suite ils sont subjectifs et arbitraires, et devraient, en tant que tels, être exclus d'une discussion objective. Le mot « aristocrate » est, lui aussi un jugement de valeur. Parlons plutôt de « l'homme de l'esprit » et de « l'homme de la terre ». L'esprit, on le sait, est toujours « en haut », tel un être aérien de clarté et de flamme, comme un pneuma, un vent ondoyant, tandis que la terre s'allonge « en bas », solide, obscure et fraîche. Cette image éternelle est exprimée par les principes de la philosophie chinoise antique, le Yang et le Yin. L'homme de l'esprit est Yang ; ce qui le caractérise est une attitude conditionnée par l'idée ( dénommée aussi « esprit » ). L'homme de la terre est Yin ; ce qui le caractérise est une attitude conditionnée par la terre. Yang et Yin sont ennemis mortels, tout en ayant besoin l'un de l'autre. L'homme qui est tout imprégné de sa glèbe vit selon un principe originel qui, pour ce qui est de la distinction et de la grandeur, ne laisse rien à désirer : il est l'éternel contradicteur et l'éternel partenaire de l'esprit agité. L'homme selon Keyserling, est l'aristocrate du Yang, le Suisse est l'aristocrate du Yin. Du moins Keyserling le conçoit-il ainsi quand il le dit être l'homme vulgaire par excellence. Je lui donne raison, en faisant toutefois, la réserve que son jugement englobe en même temps tous les peuples et tous les groupements auxquels une nature toute puissante et impressionnante a imprimé son sceau .

. montagne .. la Jungfrau ; la Vierge Marie est la protectrice de la Suisse . C'est encore un souvenir vivant que la Vierge Mère est la terre. Depuis les temps anciens, le signe du Zodiaque sous lequel est placée la Suisse est soit celui de la Vierge, soit celui du Taureau ; tous deux des signes dits de la Terre, indication irréfutable que le caractère chtonique des Suisses n'avait pas échappé aux anciens astrologues. De P.107 leurs liens avec leur terroir découlent, en quelque sorte, pour les Suisses toutes leurs qualités et tous leurs défauts : ils sont marqués par des traits autochtones, ils sont étroits d'esprit, terre à terre, économes, massifs, entêtés, distants à l'égard de l'étranger ; méfiants, .. ils se moquent du tiers comme du quart, ce qui s'exprime, politiquement parlant, par le fait qu'ils sont neutres.

La Suisse se compose de nombreuses vallées, d'enfoncements de l'écorce terrestre, qui ont servi de berceaux, de gîtes aux hommes. Nulle part de ces plaines étendues à l'infini, où il est indifférent d'habiter çà ou là, qui n'ont ni versant ensoleillé, ni versant d'ombre ; nulle part de ces vastes côtes où viennent se briser les lames des océans du monde, apportant la prescience des pays lointains. L'habitant des Alpes vit comme un troglodyte dans un trou du sol, sur l'épine dorsale du continent, entouré de peuples puissants auxquels appartient le vaste monde, qui peuvent s'agrandir grâce à des colonies ou s'enrichir par les trésors de leur sol. L'âme de l'habitant des Alpes s'agrippe à ce qu'il a, car tout le reste ce sont les autres, les puissants, qui le possèdent. Aussi prétend-il ne se laisser ravir son patromoine en aucun cas. Son peuple est petit et sa richesse limitée. S'il la perdait, qu'est-ce qui la remplacerait ?

De là découle un ressentiment national qui, comme Keyserling le remarque justement, n'est pas sans avoir des points de ressemblance avec celui des Juifs. Cela est compréhensible dans la mesure où les Juifs, en tant que peuple, se trouvent dans une situation d'une égale précarité, et doivent, par la force même des choses, développer des mécanismes de défense analogues. Car le ressentiment est une réaction de défense contre des intrusions menaçantes, ou qui se sont déjà produites.

Il ya deux sortes d'intrusions qui hérissent le Suisse : ce sont l'intrusion politique et l'intrusion spirituelle. Qu'il se défende jusqu'à l'extrême contre les intrusions politiques - cet extrême est l'art de la neutralité, . qu'il se défende aussi contre les intrusions spirituelles, cela est plus mystérieux .

Mon expérience pratique me permet parfaitement de le confirmer : les Anglais, les Américains et les Allemands sont, comme patients, beaucoup plus ouverts à des idées nouvelles que les Suisses. Pour les premiers, une idée ne constitue pas, en général, un risque, alors que cela est le cas pour le Suisse. Pour ce dernier, une idée nouvelle «  est quelque chose de semblable à un animal inconnu et dangereux qu'il est bon de s'appliquer P.109 à éviter, ou dont, à tout le moins, on ne s'approche qu'avec la plus grande prudence. ( De là provient le développement notoirement faible de la faculté intuitive chez les Suisses.)

Je trouve que cela est parfaitement en ordre. Je crois au danger que fait courir l'esprit et ne crois pas à sa suprématie absolue. Je ne crois qu'au verbe incarné dans la chair et qu'au corps animé par l'esprit, dans lequel le Yang et le Yin de la philosophie chinoise se sont mariés en une figure vivante.

L'intellectualité, la spiritualité sont en elles-mêmes entachées du danger qu'elles déracinent l'homme, qu'elles l'arrachent à sa terre, qu'elles l'enthousiasment, lui faisant tenter des envolées emblables à celle d'Icare, le laissant à la fin s'enliser dans des choses sans fond. C'est ce que craint 1'homme chtonique à bon droit. Et c'est pourquoi il s'en défend par instinct, et, à cause de son ressentiment, de la façon la plus désagréable. Inversement, l'homme de l'esprit ressent de la crainte et de la répulsion à l'égard de la prison terrestre. C'est au fond un préjugé du même ordre que celui que ressent un être du type intuitif confronté avec un être du type sensitif. Il confond ce dernier avec ce qu'il éprouve être en lui sa fonction propre de la sensation, qui est inférieure. Naturellement, l'être du type sensitif souffre d'un préjugé analogue en face d'un être du type intuitif. Quand deux êtres appartenant à ces types différents se rencontrent et se heurtent, ils sont tous deux irrités et mécontents, car ils se sentent réciproquement incompris dans leurs valeurs essentielles. Il y a en nous une part de nous-mêmes qui semble ne pas nous appartenir, qui nous apparaît toujours étrangère et inacceptable. Mais quand nous nous en laissons irriter, affecter, cela entre en nous, cela s'incorpore à nous, et nous sommes enrichis d'un élément de plus quant à notre connaissance de nous-mêmes.

. Mais de telles efficacités ne demeurent pas, en général, unilatérales. Le lecteur attentif aura certainement remarqué que quelque chose qui émanait de la Suisse a aussi agi sur Keyserling, un quelque chose qui ne put prendre naissance qu'en Suisse.

S'il est vrai que nous sommes, de toutes les nations européennes, la plus retardataire, la plus conservatrice, la plus entêtée, la plus suffisante, la plus bourrue, cela signifie pour l'homme européen qu'il est en son centre bien chez lui, attaché à sa glèbe, imperturbable, sûr de lui, conservateur et retardataire, c'est-à-dire qu'il est encore lié au passé de la façon la plus intime, P.111 qu'il demeure neutre entre les tendances et les opinions fluctuantes et contradictoires des autres nations, j'aurais presque dit des autres fonctions. Cela ne serait pas un si mauvais rôle pour la Suisse que d'incarner la lourdeur, l'inertie de la terre européenne et d'avoir ainsi la signification et le rôle d'un centre de gravité.

Je ne voudrais en rien, dans ce qui précèd donner l'impression que je tente de métamorphoser  en valeurs nos défauts nationaux. Je ne nie pas le manque de grâce, de vertus, et la laideur du caractère purement terrien, mais je le conçois comme une donnée et je cherche à approfondir son « sens » européen. En tant que nation, nous ne pouvons ni éprouver de la honte, ni nous modifier. Seul peut se modifier ou s'améliorer l'individu qui est capable, au cours de son développement psychique, de surmonter son préjudice national. Le caractère national est imposé à l'être ; c'est un élément de son destin, qu'il ne choisit pas, au même titre que le corps beau ou laid qui lui est échu en partage. Ce n'est pas la volonté de l'individu qui préside au devenir et à la décadence des nations, mais ce sont des facteurs supra-personnels, l'esprit et la terre, qui forment les peuples, par des voies pour nous incompréhensibles, émergeant d'arrière-plans obscurs. C'est pourquoi d'ailleurs il est chimérique d'adresser des reproches aux nations ou de les louanger, car personne ne peut les changer. En outre une « nation » ( de même qu'un « Etat » ) est un concept que l'on peut personnifier, mais qui, en réalité, ne correspond qu'à une certaine nuance de la psyché de l'être. L'être vivant, c'est l'être individuel et une nation n'a aucune vie propre, séparée de la sienne ; c'est pourquoi elle ne saurait être un but en soi. La nation n'est rien qu'un caractère, une gêne ou un avantage selon les circonstances ; partant, et dans le meilleur cas, c'est tout au plus un moyen vers un but. .

En transformant, de façon conséquente, les nations en autant de fonctions, Keyserling détruit leur substance fictive, opération au cours de laquelle l'Europe confirme son caractère d'unité substantielle. Par cette conception, il entame les oillères nationalistes. Une responsabilité nationale n'est légitime à ses yeux que dans la mesure où l'exige la responsabilité européenne. Une nation ne saurait plus, à elle seule, accomplir sa vocation ; elle ne peut plus y prétendre qu'en tant que fonction au sein d'un système de fonctions. La Suisse neutre remplit-elle, faut-il se demander alors, avec sa lourdeur terre à terre, une fonction sensée dans le système européen ? . les questions politiques ou culturelles ne sont pas seulement susceptibles d'avoir pour réponse : esprit, progrès, modifications, mais aussi bien arrêt et ténacité. .Ce n'est un secret pour personne qu'il arrive à l'éternel progrès de descendre la montagne qu'il doit gravir. Dans le cas d'une allure dangereusement rapide un arrêt peut être un réel soulagement. Les peuples aussi se fatiguent et aspirent à une stabilisation des facteurs politiques et sociaux.

Qu'a signifié la Pax Romana pour l'Empire Romain ? Il n'y a de vie que la vie individuelle ; en elle seule réside le sens dernier. La nation, comme caractéristique extérieure d'une société humaine, est, de ce point de vue, quantité négligeable. Que « sa nation » paisse et rumine sur de gras pâturages, ou qu'il n'en soit rien, que cela peut-il donc signifier pour l'individu ? Ne fut-ce pas souvent la suprême ambition des souverains les plus sages d'amener précisément un état de choses paisible ? Est-on d'ailleurs certain que l'état de sommeil soit quelque chose d'absolument condamnable ? Une des propriétés les plus fondamentales de toute culture est de comporter la durée ; la culture est un arrêt créé de main d'homme, arrêt remporté de haute lutte sur les transformations insensées et les métamorphoses continuelles de la nature. Chaque maison, chaque pont, chaque rue représente de la durée conquise sur la nature.

La stabilité neutre de la Suisse m'apparaît, sous cet aspect, signifier un peu plus pour l'âme de l'Europe, en dépit de tous les défauts qu'elle entraîne pour le caractère national . à l'antipode de .. Keyserling ; elle contredit, par son caractère fortement enraciné à la terre, son tempérament intuitif, pour lequel toute chose qui simplement « est », constitue une abomination. C'est pourquoi il s'emporte contre les gens qui, ayant de l'argent, ne le dépensent pas. Pourquoi devraient-ils donc le dépenser, si faire des économies leur procure plus de plaisir ? Pour d'autres, au contraire, c'est la dépense qui P.115 est une source de joie. Les premiers incarnent l'arrêt, la stagnation, que craint tout intuitif, et les derniers le mouvement libérateur, auquel ils aspirent par tempérament. . Le caractère national suisse, qui a demandé des siècles pour se constituer, n'est pas une formation due au hasard, mais une réaction fort sensée aux influences contradictoires dissolvantes, et partant dangereuses, qui émanaient du voisinage. De même que la Suisse doit comprendre pourquoi un esprit comme Keyserling la juge de façon si incisive, de même devrait-elle aussi comprendre que ce qu'elle comporte de plus critiquable fait partie intégrante de ses inaliénables richesses.

 

 

APRÈS LA CATASTROPHE  CHAPITRE TROIS

 

. caractère apocalyptique des événements .

Avant de reconstruire, il s'agit de déblayer, ce qui exige réflexion et recueillement. On s'interroge sur le sens de la catastrophe .

 .. le problème de « l'Allemagne » est d'une immense ampleur et .. les vues subjectives d'un médecin doublé d'un psychologue ne peuvent embrasser qu'un des aspects de cet enchevêtrement gigantesque . il faut d'abord mettre de l'ordre. .. remarquer combien notre âme est encore agitée, et combien il nous est difficile, au cour de nos affects, d'adopter une attitude relativement calme et tant soit peu modérée. On souhaiterait être de sang-froid et dominer la situation, mais nous sommes en général bien plus engagés dans le devenir allemand que nous n'y consentons. D'autre part, comment serions-nous compatissants ? Le cour qu'il y faudrait héberge d'autres sentiments .. Au reste, ni le médecin, ni le psychologue ne doivent être uniquement de sangfroid .. car leurs relations avec le monde non seulement supposent ce monde, mais les incluent eux-mêmes, avec toutes leurs passions aussi. Si cela n'était, leurs rapports avec le monde seraient unilatéraux, boiteux, incomplets. Ainsi, je dus guider ma barque entre Charybde et Scylla, et - comme il est d'usage pour un tel voyage -boucher les oreilles à une partie de mon être et attacher l'autre au mât. .. jamais encore un exposé ne m'a coûté pareil effort moral .. Je ne savais pas à quel point le problème me touchait de près. . Cette identification, au plus profond de soi, cette « participation mystique » au devenir allemand m'a fait sentir, une fois de plus, d'une façon amère et douloureuse, la portée de la notion psychologique de « culpabilité collective ». Par suite, ce n'est pas avec l'attitude de la froide supériorité, mais dans l'aveu de ma propre sujétion que je dois aborder ce problème.

La « culpabilité collective », au sens psychologique, ne doit pas être confondue avec quelque construction juridico-morale. La notion psychologique de culpabilité décrit l'existence constatée de données irrationnelles. Il s'agit soit d'un sentiment ou d'une certitude subjectifs de culpabilité, soit d'une culpabilité imposée par P.121 autrui, ou d'une participation à la responsabilité encourue pour une faute. Ce dernier cas se rencontre lorsqu'on est membre d'une famille qui a eu le malheur d'être déshonorée par l'un des siens. Il est clair que l'on ne peut être rendu responsable, ni moralement, ni juridiquement. Et pourtant, le climat de culpabilité se décèle à la honte qui paraît souiller de façon indélébile votre nom de famille, qu'il vous est pénible d'entendre prononcer par un étranger. Ce n'est que juridiquement, moralement et intellectuellement que la responsabilité peut être restreinte au seul délinquant. En tant que phénomène psychique, au contraire, elle s'étend aux êtres et aux choses des alentours. Une forêt, une maison, une famille, un village même où fut commis un meurtre, sont contaminés par la culpabilité psychique et l'entourage le leur fait bien sentir. . Que répondrons-nous à l'Hindou qui s'indigne : « Vous prétendez nous apporter une Culture chrétienne ! Qu'a fait l'Europe à Auschwitz et à Buchenwald ? » . En Europe tout est si ramassé l'un contre l'autre en comparaison des autres continents. . P.123

. L'ombre de la faute retombe . secouer sa culpabilité collective en prétextant l'ignorance. Par ce faux-fuyant, il ne ferait qu'ajouter le péché d'inconscience à sa part de culpabilité.

Le fait psychologique de la culpabilité collective est une fatalité tragique. Tous sont frappés sans discernement, le juste aussi bien que le coupable, tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, se trouvaient à proximité du lieu où l'épouvantable fut perpétré. Certes, tout homme raisonnable et consciencieux ne traduira pas inconsidérément la culpabilité collective en culpabilité individuelle, rendant l'individu responsable sans l'entendre. Il saura distinguer l'individu criminel du « coupable collectif ».Mais quel pourcentage y a-t-il d'êtres consciencieux et raisonnables, et combien se donnent la peine de l'être ou de le devenir ? A ce sujet, je suis loin d'être optimiste. La culpabilité collective est, il est vrai, une impureté quasi-magique, archaïque et des plus primitives. Mais précisément à cause de l'irraison généralement répandue cette impureté magique est une réalité des plus agissantes . Si l' Allemand désire se réconcilier avec l'Europe et vivre par la suite en bonne intelligence avec elle, qu'il P.125 soit conscient d'être coupable à ses yeux. .. il a trahi la culture européenne et ses richesses. Il a couvert de honte sa famille européenne, au point qu'on rougit d'en faire partie. Il a assailli ses frères européens comme un brigand, il les a torturés et assassinés. . L'Europe ne le traitera pas en gentleman, elle ne lui fera pas ce crédit tant qu'il n'aura pas prouvé qu'il en est digne ; .

Si un Allemand reconnaît devant le tribunal du monde son infériorité morale, dont procède sa culpabilité collective, s'il ne fait aucune tentative pour la minimiser par des arguments insuffisants et pour la rejeter à grands coups d'explications fallacieuses, on peut croire qu'il a raisonnablement une chance d'être, le temps aidant, pris pour un homme d'une correction possible. Il sera ainsi lavé, auprès de quelquesuns du moins, de sa part de culpabilité.

On déplorera que la culpabilité collective, constatée psychologiquement, repose sur un préjugé, et qu'elle constitue une condamnation injuste de bout en bout. Tout cela est certainement exact. Et c'est précisément ce qui marque la nature irrationnelle de la culpabilité collective : elle ne cherche pas les justes et les injustes, elle est obscurantisme, le brouillard blafard qui s'élève sur les lieux des crimes inexpiés. Elle constitue un phénomène psychique, et c'est pourquoi on ne prononce pas une condamnation du peuple allemand en affirmant sa culpabilité collective : on ne fait que constater un fait d'observation.

. la culpabilité collective ne se borne pas à être un préjugé collectif, .. elle constitue un problème aux aspects encore plus vastes et plus troublants : chaque être humain, en effet, ne vit pas dans son espace psychique comme dans une coquille d'escargot qu'il habiterait seul, isolé d'autrui ; il est, au contraire, lié à tous les autres hommes par sa participation inconsciente à l'humain, et c'est pourquoi un crime, quoiqu'il paraisse être à notre conscience un fait sporadique, isolé, ne saurait se dérouler comme étant en soi un tout psychique, parfaitement isolable, et que l'on pourrait abstraire des circonstances ambiantes. En fait, il implique toujours un vaste cercle complice : le sensationnel qui en émane, l'intérêt passionné qu'éveillent les poursuites et les débats judiciaires, tout cela démontre, que, pour ainsi dire, tous les êtres, à part ceux qui sont anormalement émoussés ou apathiques, sont P.127 mis en émoi par le crime. Le méfait fait vibrer une corde secrète dans tous les cours ; on se met dans la peau des personnages, on s'efforce de comprendre et d'expliquer. . . Au tréfonds de chacun quelque chose s'allume, précisément une étincelle de ce mal qui s'exacerba dans le crime. Platon savait déjà qu'une chose laide engendre quelque chose de vil dans notre âme. On s'indigne, on réclame le châtiment du meurtrier à grands cris, de façon d'autant plus vive, passionnée et haineuse, que les étincelles du mal brasillent plus furieusement en nous. C'est un fait indéniable que le mal commis par autrui a vite fait de devenir notre propre vilenie, précisément en vertu du redoutable pouvoir qu'il possède d'allumer ou d'attiser le mal qui sommeille dans notre âme. Partiellement, le meurtre a été commis sur la personne de chacun, et, partiellement, chacun l'a perpétré. Séduits par la fascination irrésistible du mal, nous avons contribué à rendre possible cet attentat moral dont est victime l'âme collective. Nous sommes d'autant plus compromis que nous étions plus proches et que notre vision du drame a été plus claire. Par cet enchaînement, nous sommes entraînés irrésistiblement dans l'impureté du mal, quoi qu'en dise et quoi qu'en fasse notre conscience. Sommes-nous moralement indignés ? Notre indignation est d'autant plus venimeuse et vengeresse que la flamme allumée par le mal brûle plus fortement en nous. Personne n'y échappe, car chacun est tellement pétri d'humaine condition et tellement noyé dans la communauté humaine, que n'importe quel crime fait briller secrètement, dans quelque repli  notre âme aux innombrables facettes, un éclair de la plus intime satisfaction. . . qui déclenche, il est vrai - si la constitution morale est favorable - une réaction contraire dans les compartiments avoisinants. Mais les puissantes dispositions éthiques sont, hélas ! relativement rares, de sorte que, lorsque les crises s'amoncellent, la voix de l'indignation est facilement couverte, le mal devenant alors une mode en vogue. Chacun porte en soi son criminel « statistique », au même titre du reste que le fou ou le saint correspondant. Cette disposition foncière, généralement humaine, détermine partout une suggestibilité, une moindre résistance à la contamination du mal. Or, l'époque contemporaine, .. a travaillé tout spécialement à préparer les voies du crime. Est-ce que personne, par exemple, s'est encore alarmé de l'intérêt généralisé que rencontrent les romans policiers ?

Déjà bien avant 1933, quelque chose comme une odeur de roussi flottait dans l'air et on prenait intérêt passionné à la découverte du foyer P.129 d'incendie et à celle de l'incendiaire.  Puis . on su qui était l'incendiaire, l'incarnation vivante du Mal. Si effrayante qu'ait été cette découverte, elle n'en produisit pas moins, par la suite, une sorte de soulagement, celui de pouvoir désormais localiser avec précision le foyer de l'injustice et de se savoir de l'autre côté de la barricade, .. Dès lors, les justes virent dans l'incendie des villes allemandes un jugement de Dieu, et même l'appel aux exécutions massives ne rendit plus un son si aigre à leurs oreilles. La haine avait trouvé des motifs respectables et était sortie de son état d'idiosyncrasie personnelle et secrète - tout cela sans que l'honorable public se doute le moins monde combien ainsi il côtoyait lui-même le mal de près.

Qu'on ne se figure pas que quiconque puisse échapper à ce flux et reflux des tendances contraires. Un saint en personne devrait passer son temps à prier continuellement pour les âmes d' Hitler, d'Himmler, des SS et de la Gestapo s'il voulait réparer sans délai les ravages toujours renaissants dont son âme est victime. La vue du mal allume le mal dans notre âme, cela est inéluctable. Il arrive malheur non seulement à la victime, mais aussi au meurtrier et à tout leur entourage humain. Quelque chose des sombres abîmes du monde a fait irruption, a empoisonné l'air que l'on respire et a donné à l'eau pure le goût écourant et fade du sang. Nous avons beau être innocents, être même des victimes, volées, trompées, violées, et pourtant - ou précisément pour cette raison - le feu du mal couve dans notre indignation. Il doit en être ainsi, je veux dire qu'il est nécessaire que quelqu'un s'indigne et que quelqu'un devienne l'épée justicière du destin. L'action mauvaise doit être expiée, sans quoi les méchants mèneraient le monde à sa ruine ou les justes étoufferaient dans leur rage impuissante et inexprimée. Rien de bon n'en pourrait sortir.

A peine le mal a-t-il fait irruption dans l'ordre humain qu'il a déjà investi, pour ainsi dire subrepticement, nos territoires psychiques les plus intimes. L'action appelle inévitablement la réaction qui, quant à ses effets destructeurs, est aussi malfaisante, voire pire, car le crime doit être châtié de façon exemplaire. Pour se purifier finalement des souillures du mal, il serait nécessaire d'instituer un véritable « rite de sortie » , qui consisterait en une confession, en une P.131 condamnation, puis en une absolution solennelles des juges, des bourreaux et du public.

. qui sommes-nous, pour nous imaginer qu'une chose pareille soit absolument impossible chez nous ? . l'intelligence de notre opinion publique et notre morale civique .. divisées d'autant, en raison de l'influence catastrophique qu'a, au point de vue spirituel et moral, toute accumulation grégaire, toute agglutination en masses. C'est la base même des crimes collectifs, et il ne faut rien moins qu'un miracle pour qu'il ne s'en produise point. . Avec horreur nous avons pris conscience de tout ce dont l'homme est capable et de ce dont nous aurions été capables aussi. Depuis lors, un affreux doute en 1'humanité nous tenaille, en cette humanité dont nous sommes faits et dont nous sommes une parcelle. .. pareille dégénérescence suppose la réalisation de certaines conditions préalables, dont la principale est l'accumulation de masses citadines, industrialisées, c'est-à-dire occupées à des travaux spécialisés et monotones, masses humaines déracinées qui ont perdu les instincts les plus sains, jusqu'à l'instinct de conservation. En effet, dans la mesure où l'on attend de l'Etat protection et sollicitude, l'instinct de conservation se perd, ce qui est un symptôme alarmant. Tout attendre de l'Etat, cela signifie que l'on attend tout des « autres» .. au lieu de compter sur soi. Chacun s'appuie sur l'autre, dans un faux sentiment de sécurité, car pour être dix mille à s'accrocher les uns aux autres, on n'en est pas moins suspendu dans les airs, avec la seule différence que l'on ne ressent plus l'insécurité qui vous entoure. Compter toujours davantage sur la protection de l'Etat n'est pas de bon augure, car cela signifie que le peuple est en train de se transformer en un troupeau de moutons, qui escomptent toujours que les bergers les conduiront sur de gras pâturages. Mais bientôt la houlette devient verge de fer et les bergers se changent en loups. Ce fut un spectable pénible que d'assister au soupir P.133 de soulagement que poussa l'Allemagne .. lorsqu'un psychopathe atteint de la folie des grandeurs lui déclara : « Je prends sur moi l'entière responsabilité. » Quiconque a encore en apanage un instinct de conservation intact sent parfaitement que seul un imposteur peut prétendre vouloir le soulager de toute sa responsabilité. Un homme sain d'esprit songera-t-il à prendre la responsabilité de l'existence d'autrui ? Quiconque promet tout ne tiendra rien, et quiconque promet trop court le danger d'en venir aux expédients pour tenir ses promesses, ce qui le met sur la pente de la catastrophe. L'extension continuelle de la prévoyance étatisante .. escamote la responsabiIité individuelle et produit des caractères infantiles et moutonniers. Elle s'accompagne en outre du danger que les gens irresponsables n'exploitent finalement les hommes capables .. Il faut veiller, coûte que coûte, à ce que soit préservé l'instinct de conservation du citoyen ; car l'homme privé des racines nourricières de ses instincts devient la proie des vents. Il n'est plus qu'un animal malade, démoralisé et dégénéré, et ce n'est qu'à travers une catastrophe qu'il a une chance de recouvrer la santé.

. Avec la meilleure volonté du monde, nous ne pouvons instaurer le Paradis sur la terre. Si, pourtant, nous y réussissions, nous aurions tôt fait de dégénérer, à tous les points de vue. Nous nous mettrions avec volupté à détruire notre paradis, quitte à nous ébaubir stupidement par la suite devant les ruines accumulées. .. possédés par l'inébranlable conviction que les « autres » sont responsables du mal, sans même nous croire dignes et capables d'une part quelconque de responsabilité et de culpabilité.

L'attitude mentale que nous venons de décrire constitue un état maladif et démoralisant, une anomalie dans l'ordre de l'esprit : un côté de notre être commet des actes dont l'autre, le côté réputé honnête, ne veut rien savoir. Car ce dernier se trouve dans une attitude défensive chronique contre toutes accusations, réelles ou imaginaires,accusations qui sont d'ailleurs moins proférées par autrui que par le justicier que chacun porte en soi. Mais, comme cette justice intérieure est P.135 l'essai que tente la nature pour trouver la guérison  et la rédemption, .. ne pas dépeindre trop longtemps .. les horreurs qu'ils ont commises. Sinon on étoufferait la voix accusatrice qui pourrait s'élever dans leur propre conscience ..  Ah, si les hommes savaient le gain qu'il y a à reconnaître sa faute, quelle dignité cela confère, quel avancement dans l'ordre des choses de l'âme ! Mais l'aube de ces clartés ne pointe encore nulle part, et l'on n'entend parler que des tentatives faites pour rejeter la culpabilité : « Personne ne veut avoir été nazi ». L'Allemand n'a jamais été indifférent à l'impression qu'on avait de lui à l'étranger. Il n'aimait pas s'y voir blâmé et souffrait à peine la critique, car des sentiments d'infériorité rendent susceptible et engendrent des tentatives compensatrices d'en imposer. Les Allemands eurent recours soit aux avances d'une bonhomie massive, soit aux démonstrations impressionnantes du « savoir-faire allemand ». Quand tout cela eut échoué, leurs sentiments d'infériorité, exacerbés, les poussèrent à la terreur et au massacre des otages, - espérant un regain de prestige de ces assassinats monstrueux. Des sentiments d'infériorité témoignent, en général, chez celui qui les ressent, d'une infériorité dans le fonctionnement de son sentiment, ce qui n'est pas un jeu de mots. Il n'est d'exploit technique ou intellectuel au monde qui puisse, quand infériorité du sentiment il y a, l'escamoter et faire qu'elle ne soit pas. L'extermination des Juifs n'a pas été rendue plus acceptable par un maquillage de théories raciales pseudoscientifiques, pas plus que des falsifications .. ne sauraient rendre digne de confiance une politique erronée.

Ce drame, auquel nous assistons, rappelle le personnage du « pâle meurtrier », décrit par Nietzsche avec tant de pertinence et qui présente en fait tous les symptômes de l'hystérie : il ne veut pas et ne peut pas accepter d'être ce qu'il est. Il est incapable de supporter le poids de sa faute, de même qu'il aurait été incapable de ne pas la commettre. Il n'hésite pas à se tromper lui-même, afin d'échapper à la vue de sa propre personne. . Le fait de ressentir des sentiments d'infériorité n'implique précisément pas qu'ils soient injustifiés ! Car, s'ils s'expriment en général en prenant un point P.137 d'application dans des circonstances de la vie, des aspects des choses ou des fonctions subjectives pour lesquels ils ne sont point faits, et qu'ils ne visent pas, quoiqu'ils les imprègnent, ils n'en émanent pas moins d'une infériorité existant bel et bien, mais qui n'est perçue par le sujet que de façon intuitive, confuse, détournée. Cette disposition psychologique engendre aisément une dissociation hystérique de la personnalité, qui consiste pour l'essentiel dans le fait que la main gauche du sujet qui en est atteint ignore ce que fait la droite, qu'il voudrait rendre inexistant tout ce côté de sa personne que l'on a dénommé « l'ombre » et qu'il cherche chez les autres tout ce qui en lui est obscurité, faute, péché, infériorité. Par suite, un pareil sujet se voit perpétuellement entouré d'êtres incompréhensifs, malveillants, nuisibles, d'êtres de seconde zone, qui justifient qu'on les qualifie de « sous-humains » et que l'on doit exterminer pour préserver sa propre grandeur et sa propre perfection. Cette démarche de la pensée et du sentiment trahit déjà qu'elle est inspirée par une infériorité. C'est pourquoi tous les hystériques se cramponnent à leurs revendications, préférant, plutôt que de se heurter à leur infériorité et d'en souffrir, martyriser l'entourage. Mais comme personne ne peut sortir de sa peau, et que la seule personne à laquelle on ne puisse échapper, c'est soi-même, on se met soi-même partout à sa propre traverse et on se heurte toujours à son propre mauvais génie : c'est ce qu'on appelle une névrose hystérique.

Tous ces caractères pathologiques : l'ignorance parfaitement aveugle de son propre caractère, l'admiration et l'embellissement auto-érotiques de soi-même, l'abaissement de ses semblables et leur domination par la terreur .., la projection de son « ombre », la falsification mensongère de la réalité, la forfanterie, le désir de jeter de la poudre aux yeux, de bluffer et de gruger, tous ces symptômes se rencontrent chez cet homme dont la Faculté constata cliniquement l'hystérie, mais dont un destin capricieux fit durant douze ans l'incarnation politique, morale et religieuse de l'Allemagne. N'y a-t-il là qu'un pur hasard ?

Si l'on veut préciser le diagnostic qui s'impose pour Hitler, il faut sans doute s'arrêter à celui de pseudologie fantastique, c'est-à-dire à cette forme de l'hystérie qui est caractérisée par une aptitude particulière du malade à croire à ses propres mensonges. Ces sujets connaissent, en général, au début un gros succès temporaire, et c'est ce qui en fait un danger social : car rien n'est aussi convaincant qu'un mensonge inventé P.139 de toutes pièces et auquel on croit, ou qu'une intention tortueuse, qu'une mauvaise action, que l'on décrète bonne de sa propre autorité ; dans tous les cas, l'élément 'àbillateur leur confère une puissance de persuasion bien plus convaincante que celle qui émane des actions d'un homme simplement bon ou des méfaits d'un être purement néfaste. J amais le peuple allemand ne se serait laissé prendre aux gesticulations d'Hitler, .W, pour ma part, m'avait fait l'impression d'être comme un épouvantail psychique (le ..l'a vait pas été le reflet d'une hystérie communément allemande. Ce 1 :e n'est pas sans avoir nûrement pesé le pour et le contre que l'on ose concevoir qu'un peuple puisse être, pour ainsi dire, atteint tout entier d'infériorité psychopathique. Fais, grand Dieu ! c'était la seule possibilité de s'expliquer tant bien que mal l'action sur les masses de ce croquemitaine, de ce dé ma go  gue, sur le visage duquel se lisait une triste absence de culture, seul fondement d'une présomption poussée jusqu'à l'égarement et à la folie, une intelligence ne dépassant pas la moyenne, associée à une rouerie hystérique et aux divagations de puissance d'un adolescent. )es mouvements étaient tous artificiels, nique ment  tourné vers l'effet à produire. Il lute cette mise en scène, aussi transparente qu 'hystérique, ..s'appuyait sur les divisions blindées de la Wehr ; sur l'industrie lourde allemande. C comme si un peuple de quatre-vingt millions d 'hommes se pressait dans un immense cirque, en dépit de résistances intérieures faibles et en tout cas inefficaces, pour assister à sa propre lacération. )armi les proches collaborateurs d'Hitler, Goebbels et Goering sont des personnages tout aussi évocateurs, Goering, du type P.141 lu maquignon jovial, Goebbels, aussi méprisable que dangereux, défavorisé par la nature et, en même temps, type accompli de batteur d'estrade et de pipeur de dés. Chaque spécimen e cette impressionnante triade aurait dû suffire à lui seul pour qu'un être doué d'instincts sains se signe par trois fois à sa vue. Mais qu'en advintil ? Hitler fut porté aux nues ; il se trouva même des théologiens qui reconnurent en lui le rédempte ur.  Quant à Goering, ses faiblesses le rendaient populaire et bien peu se souciaient de ses crimes. Ebbels, lui, était supporté, le mensonge, pour certains, accompagnant nécessairement le succès et la fin justifiant les moyens. . assemblage si hétéroclite, qu'on se demande comment ce trio monstrueux lIt arriver au pouvoir. Ceendant, 11' oublions pas que nous jugeons actuellement, en connaissant les événements qui menèrent à la catastrophe. Notre jugement serait tout différent si nous ne connaissions que les faits des années 1933 et 1934. Il y avait à cette époque pas mal de choses, en Allemagne, comme en Italie, qui semblaient plausibles et parlaient en faveur du régime. La disparition des centaines de milliers de chômeurs, qui erraient jusque là sur les routes d'Allemagne, était un actif impressionnant. Du reste, le vent frais et nouveau qui se mit à souffler sur les deux pays fit naître un séduisant espoir, après la stagnation, la désagrégation des années qui avaient suivi l'autre guerre. Jute l'Europe assistait à ce spectacle c mme M. Chamberlain, lequel pensait que si les choses tournaient au plus mal, ça n'irait pas au delà d'une averse. Tout cela se comprend, si l'on songe que le génie de la pseudoIogie fantastique - dont un brin avait aussi échu en partage à Benito Mussolini (qui fut modéré tant que son frère Arnaldo vécu t ) consiste précisément à monter des machinations qui paraissent fort plausibles : elle annonce son plan de la façon la plus anodine, elle trouve les grands mots sonores qui s'imposent, elle fait des allusions discrètes mais suggestives aux obscurs dangers qui menacent et il est impossible de discerner, dès le début, si elle poursuit de mauvais desseins. Il se peut même que ses intentions soient pures et que sa bonté ne trompe pas. . Dans la pseudologie, nous ne sommes pas assurés que la tromperie constitue d'emblée le mobile principal. C'est souvent « le grand projet » qui assume le premier rôle ; et ce n'est qu'au moment où se posent les problèmes délicats de la réalisation que le pseudologue doit se résoudre à saisir, en fin de compte, n'importe quelle occasion, à trouver bon n'importe quel procédé, selon le précepte : « La fin justifie les moyens » ; cela P.143 revient à dire qu'il ne devient dangereux qu'au moment où il est pris au sérieux par un large public. Il doit alors, comme Faust, contracter un pacte avec le diable, et c'est ainsi qu'il glisse sur la mauvaise pente. Il n'est pas inconcevable qu'Hitler en soit passé plus ou moins par là, .. Cependant l'absence de scrupules dont il fit preuve dans son livre, si on le dépouille de son pathos ampoulé, est assurément inquiétante, et l'on se demande si l'esprit du mal ne régnait pas dans cet homme, déjà bien avant qu'il n'accède au pouvoir. Vers 1936 beaucoup de gens en Allemagne furent pris d'inquiétudes ; ils craignaient que le Führer ne succombât à de mauvaises influences, à la « magie noire », etc., à laquelle il avait recours. . Mais il n'en reste pas moins possible que même Hitler ait eu, au début, une bonne intention et que ce ne soit qu'au cours du développement de sa carrière qu'il se soit adonné à l'usage de moyens néfastes ou à l'abus des moyens.

.. il appartient à la nature du pseudologue de monter des entreprises plausibles, vraisemblables et que, par suite, il est difficile, même pour le spécialiste, de se faire un jugement, en particulier tant que les choses se meuvent encore sur le plan d'un idéalisme qui semble les animer. II est alors absolument impossible de prévoir comment les événements se développeront. La seule attitude possible, à ce stade-là, est le « giving-a-chance » . L'immense majorité des Allemands nageait dans l'ignorance, comme l'étranger, qui n'était d'ailleurs pas mieux informé, et cela les livrait, on le comprend, aux discours d'Hitler, qui étaient diablement bien adaptés au goût et au diapason des Allemands ..

Mais, si explicable qu'ait été, dans ces circonstances, la séduction initiale, le manque d'une réaction n'en demeure pas moins incompréhensible. N'y avait-il pas en Allemagne des chefs rnilitaires auxquels leur troupe obéissait aveuglément ? Comment se fait-il que nulle réaction d'aucune sorte ne se soit fait jour et ne soit venue témoigner de la moindre perspicacité ? Je ne puis m'expliquer ces circonstances qu'en les imputant à une disposition mentale particulière, à une disposition passagère ou chronique qui, quand on la rencontre chez l'individu, est appelée hystérie.

.. Au sein des troubles psychiques englobés en toute généralité sous les désignations de « psychopathie » ou P.145« d'infériorité psychopathique » (Le mot de « psychopathie » vient du grec psukhê = âme, et de pathos = maladie. Le mot « hystérie » vient du grec hustera = matrice, car on l'interpréta tout d'abord comme un trouble génésique.), on distingue un sous-groupe que l'on appelle la « disposition hystérique ». Cette notion ne veut nullement signifier que l'individu ou que le peuple auquel elle s'applique soit dans sa totalité frappé d'infériorité, mais seulement qu'il existe en lui un point de moindre résistance, une certaine instabilité, qui peut cohabiter d'ailleurs avec toutes les qualités possibles et imaginables. La disposition hystérique consiste en ce que les contradictions inhérentes à toute psyché, en particulier les contradictions caractérologiques, se trouvent plus accusées que chez les sujets réputés normaux. (Ces contradictions au sein d'un même sujet sont dues, entre autres à la présence au cour de l'homme de qualités qui s'opposent l'une l'autre, comme le font des pôles de signes opposés, formant ainsi, deux à deux, comme autant de couples de forces contraires.) Les répulsions polaires, qui séparent une qualité de sa qualité contraire, créent, lorsqu'elles sont augmentées, des distensions, origine de potentialités énergétiques plus grandes que dans la norme et qui expliquent notamment l'énergie et la capacité de travail indubitables des Allemands. En revanche, ces mêmes distensions créent des oppositions dans la vie intérieure de 1'homme, des cas de conscience et des conflits, des disharmonies caractérielles, bref, tout ce que le Faust de Gothe exprime et représente.  . Chez Faust, nous voyons, nés des contradictions et des déchirements intérieurs, cette nostalgie qu'éprouvent les « assoiffés d'infini » , cet « amour des lointains », cette attente eschatologique du suprême accomplissement ; chez lui, nous rencontrons l'envol le plus sublime de l'esprit et aussi l'écroulement dans les ténèbres et les turpitudes ; cet écroulement fait de lui un séducteur, un chevalier d'industrie qui a recours à des actes criminels de violence, toutes conséquences du pacte avec le diable. Faust, lui aussi, souffre de dissociation et a, en quelque sorte, extrapolé le « Malin » hors de lui-même sous les traits de Méphistophélès, pour disposer, le cas échéant, d'un alibi. Lui non plus ne veut rien savoir de ce que le diable a pu entreprendre à l'égard de Philémon et Baucis. A aucun instant nous ne percevons chez lui une lueur de compréhension humaine et profonde et de véritable repentir. Une adulation du succès tantôt tonitruante P.147, tantôt douce comme un murmure, étouffe en lui le débat éthique et sa nature, sa personnalité morales, qui restent, de ce fait, assez nébuleuses. Faust, en tant que personnage global, n'aquiert jamais les caractères du réel ; il n'accède jamais à la dignité d'un personnage en chair et en os qu'il n'est pas et ne peut devenir car il demeure un schème, l'idée allemande de l'homme, magistralement incarnée, ce qui fait de lui l'expression (un tantinet exagérée et déformée) de l'homme allemand.

L'hystérie, dans son essence, consiste en ce qu'on appelle une dissociation systématique, en un relâchement des couples de qualités contraires, qui, dans le normal, se contre- balancent intimement. Ce relâchement peut parfois aller jusqu'à la scission de la personnalité, c'est-à-dire jusqu'à un état où, .. la main droite ne sait plus ce que l'autre entreprend. On constate régulièrement une ignorance poussée à un degré surprenant relative à tout ce compartiment de notre psyché que l'on désigne du terme « d'ombre » : on ne veut connaître, on ne reconnaît que ses bonnes intentions, et quand les mauvaises ne peuvent plus être niées, on joue, pour sauver la face et se donner des apparences, « les surhommes » ou les « hommes d'une race de maîtres », qui s'arrogent le droit de vivre par delà les scrupules et qui se prétendent ennoblis par la grandeur de leur mission.

La méconnaissance de son ombre, de ce revers de la médaille qui a le triste privilège de centraliser toutes nos noirceurs, .. engendre une grande incertitude intérieure : on ne sait plus au juste qui on est, on se sent porteur d'une infériorité mal localisée, gênante, qui ne vous inspire rien moins que le désir de la tirer au clair. Ainsi, l'infériorité première, due à l'ignorance de son ombre, en engendre, par faiblesse et faillite morale, une seconde qui vient se surajouter à la première. Cette insécurité, ces incertitudes, ces hésitations intérieures engendrent (par des mécanismes subtils de compensation) la psychologie, les visées de prestige propres aux hystériques, ce besoin de produire « la grosse impression », d'exhiber et de souligner à l'envi ses mérites, le désir insatiable de se voir approuvé, confirmé, encouragé, de se sentir admiré et aimé. Cette instabilité intérieure encore est responsable de ces braillades, de ces vantardises, de cette présomption, de cette arrogance, de cette impertinence, de ces manques de tact dont font preuve à l'étranger tant d'Allemands, confirmant ainsi la triste réputation de « leur peuple, alors qu'ils se contentaient, tant qu'ils étaient chez eux, de ramper comme des P.149 chiens. De cette fragilité intérieure découle aussi le tragique manque de courage civique, que Bismarck avait déjà déploré chez ses concitoyens .

A ce manque de réalité qui nous a frappé dans le personnage de Faust correspond chez l'être allemand un manque de réalisme qui découle de la même source. L'Allemand, est vrai, parle beaucoup de réalisme, d'un réalisme « d'une insensibilité de glace » ; mais il ne fait qu'en r, et la façon même dont il l'évoque dénote de l'hystérie : son réalisme n'est qu'une pose. .. joue un réalisme de théâtre alors qu'en vérité il prétend conquérir le monde, contre la volonté même de ce dernier. . Accepter aveuglément des chimères, croire à des mensonges qui comblent tous les voux, voilà un symptôme bien connu, un signe d'infériorité accusée et manifeste de l'hystérie. .

. Mon impression est que l'histoire de ces douze dernières années est comme celle, et même est celle d'un malade atteint d'hystérie. Or, la vérité ne doit pas être dissimulée au malade ; car, quand le médecin pose un diagnostic, il ne le fait pas pour nuire à son malade, pour 1'humilier ou l'injurier. Non, le diagnostic est une partie de cet effort de compréhension médicale qui recherche la guérison. Une névrose ou une disposition névrotique n'est rien de déshonorant. Elle constitue un handicap et, à l'occasion, une façon de parler. Elle n'est pas une maladie mortelle et ne s'aggrave que dans la mesure où l'on prétend l'ignorer. . On ne peut cependant plus maintenant fermer les yeux et faire semblant d'ignorer ce qu'il y a de gênant et d'accablant, car on aiderait ainsi le malade à oublier tout ce qui s'est passé et l'on contribuerait par là à ménager et à perpétuer l'état pathologique. . Il faut lui faire l'honneur de lui dire la vérité, comme à un homme, et ne pas lui cacher que notre âme est indiciblement touchée dans ses profondeurs par les horreurs qui eurent lieu . Nous sommes blessés, au plus profond de nous-mêmes, nous sommes horrifiés et il serait faux de prétendre trouver en soi à leur adresse la moindre parcelle d'amour ou de bonté - et cet état du cour ne se laisse métamorphoser par aucun mensonge, en dépit de tous les efforts et de toutes les concentrations de volonté possibles, en un prétendu « amour chrétien du prochain ». . la vérité leur est certainement plus précieuse que des ménagements humiliants.

Ce n'est pas en maquillant la vérité que l'on soigne une hystérie, celle d'un individu ou celle d'un peuple. Mais peut-on dire de tout un peuple qu'il est hystérique ? On peut le dire à la fois et aussi peu et tout autant que pour un individu. Car le plus fou parmi les fous ne l'est pas intégralement. Un bon nombre de fonctions sont encore en lui normales, et il passe par des phases de rémission durant lesquelles son état se rapproche de celui de n'importe qui. C'est à plus P.153 forte raison le cas dans une hystérie où l'on ne trouve, en somme, rien si ce n'est d'une part des amplifications, des exagérations et d'autre part des affaiblissements de fonctions en elles-mêmes normales, affaiblissements qui peuvent aller jusqu'à la paralysie ! L'hystérique est, en dépit de son état psychopathique, quasi normal. De même, faut-il s'attendre à ce que de nombreux éléments de l'ensemble psychique qu'est un peuple soient parfaitement normaux, même si la résultante générale exige le qualificatif d'hystérique.

L'Allemande possède indubitablement sa psychologie particulière. Malgré les qualités communes généralement humaines, elle le distingue des peuples voisins. Il a lui-même démontré au monde qu'il entend appartenir à un « peuple de maîtres » , digne de passer outre à tous les scrupules. Il a stigmatisé d'autres peuples comme étant inférieurs et les a même en partie exterminés.

.. c'est bien peu de choses que de retourner après coup le diagnostic d'infériorité et d'en stigmatiser non plus la victime, mais l'assassin . on souffre de faire souffrir . .

Comme la culpabilité collective, le diagnostic de l'état mental de tout un peuple atteint aussi l'Europe entière, dont l'état mental, depuis longtemps déjà, n'est plus normal. Que cette question soit agréable ou désagréable, que sont devenus nos beaux-arts, appareil enregistreur le plus subtil de l'âme populaire ? Que signifie en peinture le règne partout étalé du pathologique sans fard ? . L'Européen, l'homme blanc en général, est d'ailleurs à peine capable de porter un jugement sur l'état d'esprit qui est le sien. Il manque de recul, il y est bien trop plongé. . l'homme blanc est indubitablement nerveux, pressé, inquiet, instable et - toujours aux yeux de l'être exotique - possédé par les idées les plus folles, sans que cela nuise d'ailleurs à ses dons naturels et à son énergie, qui l'incitent à se sentir P.155 en général un être supérieur . Les cruautés, les horreurs qu'il a commises sur des peuples exotiques sont innombrables, .. un individu ne gagne et ne devient (pas) meilleur à se trouver en une gigantesque mauvaise compagnie. Les primitifs craignent les axes optiques convergents des Européens, qui leur semblent être le « mauvais oil ». Un chef des Indiens Pueblos me fit part de sa conviction que tous les Américains (les seuls Blancs qu'il connaissait) étaient fous et il invoqua des arguments d'où se dégageait à grands traits la description de possédés.

Il y a là un fait fondamental : l'homme est parvenu - pour la première fois depuis le fond des âges - à réintégrer en lui toute l'âme, primitivement diffuse dans la nature : non seulement les dieux sont descendus de leurs célestes demeures planétaires, ou plutôt ils en ont été déchus, pour se transformer, tout d'abord, en démons chtoniques,  mais, en outre, la horde de leurs descendants qui, au temps d'un Paracelse, grouillait encore joyeusement dans les monts, les forêts, les eaux et jusque dans les habitats humains, tout cette cohorte s'est recroquevillée sous l'influence de la vague scientifique montante jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que de misérables reliques, qui finirent elles-mêmes par s'évanouir. Depuis des temps immémoriaux la nature n' avait cessé d'être « animée ». Nous vivons aujourd'hui pour la première fois dans une nature exorcisée, privée d'âme et de dieux. Personne ne niera le rôle primordial qu'ont joué dans le passé ces puissances majeures de l'âme humaine, dénommées « dieux ». Les rationalisations du « Siècle des lumières » ont bien dépossédé la nature de ses dieux périmés, mais ont laissé en jachère les facteurs psychiques qui leur étaient liés, comme par exemple la suggestibilité, l'absence d'esprit critique, la crainte, le penchant à la superstition et aux préjugés, en bref, tous ces facteurs qui peuvent contribuer à faire d'un individu un « possédé » et se jouent de son âme. Quand la nature gît devant nous, dépouillée de l'âme qui l'habitait, les facteurs et conditionnements psychiques qui créaient les démons auparavant demeurent encore tout aussi actifs qu'ils l'étaient. Les démons, en réalité, n'ont pas pour autant disparu ; ils n'ont fait que changer de forme : ils sont maintenant devenus des puissances  psychiques inconscientes. Ce processus de résorption, d'introjection, se produisit en P.157 entraînant parallèlement une inflation grandissante du Moi, qui s'est manifestée avec de plus en plus de clarté .. pour aboutir à ce que l'homme finisse par percevoir sa psyché et même par découvrir l'inconscient - ..entreprise particulièrement pénible. Alors que l'on croyait en avoir fini avec tous les spectres et tous les fantômes, il apparut que, si ceux-ci avaient désormais déserté les greniers et les ruines, ils n'en continuaient pas moins à hanter les têtes .. Des idées séduisantes, enthousiasmantes, tyranniques, voire obsédantes, s'étalèrent et les hommes commencèrent à croire aux choses les plus absurdes, à l'égal des possédés. Ce à quoi l'Allemagne vient de nous faire assister n'est que la première explosion d'une aliénation mentale généralisée, une irruption de l'inconscient dans les sphères d'un monde en apparence passablement ordonné. .. des millions d'êtres ont été entraînés dans la folie sanguinaire d'une guerre d'extermination. . comme un  mouton hypnotisé, se laissa mener à la boucherie .. L'Allemand a témoigné, à l'égard des dangers mentaux qui pèsent sur l'Européen et le menacent, de la résistance la plus faible ; voilà bien en quoi il a été, en fait, un peuple élu. Or, grâce à ses dons naturels, il aurait .. aussi pu être le peuple capable de tirer des conclusions salvatrices de l'exemple prophétique d'un Nietzsche. .. allemand jusque dans les fibres les plus intimes de son être, jusque dans le symbolisme le plus abscons de sa folie. .. il joua et prôna la « brute blonde » et « l'homme maître ». .. La nature allemande, présentant une faiblesse apparentée à celle de Nietzsche, se trouva perméable à de telles fantaisies hystériques, alors que Nietzsche s'était exprimé de façon très critique au sujet du philistin allemand . Mais le Diable a devancé l'esprit allemand .. en lui présentant l'appât de la puissance, de la possession matérielle et de l'orgueil national. Il a incité le peuple à prendre au mot et à imiter ses prophètes, mais non à les P.159 comprendre. C'est ainsi que l'Allemand intellectuel, cultivé, s'est laissé séduire par ces chimères malfaisantes, ces tentations sataniques bien connues, au lieu de s'occuper de la richesse des possibilités spirituelles qui s'offraient à lui, pour qui une tension plus grande entre ses contradictions intérieures aurait pu être un avantage et un atout. Il a oublié son christianisme, il a vendu son esprit à la technique, il a troqué sa morale contre du cynisme et il a consacré ses aspirations les plus hautes aux puissances de la destruction. Certes, qui donc n'a pas fait de même ? Mais il est des êtres réellement élus qui doivent résister à l'entraînement général pour aspirer à des biens plus augustes. En tout cas le peuple allemand n'est pas de ceux qui peuvent jouir impunément de la puissance et de la possession. Que l'on réfléchisse à ce que l'antisémitisme représente pour l'Allemand : il tente d'anéantir dans la personne d'autrui sa propre tare cardinale ! Ce seul symptôme aurait dû lui permettre de discerner dans quelle voie sans issue, sur quelle pente fatale il s'était fourvoyé.

. l'esprit s'est dénaturé, il a failli à sa tâche, s'est détourné de toutes ses questions essentielles et a espéré que ce serait les résoudre que de se nier lui-même. . Aux lacunes du monde chrétien d'alors, l'esprit allemand répondit par l'acte de la Réforme - acte trop extrême, qui rejeta quelque chose d'essentiel par-dessus bord, en raison de la distension bien allemande des liens d'une qualité à son contraire. . Gothe, en une vision prophétique, présenta à son peuple le Faust, son pacte avec le diable et le meurtre de Philémon et Baucis.   .. le Faust a fait vibrer une corde sensible dans l'âme allemande, son écho, de proche en proche, n'a cessé de se perpétuer jusqu'à nos jours. Chez Nietzsche, par exemple, nous retrouvons le surhomme, l'être pétri d'instincts immoraux, dont le Dieu est mort, qui usurpe à son profit la divinité, ou plutôt la démonie, et vit « en marge du Bien et du Mal ». Où a donc sombré dans le cosmos nietzschéen l'élément féminin, l'âme ? Hélène a disparu dans l'Hadès et Eurydice ne reviendra plus. Voilà qui annonce déjà le travestissement fatal du Christ renié : le prophète malade devient lui-même le Crucifié, et remontant même plus haut il s'identifie à P.161 Dionysos-Zagreus lacéré. Car 'est dans un passé oujours plus lointain que régresse le prophète en délire. L'expérience vécue qui a déterminé )a vocation, c'est le chasseur siffiant ses appels, le dieu des forêts murmurantes et de l'ivresse et de tous les Berserks possédés par des esprits anima ux.

Le même que Nietzsche répond, de façon prophétique, avec l'art du penseur au schisme de la chrétienté, de même Richard Wagner, son frère, y répond avec l'art du sentiment, la musique. L'antiquité germanique, frémissante et enivrante, monte comme un flot pour combler la brèche béante ouverte dans l'Eglise. [ais Wagner retrouve la voie du salut avec Parsifal, ce que Nietzsche ne peut lui pardonner ; cependant le château du Graal est englouti dans un pays inconnu. Ce message, toutefois, ne fut point entendu et ce présage passa inaperçu. ;eul l'aspect orgiaque exerça une influence contagieuse et ,e répandit comme une épidémie. Wotan, le dieu de l'ivresse, avait vaincu. C' 'est ce que Jünger ( dans l' ouvre des « Marmorklippen 1 » ) a justement perçu : le chasseur sauvage vient dans le pays et y introduit une épidémie de possession, qui dépasse tout ce que le moyen âge avait connu dans ce domaine. Nulle part dans le monde l'esprit européen n'a parlé plus clairement qu'en Allemagne, et nulle part il ne fut plus tragiquement incompris.

Ujourd'hui l'Allemagne a subi le pacte avec le diable et ses inéluctables conséquences ; elle a souffert de la maladie mentale, elle est lacérée Comme Zagreus, souillée par les Berserks de Wotan, dépouillée de son or, ses espoirs de domination mondiale anéantis ; elle est marquée comme au fer par la lie des plus insondables abîmes.

L'Allemand doit comprendre la révolte indignée du monde qui attendait de lui précisément tout autre chose. Car le monde s'accordait pour reconnaître ses dons et ses capacités, et personne ne doutait de son aptitude à enfanter de grandioses créations. La déception n'en fut que plus profonde. L'Européen, cependant, sous e doit pas, de son côté, être victime du Dirage que c'est en Allemagne qu'est localisé tout ce qu'il ya de mauvais dans la pâte du monde. Il doit, au contraire, se rendre compte que la catastrophe allemande n'est qu'une crise je la maladie qui rend l'Europe fébrile : longtemps déjà avant l'ère hitlérienne, déjà avant remière guerre mondiale, se manifestèrent les premiers symptômes de la transformation spirituelle de l'Europe : le cosmos du moyen âge s'effritait depuis longtemps et l'autorité métaP.163 ohysique qui présidait à ses destinées s'évanouissait pour réapparaître dans 1 'homme lui-même : ;'est encore Nietzsche qui l'a prédit en firmant que Dieu est mort et que c'est au ;urhomme que reviendrait son héritage, le surhomme, ce fatal danseur de corde, ce fou. R, c'est une loi psychologique immuable, qu'ufle projection devenue caduque fait retour à sa source : si donc quelqu'un en arrive à l'étrange conception que Dieu est mort ou que Dieu n'est pas, l'image psychique « Dieu », qui procède d'une certaine structure psychologique et dynamique, fait retour à l'intérieur du sujet pensant, où elle provoque une sorte de ressemblance à la divinité, lne quasi-divinisation du moi, moi qui portera :lésormais toutes ces qualités qui n'appartiennent lu 'aux détraqués, qu'aux fous, et qui, par suite, ne peuvent mener qu'à la catastrophe.

'el est le grand problème qui intéresse toute la chrétienté : où s'est égarée, qu'est devenue l'autorité que détenait l'instance du Bon et du Juste, instance qui était jusqu'à présent solidement ancrée dans les espaces méta pb  ysiq lies ? Est-ce réellement la seule force brutale qui décide de tout en dernier ressort ? Est-ce en dernier appel la seule volonté de 1 'homme qui dispose précisément, par hasard, de la puissance ? S 'eût été l'Allemagne qui l'avait emporté, on :ontraint d'y c oire. R. ! est aussi d'autres puissances qui sont également à l' ouvre et qui ruinent, pour finir, les conquêtes de la violence et de l'injustice ; qu'il ne sert de rien, par suite, de bâtir sur de faux principes. . . Mais tout ne se passe pas, malheureusement, d'une façon aussi raisonnable dans 1 'histoire universelle.

Sa « quasi-divinisation » n'élève pas 1 'homme au divin ; elle n'engendre que présomption et aiguillonne tous ses mauvais penchants. Elle procrée une caricature infernale de 1 'homme, inacceptable, insupportable à toutes les fibres humaines. L 'homme qui en souffre est torturé par cette défiguration hideuse et c'est pourquoi il tourmente autrui. Il se sent intérieurement divisé, comme scindé, il se sent pris dans un noud de contradictions inexplicables. C'est là l'image d'un état mental hystérique, ou celle du « pâle meurtrier » pour reprendre l'image de Nietzsche.

Le destin a confronté l'Allemand avec l'adversaire qu'il portait en son sein : Méphistophélès s'est dressé en face de Faust et Faust ne peut plus dire : « C'était donc là le secret du barbet ! » 1, mais doit désormais avouer : P.165 :< Voilà le revers de ma médaille, mon alter ego, mon autre moi, mon « ombre », d'une évidence par trop éclantante pour continuer à être niée. »

2ue l'on s 'y arrête ; car telle est l'exigence qu'implique le destin de l'Allemagne et aussi le destin de l'Europe. Tous, nous avons à distinguer et à reconnaître « l'ombre » qui se presse derrière 1 'homme contemporain. . hacun doit chercher en soi, chacun doit ;e demander à lui-même ce qu'il faut bien faire de la vision horrifiante rencontrée dans le réel. Ce n'est vraiment pas une chose négligeable que de connaître sa propre faute et les puissances du mal que l'on porte en soi : perdre son « ombre » des yeux n'est en rien matière à bénéfice. Car la conscience de la faute a cet avantage, en effet, qu'elle permet changement et amélioration. Ce qui demeure plongé dans l'inconscient, c'est là un fait bien connu, ne se transf orme jamais. Ce n'est que dans la conscience que s'opèrent les rectifications, les corrections psychologiques. La conscience de la faute peut devenir le stimulant moral le plus puissant. Au cours de chaque traitement d'une névrose il faut chercher et trouver l'ombre, sinon rien ne )eut être changé . .ns l'aveu de la faute il ne se produit malheureusement aucune maturation de la vie spirituelle et aucun élargissement de l'horizon. Maître Eckhart ne l'avaitil pas déjà dit : « C'est pourquoi Dieu a infligé le plus souvent la misère du péché à ceux, précisément, qu'il réservait à de grandes choses.

Jne lourde faute peut être suivie d'une grâce us grande encore. Un pareil événement, lorslu 'il a lieu, entraîne une métamorphose inté'ieure qui est infiniment plus importante que toutes les réformes politiques et sociales ; celles-ci, :n détail et dans leur ensemble, ne peuvent valoir rand ' chose tant qu'elles sont aux mains l'individus qui n'ont pas déjà eux-mêmes mis de l'ordre dans leur maison, dans leur être intime. C'est ce que nous oublions toujours à nouveau, parce que nous sommes fascinés par les circonstances ambiantes au lieu de peser notre cour et d'examiner notre conscience. ChaQllP démagogue tire profit des faiblesses humaines en détournant à grands cris l'attention sur les ombreuses imperfections extérieures.  Pendant, n première comme en dernière analyse, ce qui loche, ce qui est imparfait, - déterminant de façon absolue toutes les autres imperfections,c'est l'homme.

.' Allemand a aujourd 'hui la chance unique de pouvoir tourner son regard vers 1 'homme intérieur, même si son existence extérieure est dure. Et, ce faisant, il pourrait remédier à un péché d'omission dont notre culture tout entière s'est rendue coupable : elle n'a envisagé que la vie extérieure, ne s'est consacrée qu'à elle, n'a tout fait que pour elle ; elle a affiné les sciences à un degré incroyable, perfectionné la technique à l'infini. Et 1 'homme ? L 'homme qui devrait gérer toutes ces merveilles avec sagesse et raison, Iie s'est contentée de le postuler tel qu'il devrait tre, sans se rendre compte qu'il n'est encore en rien adapté, moralement et psychologiquement, aux modifications produites par l'afflux de ces lchesses : il les manipule de façon naïve et réjouie, s'ébaudissant comme le ferait un nègre de ces joujoux dangereux, sans avoir la moindre idée de « l'ombre » qui, derrière lui, guette l' occa. Ion de s'en emparer d'une griffe avide, afin de les retourner contre cet homme encore au maillot et puérilement inconscient. Qui donc a ressenti je façon plus immédiate cet état d'impuissance où l'on est livré, corps et âme, à une domination ténébreuse,

..'acceptation consciente et réellement com)réhensive de la culpabilité collective constituerait un grand pas en a vant. Mais cela ne serait pas encore synonyme de guérison, car il n'est de névrosé qui puisse être guéri par la seule intelligence, la seule compréhension de son rouble. Ce n'est pas tout de faire son me a  cuipa t d'accepter ses côtés les plus infâmes, son ( ombre », il faut encore se demander comment on pourra dorénavant composer et vivre avec elle ? Quelle attitude faut-il a voir pour pouvoir ontinuer à vivre, en dépit du cour mauvais que l'on porte aussi dans sa poitrine ? Un ample renouveau spirituel est nécessaire avant de pouvoir donner une réponse valable à ces questions, 'énovation qui ne peut être donnée toute faite à chacun, mais que chacun doit conquérir pour son compte, dans sa sphère, et en fonction de ses données personnelles. Des formules anciennes, qui jadis firent fructifier la vie, ne peuvent plus, sans perdre leur efficacité, être appliquées sans P.169 discernement ; car les vérités éternelles ne tolèrent pas d'être transmises mécaniquement : elles eulent, à chaque époque réenfantées par l'âme humaine, jaillir spontanément, rayonnantes d'une jeunesse nouvelle.

 

LA CONSCIENCE MORALE D'UN POINT DE VUE  PSYCHOLOGIQUE

 

Le terme de conscience morale indique qu'il s'agit d'une « conscience » ou d'un « savoir » vécus sous un angle particulier. Le propre de la « conscience morale » est d'être un savoir ou une certitude à propos de la valeur émotionnelle qui imprègne les représentations que nous nous faisons de nos actes et de leurs motivations. A la lumière de cette définition, la conscience morale est un phénomène complexe : elle se compose d'un acte élémentaire de volonté, impulsion à l'action qui n'est pas consciemment fondée ; et d'un jugement émanant du sentiment raisonnable. Celui-ci est un jugement de valeur qui diffère d'un jugement intellectuel par le fait que, à côté d'un caractère objectif, général et concret, il comporte aussi une relation subjective. Le jugement de valeur implique toujours le sujet, en posant que c'est pour moi que quelque chose a beauté ou qualité. Par contre, si l'on dit qu'une chose est belle et bonne pour d'autres cela n'est pas nécessairement un jugement de valeur, mais peut être une constatation intellectuelle. Le phénomène complexe de la conscience morale se compose de deux niveaux : l'un contient comme base un certain événement psychique, l'autre forme comme une superstructure, à savoir le jugement d'acceptation ou de rejet émis par le sujet.

A un phénomène aussi complexe correspond forcément une phénoménologie empirique très richement diversifiée. La conscience morale peut apparaître sous la forme d'une réflexion consciente soit anticipatrice, soit concomittante, soit différée, ou surgir comme une simple manifestation affective accompagnant un événement psychique quelconque, son caractère moral restant même, à l'occasion, méconnaissable : une angoisse apparemment infondée peut naître lors d'une action quelconque, sans que le sujet soit le moins du monde conscient du rapport existant entre sa démarche et l'état anxieux qui a suivi. Il n'est pas rare que le jugement moral se trouve relégué dans un rêve ultérieur qui semble totalement incompréhensible au rêveur. Ainsi, cet homme d'affaires qui reçut une offre apparemment sérieuse et honnête, mais qui - comme la suite le montra - l'aurait compromis irrémédiablement dans une action frauduleuse, désastreuse s'il l'avait acceptée. Dans la nuit qui suivit cette offre qui lui avait donc semblée acceptable, il rêva que ses mains et ses avant-bras étaient barbouillés d'une boue noire. Il ne fut pas capable de déceler dans ce rêve un rapport avec les événements de la veille, parce qu'il ne pouvait s'avouer que l'offre l'avait atteint en un point vulnérable : son attente d'une bonne affaire. Je le mis en garde et il eut au moins la prudence de prendre quelques précautions qui le mirent, au moment voulu, à l'abri de trop grands dégâts. S'il avait vu d'emblée la situation dans son ensemble, il aurait sûrement eu une mauvaise conscience, car il aurait alors compris qu'il s'agissait d'une P.175 affaire « véreuse » que sa morale n'aurait pas approuvée. Il s'y serait, comme on dit, « sali les mains ». Le rêve a mis cette expression en image. (.. « La Loi de l'aveuglement spécifique »..)

Le signe classique de la « conscience morale », la conscientia peccati, la conscience du péché, manque dans ce cas. Aussi, la tonalité affective spécifique qui dénote la mauvaise conscience fait défaut. Mais à la place, durant le sommeil, apparaît cette image symbolique des mains sales qui attire l'attention du rêveur sur une activité douteuse. Pour devenir conscient de sa réaction morale, de sa conscience morale, force lui fut de me raconter son rêve. .

Un fait important est à retenir de cet exemple : l'appréciation morale de l'action, qui s'exprime dans la tonalité spécifique du sentiment correspondant à la représentation en cause, n'est pas toujours une affaire de la conscientia, de la conscience, mais fonctionne aussi en marge de celle   -ci. Freud, .. , a émis l'hypothèse qu'en pareil cas, il s'agit d'un refoulement, refoulement qui émane d'une certaine instance psychique, dénommée surmoi. Mais pour que la conscience puisse exécuter l'acte volontaire du refoulement, il faut bien présupposer une certaine connaissance de l'inconvenance morale du contenu à refouler ; sans cette connaissance, l'impulsion volontaire engendrant le refoulement, privée de motivation, n'aurait pu être déclenchée. Mais cette connaissance manquait tellement à notre homme d'affaires, que non seulement il ne ressentait aucune réaction morale, mais qu'il ne pouvait même accepter ma mise en garde qu'avec scepticisme. C'est qu'il méconnaissait radicalement le caractère douteux de l'offre et qu'il n'avait donc aucun motif de refouler. L'hypothèse d'un refoulement conscient n'est donc pas applicable dans ce cas.

Ce qui s'est passé se présente en réalité comme un acte inconscient qui s'est déroulé comme s'il avait été conscient et intentionnel, donc comme un acte de conscience morale. Tout s'est passé comme si le sujet avait discerné l'immoralité de l'offre et comme si cette connaissance P.177 avait déclenché la réaction émotionnelle correspondante. Mais tout le processus s'est déroulé au niveau subliminal, sans laisser d'autre trace que le rêve cité, la signification morale de celui-ci demeurant même inconsciente. La « conscience morale » dans le sens de notre définition de départ, en tant que « savoir » du moi, que conscientia, fait défaut ici. Si la conscience morale est un savoir ce n'est pas le sujet empirique qui sait, mais une personnalité inconsciente qu'il nous faut postuler et qui se comporte, selon toute apparence, comme un sujet conscient. Cette personnalité inconsciente, elle, connaît la nature ambiguë de l'offre, tout comme l'avidité au gain et l'absence de scrupules du moi, et réclame un verdict correspondant de la part de la conscience morale. C'est-à-dire que le moi dans ce cas a été remplacé par une personnalité inconsciente qui a assumé l'acte moral nécessaire.

Ce sont des expériences de cette sorte qui ont amené Freud à attribuer au surmoi une signjfication particulière. Or, le surmoi freudien n'est pas un élément structural naturel et inné de la psyché ; il représente bien davantage la part acquise par la conscience d'usages traditionnels, le code des usages et des mours, tel qu'il s'est incarné, par exemple, dans le Décalogue. Le surmoi est un legs patriarchal qui, en tant que tel, constitue une acquisition consciente, un patrimoine conscient. Si le surmoi apparaît chez Freud comme un facteur presque inconscient, c'est que l'expérience pratique des cas individuels lui a montré que l'activité de la conscience morale, en tant que telle, se déroule avec une fréquence étonnante de façon inconsciente, . Freud et son école ont rejeté 1'hypothèse de comportements instinctifs hérités, dénommés archétypes dans notre conception, hypothèse qualifiée par eux de mystique .. Dès lors ils ont expliqué les actes moraux inconscients comme procédant de refoulements suscités par le surmoi.

La notion du surmoi, dans son principe, ne renferme rien qui ne ferait pas en soi déjà partie du patrimoine général de la pensée. Dans cette perspective il est identique à ce qu'on exprime par le terme « code des mours ». Ce qu'il comporte de particulier, c'est le fait que, dans chaque cas individuel, tel ou tel aspect de la tradition morale peut se révéler être inconscient. Freud admet l'existence de certains « résidus archaïques » au sein du surmoi, ce qui revient à dire que certains actes moraux sont influencés par des motivations archaïques. Mais comme Freud conteste l'existence des archétypes, c'est-à-dire de comportements archaïques P.179 originels, on en est réduit à supposer qu'il entend par « restes archaïques » certaines traditions conscientes qui, chez tel individu, peuvent être inconscientes. Dans sa pensée il ne peut nullement s'agir de types innés, car ceux-ci seraient nécessairement, d'après ses hypothèses, des représentations héritées. .. il n'existe, à ma connaissance, aucune preuve étayant l'hypothèse de représentations héritées. Par contre, il y a des preuves en abondance en faveur de 1'hypothèse de modes de comportements instinctifs hérités, à savoir des archétypes. C'est pourquoi il est probable que le terme de « résidus archaïques dans le surmoi » expriment quelque concession inavouée à la théorie des archétypes et, de ce fait, un doute de principe quant à la dépendance absolue des contenus inconscients à l'égard de la conscience. On a de bons motifs de douter de cette dépendance absolue : tout d'abord, l'inconscient est ontogénétiquement et phylogénétiquement beaucoup plus ancien que le conscient. En second lieu, il n'est que trop connu que l'inconscjent ne se laisse que fort peu, voire pas du tout, influencer par la volonté consciente. Cette dernière ne peut que refouler ou réprimer l'inconscient, et encore le plus souvent de façon temporaire. En règle générale, un jour ou l'autre, la note à payer ne pourra plus être différée. . La compréhension et la bonne volonté suffiraient à une approche efficace et décisive de l'inconscient, et la psyché se laisserait transformer en intentionalité intégrale, s'il était vrai que l'inconscient dépendait du conscient.  Seuls des idéalistes qui ne voient pas la réalité des choses, des rationalistes à tout crin et autres fanatiques de tous bords peuvent s'abandonner à de tels rêves. La psyché n'est pas un phénomène arbitraire, elle est nature, nature que l'on peut, il est vrai, modifier en quelques points, grâce à beaucoup d'art, de science et de patience, mais qui ne se laisse altérer par aucun artifice sans que cela n'entraîne les plus profonds dommages pour l'être humain. On peut, certes, réduire l'homme à l'état d'animal malade, mais jamais faire de lui une créature idéale à l'image de ses voux.

Quoiqu'on s'abandonne de façon tout à fait générale à l'illusion que la conscience représente la totalité de l'homme psychique, elle n'en représente bien assurément qu'une partie dont les rapports à l'ensemble restent mal connus. Comme la part inconsciente de l'être est réellement inconsciente, on ne saurait en préciser les frontières, ce qui revient à dire qu'on est incapable d'indiquer où la psyché commence et où elle se termine. Certes, nous savons que le conscient P.181 et ses contenus constituent la partie modifiable de la psyché ; mais plus nous essayons de pénétrer, au moins par des voies indirectes, dans la sphère de la psyché inconsciente, plus nous succombons à l'impression que nous avons affaire là à un être autonome. Il nous faut même concéder que nous parvenons à nos meilleurs résultats pédagogiques ou thérapeutiques lorsque l'inconscient coopère, c'est-à-dire lorsque le but de notre action coïncide avec la tendance inconsciente du développement du sujet, et qu'à l'inverse, nos méthodes et nos intentions les meilleures échouent lorsque la nature ne nous vient pas en aide. D'ailleurs, sans une autonomie au moins relative, l'expérience générale de la fonction complémentaire ou compensatrice de l'inconscient serait impossible. Si l'inconscient était réellement dépendant du conscient, il ne pourrait pas contenir plus et autre chose que celui-ci.

Le rêve que nous avons cité en exemple .. , procédé de la même façon que l'aurait fait le conscient qui s'appuie sur la loi morale traditionnelle ; .. la moralité générale ou bien constitue une loi fondamentale de l'inconscient, ou bien, à tout le moins, l'influence. Mais cette conclusion serait en opposition flagrante à la constatation générale de l'autonomie de l'inconscient. Quoique la moralité soit par elle-même une qualité universelle de la psyché humaine, on ne saurait en dire autant du code les mours, variable selon l'époque et les lieux. Ce code en tant que tel ne peut donc être un élément structural naturel de la psyché. Pourtant, .. il faut admettre le fait que l'acte moral se déroule dans l'inconscient en principe exactement comme dans le conscient, suit les mêmes préceptes moraux que celui-ci, donnant ainsi l'impression que le code des mours préside aussi aux processus inconscients.

Mais cette impression est fallacieuse, .. exemples où la réaction subliminale ne coïncide en rien avec le code des mours. Ainsi, par exemple, une dame fort distinguée, à la fois de vie irréprochable et de très haute tenue « spirituelle », vint me consulter à cause de ses rêves « abominables ». . Ils produisaient en série des images oniriques aussi peu appétissantes que faire se pouvait : images de prostituées soûles, de maladies vénériennes et autres images du même acabit. La rêveuse était scandalisée de pareilles obscénités et ne pouvait s'expliquer comment précisément elle, toujours désireuse d'élévation et de sublime, pouvait ainsi être poursuivie par P.183 de telles images des bas-fonds. .. c'était justement les Saints qui avaient été exposés aux pires tentations. Dans ce cas, le code des mours - à supposer qu'il intervienne joue un rôle exactement inverse. Bien loin d'énoncer des exhortations morales, l'inconscienl se complaît ici à engendrer toute l'immoralit imaginable comme s'il n'avait en vue que ce qui offense la morale. De telles expériences sont si courantes et banales que Saint Paul pouvait avouer qu'il ne faisait pas le bien qu'il voulait, mais le mal qu'il ne voulait pas.

En présence du fait que le rêve exhorte aussi bien qu'il égare, il y a lieu de se demander si ce qui apparaît en lui comme jugement moral doit être considéré comme tel, ou - en d'autres termes - si nous devons ou non attribuer à l'inconscient une fonction que nous pouvons qualifier de morale. Naturellement il nous est loisible de comprendre le rêve dans un sens moral, sans supposer pour autant que l'inconscient lui aussi le relie à une tendance morale. Il semble bien plutôt que l'inconscient, avec la même objectivité avec laquelle il produit des phantasmes immoraux, formule aussi des jugements moraux. Ce paradoxe ou cette contradiction interne de la conscience morale est bien connue depuis longtemps des esprits qui ont scruté ce domaine : à côté de la conscience morale « juste », il y a la « fausse », qui exagère, pervertit, et convertit le mal en bien et inversement, comme le font, par exemple, certains scrupules de conscience, qui agissent avec la même contrainte et produisent les mêmes manifestations émotionnelles d'accompagnement que la conscience morale juste. Sans ce paradoxe les questions de conscience ne constitueraient nullement un problème, car on n'aurait qu'à s'en remettre, au point de vue moral, à la décision de sa conscience morale. Mais comme à ce propos règne une incertitude profonde et justifiée, il faut un courage peu ordinaire ou - ce qui est un peu la même chose - une foi inébranlable, pour s'en remettre entièrement à sa conscience. En règle générale, on obéit à sa conscience, mais seulement jusqu'à une certaine limite, celle qui est préalablement établie par le code des usages et des mours. Car c'est ici que commencent les redoutables collisions de devoirs que l'on tranche en général selon les préceptes du code des mours ; ce n'est qu'une petite minorité qui en décide en fonction d'un acte de jugement individuel. Car, dès que la conscience morale n'est plus soutenue par le code moral, elle subit facilement un accès de faiblesse.

Aussi loin que s'étendent les prescriptions morales traditionnelles, il est pratiquement presque impossible d'en différencier la conscience morale ; P.185 d'où l'opinion très répandue que la conscience morale n'est rien d'autre que l'effet de suggestion des préceptes moraux et qu'elle n'existerait guère si on n'avait pas inventé des lois morales.

Or, le phénomène que nous appelons « conscience morale » se rencontre dans tout le monde humain. Qu'un individu se fasse « un cas de conscience» d'utiliser un couteau de pierre, comme cela se devrait pour râcler une peau brute, ou d'abandonner un ami dans l'épreuve, auquel il devrait porter secours, il s'agit dans les deux cas d'un reproche intérieur, d'un « remords », et d'une entorse faite à une habitude invétérée par un long usage ou à une règle universelle, entorse qui déclenche une sorte de choc. Pour la psyché primitive tout ce qui sort de l'ordinaire et de l'habituel déclenche une réaction émotionnelle d'autant plus violente qu'elle heurte davantage certaines représentations collectives qui sont presque toujours associées à l'activité conventionnelle. C'est une des propriétés de l'esprit primitif de doter toute chose d'explications, de déductions mythiques pour les motiver. Ainsi, ce qui serait pour nous simple effet du hasard, apparaît à la mentalité primitive plein d'intention et d'efficacité magiques. Il ne s'agit nullement d'« inventions », mais d'images phantasmatiques spontanées qui surgissent sans préméditation, de façon naturelle et involontaire, à savoir de réactions inconscientes archétypiques qui sont le propre de la psyché humaine. Il n'y a pas de contresens plus grave que de présumer qu'un mythe est né d'une « activité réfléchie ». Un mythe se forme, au contraire, comme incidemment, ainsi qu'on peut l'observer partout toujours à propos de toutes les images phantasmatiques authentiques et, en particulier, de façon privilégiée dans les rêves. C'est que la présomption de la conscience exige que tout découle de son primat, alors qu'on peut démontrer que sa genèse propre la renvoie à une psyché inconsciente plus ancienne. L'unité et la continuité de la conscience sont en fait d'une acquisition si récente, que la crainte persiste, toujours latente, qu'elles puissent à nouveau se dissoudre.

Ainsi la réaction morale est un comportement originel de la psyché, alors que les lois morales constituent une conséquence tardive, figée en préceptes, de l'impulsion morale initiale. Par suite de ces circonstances, les lois morales semblent identiques à la réaction et à la conscience morales. Mais l'illusion devient évidente au moment où un conflit de devoirs rend manifeste la différence entre code des mours et conscience morale. C'est alors que se décide quelle est l'instance la plus forte, la morale traditionnelle et conventionnelle ou la conscience morale : doit-on dire la vérité amenant ainsi une catastrophe démesurée P.187 pour un de ses semblables, ou doit-on mentir pour sauver une vie humaine ? En pareil occurence ce n'est pas forcément suivre sa conscience que de s'en tenir à la lettre du « tu ne mentiras point ». Ce n'est que suivre le code des mours. Mais si on écoute le jugement de sa conscience on se trouve seul, à prêter l'oreille à une voix subjective dont on ne sait point tout d'abord de quelles motivations elle relève. Personne ne peut garantir qu'elle n'est que noblesse. N'en sait-on pas parfois trop sur soi-même pour pouvoir se bercer de l'image d'être cent pour cent bonté et non égoïsme jusqu'à la moëlle des os. Même dans nos actes prétendus les meilleurs, le diable est toujours à nos côtés, nous frappant jovialenent sur l'épaule et nous murmurant tout bas à l'oreille : « Tu as été formidable ! ».

Où donc la vraie et authentique conscience morale trouve-t-elle sa justification, elle qui s'élève au dessus du code des mours et ne se soumet pas à ses impératifs ? Qu'est-ce qui lui donne le courage de supposer qu'elle n'est pas une « fausse » conscience, une illusion sur soi-même ?

. la conscience morale a été comprise depuis longtemps et aux yeux d'un grand nombre davantage comme une intervention divine que comme une fonction psychique. Son verdict passait pour vox Dei .. Cette conception montre la valeur et la signification attribuées aujourd'hui comme autrefois à ce phénomène. . Le critère de vérité que l'on a coutume de soulever ici mal à propos, à savoir s'il est prouvé que c'est bien Dieu lui-même qui nous parle par la voix de la conscience, n'a rien à voir avec le problème psychologique. Invoquer la vox Dei, c'est exprimer une opinion au même titre qu'affirmer l'existence d'une conscience morale. Or, toutes les données psychologiques qui ne peuvent être établies à l'aide des appareils ou des méthodes des sciences naturelles exactes ont autant d'expressions et d'opinions auxquelles correspondent des réalités psychiques. Il est psychologiquement vrai qu'il existe une opinion selon laquelle la voix de la conscience morale est la voix de Dieu.

Comme le phénomène de la conscience ne coïncide pas en soi avec le code des mours, mais précède celui-ci, le déborde par sa teneur , et qu'en outre la conscience morale, comme je l'ai esquissé plus haut, peut être «fausse», P.189 . Il est, .. , très difficile dans la pratique d'indiquer exactement le point où cesse la conscience morale « vraie» et où commence la « fausse », et en quoi réside le critère qui distingue l'une de l'autre. Et là nous rencontrons à nouveau le code des mours qui se fixe précisément pour tâche de savoir départager ce qui est bien de ce qui est mal. Mais si la voix de la conscience morale est la voix de Dieu, celle-ci devrait absolument jouir d'une autorité bien supérieure à celle de la morale traditionnelle. Quiconque accorde à la conscience morale cette dignité, devrait s'en remettre les yeux fermés à la décision divine et suivre sa conscience, bien davantage que la morale traditionnelle. Si le croyant se fiait sans condition à sa définition de Dieu comme summum bonum, bien suprême, il lui serait facile d'obéir à la voix intérieure, car il pourrait être sûr de ne jamais se fourvoyer. Mis comme dans le Notre Père nous maintenons toujours la prière « qu'Il ne nous induise pas en tentation », c'en est fait de cette confiance, elle est minée, alors que le croyant devrait la porter intacte en lui, pour pouvoir, pris dans les ténèbres d'un conflit de devoirs, suivre la voix de sa conscience morale, sans égard pour « le monde », ou même agir, à l'occasion, à l'encontre des préceptes du code traditionnel, « écoutant Dieu plutôt que le monde ».

La conscience morale - quels qu'en soient les fondements - exige de chacun qu'il suive sa voix intérieure en assumant le risque de se tromper. Chacun peut refuser l'obéissance à cet impératif en invoquant le code des mours, étayé de conceptions religieuses ; mais alors il n'échappe pas au sentiment désagréable d'avoir commis une trahison. On peut penser de l'éthique ce que l'on veut. Il n'en reste pas moins qu'elle est et qu'elle demeure une valeur intérieure que l'on n'offense pas sans conséquences ; l'offenser peut entraîner, selon les circonstances, de sévères répercussions psychiques. Certes, ces conséquences ne sont connues que d'un petit nombre, car rares sont les êtres qui cherchent objectivement à se rendre compte des enchaînements psychiques. L'âme fait partie des choses les plus méconnues, car personne n'a le goût de s'enquérir de sa propre ombre. La psychologie elle- même sert à dissimuler les vrais enchaînements causaux. Plus elle se donne des allures « scientifiques », plus on se félicite de sa prétendue objectivité, celle-ci étant un moyen excellent pour se débarrasser des éléments affectifs encombrants de la conscience morale, alors que ce sont précisément eux qui constituent en propre sa dynamique. Hors de cette dynamique P.191 émotionnelle la conscience morale perd tout son sens, ce qui est justement le but inconscient de l'approche dite « scientifique ».

La conscience morale est en soi un facteur psychique autonome .. La conception qui voit en elle la vox Dei est la plus nette dans cette pers pective. C'est la « voix de Dieu » qui contrecarre l'intention du sujet, souvent en une opposition aiguë, lui imposant à l'occasion une décision des moins souhaitées. Freud lui-même accorde au surmoi une puissano quasi démoniaque, alors que par la définition qu'il en donne celui-ci ne serait même pas une conscience morale originelle, mais ne représenterait que convention et tradition humaines ; .. La conscience morale constitue une exigence qui, si elle ne s'impose pas au sujet, lui réserve en tout cas d'énormes difficultés. Cela ne veut naturellement pas dire qu'il n'existe pas des cas d'absence de conscience morale. . La conscience morale ne constitue pas, de loin, le seul cas où un facteur intérieur s'oppose de façon autonome à la volonté du sujet. C'est en effet le propre de tout complexe ; il ne viendrait à l'esprit de quiconque dispose de son bon sens de prétendre qu'un complexe soit le résultat du seul apprentissage ou que personne n'aurait un « complexe» si on ne le lui avait inculqué. Les animaux domestiques eux-mêmes, auxquels à tort on n'attribue pas de conscience morale, ont des complexes et des réactions morales.

L'autonomie du psychique, aux yeux de l'homme primitif, passe pour suspecte de démonie et de magie .. dans l'Antiquité même 1'homme cultivé qu'était .. Socrate, possédait encore son « démon » (daimonion) et que régnait alors une croyance générale et naturelle en des êtres surhumains qui, comme nous le supposons aujourd'hui, représentent des personnifications de contenus inconscients projetés. Cette croyance, loin de s'être perdue, se manifeste de nos jours encore de mille manières, comme par exemple lorsque la conscience morale est supposée exprimer la voix de Dieu, ou lorsqu'elle est considérée comme un facteur psychique essentiel P.193 qui accompagne, suivant le tempérament de chacun sa fonction la plus différenciée (morale intellectuelle ou morale du sentiment ). Lorsque la conscience morale ne semble jouer aucun rôle, elle surgit indirectement sous forme de symptômes obsessionnels. Dans tous ces genres de manifestations s'exprime le fait que la réaction morale correspond à une dynamique autonome, que l'on désigne adéquatement comme son démon, son génie intérieur, son ange gardien, son « meilleur moi », son cour, sa voix « intérieure », son être intime ou supérieur. Tout proche, c'est-à-dire juste à côté de la conscience morale positive, dite « juste », se trouve la conscience morale négative, dite « fausse » et évoquée sous les appellations du diable, du séducteur, du tentateur, de l'esprit malin. Quiconque prend sa conscience en considération se heurte à ces faits et doit même avouer que, dans le meilleur des cas, .. , l'ampleur du bien ne dépasse que de peu celle du mal. .

Certes, on devrait éviter le « péché », et on y arrive parfois ; mais comme le montre 1'expérience, on y retombe le pas suivant. Seuls les êtres inconscients ou dénués d'esprit critique peuvent s'imaginer demeurer dans un état d'accord durable avec la morale. Comme la plupart des êtres sont privés d'auto-critique, une illusion constante sur soi-même est une erreur universellement répandue. Une conscience plus développée fait apparaître au jour le conflit moral latent ou accentue les contradictions déjà conscientes. Ceci est déjà un motif suffisant pour tourner le dos à la connaissance de soi-même, pour fuir toute psychologie et faire peu de cas du domaine de l'âme !

Il n'existe guère d'autre phénomène psychique qui éclaire de façon plus nette la polarité de l'âme que la conscience morale. Pour s'y reconnaître tant soit peu on ne peut concevoir son incontestable dynamisme autrement qu'en termes d'énergétique, c'est-à-dire de potentiel reposant sur des contraires. La conscience morale amène à la perception consciente les contrastes toujours nécessairement existants. Ce serait commettre la plus lourde erreur de supposer que l'on puisse jamais se débarraser de ses antagonismes latents, car ils sont un élément structural inéluctable de la psyché. Même si l'on pouvait supprimer la réaction morale, les éléments antagonistes utiliseraient simplement une autre forme d'expression. Ils n'en existeraient pas moins. Si la P.195 conception de la conscience morale comme voix de Dieu est légitime, il en découle logiquement un dilemme métaphysique : ou bien règne un dualisme et la toute-puissance de Dieu s'en trouve amputée, ou bien les facteurs antagonistes coexistent dans l'image monothéiste de Dieu, comme, par exemple, dans la figure de Yahvé de l'Ancien Testament où l'on discerne côte à côte des traits moraux contradictoires. A cette igure de Y ah vé correspond une image unitaire le la psyché, qui repose dynamiquement sur des facteurs contraires, comme le conducteur de chars de Platon avec son cheval blanc et son cheval noir, ou comme Faust qui fait l'aveu : « deux âmes habitent, hélas ! dans ma poitrine. » rI n'est d'aurige humain pour maîtriser pareil attelage, comme le destin de Faust le montre bien.

A psychologie a beau jeu pour critiquer la métaphysique et n 'y voir qu'assertions humaines. Mais elle ne peut pour autant les formuler elle-même. Elle ne peut qu'en consta ter  l'existence comme des sortes d' exclamaachant bien qu'aucune de ces formulations, faute de preuve, n'est objectivement fondée ; il n'en demeure pas moins que la psychologie se doit de reconnaître la légitimité des expressions subjectives. Car, de telles expressions sont des manifestations psychiques lui appartiennent en propre à la nature humaine et il ne saurait y avoir de totalité psyhique en dehors d'elles, même si on ne peut leur accorder autre chose qu'une valeur subjective. Ainsi 1'hypothèse de la conscience morale comme vox Dei n'est, elle aussi, qu'une xclamation subjective dont le sens est avant tout de souligner le caractère numineux de la réaction morale. La conscience morale est une manifestation du mana, c'est-à-dire une ériorisation de quelque chose d' « exceptionnellement efficace », qualité qui appartient en propre aux représentations archétypiques. Dans la mesure où la réaction morale n'est qu'apparemment identique à l'effet suggestif du code des mours, elle relève de la catégorie de l'inconscient collectif en constituant un pattern of behaviour , un modèle de comportement archétypique qui plonge jus) l'âme animale. Comme l'expérience le montre, l'archétype, en tant que phénomène naturel, a un caractère moral ambivalent ; plus exactement il ne possède pas en lui-même de qualité morale, c'est-à-dire qu'il est amoral comme l'est, au fond, l'image de Dieu incarnée par Jahvé, et ce n'est qu'à travers l'acte de connaissan ce  qu'il acquiert des qualités morales. Ainsi est Jahvé, à la fois juste et injuste, bon et cruel, véridique et trompeur. Il en va de même pour tout ce qui est archétype. C'est pourquoi P.197 la forme originelle de la conscience morale est paradoxale. Brûler un hérétique est d'une part un acte pieux et louable .. mais d'autre part c'est la manifestation brutale d'un esprit de vengeance scélérat et cruel.

Les deux formes de la conscience morale, la juste et la fausse, émanent de la même source et en tirent une force de persuasion à peu près égale. Cela se manifeste dans un autre contexte, par exemple dans les dénominations symboliques du Christ : Lucifer, Lion, Corbeau (01 erpent, Fils de Dieu etc., dénominations que le Christ partage avec Satan ; ou dans l'idée que le Dieu bienveillant du Christianisme est tellement assoiffé de vengeance qu'il a besoin de l'immolation cruelle de son fils pour se réconcilier avec 1 'humanité ; ou encore dans .le fait qu'on attribue au summum 70num la tendance à induire 1 'homme accablé i 'impuissance et d'infériorité en tentation pour le livrer à la damnation éternelle, s'il ne réussit pas à temps à flairer le piège divin. Devq )evant ces paradoxes intolérables pour le sentiment religieux je propose de ramener la conception de la conscience morale comme vox Dei à 1 'hypothèse de l'archétype qui est mieux à la portée de notre corn préhension. L'archétype est un pattern of behaviour remontant à l'origine des temps, phénomène biologique exempt comme tel de toute spécification morale, mais possédant une force dynamique considérable grâce à laquelle il influence de la façon la plus profonde le comportement humain.

La notion d'archétype est demeurée si souvent incomprise qu'il est à peine possible de la citer sans se sentir obligé chaque fois de l'expliquer d'une façon neuve. L'archétype peut être déduit de l'observation souvent répétée que les mythes et les contes de fées de la littérature mondiale contiennent certains thèmes qui resurgissent partout et toujours, traités en d'innombrables variantes. Nous rencontrons ces mêmes motifs dans les phantasmes, les rêves, les délires, les imaginations délirantes des hommes d'aujourd'hui. Ces images et leurs intrications typiques sont appelées représentations archétypiques. Plus elles sont distinctes, plus elles sont accompagnées de tonalités affectives particulièrement vives. Cet accent affectif leur confère une dynamique particulière dans le cadre de la vie psychique. Elles sont impressionnantes, fascinantes et exercent une grande influence. Ces représentations archétypiques émanent d'un archétype lui-même non imagé, « préforme » inconsciente qui semble appartenir à la structure héritée de la psyché P.199 et qui, par suite, peut apparaître en tout lieu comme manifestation spontanée. >nformément à sa nature instinctuelle, l'archétype ;e trouve à la base des complexes à tonalite affective et participe de leur relative autonomie. L'archétype est aussi la présupposition psychique des manifestations religieuses et conditionne : l'anthropomorphisme des images de Dieu. Ceci ne peut servir de base à aucun jugement métaphysique, ni en positif, ni en négatif.

Grâce à cette façon de voir nous restons dans le cadre de ce que l 'homme peut expérimenter et connaître. La conception de la conscience morale comme vox Dei n'exprime alors que la tendance amplificatrice propre à l'archétype. 1 Car les expériences numineuses vécues engendrent des expressions mythiques caractéristiques qui expriment et fondent l'événement archétypique. RI n'est porté nulle atteinte à sa transcendance du fait de cette réduction à ce qui est saisissable par l'expérience. Ainsi, le tonnerre fait-il une victime, elle semble pour l'homme de l'antiquité l'objet des foudres de Zeus. A la place de cette dramatisation mythique, nous nous contentons de l'explication plus modeste : d'une soudaine égalisation des tensions électriques réalisée par le hasard là même où le malheureux se tenait sous un arbre. Le point faible de cett. Argumentation reste naturellement le prétend11 hasard, dont il y aurait long à dire. Pour l'esprit primitif, il n'existe pas de hasard de ce genre, mais uniquement des intentions.

Amener l'acte de conscience morale à une collision avec l'archétype peut être une explication globalement soutenable ; mais nous devons admettre que l'archétype psycho ide  1 par essen ce  inconscient et non représentable, n'est pas seulement un postulat, mais qu'il possède aussi des qualités de nature parapsychologique, que j'ai groupées sous le terme de synchronicité 2. J'indique par ce terme que dans le cas de télépathie, prémonition et autres phénomènes inexplicables on retrouve très souvent une situation archétypique. Ceci pourrait tenir à la nature collective de l'archétype, l'inconscient collectif - à 1'opposé de l'inconscient personnel - étant universel, le même Jans tous les hommes, comme toute fonction biologique fondamentale ou tout instinct, pour une espèce donnée. La synchronipté plus subtile mise à part, on peut déceler précisément dans les instincts, dans l'instinct migrateur par exemple, un synchronisme très net. Les phénomènes parapsychologiques sont en P.201 connexion avec la psyché inconsciente et, comme ils présentent la particularité de rendre relatives les catégories de temps et d'espace, il s'en suit que l'inconscient collectif possède un aspect en marge de l'espace et du temps ; d'où une certaine probabilité qu'une situation archétypique puisse être accompagnée de phénomènes synchronistiques, comme la mort autour de laquelle des manifestations de cette sorte apparaissent volontiers.

Comme pour toutes les manifestations archétypiques, le facteur de synchronicité peut intervenir aussi rns la conscience morale ; quoique la voix de l'authentique conscience morale (et pas seulement d'une réminiscence du code des mours) s'élève dans un moment de cons. Tellation archétypique, il n'est pas certain qu'une réaction morale subjective en soit la cause. Il peut advenir que l'on se sente une très mauvaise conscience sans en trouver aucun motif. Bien entendu, de nombreux cas s'expliquent par l'ignorance et l'illusion sur soimême ; mais à l'occasion le phénomène de la mauvaise conscience apparaît lors d'une conversation avec un inconnu qui, lui, aurait tout motif d'a voir la conscience chargée, mais est inconscient. Cette constatation est valable également pour la peur et pour d'autres émotions, qui reposent sur une collision avec l'archétype. Car, quand nous conversons avec un interlocuteur dont certains contenus inconscients se trouvent « constellés », c'est-à-dire activés, il se crée dans notre propre inconscient une constellation parallèle, ce qui veut dire qu'un archétype identique ou voisin se trouve activé ; étant moins inconscient que notre vis-à-vis et sans motif de refoulement, nous devenons conscients de la tonalité affective sous la forme d'une inquiétude progressive de notre consci en ce  morale. On est naturellement porté à s'imputer à soi-même cette réaction morale, ce qui est d'autant plus indiqué que personne ne peut se vanter d'une conscience morale totalement vierge. Dans le cas d'espèce, l'autocritique - en soi louable - va trop loin ; car voici que, l'entretien à peine terminé, la mauvaise conscience disparaît de façon aussi inexplicable qu'elle était venue et )n découvre plus tard que c'était l'interlocute ur  qui avait quelque raison d'avoir mauvaise ;onscience. Pl 203 schokke 1 staurant

Une telle « reconstruction » spontanée d'un état de fait inconnu peut s'exprimer dans un rêve nocturne, ou déclencher un sentiment conscient désagréable et pourtant informulable, ou encore permettre de découvrir ledit état de fait, sans que l'on sache à qui l'imputeJ, Car l'archétype psychoïde a tendance à se comporter non pas comme s'il était locali dans une personne, mais comme s'il était efli. Ca ce  dans un environnement plus ou moins restreint, plus ou moins étendu.

La transmission de la situation et de ses données repose le plus souvent sur la perception subliminale de minimes indices d'affects. Les anjmaux et les primitifs se distinguent tout particulièrement par leur sensibilité dans ce domaine

)es expériences de cette sorte atteignent le plus souvent le psychothérapeute ou celui qui par obligation professionnelle est fréquemment amené à parler de leurs préoccupations in[mes à des gens avec qui il n'a pas de relalion personnelle. Il ne faut surtout pas déduire de ce qui vient d'être dit que toute angoisse de conscience subjective et apparemment infondée soit suscitée par l'interlocuteur ! Cela ne se justifie que si, après mûre reflexion, la composante personnelle de culpabilité toujours présente se révèle inadéquate à expliquer la réaction ressentie. Cette distinction est souvent délicate, car - ainsi qu'au cours d'un traitement - des valeurs éthiques doivent être sauvegardées de part et d'autre si le résultat de la cure ne doit pas être compromis. Or ce qui est valable pour le processus thérapeutique et tout ce qui se déroule au sein de celui-ci, n'est qu'un cas particulier des relations humaines en général. Dès qu'un dialogue aborde des questions fondamentales, essentielles et numineuses, et dès qu'un certain accord se fait sentir, se crée le phénomène e participation mystique, sorte d' identité inconsciente au sein de laquelle les deux sphères psychiques individuelles s'interpénètrent à un tel degré qu'il devient impossible de trancher ce qui relève de l'une ou de l'autre. S'il s'agit d'un problème de conscience morale, la faute de l'un est en même temps la faute de l'autre et il est tout d'abord impossible 205 e dénouer cette identité affective : cela exige ln acte particulier de réflexion.

Concept d'archétype ne couvre rien de définitif et qu'il serait erroné de prétendre réduire ! 'essence de la conscience morale à un « rien que », au seul archétype. La nature psychoïde de ce dernier est bien plus riche et contient bien davantage que tout ce qu'on peut inclure dans une explication psychologique. Cette nature psychoïde évoque la sphère de l' un us  mundus vers laquelle la psychologie d'une part et la physique atomique de l'autre se frayent chacune leur chemin, créant indépendamment l'une de l'autre des conceptions auxiliaires analogues. Si le processus de connaissan ce,  en une première étape, différencie et sépare, il rassemble dans un second temps les éléments épars et c'est pourquoi une théorie n'est satisfaisante que lorsqu'elle atteint la synthèse. C'est pour ce motif que je n'ai ormule qu'exprime la consci en ce  morale elle-même quand elle se dit « voix de Dieu ». Cette conception bien loin d'être une tion artificielle de l'intellect est une affirmaon primaire du phénomène de la conscience morale sur lui-même : c'est un impératif numineux qui jouit depuis toujours d'une autorité >ien supérieure à celle de la raison humaine. Le démon ( daimonion ) de Socrate est distinct de sa personne empirique. La conscience morale onsidérée objectivement, sans présupposé rationnel, ~e comporte en ce qui concerne l' exince et l'autorité comme un dieu, exprimant lnsi qu'elle est bien une voix de Dieu. Une :ychologie objective qui doit inclure aussi ! 'irrationnel se doit de tenir compte de cette ffirmation. Elle ne saurait en être pour autant plus affirmative quant à la question de toute façon insoluble de la V érité. Pour des motifs relevant de la théorie de la connaissance cette luestion est depuis longtemps caduque. La connaissance humaine doit se contenter d'établir des modèles d'une grande probabilité. Espérer davantage serait folle présomption. Le savoir n'est pas la foi, pas plus que la foi n'est savoir. Nous parlons ici de choses qui admettent la discussion, donc il s'agit de savoir et non d'une croyance indisutable qui d'emblée exclut la discussion critique. 207 Le paradoxe souvent invoqué du « savoir par la foi » cherche en vain à surmonter l'abîme qui sépare ces deux termes.

Aussi, lorsque l'explication psychologique conçoit la conscience morale authentique comme

une collision de la conscience avec un archétype numineux, et se contente de cette formulation, il se peut qu'elle soit dans le vrai. Mais il lui faut ajouter aussitôt que l'archétype en soi, sa nature psychoïde, demeure inaccessible, du fait d'une transcendance qu'elle partage de façon absolue avec la substance inconnue de la psyché. La formulation mythique de la conscience morale qui se veut vox Dei relève indiscutablement de son essence ; elle est le fondement de son numen  et est un phénomène au même titre que la conscience morale.

Pour ramasser ma pensée, je dirai que la conscience morale correspond à une réaction psychique dite « morale », parce qu'elle se manifeste toujours au point où la conscience quitte le tracé des usages et des mours ou le rejoint. C'est pourquoi la conscience morale signifie d'abord et dans la grande majorité les cas individuels la réaction à une infraction réelle ou supposée au code traditionnel et correspond pour la plus grande part à l'effroi archaïque devant l'inhabituel, l'inusité, devant « ce qui ne se fait pas ». Comme ce comportement est pour ainsi dire instinctif et n'est dans le meilleur des cas que partiellement réfléchi, il peut bien se dire moral, mais ne peut exiger d'avoir une valeur éthique. Un comportement ne mérite cette qualification que lorsqu'il est réfléchi, c'est-à-dire qu'il a été soumis à un débat conscient. Il faut qu'il ait hésitation de principe entre deux possibilités de comportement moral, qu'il y ait une collision de devoirs. Une telle situation peut seulement être résolue si une réaction morale jusque-là irréfléchie se voit subordonnée à une autre. En pareil cas, c'est en vain que l'on cherche à se référer au code des mours et la raison qui doit porter jugement se trouve dans la situation de l'âne de Buridan entre ses deux bottes de foin. Seule la force créatrice de l'éthique qui exprime 1'homme tout entier est apte à prendre la décision. Comme toutes les capacités créatrices de 1'homme, l'éthique .. jaillit de deux sources : la conscience rationnelle et l'inconscience irrationnelle. L'éthique est un cas particulier de ce que nous appelons la fonction transcendante, à savoir la confrontation et la coopération des facteurs conscients et inconscients ou, exprimé en langage religieux, de la raison et de la grâce.

La compréhension psychologique ne saurait avoir pour tâche d'élargir ou de restreindre la notion de conscience morale. Celle-ci signifie dans l'usage courant de la langue la certitude de l'existence d'un facteur qui, dans le cas de la « bonne conscience » confirme qu'une décision ou qu'une action est conforme à l'usage et dans le cas contraire, la condamne comme « immorale ». C'est pourquoi cette conception de la conscience dérivée de mores (coutumes, usages) peut être dite « morale ». On en distinguera la forme éthique de la conscience morale qui apparaît là où deux décisions ou manières d'agir sont Confirmées comme morales, ressenties comme des « devoirs» qui s'opposent. Dans ce dernier cas non prévu par l'usage et qui le plus souvent est très individuel il faut avoir recours à un jugement qui, en fait, ne peut plus être désigné de l'épithète moral, au sens de conforme aux usages. La décision qui importe dans ce cas, ne dispose d'aucun usage préétabli auquel elle pourrait s'adosser. Ici, le facteur décisif de la conscience morale, à ce qu'il semble, est autre : il n'émane pas du code traditionnel des mours, mais des soubassements inconscients de la personnalité ou de l'indivi dualité.  La décision sera puisée aux eaux obscures des profondeurs. Certes, de telles collisions de devoirs seront souvent, par commodité, résolues par une décision conforme aux usages c'est-àdire, en réprimant la contradiction. Souvent, mais pas toujours. Car, s'il règne assez de responsabilité consciencieuse, le conflit sera supporté jusqu'à son terme et une solution créatrice sera engendrée par l'archétype constellé, qui possède cette autorité contraignante appelée, non sans raison, vox Dei. Cette sorte de solution correspond aux assises les plus profondes de la personnalité, à sa totalité, qui embrasse conscient et inconscient, et qui, par-là, se révèle être subordonnée au moi.

Le concept et la manifestation de la conscience morale impliquent donc, dans une perspective psychologique, deux données bien distinctes : d'une part, le rappel et l'exhortation à la fidélité aux usages traditionnels ; d'autre part, la collision des devoirs et sa solution par la création d'une tierce attitude. La première est l'aspect moral et la seconde est l'aspect éthique de la conscience morale. P.211

 

ÉPILOGUE

 

Ra profession me plonge quotidiennement dans la psychologie de l'inconscient ; elle m'a amené souvent à rencontrer des choses qui 1 demeurent encore cachées à la conscience diurne, mais qui, à l'état embryonnaire, se préparent à faire irruption dans la conscience, bien longtemps avant que l'individu ne se doute des dons, 6 fastes ou néfastes, que lui réserve son avenir psychologique. .

« Plus l'autorité absolue de la conception chrétienne du monde se perd, et plus on entendra « la brute blonde » se tourner et se retourner dans sa prison souterraine et nous menacer d'une effraction aux suites cataclysmiques » . cette « brute blonde» .. incarnait aussi le primitif sommeillant au cour de l'Européen, ce primitif qui, du fait de l'agglomération en masse, allait émerger de plus en plus.

« Cette méfiance du primitif à l'adresse de la tribu voisine, que nous croyions avoir surmontée depuis longtemps avec nos organisations qui enserrent l'univers, cette méfiance a reparu dans les proportions gigantesques au cours de cette guerre. Mais ce n'est plus seulement un village voisin qui est incendié, .. mais des pays entiers qui se trouvent ravagés . »

. nous sommes, au contraire, sous le régime d'une course d'Amok générale, (Amok , du malais amuk : colère, désigne une espèce de délire soudain ..) fatalité d'un destin universel contraignant, contre laquelle l'individu est sans défense. Et pourtant, cette manifestation générale a son siège dans  l'individu pris en particulier, car c'est lui qui est l'élément constituant des nations. . Conformément à notre attitude rationaliste, nous pensons que c'est par des organisations, par la jurisprudence et telle ou telle institution .. que nous pouvons atteindre un résultat. En réalité, seul un changement dans la mentalité de l'être individuel peut amener un renouvellement de l'esprit des nations. C'est par l'individu que cela doit commencer. Il est des théologiens et des amis de l'humanité, hommes de bonne volonté, qui veulent briser le principe de puissance. . . chez autrui. Que l'on brise P.217 d'abord le principe de puissance en soi-même ; la chose devient alors plausible pour les autres ».

.

« C'est en tout cas un fait évident que la moralité d'une société, prise dans son ensemble, est inversement proportionnelle à ses dimensions ; car plus il y a d'individus qui s'agglomèrent, plus les facteurs individuels se neutralisent, s'éteignent les uns les autres, y compris la moralité, qui repose en entier sur le sentiment moral de chacun et partant sur la liberté indispensable à l'individu pour l'extérioriser. C'est ce qui explique que l'être, lorsqu'il est inclus dans la société, est en un certain sens, inconsciemment, un homme plus mauvais que lorsqu'il agit uniquement de lui-même ; car il se sent porté par la société et déchargé, dans cette mesure, de sa responsabilité individueIle. » Une société nombreuse, toute composée d'êtres d'une valeur exceptionnelle, ressemble, par sa moralité et son intelligence, à un animal géant, stupide et brutal. Plus les organisations sont considérables, et plus inéluctables sont aussi leur immoralité et leur bêtise aveugle. .. Puisque la société souligne automatiquement en chacun de ses ressortissants les qualités collectives, elle accorde ainsi, par le fait même, une prime à tout ce qui est moyen et médiocre, à tout ce qui ne demande qu'à végéter dans le laisser-aller et l'irresponsabilité ; il est inévitable que l'individu soit opprimé, acculé. » . . .« Il ne peut y avoir de moralité sans liberté. Notre admiration des grands organismes fond quand nous entrevoyons le revers de la médaille que cachent ces merveilles : il est fait de l'amoncellement monstrueux et de la mise en vedette de tout ce qu'il y a de primitif en 1'homme, de la destruction inéluctable de son individualité au profit du monstre que constitue, une fois pour toutes, chaque organisme tentaculaire. Un homme d'aujourd'hui, qui correspond plus ou moins à l'idéal moral collectif, a transformé son cour, même s'il n'en ressent subjectivement aucune perturbation, en une oubliette du crime - ce que l'on peut prouver sans difficulté par l'analyse de son inconscient. Dans la mesure où il est normalement adapté à son entourage, l'infamie la plus monstrueuse de la société ne le troublera pas, à la condition toutefois que la majorité de ses concitoyens conti P.219 nuent de croire à la haute moralité de leur organiation sociale. »

Egalement dans ce qu'il a de meilleur, oui précisément dans le meilleur, existe le germe du mauvais, et rien n'est si mauvais qu'il ne puisse en résulter du bien ». Si je souligne cette pensée, c'est qu'elle m'incita toujours à la prudence, quand il s'agissait de juger d'une manifestation quelconque de l'inconscient. Car les contenus de l'inconscient collectif, les archétypes - ce ont eux qui entrent en jeu dans les extériorisaions psychiques des masses, - sont toujours bipolaires, c'est-à-dire qu'ils ont toujours un aspect positif et un aspect négatif L'apparition d'un archétype marque toujours un point critique, car on ne peut dorénavant savoir a priori dans quelle voie se développera l'évolution future. Celle-ci dépend en règle générale de l'attitude qu'adoptera, par réaction, la conscience. Dans l'apparition collective d'un archétype réside un grand danger, celui qu'elle fasse jaillir (un grand nombre d'individus étant mus, dès lors, par des impulsions analogues) un mouvement de masse. Celui-ci sera-t-il nécessairement voué à entraîner une catastrophe ? Elle ne pourra être conjurée que s'il existe une majorité d'individus sachant endiguer l'archétype et conduire son efficacité (Prêtres et religieux ont longtemps rempli cette fonction.) ou au moins un certain nombre d'êtres capables de le faire et d'exercer à temps leur influence. »

..

« La tendance expressément individualiste de la dernière phase de notre développement a pour conséquence un reflux compensateur vers l'homme collectif, dont l'affirmation autoritaire constitue actuellement le centre de gravité des masses. Rien d'étonnant donc à ce qu'il règne actuellement une atmosphère de catastrophe, comme si une avalanche avait été déclenchée, que personne dorénavant ne peut plus arrêter. L'homme collectif menace d'étouffer, d'engloutir l'individu, l'être humain pris à part, sur la responsabilité duquel repose pourtant toute l'ouvre édifiée de main d'homme. La masse, comme telle, est toujours anonyme et irresponsable. De soi-disant chefs sont les symptômes inévitables de tout mouvement de masse. Les vrais chefs de 1'humanité, cependant, sont toujours ceux qui, méditant sur eux-mêmes, soulagent au moins le poids de la masse de leur propre poids, en demeurant P.221 consciemment éloignés de l'inertie naturelle et aveugle, inhérente à toute masse en mouvement.

. Seul peut résister celui qui ne se cantonne pas dans l'extérieur, mais qui prend appui dans son monde intérieur et y possède un hâvre sûr.

Etroite et cachée est la porte qui s'ouvre sur l'intérieur ; innombrables les préjugés, les partis pris, les opinions, les craintes qui en interdisent l'accès. Ce qu'on attend, ce sont de grands programmes politiques et économiques. . . précisément ce qui a toujours enlisé les peuples ! .Qu'espère donc cet idéalisme nébuleux en face d'un programme économique gigantesque,  en face .. de la réalité ?

. les réalités de notre culture ne nous sont pas tombées du ciel, mais qu'elles sont .. l'ouvre de quelques rares humains. Si la grande chose qu'est la culture va de travers, cela tient simplement à ce que les hommes pris isolément vont de travers, à ce que je vais de travers. Raisonnablement il faudra commencer par me redresser moi-même. Mais, comme l'autorité  n'a plus d'instance suprême et que, ainsi énucléée, elle n'a plus barre sur l'individu, j'ai besoin d'une connaissance et d'une reconnaissance des bases les plus spécifiques et les plus intimes de mon être subjectif, afin de bâtir sur les données éternelles de l'âme humaine ».

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« Nous ne sommes jamais tout à fait sûrs qu'une idée nouvelle ne s'emparera pas soit de nous-mêmes, soit de notre voisin. Ces idées, nous le savons tant par l'histoire ancienne que par 1'histoire moderne, sont parfois si singulières, et même si bizarres, que la raison ne peut cadrer que fort mal avec elles. . . Une idée de cette nature exerce presque toujours une fascination qui prend P.223 possession du sujet, faisant de lui un possédé fanatique ; cette possession, à son tour, incite à brûler vivant, à décapiter ou à anéantir en masse, .. les dissidents, quelque bien intentionnés et raisonnables qu'ils puissent être. Nous ne pouvons même pas nous bercer de l'idée que ces choses appartiennent à un passé depuis longtemps révolu. Malheureusement, elles semblent non seulement appartenir aussi au présent, mais devoir en outre être à craindre, à un degré accru, dans l'avenir. L'homme est un loup pour 1'homme, est une vérité triste, nais éternellement vraie. L'homme a réellement assez de motifs de redouter les forces impersonnelles  qui habitent son inconscient. Nous nous trouvons dans une bienheureuse inconscience à l'égard de ces forces, parce qu'elles n'apparaissent jamais ou presque jamais dans notre activité personnelle au cours des circonstances habituelles de la vie. Mais quand, par ailleurs, les hommes s'agglomèrent et constituent une plèbe, les dynamismes - bêtes ou démons - de l'homme collectif sont alors déchaînés, dynamismes qui séjournent endormis en chacun jusqu'au jour où l'individu devient particule d'une masse. . »

« La transformation du caractère qu'entraîne l'intrusion des forces collectives est étonnante ; Un être doux et raisonnable peut être pris de folie furieuse, ou transformé en bête sauvage. On est toujours porté à en attribuer la faute à des circonstances extérieures, sans réfléchir que rien ne pourrait exploser en nous si l'explosif n'y avait déjà été présent. En fait, nous vivons en permanence sur un volcan et, selon notre connaissance actuelle, il n'existe pas de moyens humains pour se prémunir contre une explosion possible, qui détruira tout ce qui se trouve à sa portée. »

« . les fous, tout comme la plèbe, se trouvent mus par des forces supra-personnelles, qui les subjuguent. »

« .. des Etats élèvent l'exigence, vieille comme le monde, de la théocratie, c'est-à-dire P. 225 celle de la totalité, qui est immanquablement accompagnée de l'oppression de la libre opinion. Nous voyons à nouveau des gens se couper la gorge à propos de théories puériles, relatives à la façon la meilleure d'instituer le Paradis sur terre. Il ne faut pas être grand clerc pour voir que les puissances des ténèbres - pour ne pas dire de l'enfer - qui étaient précédemment domestiquées et enchaînées avec plus ou moins de succès dans un édifice spirituel gigantesque, créent ou du moins cherchent à créer maintenant un esclavage d'Etat ou un Etat prison, .. nombreux sont les hommes persuadés que la raison humaine seule n'est pas tout à fait à la hauteur de son énorme tâche : enchaîner les forces volcaniques libérées. »

« Considérez la cruauté incroyable dont témoigne notre monde, réputé civilisé ; elle est tout entière l'ouvre des êtres humains, de leur état mental ! Considérez les moyens infernaux de destruction ! Ils sont découverts par des gentlemen parfaitement inoffensifs, par des citoyens raisonnables, considérés, qui sont exactement ce que nous souhaitons qu'ils soient. Et quand tout l'édifice explose dans les airs et déchaîne un indescriptible enfer de destructions, personne ne paraît en avoir été responsable. Cela se déroule, tout simplement ; et pourtant tout cela est l'ouvre l'hommes. Mais comme chacun est aveuglément convaincu qu'il n'est rien que son conscient, très humble et très insignifiant, qui exécute ponctuellement ses devoirs et gagne un pain quotidien mesuré, personne ne remarque que toute cette masse rationnellement organisée, que l'on appelle Etat ou nation, est mue par une puissance apparamment impersonnelle, invisible mais épouvantable, qui ne peut être endiguée par personne et par rien. On explique, en général, cette puissance effrayante en y voyant la crainte inspirée par la nation voisine, nation voisine que l'on suppose toujours possédée d'un démon perfide. Comme nul n'est en état de reconnaître dans quel secteur et à quel degré il est lui-même possédé et inconscient, chacun projette tout simplement son propre état mental sur le voisin ; et de ce fait avoir les canons les plus gros .. devient un devoir sacré. Ce qu'il y a de plus alarmant, c'est que chacun, ce faisant, a entièrement raison, car les voisins, à l'égal de nous-mêmes, sont régis, chacun pour son compte, par une peur incontrôlée et incontrôlable. Dans les asiles d'aliénés, c'est un fait bien connu que les malades qui souffrent d'angoisse sont beaucoup plus dangereux que ceux qu'animent la colère ou la haine. » P.227 .

. Je suis et ai toujours été d'avis que les mouvements politiques de masses contemporains sont des épidémies psychiques, c'est-à-dire des psychoses collectives. Elles constituent, comme le montrent les manifestations inhumaines qui les accompagnent, des phénomènes mentaux anormaux, et je me refuse à considérer semblables choses comme normales, ou même à les embellir en y voyant des excès excusables. . Tout meurtrier agit en fonction de mobiles suffisants, sans lesquels le crime ne serait pas perpétré. Encore faut-il pour son accomplissement qu'il existe chez le meurtrier une disposition psychique particulière. . Mais il n'est pas de psychose qui tombe d'un ciel serein ; elle se constitue toujours sur la base d'une prédisposition existant depuis longtemps et que l'on appelle « infériorité psychopathique » De même que les nations ont . Cette suggestibilité aussi doit avoir ses motifs particuliers sans lesquels elle n'existerait point. Mais l'existence de motifs n'efface ni le caractère, ni l'acte. . P.229

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« Dès que la fonction de l'irrationnel se trouve dans l'inconscient, elle agit de là sans frein, de façon destructive, comme une maladie incurable dont le foyer ne peut être extirpé, parce qu'il est invisible. Car, dès lors, l'individu, comme la collectivité, doit vivre inéluctablement les impulsions de l'irrationnel et, en outre, employer le meilleur de son esprit et son idéalisme le plus noble à draper dans une forme aussi parfaite que possible la folie de cet irrationnel »

.

« Si l'activation de l'inconscient collectif est provoquée par un effondrement de toutes les attentes, de tous les espoirs conscients, le danger s'accroît de voir l'inconscient prendre la place de la réalité consciente. Or, pareille situation est maladive. Dans le présent, nous assistons à quelque chose de cette sorte dans les mentalités russe et allemande actuelles.(1919) »

. « l'anormalité, dont l'homme réputé normal comporte une certaine dose, se concrétise de façon vivante sur le plan social et politique sous forme de manifestations psychiques P.231 collectives, par exemple sous forme de guerre ».

« Les vieilles religions, avec leurs symboles à la fois augustes et ridicules, tout ensemble expression de bonté et de cruauté, ne sont pas tombées d'un ciel serein, mais ont été instaurées par cette même âme qui vit aussi en nous en ce moment. Toutes ces données, avec leurs formes originelles, poursuivent leur existence au fond de nous et peuvent à tout moment, avec une puissance destructrice, faire irruption dans notre vie consciente, en particulier sous forme de suggestion collective, qui laisse l'individu sans défense. Nos terribles dieux n'ont fait que changer de nom, ils riment tous maintenant les uns avec les autres en isme. .

De même qu'extérieurement nous vivons dans un monde où à tout instant un continent peut s'affaisser, les pôles entrer en migration, une nouvelle pestilence éclater, de même nous vivons intérieurement dans un monde où à tout instant quelque chose d'analogue peut prendre naissance, sous forme d'idées seulement, il est vrai, mais qui n'en sont pas moins dangereuses et dignes de méfiance. » « Une parcelle minime de l'humanité, .. en est arrivée, conséquence d'un mauvais contact avec la nature, l'idée que la religion est une sorte de trouble mental singulier, au but impénétrable. . les choses se passent comme si cette minorité humaine avait projeté un dérangement mental, dont elle n'a pas conscience, sur les peuples aux instincts encore sains. »

« Il s'est produit une projection de systèmes psychiques parcellaires, ce qui entraîne une situation dangereuse : les effets perturbateurs seront dorénavant attribués à une mauvaise volonté extérieure à nous, qui, naturellement, ne saurait être retrouvée nulle part, si ce n'est chez le voisin, de l'autre côté de la rivière. Cette attitude de pensée mène à la formation de folie collective, à des causes de guerre, à des révolutions, en un mot à des psychoses collectives destructrices » P. 233

. « On a oublié l'essentiel, à savoir que le psychique n'est identique à la conscience et à ses tours de prestidigitateur que dans une faible part. En majeure partie il constitue un fait, une donnée inconsciente, dure et pesante comme le granit qui gît là, immobile et impénétrable ; il peut s'abattre sur nous à tout instant, en fonction de l'arbitraire de lois inconnues. Les catastrophes gigantesques qui nous menacent ne sont pas des déchaînements élémentaires physiques ou biologiques : elles sont la résultante d'événements psychiques. Nous sommes menacés à un degré alarmant par des guerres et des révolutions qui ne sont rien d'autre que des épidémies psychiques. . Au lieu d'être exposé à des animaux sauvages, à des avalanches de rocs, à des inondations, l'homme est maintenant exposé aux dangers de ses forces psychiques élémentaires. Le psychique est une grande puissance qui l'emporte de très loin sur toutes les puissances de la terre. Le Siècle des Lumières qui a chassé le divin de la nature et des institutions humaines n'a pas vu et a négligé un dieu, celui de l'épouvante qui habite l'âme. Si la déférence craintive qu'inspire le divin est justifiée en quelque endroit, c'est bien en face de la suprématie du psychique. .. l'intellectuel peut s'exprimer de bien des façons. Mais il n'en va plus de même lorsque le psychique objectif, dur comme le granit et pesant comme  plomb, surgit devant l'individu, sous forme d'expérience intérieure et lui murmure d'une voix insistante :  « C'est ainsi que cela doit être et devra se passer. » Le sujet se sent alors déterminé, comme les groupes sociaux se sentent l'être, dès qu'une guerre est en cours, qu'une révolution se déroule . Ce n'est pas en vain que s'élève, précisément de nos jours, un appel vers la personnalité libératrice, c'est-à-dire vers l'être qui se distingue de la puissance inéluctable de la collectivité, qui se libère ainsi, au moins spirituellement, qui allume pour les autres un feu d'espérance, témoignant qu'un individu au moins est parvenu à échapper à l'identité avec l'âme grégaire qui pèse comme un mauvais sort. Le groupe, à cause P.235 de l'inconscience qui le cimente, n'a pas de décision libre ; c'est pourquoi le psychique trouve en lui à s'ébattre, comme une loi de nature que rien ne bride ; elle amorce un déroulement qui rebondit de cause en cause et ne s'arrête qu'une fois la catastrophe consommée. Le peuple aspire toujours à trouver un héros, un vainqueur de dragon, quand il perçoit obscurément le danger du psychique ; voilà pourquoi il appelle la personnalité à grands cris ».

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Dès l'arrivée au pouvoir d'Hitler, il était pour moi clairement établi qu'une psychose collective était en préparation en Allemagne. Toutefois, me suis-je dit, il s'agit en Allemagne d'un peuple d'authentique civilisation européenne, qui possède discipline et morale. C'est pourquoi l'ultime aboutissement de ce mouvement de masses qui, en soi, ne prêtait pas à malentendu, resta pour moi marqué d'un point d'interrogation . Je ne voulus pas supposer tout d'abord que ces symptômes seraient déterminants, connaissant par ailleurs d'autres personnes, d'un idéalisme indubitable, qui cherchèrent à me prouver qu'il s'agissait des exacerbations presque inéluctables, accompagnant d'ordinaire les remaniements profonds. .. pas aisé de se faire .. un jugement clair.

Mais, comme psychiatre, je savais qu'il est, au point de vue thérapeutique, de la plus grande importance, en présence d'un patient qui est menacé d'être englouti par des contenus inconscients, de renforcer dans toute la mesure du possible la conscience et la compréhension, c'est-à-dire les composantes normales de la personnalité,  afin qu'une instance demeure, qui soit capable d'attraper au bond les contenus de l'inconscient faisant irruption, et de les intégrer. Car ces derniers.. ne sont pas en eux-mêmes destructeurs, ils sont «  ambivalents, et il dépendra entièrement de la contexture de la conscience qui les accueillera, qu'ils deviennent soit néfastes, soit bénéfiques. P.237 . Les forces agissantes d'un mouvement psychologique de masses sont de nature archétypique. Or, tout archétype procède de ce qu'il y a de plus haut et de plus bas, contient du bon et du mauvais. Par suite, il est susceptible d'exercer les effets les plus contradictoires et c'est pourquoi il est impossible de déterminer de prime abord s'il aura des conséquences positives ou négative. .. une position d'attente, .. attitude médicale .. cette attitude ne condamne pas de but en blanc, elle se refuse à « savoir mieux» a priori, elle vise au contraire à laisser à chacun ce que les Anglais appellent « a fair chance ». Elle ne veut pas repousser, accabler la conscience déjà assaillie, mais au contraire tend à renforcer sa résistance, en éveillant sa compréhension des phénomènes qui cherchent à se jouer d'elle, afin que le mal inhérent à tout archétype n'entraîne pas l'individu, et ne le mène pas à sa perte. Le but thérapeutique est d'obtenir la réalisation de ce que comporte de bon, de précieux, de vivant l'archétype, qui, tôt ou tard, finira tout de même par s'intégrer à la conscience, et d'enrayer autant que possible ce qu'il recèle de nuisible et de préjudiciable. C'est un des apanages de la profession médicale de faire preuve même dans des circonstances bouleversantes, d'un optimisme qui s'efforce de sauver ce qui a chance de l'être encore. Le médecin ne doit pas se laisser trop impressionner par le caractère désespéré et inextricable d'une situation, même si, ce faisant, il s'expose lui-même à un danger. . ne pas laisser rompre les liens culturels, la culture étant l'unique antidote contre le terrible danger qu'est l'agglomération en masse.

Si un archétype n'est pas compris, assimilé, « réalisé » de façon consciente, on n'a pas la moindre assurance qu'il se manifestera, se concrétisera sous son aspect positif. Bien plus, le danger menace qu'il détermine au contraire une régression néfaste. Les choses se passent comme si P.239 l'âme possédait sa conscience dans le but précisément de pallier de telles possibilités destructrices.

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En psychopathologie, pareil  état est désigné par le terme de dissociation. Or, une dissociation habituelle fait partie des caractéristiques d'une disposition psychopathique. . P.241

. La majorité écrasante des psychopathes forme une composante pour ainsi dire « normale » de la population. La notion de « normal » .. varie entre certaines frontières et ne saurait, par suite, être définie de façon rigoureuse. Mais, que survienne une oscillation un peu plus forte que d'habitude. . . et le processus psychique en cours se meut déjà dans les territoires de l' anormal. Pareilles déviations - qui sont très fréquentes - ne sautent pas aux yeux tant qu'elles le mènent pas à des manifestations proprement maladives. . Il y a une foule innombrable d'êtres qui, dans telle ou telle direction, de façon momentanée ou chronique, ourepassent, de-ci de-là, la latitude du normal. Que ces êtres s'amassent - ce qui est d'ailleurs  cas dans chaque foule - et des manifestations maladives prennent naissance.

l'homme, en tant que particule d'une foule, est psychiquement anormal. .

. diagnostiquer le mal qui, enraciné dans l'âme de ce peuple, est la cause de sa chute. . P.243 . le péché des autres n'excuse en rien les fautes que l'on a commises soi-même et que l'accusation portée ainsi contre autrui prouve seulement l'inintelligence morale, l'endurcissement de celui qui la formule. . P.245

. personne n'est aussi exposé aux dangers que celui qui, dans la conscience de sa propre innocence, juge et condamne autrui. . .

Quand une repentence est suivie d'une défense agressive, la réalité du repentir apparaît bien douteuse. . parents et éducateurs, juges et psychiatres connaissent bien ce mélange de repentir et d'appétit de vengeance, cette inconscience et cette insouciance relatives à l'impression épouantable que laisse une telle attitude, ainsi que ce mépris autistique d'autrui. . Un tel comportement manque son but : il veut éveiller impression du repentir, mais, en un tournemain, se défend par des attaques : de ce fait, le repentir se révèle irréel et la défense sera inefficace. Une telle attitude a trop peu conscience de ce qu'elle est, a trop peu conscience d' elle- même, pour être conforme au but : elle est inadaptée et n'est pas à la taille des exigences de la réalité. « La maladie est une adaptation diminuée », dit vieille sentence. La tentative d'adaptation que n'a de pleine valeur ni au point de vue intellectuel, ni au point de vue P.247 moral ; elle procède donc d'une infériorité, elle exprime une infériorité psychopathique.

Un diagnostic médical n'est pas une accusation . je dois insister, dans l'intérêt même du malade, sur la nécessité où il est de faire dans son esprit une clarté entière et un mea culpa sans restrictions mentales. Il ne lui servirait de rien de cultiver seulement une demi-conscience de son état et de recouvrir l'autre moitié par des illusions, qui sont .. grosses d'immenses dangers. .

.. un des plus grands dangers .. à savoir l'isolement dans l'ordre spirituel .. L'isolement national, le repli sur soi-même et l'agglomération en masses, avec leurs organisations centrales, sont la perte des Allemands.

 

. quand le balancement d'un pendule l'entraîne très loin d'un côté, il peut le lancer aussi loin de l'autre - à supposer que l'on puisse appliquer cette parabole à l'âme d'un peuple. J'ignore si la psychologie des nations le permet. Je sais seulement qu'il peut se produire, dans l'âme d'un être qui a des tendances à la dissociation, des oscillations au cours desquelles un extrême est suivi invariablement par l'extrême P.249 opposé, si toutefois le sujet en question est en pleine possession des qualités humaines, et, par suite, possède des valeurs moyennes qui d'ordinaire caractérisent l'être réputé normal. Dans ces circonstances, j'ai tendance à supposer qu'une infériorité fait équilibre à une supériorité ; . Le feu qui s'est déchaîné en Allemagne doit sa naissance à certaines conditions psychiques, qui se retrouvent partout. A proprement parler d'ailleurs, le signal n'a pas été donné par l'embrasement allemand, mais par le déchaînement de l'énergie atomique, qui met dans la main de l'homme le moyen d'une autodestruction radicale. Notre situation est maintenant à peu près celle de quelqu'un qui aurait fait cadeau pour sa fête à son fils de six ans d'un kilo de dynamite. . L'humanité pourra-t-elle cesser de jouer avec la possibilité d'une guerre ? .

Comment protéger l'enfant du danger de la dynamite, que personne ne peut lui enlever ? L'esprit protecteur de 1'humanité est mis au défi. .. Cette connaissance motivera-t-elle un grand retour vers l'homme intérieur, une conscience et un sentiment de responsabilité plus élevés et plus mûrs ?

. il est vraiment grand temps que l'humanité civilisée songe aux choses essentielles et, entre autres, qu'elle soumette la question d'être ou de n'être pas à une discussion approfondie ; . P.251