Il était une fois un roi qui, au cours d'une grande guerre, avait perdu, l'une après l'autre toutes les batailles ; ses armées étaient toutes anéanties, et, de désespoir, il allait se suicider. Alors, a ce moment même, un homme se présenta devant lui ; il dit au roi : « Je sais quel est ton chagrin ; reprends courage, je t'aiderai à condition que tu me promettes « en noa Sîl » de ta maisonnée. D'ici trois fois sept ans je reviendrai prendre mon dû. » Le roi ignorait ce qui lui arrivait ; il pensait que l'étranger parlait d'une corde neuve (« en noa Sîl » signifiant « une nouvelle âme » ou « une nouvelle corde »), aussi promit-il sans hésiter de payer un prix si modique. « Tu en as plein dans ton débarras ! » se dit-il. Or, le roi était resté très longtemps sans enfants, et, pendant qu'il était parti à la guerre, un fils lui était né, sans qu'il en sache rien, mais l'étranger, lui, le savait, car il était le supérieur de tous les diables. Dès que le roi lui eut promis, l'étranger disparut de sa vue, prit un fouet de fer à quatre queues et le fit claquer aux quatre vents. Et voilà que des foules de guerriers surgirent aussitôt de tous côtés. Avec leur aide, le roi gagna bientôt bataille sur bataille. Si bien que l'ennemi dut rapidement le supplier de conclure la paix.
Il rentra alors dans son royaume, et sa joie de la victoire fut encore plus grande lorsqu'il apprit qu'un fils et successeur lui était né. Il se crut désormais l'homme le plus heureux de la terre, puisqu'il était un roi fort et respecté que ses sujets aimaient et qu'il avait aussi un fils qui était sans défaut de corps et d'âme et qui croissait en force et en beauté. Les trois fois sept années touchèrent bientôt à leur fin, depuis la grande guerre, et le roi ne se souvenait plus de sa promesse, lorsqu'un jour l'homme étranger se présenta sous la même forme que jadis et réclama, selon le contrat, « en noa Sil ». Le roi, qui voulait se montrer reconnaissant, fit chercher la plus longue des cordes neuves de son débarras. Mais l'étranger la refusa en ricanant et s'écria : « Je parlais d'une âme nouvelle, à savoir de ton fils qui venait alors de naître ; il me revient maintenant et doit immédiatement me suivre dans mon royaume ! » Le roi, très effrayé, s'arracha les cheveux, déchira ses vêtements, se tordit les mains et crut s'évanouir de douleur. Mais rien n'y fit. Le fils du roi qui avait le cour innocent et enfantin consola son père et lui dit : « Laissez, mon père, tout ira bien. Cet affreux prince de l'enfer ne pourra rien contre moi ! » Le diable se dressa en colère : « Attends, mon jeune miroir des vertus, tu vas me payer cela, et comment ! » A ces mots, il le saisit, et, d'un coup, l'emporta dans les airs jusqu'en enfer. Un grand deuil s'étendit désormais sur le royaume tout entier : toutes les maisons furent tendues de crêpe noir et le roi, accablé de chagrin, s'enferma dans son palais où il demeura comme un mort parmi les vivants.
Lorsque le prince de l'enfer fut arrivé avec le fils du roi dans son royaume, il lui montra le feu infernal en lui disant qu'à partir de ce moment, on allait faire chauffer celui-ci sept fois plus, et que le lendemain matin de bonne heure on l'y jetterait s'il ne réussissait pas à faire ce qu'il allait lui ordonner. Or, dans les environs, il y avait un immense étang. Le diable exigeait donc qu'il l'assèche durant la nuit, le transforme en un pré, qu'il en fauche l'herbe, en fasse du foin et rassemble celui-ci en meules pour qu'on puisse le rentrer dans la grange sans délai. Le diable enferma ensuite le fils du roi dans une chambre retirée. Celui-ci, tout affligé et découragé, faisait ses adieux à la vie, car accomplir une telle tâche, même en pensée, était impossible. Soudain la porte s'ouvrit et la fille du diable entra pour lui apporter à manger. Lorsqu'elle vit le beau fils du roi aux yeux gonflés de pleurs, quelque chose s'éveilla dans son cour, elle eut pitié de lui et lui dit : « Mange, bois et reprends courage ; je veillerai à ce que tout soit fait selon les ordres de mon père. Il te suffira de montrer, demain, un visage serein ! » puis elle s'en alla. Le fils du roi demeurait cependant plein de tristesse. La nuit, lorsque tout fut plongé dans le sommeil, la fille du diable se leva en silence, s'approcha de la couche de son père, lui boucha les oreilles, prit son fouet de fer aux quatre queues, sortit devant le palais et fit claquer le fouet aux quatre coins du monde, de sorte que cela résonna mille fois et que le royaume infernal tout entier trembla. Aussitôt, les airs mugirent et sifflèrent, et de tous côtés les esprits infernaux se présentèrent et demandèrent : « Quels sont les ordres ? » La fille du diable leur commanda de vite assécher l'étang, de le transformer en pré, d'y faire les foins et de les rassembler en meules. Pendant quelque temps, on entendit trembler les airs comme si la tempête déferlait. Puis quelques coup. Et ce fut le silence.
Lorsque le fils du roi regarda par la fenêtre, tôt le matin, il vit, tout étonné, qu'en lieu et place de l'étang il y avait des meules de foin en quantité ; il reprit alors courage et son visage se fit serein. Dès que tout avait été achevé, la fille du diable avait ôté les tampons des oreilles de son père et posé le fouet à ses côtés. Lorsqu'il s'éveilla, le matin, il se réjouit, dans sa méchanceté, de ce qu'il allait bientôt voir le fils du roi dans le feu infernal. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu'il sortit et vit que son ordre avait été exécuté ! Sa colère n'en fut que plus grande il alla trouver le fils du roi et lui dit :« Cette fois-ci, tu as réussi, mais demain tu tâteras quand même des braises chaudes ! Regarde la grande forêt, là-bas, au sommet de ces montagnes ; il te faudra l'abattre dans la nuit et couper le bois en stères prêts à être ramenés demain, tôt le matin. A l'ancien emplacement de la forêt tu planteras de la vigne, et le raisin devra être assez mûr pour être vendangé dès le matin ! » La porte fut ensuite verrouillée, et le fils du roi s'abandonna de nouveau à son chagrin car il pensait qu'une pareille tâche était impossible à accomplir. Quand la fille du diable vint avec le repas, elle s'enquit de la nouvelle tâche et le consola encore. Il reprit alors courage et retrouva son calme. La fille du diable fit comme la nuit précédente ; elle boucha les oreilles de son père, fit claquer le fouet aux quatre coins du monde, transmit l'ordre aux diables, et l'on entendit à peine quelques coups et claquements que déjà tout était terminé. Le matin, le prince de l'enfer fut curieux de savoir si ce fils d'homme, simple d'esprit, avait bien réussi il exécuter le second ordre ; et il vit avec surprise, que tout avait été effectué selon son commandement. Sa colère atteignit alors au paroxysme. « Tu as réussi encore cette fois ; mais voyons un peu si tes ruses humaines pourront te sauver une troisième fois ! Dans la nuit qui vient, tu devras construire, en sable seulement, une église, avec sa coupole et sa croix, qui se dresse solide et ferme ! » Puis le prince de l'enfer verrouilla la porte et s'en fut, tandis que le fils du roi se livrait au chagrin et perdait courage. Lorsque la fille du fiable vint lui apporter de quoi manger, elle lui demanda aussitôt la raison de son abattement ; il lui raconta son malheur et l'informa de la nouvelle tâche à accomplir. « C'est là chose fort difficile », dit-elle, « aussi je crains de ne pas la réussir, pourtant, je veux la tenter ; quant à toi, ne ferme pas l'oil de toute la nuit, afin de m'entendre lorsque je t'appellerai.. Dès minuit, la fille du diable, après avoir bouché les oreilles de son père, saisit à nouveau le puissant fouet, et le fit claquer aux quatre coins du monde. Aussitôt les serviteurs accoururent promptement et lui demandèrent quels étaient les ordres. Mais, lorsque la fille du diable leur eut fait part du commandement, ils furent tous saisis d'effroi et s'écrièrent : « Construire une église ! Jamais nous ne réussirons, fût-ce en pierre ou en fer, et moins encore en sable pur ! » Mais la fille du diable leur enjoignit sévèrement de se mettre à l'ouvre sans délai. Ils partirent donc en hâte et commencèrent l'ouvrage, de telle sorte que leur sueur coulait à flots et que le sable s'agglutinait en mottes ; mais la construction n'avançait guère. Ils parvinrent à plusieurs reprises à dresser l'église jusqu'à mi-hauteur, mais elle s'effondrait à chaque coup ; une fois, pourtant, elle fut presque terminée : la coupole se dressait, bien voûtée, et il ne manquait plus que la croix au sommet, mais, lorsque les diables voulurent l'y fixer, l'église s'effondra de fond en comble. Quand la fille du diable vit que rien n'y faisait et que le temps imparti allait être écoulé sous peu, elle congédia les diables, se rendit sans tarder à la fenêtre du fils du roi et l'appela : « Vile, vite, je peux encore te sauver si tu veux être sauvé ! Je me transformerai en cheval blanc ; monte sans tarder et je te ramènerai chez toi ! » Elle n'eut pas plus tôt prononcé ces paroles qu'un cheval blanc se tenait là ; le fils du roi l'enfourcha. Et ils partirent en un galop endiablé.
Quand, le lendemain, le diable s'éveilla, tout lui sembla bien silencieux. Il tendit la main vers l'emplacement du fouet afin d'éveiller son peuple, mais le fouet ne s'y trouvait pas. Ouvrant alors la bouche, il rugit à faire tressaillir l'enfer tout entier ; les tampons tombèrent du coup de ses oreilles et il entendit que, dehors, toute sa maisonnée s'affairait déjà au travail. Il se souvint alors du fils du roi et se rendit à sa chambre, mais, en arrivant, il vit que la porte en était béante, et que le fils du roi ne s'y trouvait plus ; il partit vite à la recherche de son fouet qu'il trouva enfin jeté dans un coin. Il le fit claquer aux quatre vents et aussitôt tous les diables de son royaume se présentèrent pour demander : « Seigneur, que veux-tu encore nous ordonner ? Nous n'avons cessé de nous exténuer au travail pendant toute la nuit. Ne nous laisseras-tu donc aucun répit ? »
« Qui vous a donné des ordres ? »
« Ta fille. En ton nom ! »
« Ma fille ! » s'écria le prince de l'enfer, pris de rage. « Oh, celle-la, et ses sentiments humains ! A présent, je comprends tout : elle m'a bouché les oreilles, elle a accompli les tâches ordonnées grâce à ma puissance pour aider ce misérable, et maintenant, elle est partie avec lui ! Ah, attendez un peu que je vous rattrape, tous les deux ! » Ayant dit, il s'éleva tout droit dans les airs, chercha du regard les fugitifs et aperçut aussitôt le cheval blanc ainsi que le cavalier. Plongeant vers le sol, il ordonna à ses diables en criant : « Allez, courez au loin, et ramenez-moi le cheval blanc que vous y trouverez ainsi que son cavalier, mort ou vif » Le ciel fut aussitôt obscurci par les troupes volantes. Lorsqu'il entendit leur mugissement à distance, le cheval blanc cria à son cavalier : « Retourne-toi, que vois-tu ? »
« Un nuage noir. »
« C'est l'armée de mon père qui est à notre poursuite. Nous sommes perdus si tu ne fais pas exactement ce que je te dis. Je me changerai en une grande église, et je te transformerai en pasteur. Tiens-toi devant l'autel, chante des cantiques sans jamais t'interrompre et ne réponds à aucune question que l'on t'adressera. » Le fils du roi promit de faire ainsi. L'armée s'approcha et s'étonna de voir une grande église ; les portes en étaient grandes ouvertes, mais personne ne réussit à en franchir le seuil, quel que fût le nombre de ceux qui le tentèrent. Le fils du roi, transformé en pasteur, se tenait devant l'autel et chantait sans cesse : « Que le Seigneur soit avec nous ! Que le Seigneur nous protège ! » Les diables écoutèrent longtemps ces beaux chants et, comme le pasteur n'arrêtait pas de chanter, ils lui crièrent de bien vouloir leur dire s'il n'avait pas vu un cheval blanc chevauché par un cavalier. Mais le prince ne les entendait pas. Ils reprirent donc leur chemin et continuèrent jusqu'aux confins du royaume infernal sans avoir vu ni cheval blanc, ni cavalier. Lorsqu'ils rentrèrent bredouilles, le soir, le vieux diable cracha des flammes de colère. Le lendemain, il s'éleva à nouveau tout droit dans les airs pour chercher du regard les fugitifs. Il vit l'église dans le lointain et entendit le chant ténu qui lui déchira l'âme. « Les voilà ! » se dit-il, « attendez un peu, vous ne me bernerez pas ! » Il fondit vers le sol, rassembla une troupe encore plus nombreuse que la première fois et cria : « Allez vite, courez jusqu'à l'église, détruisez-la de fond en comble, rapportez-m'en une pierre et ramenez-moi le pasteur, mort ou vif ! » Ils s'envolèrent, rapides comme le vent. Cependant la fille du diable avait repris la forme du cheval blanc et rendu au pasteur sa forme de fils du roi, puis était repartie au galop. Ils entendirent bientôt mugir et siffler de nouveau dans les airs, derrière eux. Le cheval cria à son cavalier : « Retourne-toi ; que vois-tu ? »
« Un nuage aussi noir que le précédent mais bien plus grand et plus terrible. »
« C'est une nouvelle armée de mon père. Fais à nouveau exactement ce que je te dis, sinon nous sommes perdus ! Je vais me changer en un grand aulne et te transformer en un petit oiseau doré ; chante sans t'arrêter, et que rien ne te distraie ou ne t'effraye ! » Le fils du roi promit de tout faire selon son conseil. L'armée des diables eut tôt fait de les rattraper, à sept cents milles de l'emplacement où l'église s'était dressée, mais les diables ne trouvèrent trace ni de l'église, ni du pasteur, ni du cheval blanc, ni du fils lu roi. Lorsqu'ils arrivèrent près du grand aulne, ils furent tout surpris ; ils le regardèrent et y virent perché le petit oiseau doré qui chantait sans cesse : « Je n'ai pas peur ! Je n'ai pas peur ! »
« Si seulement le petit oiseau voulait cesser un instant », dirent-ils, « pour que nous puissions lui demander où sont l'église et le pasteur, le cheval blanc et le fils du roi. » Mais le petit oiseau lançait ses trilles sans s'interrompre. Ils continuèrent alors jusqu'aux confins du royaume infernal et, le soir, ils s'en retournèrent bredouilles. Le diable cracha de nouveau les flammes de sa colère. Le lendemain, il s'éleva tout droit dans les airs pour voir où étaient les fugitifs. Il alors, à la distance de deux fois sept cents milles, les contours flous d'un grand aulne et d'un petit oiseau doré dont le chant ténu lui déchirait l'âme. « Ah, vous ne m'échapperez pas ! » Aussitôt il fondit vers le sol, rassembla une troupe encore bien plus nombreuse qu'auparavant et s'écria : « Allez, courez, abattez l'aulne que vous avez vu hier pour m'en rapporter un copeau, et capturez-moi le petit oiseau doré ! » L'aulne et le petit oiseau doré qui s'y tenait perché avaient cependant repris la forme du cheval blanc et du fils du roi, et ils se trouvèrent bientôt à sept cents milles de l'endroit où l'aulne s'était dressé. Ils entendirent des grondements et des sifflements. « Retourne-toi ! » dit le cheval, « que vois-tu ? »
« Un nuage noir encore plus grand et plus terrifiant que le précédent. »
« C'est l'armée de mon père. Fais exactement ce que je te dis, sinon nous sommes perdus ; je vais nous transformer, moi en champ de riz, toi en caille ; parcours le champ et chante sans t'arrêter, et ne te laisse confondre par aucune question ! » Le fils du roi promit de faire ainsi. L'armée diabolique, ayant déjà parcouru trois fois sept cents milles, s'approcha dans un grand fracas, regardant et scrutant tout, de tous côtés, mais elle ne trouva ni l'église et le pasteur, ni l'aulne et le petit oiseau doré, ni le cheval et son cavalier. Lorsqu'ils aperçurent le grand champ de riz, ils s'arrêtèrent, tout étonnés, virent la caille courir de-ci de-là et l'entendirent pousser son étrange cri : « Dieu avec nous ! Dieu avec nous ! »
« Si seulement l'oiseau voulait s'arrêter un instant et cesser de chanter pour que nous puissions le questionner ! » Mais l'oiseau n'en fit rien, et ils reprirent leur chemin, allant jusqu'aux confins du royaume infernal pour rentrer bredouilles le soir.
Cependant, le vieux diable bouillait de rage : le lendemain, il s'éleva tout droit dans les airs ; il vit au loin le grand champ de riz comme une bande grise et entendit le cri ténu de la caille qui lui transperça la moelle des os. « Ah, Vous êtes encore en mon pouvoir ! Allez, serviteurs, debout ! Courez, fauchez ce champ de riz, apportez m'en une gerbe et attrapez la caille ! Après tout, non, restez ! Il faut que j'aille moi-même à leur poursuite, car au-delà de quatre fois sept cents milles, ils pourront se railler de moi, puisque mon pouvoir atteint là ses limites ! » A ces mots, il s'éleva dans les airs et s'élança à leur poursuite. Pendant ce temps, la fille du diable et le fils du roi avaient parcouru dans leur fuite un bon bout de chemin sous la forme du cheval et du cavalier, et il ne leur restait plus que sept cents milles avant d'atteindre le royaume terrestre ; alors ils entendirent derrière eux des mugissements et des sifflements comme ils n'en avaient encore jamais entendu jusque-là. Le cheval blanc dit à son cavalier : « Retourne-toi ; que vois-tu ? »
« Un point noir dans le ciel, plus noir que la nuit, d'où jaillissent des éclairs de feu »
« Malheur à nous ! C'est mon père ; si maintenant tu ne fais pas fidèlement ce que je te dis, ce sera notre perte. Je vais me transformer en une grande mare de lait et toi en canard. En nageant, tiens-toi toujours bien au milieu, la tête cachée ; qu'aucune séduction ne t'induise à sortir la tête du lait ou à t'approcher de la rive ! » Le fils du roi promit de tout faire comme elle avait dit. Bientôt le vieux diable parvint au rivage ; mais il ne pouvait rien contre eux, ainsi métamorphosés, tant qu'il ne tenait pas le canard en son pouvoir. Or, le canard nageait au milieu de l'étang sans qu'il puisse l'atteindre, car il était trop loin et, d'autre part, il n'osait pas y aller à la nage car les diables se noient dans le lait pur. Il ne pouvait donc rien faire d'autre que d'attirer le canard par de douces flatteries : « Mon cher petit canard, pourquoi restes-tu au milieu ? Regarde autour de toi ; ici, où je me trouve, c'est si beau ! » Pendant longtemps le petit canard ne voulut rien voir ni entendre ; cependant, l'envie montait petit à petit, tout au fond de lui-même, de jeter un coup d'oil. Rien qu'un ! Comme le tentateur continuait de l'attirer, il leva vite la tête ; mais le Malin lui ravit aussitôt la vue si bien qu'il se retrouva aveugle comme une taupe. La mare de lait commença du même coup à se troubler quelque peu, se mit à fermenter, et une voix plaintive parvint au canard : « Malheureux, qu'as-tu fait ! » Le canard fit alors serment de ne plus céder à aucune tentation. Mais le diable, bondissant de joie mauvaise sur la rive, s'écria : « Ha ! ha ! je vous aurai sous peu ! » Il essaya de s'approcher à la nage, dans le lait trouble, pour saisir le canard, mais, sombrant aussitôt, il revint en arrière. Il appela et flatta longtemps encore le canard pour l'attirer près du rivage, mais le canard demeura calme, gardant, sans se lasser, la tête dans les flots de lait, et il finit par se railler du Malin. Alors le diable se fâcha et perdit patience ; soudain, il se changea en une oie au grand gosier et avala toute la mare de lait, y compris le canard ; puis il s'en alla en se dandinant pour rentrer lentement chez lui. « Maintenant, tout va bien ! » dit une voix sortant du lait et s'adressant au canard, et le lait se mit à fermenter et à bouillir. Le diable se sentait de plus en plus mal et de plus en plus inquiet ; il ne se déplaçait plus qu'à grand-peine. « Si seulement j'étais déjà chez moi ! » soupira-t-il ; mais rien n'y faisait : le lait, en bouillonnant, l'avait déjà bien gonflé. Il fit encore quelques pas chancelants, lorsqu'on entendit soudain un grand craquement ; il venait d'éclater et de voler en miettes, et le fils du roi et la fille du diable se tenaient là dans toute leur beauté et leur splendeur juvéniles.
Le fils du roi partit avec la fille du diable dans le royaume de son père ; ils arrivèrent juste le septième jour après que le diable eut enlevé le fils du roi. Quelle joie ce fut dans le royaume tout entier ! On retira les tentures de crêpe noir. Les chemins furent jonchés de rameaux verdoyants et de fleurs, et le vieux roi vint à leur rencontre, au son des timbales et des trompettes. On célébra des noces somptueuses et le vieux roi chargea son fils du gouvernement du royaume. C'est ainsi qu'il régna avec sagesse et équité comme son père, et il doit régner encore de nos jours, s'il n'est pas mort.

L'Ombre et le Mal dans les contes de fées P.381