L'ombre et le mal dans les contes de fées M. L. von Frans P.297)

« Il était une fois un roi qui avait sept fils et les aimait tellement qu'il ne pouvait pas se séparer de tous en même temps. Aussi l'un d'entre eux devait toujours demeurer auprès de lui. Lorsqu'ils eurent atteint l'âge adulte, six des frères durent partir afin de chercher femme.
Le père voulant garder le cadet auprès de lui, les autres furent chargés de lui ramener une fiancée. Le roi donna à ses six fils les plus beaux vêtements que l'on eût jamais vus, tellement ils étaient resplendissants, et chacun des fils reçut un cheval qui valait plusieurs centaines d'écus. Ainsi équipés, ils s'en furent. Après avoir visité un grand nombre de cours royales et vu de nombreuses princesses, ils arrivèrent enfin chez un roi qui avait six filles. Ils n'en avaient encore jamais vu d'aussi belles parmi toutes les filles de roi qu'ils avaient rencontrées. Et chacun fit donc la cour à l'une d'entre elles. Et lorsque chaque prince eut conquis le cour de sa bien-aimée, ils prirent le chemin du retour. Mais ils avaient complètement oublié qu'ils devaient ramener une fiancée pour le cadet qui était resté à la maison, tant ils étaient tous épris de leurs fiancées.
Lorsqu'ils eurent parcouru une bonne partie du chemin, ils passèrent près d'une paroi rocheuse qui tombait à pic : des géants y vivaient. Un géant sortit de son antre, les aperçut et les transforma tous en pierres, aussi bien les princes que les princesses. Pendant ce temps, le roi passait ses jours à guetter le retour de ses fils, mais il les attendait en vain, car ils ne revenaient pas. Il en eut une grande tristesse et dit qu'il ne pourrait jamais plus retrouver de véritable joie. « Si je ne t'avais pas auprès de moi », dit-il à son cadet, « je ne resterais pas en vie, car je suis trop affligé d'avoir perdu tes frères. » « Mais, mon père, j'ai déjà pensé te demander la permission de partir pour aller à la recherche de mes frères », dit le petit dernier. « Non, je ne te le permettrai en aucun cas », répondit le roi, « sinon je te perdrai également. » Mais le cadet voulait à tout prix partir et il pria et supplia tant et si bien le roi que celui-ci finit par accepter de le laisser aller. Seulement le roi n'avait plus pour son fils qu'une vieille rosse misérable, car les six autres princes et leur suite avaient pris toutes les bonnes montures ; mais le cadet ne s'en faisait guère de souci. Il monta sur son vieux cheval étique et dit au roi : « Au revoir, mon père ! Je reviendrai certainement, et peut-être que je ramènerai aussi mes six frères. » Ayant dit, il partit sur son cheval.
Lorsqu'il eut chevauché un bout de chemin, il rencontra un corbeau gisant sur la route. Celui-ci battait l'air de ses ailes sans réussir pour autant à s'envoler, car il mourait de faim. « Ah, cher ami, donne-moi de quoi manger ; je t'aiderai d ans le plus grand péril en récompense » s'écria le corbeau. « Je n'ai pas grand-chose à manger, mais toi, comment pourrais-tu venir à mon aide ? », dit le fils du roi, « et pourtant je peux t'en donner un peu, car tu en as vraiment besoin, je le vois bien. » Et il donna au corbeau quelques morceaux des provisions qu'il avait emportées avec lui.
Ayant parcouru un nouveau bout de chemin, il passa près d'un ruisseau au bord duquel gisait un gros saumon qui se tordait en vain au sec pour rejoindre l'eau du courant. « Ah, cher ami, aide-moi et remets-moi dans l'eau ! » dit le saumon au fils du roi, « je t'aiderai à mon tour quand tu seras dans le plus grand des périls. »- « Le secours que tu pourras m'apporter ne sera sans doute pas très grand », dit le prince, « mais ce serait bien triste si tu devais rester là, au sec, et en mourir. » Et il remit le poisson dans l'eau.
Il chevaucha encore un long bout de chemin et rencontra un loup tellement affamé qu'il était couché au milieu de la route, se tordant dans les crampes de la faim. « Cher ami, laisse-moi dévorer ton cheval », dit le loup, « j'ai une faim telle que mes boyaux s'entrechoquent parce que je n'ai plus rien eu à manger depuis deux ans. »
« Non », dit le prince, « je ne puis le faire. Pour commencer j'ai rencontré un corbeau auquel il m'a fallu donner mes provisions, ensuite j'ai trouvé un saumon que j'ai dû remettre à l'eau, et, à présent, tu veux dévorer mon cheval. Cela n'est pas possible, car sur quelle monture veux-tu que je continue ma route ensuite ? »
« C'est vrai, cher ami. Tu dois pourtant venir à mon aide », insista le loup. « Tu pourras monter sur mon dos pour poursuivre ton chemin. Et je te secourrai dans le plus grand péril. » « Le secours que tu pourras m'apporter ne sera certainement pas très grand. Mais enfin, tu peux quand même manger mon cheval, car tu es dans un état trop pitoyable », répondit alors le prince. Lorsque le loup eut dévoré le cheval, le prince prit la bride, la passa sur la tête du loup et lui posa la selle sur le dos. D'avoir englouti le cheval, le loup était devenu si fort qu'il partit au trot à grande allure, avec le prince sur son dos. Celui-ci n'avait encore jamais chevauché à une telle vitesse. « Un peu plus loin, je te montrerai la demeure des géants », dit le loup, et ils y arrivèrent en peu de temps. « Voici tes six frères transformés en pierres par le géant et voilà leurs six fiancées, et, là-bas, c'est la porte par laquelle il te faut entrer. »
« Non, je manque de courage pour le faire », dit le fils du roi, « car il me tuera.»
«Mais non », répondit le loup, « en entrant, tu trouveras une princesse qui te dira sans faute comment agir pour tuer le géant. Tu n'auras qu'à faire ce qu'elle te dira. »
Le prince entra donc, bien qu'il eût peur. Lorsqu'il pénétra à l'intérieur de la maison, le géant n'était pas chez lui. Mais une princesse était assise dans une chambre, exactement comme le loup l'avait dit, et le fils du roi n'avait encore jamais vu une jeune fille aussi belle. « Ah, que Dieu te protège ! Comment es-tu entré ici ? » s'écria la fille du roi quand elle l'aperçut.
« C'est ta mort, car personne ne peut tuer le géant qui habite ici, parce qu'il n'a pas son cour avec lui. »
« Oui, mais comme je suis là, autant essayer ! » dit le prince. « Et puis mes frères sont là dehors sous la forme de pierres, et je veux tenter de les délivrer ainsi que toi, que j'aimerais bien sauver. »
« Bien, si tu le veux à tout prix, voyons ce qui peut être fait. » dit alors la princesse. « Il faut que tu te caches sous ce lit, et tu devras ensuite ouvrir l'oreille pour bien écouter ce que nous dirons, le géant et moi. Mais tu devras te tenir tout à fait tranquille. Le prince se glissa sous le lit, et à peine s'était-il caché que le géant rentra chez lui. « Hum, ça sent la chair de chrétien ! » s'écria-t-il. « Oui », dit la princesse, « une pie tenant dans son bec un os humain a volé par ici et elle a laissé tomber l'os dans la cheminée. Je l'ai évidemment jeté sans tarder, mais l'odeur est tenace. » Le géant ne dit rien de plus. Lorsque le soir fut venu, ils allèrent se coucher et, un moment après, la fille du roi lui dit : « Il y a longtemps que j'aimerais te demander une chose, si seulement j'en avais le courage. »
« Et de quoi s'agit-il ? » demanda le géant. « J'aimerais savoir où tu gardes ton cour, puisque tu ne l'as pas avec toi », dit la princesse.
« Ah, mais il n'y a rien à demander à ce propos ! D'ailleurs il se trouve sous le seuil de la porte », répondit le géant.
« Eh bien, c'est donc là que nous allons le trouver », pensa le prince couché sous le lit.
Le lendemain, le géant se leva de bon matin et s'en alla dans la forêt. A peine était-il parti que le prince et la fille du roi entreprirent de chercher son cour enfoui sous le seuil. Mais malgré toute la peine qu'ils prirent à creuser et à chercher, ils ne trouvèrent rien. « Cette fois-ci, il nous a bernés ! », dit la princesse, « il nous faut essayer une nouvelle fois. » Elle cueillit les plus belles fleurs qu'elle put trouver et les répandit sur le seuil après l'avoir remis en ordre, et lorsque l'heure vint du retour du géant, le fils du roi se glissa à nouveau sous le lit. Lorsqu'il fut caché. Le géant arriva. « Hum, hum, ça sent la chair humaine ! » s'écria-t-il. « Oui », dit la princesse, « une pie tenant dans son bec un os humain a passé par ici et elle a laissé tomber l'os dans la cheminée. Je l'ai jeté sans tarder, mais l'odeur persiste encore. » Pour lors le géant se tut et n'en parla plus. Un peu plus tard, il voulut cependant savoir qui avait parsemé le seuil de fleurs. « Ma foi, c'est moi », dit la princesse. « Et qu'est-ce que cela signifie ? », lui demanda le géant. « C'est que je t'aime tant que j'ai dû le faire, parce que je savais que ton cour se trouvait là. »
« Ah, c'est donc cela », dit le géant, « mais ce n'est pas là qu'il se trouve. »
Le soir, après s'être couchée aux côtés du géant, la princesse lui demanda à nouveau où était son cour, car, dit-elle, elle l'aimait tant qu'elle voulait à tout prix le savoir. « Bah, il est dans l'armoire, là, près du mur », dit le géant. « Et bien », pensa le fils du roi caché sous le lit, « nous l'y trouverons sûrement. »
Le lendemain matin, le géant fut sur pied très tôt le matin et partit dans la forêt. A peine s'en était-il allé que le prince et la fille du roi ouvrirent l'armoire pour y chercher son cour. Mais ils eurent beau chercher, ils ne trouvèrent rien. « Eh oui », dit la princesse, « il nous faudra essayer encore une fois. » De nouveau, elle décora l'armoire de fleurs et de guirlandes, et vers le soir le fils cadet du roi se glissa sous le lit. Le géant rentra aussitôt.
« Hum, ça sent la chair humaine ! » s'écria-t-il. « Oui » dit la princesse, « une pie vient de passer tenant un os humain dans son bec et elle l'a laissé tomber dans la cheminée. Je l'ai bien jeté sans tarder, mais il se peut qu'on en sente encore l'odeur. » Lorsque le géant entendit cela, il n'en parla pas davantage. Mais il s'aperçut bientôt que l'armoire était ornée de fleurs et de couronnes, et il demanda qui avait fait cela. « C'est moi », dit la princesse. « Et que signifient ces manières ? » questionna le géant. « Ma foi, je t'aime tant que j'ai dû le faire puisque je sais à présent que ton cour s'y trouve », répondit la princesse. « Es-tu vraiment assez sotte pour le croire ? » s'écria le géant. « Oui, certes, il faut bien que je le croie puisque c'est toi qui me l'as dit. »
« Ce que tu peux être nigaude », s'écria le géant, « tu ne pourras jamais aller là où se trouve mon cour. »
« J'aimerais pourtant savoir où il se trouve. J'en aurais une telle joie ! » répliqua la princesse. Le géant ne put alors refuser plus longtemps, et il lui fallut dire la vérité. « Très, très loin d'ici, il existe une île dans une étendue d'eau », dit-il, « et sur l'île il y a une église, et dans l'église il y a un puits dans lequel nage un canard, et dans le canard il y a un ouf, et dans cet ouf, c'est là que se trouve mon cour ! »
Le lendemain matin, avant qu'il ne fit jour, le géant partit dans la forêt. « Bien, il faut donc, à présent, que je me mette en route », dit le prince, « si seulement je savais comment m'y rendre ! » Il prit alors congé de la princesse et, lorsqu'il sortit de la maison, le loup était déjà là à l'attendre. Le prince lui raconta ce qui s'était passé avec le géant et il lui dit que maintenant il voulait découvrir le puits situé dans l'église, mais qu'il ne savait pas comment s'y rendre. Le loup lui enjoignit de monter sur son dos et l'assura qu'il trouverait le chemin qui y menait. Puis ils partirent à la vitesse du vent, par les rochers et les forêts, par monts et par vaux. Lorsqu'ils eurent passé un grand nombre de jours à voyager, ils arrivèrent enfin au bord de l'eau. Mais le fils du roi ne savait pas comment traverser. Le loup lui adressa des paroles encourageantes, pour qu'il n'eût pas peur, et il nagea, le prince sur son dos, jusqu'à l'île. Ils parvinrent ainsi devant l'église. Mais la clé de l'église était suspendue tout en haut du clocher, et le fils du roi ne voyait pas comment se la procurer. « Il faut que tu appelles le corbeau », dit le loup, et le fils du roi fit ainsi. Le corbeau se présenta aussitôt et décrocha la clé au vol. Le prince put alors entrer dans l'église. Lorsqu'il arriva près du puits, il y avait en effet un canard qui nageait de-ci de-là sur l'eau, exactement comme le géant l'avait dit. Il s'arrêta au bord du puits et appela le canard, et quand celui-ci fut arrivé tout près, il le saisit. Au moment où il prit le canard et le souleva pour le sortir de l'eau, le canard laissa tomber l'ouf dans le puits. Le prince ne sut que faire pour s'en emparer. « Eh bien, à présent, il te faut appeler le saumon », dit le loup. Le fils du roi obéit, et le saumon se présenta aussitôt, alla prendre l'ouf au fond du puits et le ramena au prince. Le loup dit alors au prince de presser un peu l'ouf. Lorsqu'il le fit, le géant poussa un grand cri. « Appuie encore ! » dit le loup, et lorsque le prince le fit, le géant poussa un cri encore beaucoup plus pitoyable, et il demanda misérablement et humblement qu'on lui épargnât la vie. Il dit qu'il obéirait à toutes les exigences du fils du roi, si seulement celui-ci ne brisait pas son cour. « Dis-lui de rendre leur forme humaine à tes six frères qu'il a changés en pierres, et qu'il en fasse autant pour les six fiancées, auquel cas tu lui épargneras la vie », dit le loup, et le prince fit ainsi. Le Troll accepta ces conditions sans hésiter : il rendit leur forme humaine aux six fils du roi et aux six filles de roi, leurs fiancées. « Et maintenant, écrase l'ouf » dit le loup. Le prince écrasa alors l'ouf, le réduisant en morceaux, et le géant fut brisé au même instant.
Après que le fils cadet du roi eut ainsi mis fin aux jours du géant, il chevaucha sur son loup jusqu'à son repaire. Ses six frères étaient tous là, resplendissants de vie, avec leurs fiancées. Le prince entra alors dans la montagne, y alla prendre sa fiancée, puis ils partirent tous ensemble pour rentrer chez eux. Grande fut la joie du vieux roi lorsque ses sept fils arrivèrent tous ensemble, chacun avec sa fiancée. « Mais la plus belle de toutes, c'est la fiancée du petit dernier. Aussi prendra-t-il place à la tête de la tablée, avec sa fiancée à ses côtés », dit le roi.
Un grand banquet fut célébré pendant de longs jours, et s'ils n'ont pas encore mis fin à leurs réjouissances, ils festoient encore.