Bien des personnes m'ont demandé, et vous ont sans doute aussi demandé, si la psychologie analytique n'est pas en réalité une religion. Aussi, en liaison avec le sujet des conférences que j'ai faites à Yale (1937), ainsi qu'avec celles du Séminaire, j'ai dû porter récemment une plus grande attention aux rapports de la psychologie avec la religion. Maintenant, donc, à la fin du Séminaire, j'aimerais vous parler de cette question.
L'activation de l'inconscient est un phénomène particulier à notre époque. Pendant tout le Moyen Age, la psychologie des gens était tout à fait différente de ce qu'elle est maintenant ; ils ne se rendaient compte de rien en dehors de la conscience. La science psychologique du XVIIIe siècle elle-même identifiait totalement le psychisme avec la conscience.
Si vous possédiez une sorte de rayon X au moyen duquel vous puissiez observer l'état de l'inconscient chez un homme d'il y a deux ou trois siècles, et que vous le compariez avec celui de l'homme moderne, vous constateriez une énorme différence. Chez le premier, cet inconscient était passif ; chez l'homme moderne, il est extrêmement éveillé et actif. Jadis, les hommes ne sentaient même pas qu'ils avaient une psychologie, comme nous le ressentons maintenant. L'inconscient était contenu et maintenu en veilleuse dans la théologie chrétienne. La Weltanschauung (conception du monde) qui en résultait était universelle, absolument uniforme ne laissant aucune place au doute.
L'homme avait commencé à un moment défini, avec la Création, chacun savait cela à fond. Mais, de nos jours, le contenu archétypique, que, précédemment, l'Église se chargeait d'expliquer de façon satisfaisante, s'est détaché de ses projections et préoccupe les gens d'aujourd'hui. Où allons-nous, et pourquoi, sont des questions que l'on pose de tous côtés. L'énergie psychique associée à ce contenu s'agite comme jamais encore ; nous ne pouvons demeurer inconscients. Des couches entières du psychisme sont éclairées pour la première fois. C'est pourquoi il y a tant de « ismes » florissants. Une grande partie de cette énergie, il est vrai, est dirigée vers la science, mais la science est nouvelle, sa tradition est récente et ne satisfait pas aux besoins archétypiques. La situation psychologique actuelle est sans précédent ; du point de vue de toutes les expériences antérieures, elle est anormale. En conséquence, l'homme a commencé à prendre conscience du fait qu'il a une psychologie. Un homme du passé ne comprendrait pas du tout ce que cela signifie quand nous disons que quelque chose se passe dans nos têtes. Rien de ce genre ne lui était jamais arrivé. S'il l'avait pensé, il se serait cru fou. L'homme disait : « Je sens quelque chose bouger dans mon cour » ou avant cela, il le ressentait plus bas, dans le ventre. Il n'était conscient que de pensées qui touchaient au diaphragme ou aux entrailles. Le mot grec phren, signifiant l'esprit, est à la racine du mot diaphragme. Quand les gens commencèrent à sentir des choses bouger dans leur tête, ils prirent peur et ils s'adressèrent aux médecins, car ils savaient que quelque chose n'allait pas. C'est des médecins qu'est venue cette nouvelle sorte de psychologie. C'est donc en quelque sorte une psychologie pathologique.
La latence est probablement la meilleure condition pour l'inconscient. Mais la vie a quitté les églises, et elle n'y reviendra jamais. Les dieux ne veulent pas réintégrer les lieux qu'ils ont abandonnés. La même chose s'est déjà produite au temps des Césars romains, lorsque mourait le paganisme. Selon la légende (Plutarque), le capitaine d'un navire passant entre deux îles grecques entendit le bruit d'une grande lamentation et une voix forte qui criait : Panmegistos ethneken, le grand dieu Pan est mort. Quand cet homme arriva à Rome, il demanda une audience à l'empereur tant ses nouvelles étaient importantes.
A l'origine Pan était un esprit peu important de la nature, principalement occupé à taquiner les berges ; mais, plus tard, au fur et à mesure que les Romains étaient mêlés de plus en plus à la culture grecque, Pan fut confondu avec to pan, signifiant le Tout. Il devint le démiurge, l'anima mundi. Puis vint ce message : « Pan est mort. » Le grand Pan, qui est Dieu, est mort. Seul, l'homme demeure vivant. Après cela, le dieu unique devint un homme, et ce fut le Christ, un homme pour tous. Mais, maintenant, cela aussi est parti ; maintenant, chaque homme doit porter Dieu. La descente de l'esprit dans la matière est complète.
Jésus, vous le savez, était un enfant né d'une mère célibataire. Un tel enfant est appelé illégitime, et il existe un préjugé qui le met en porte à faux. Il souffre d'un terrible sentiment d'infériorité, qu'il devra certainement compenser. D'où la tentation de Jésus dans le désert, au cours de laquelle le royaume lui fut offert. Là, il rencontra son pire ennemi, le démon de la puissance ; mais il sut s'en apercevoir et refuser. Il dit : « Mon royaume n'est pas de ce monde. » Mais c'était un « royaume » malgré tout. Et vous vous souvenez de cet étrange incident, l'entrée triomphale dans Jérusalem. L'échec complet vint à la crucifixion, avec les paroles tragiques : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Si vous voulez comprendre tout le tragique de ces mots, vous devez saisir ce qu'ils signifient : le Christ a vu que toute sa vie, consacrée à la vérité selon ses plus profondes convictions, avait été une terrible illusion. Il l'avait vécue à fond avec une absolue sincérité. Il avait fait loyalement son expérience, mais c'était néanmoins une compensation. Sur la croix, sa mission le déserta. Mais, parce qu'il avait vécu si pleinement et avec tant de dévouement, il parvint au corps de la résurrection.
Nous devons tous faire ce que le Christ a fait. Nous devons vivre notre expérience. Nous devons commettre des erreurs. Nous devons vivre jusqu'au bout notre vision de la vie. Et il y aura l'erreur. Si vous évitez l'erreur, vous ne vivez pas ! On peut même dire, en un certain sens, que toute vie est une erreur, car personne n'a trouvé la vérité. Quand nous vivons ainsi, nous connaissons le Christ comme un frère, et Dieu devient réellement un homme. Cela semble un terrible blasphème, mais ce ne l'est pas. Car ce n'est qu'à ce moment là que nous comprenons le Christ comme il voudrait être compris : comme un de nos semblables. Alors seulement, Dieu devient homme en nous-mêmes.
Cela semble être de la religion, mais ce ne l'est pas. Je parle en tant que philosophe. Les gens m'appellent parfois un chef religieux. Je ne le suis pas. Je n'ai pas de message, pas de mission ; j'essaie seulement de comprendre. Si nous sommes des philosophes dans le sens ancien du mot, nous sommes des amoureux de la sagesse. Cela évite la compagnie parfois contestable de ceux qui offrent une religion.
Et ainsi, la dernière chose que je voudrais dire à chacun d'entre vous, mes amis, est la suivante : réalisez votre vie aussi bien que vous le pouvez, même si elle est fondée sur l'erreur, car la vie doit être détruite, et on arrive souvent à la vérité par l'erreur. Alors, comme le Christ, vous aurez réalisé votre expérience. Donc, soyez humains, cherchez la compréhension, cherchez le discernement et créez votre hypothèse, votre philosophie de la vie. Quand nous reconnaissons l'Esprit vivant dans l'inconscient de chaque individu, nous devenons des frères du Christ.