II LE MONDE D'EN-HAUT ET LE MONDE D'EN-BAS : QUALITÉS DE LA FÉMINITÉ
 
La déesse Inanna
 
La déesse Inanna (son nom sémite est Ishtar) présente une image symbolique à multiples facettes, un modèle intégral de la femme qui va bien au-delà de la fonction maternelle. . Inanna, dans le culte de laquelle apparaît le symbole de la hache à double tranchant des déesses qui l'ont précédée, est concernée par la terre et par le ciel, la matière et l'esprit, le vaisseau et la lumière, les dons de la terre et les conseils du ciel. A l'origine, elle a peut-être un rapport avec les céréales et l'entrepôt communal en tant que vaisseau, réceptacle où l'on enfermait les dattes, le grain et le bétail. Parmi ses autres emblèmes figurait cet entrepôt et un baluchon ou un faisceau retenu par un lien, peut-être un fagot de roseaux utilisé pour fermer son entrepôt ; et le dieu des dattes fut le premier de ses époux divins. (.. la toute première forme de son nom était Ninanna(k), c'est-à-dire « La dame au régime de dattes ».) Elle est ainsi, comme Déméter et Ceriddwen, une des déesses de la fertilité en général.( .. Le cycle de huit années de la planète Vénus « gouverne semble-t-il la croissance des récoltes et de la multiplication du genre humain » .. Les études montrent que la périodicité de la planète correspond avec les récoltes les plus abondantes ...) Dans un chant, on dit que de ses entrailles se déversent en abondance le grain et les fruits de la terre.
Elle est aussi, dès l'origine, une déesse des cieux, et elle est représentée par une étoile sur .. Déesses des pluies bénéfiques, des tempêtes et des inondations redoutables, des ciels couverts (on dit que les nuages du ciel sont les seins d'Inanna), on la nomme reine du ciel et épouse de An, antique dieu du ciel. Elle est aussi depuis des temps très anciens la déesse de l'étoile du matin et du soir, brillante et capricieuse, celle qui éveille la vie et la met au repos, qui fait la loi aux frontières, fait entrer ou sortir son frère le dieu soleil et son père le dieu lune. Elle représente les régions intermédiaires, liminales, ou les énergies qu'on ne peut maîtriser, canaliser à coup sûr. Elle n'est pas la féminité en tant que nuit, mais elle symbolise plutôt la conscience des transitions et des frontières, des lieux d'échange et de franchissement qui impliquent créativité et changement, et toutes les joies, tous les doutes qui accompagnent une conscience humaine adaptable, espiègle et qui n'est jamais assurée très longtemps.
En tant qu'étoile du soir, elle tient sa cour à l'époque de la nouvelle lune pour entendre les requêtes des dieux et assister aux concerts, banquets, ainsi qu'aux mises en scènes guerrières organisées en son honneur. Elle revendique les principes, les pouvoirs, les talents et les rites qui régissent le monde d'en-haut, le monde civilisé. Et en tant que juge, elle rend la justice pour P.28 « décider du cours du destin » et « fouler au pied l'indocile », symbolisant la capacité intuitive à évaluer, périodiquement et de nouveau, capacité qui va de pair avec le sentiment que la vie est un processus de changement.
En tant que reine de la terre et de sa fécondité, elle confère la royauté au mortel choisi pour être le berger du peuple, et elle l'accueille dans son lit et sur son trône (faits d'un arbre cosmique que Gilgamesh a coupé dans le jardjn de la reine). A son époux, elle donne trône, sceptre, bâton, houlette et couronne, ainsi que la promesse d'une bonne moisson et les joies de sa couche.
Mais elle est aussi la déesse de la guerre. La bataille est « la danse d'lnanna », et en donnant la victoire, elle est « le carquois à portée de main,. le cour de la bataille,. le bras du guenier. »
Avec plus de passion que n'en montre Athéna (elle y ajoute l'énergie, l'instinct débridés qui furent plus tard, en Grèce, attribués à Artémis), on la décrit dans un hymne comme « avide et insatiable. douée de pouvoirs. agressive comme l'ouragan qui bat son plein » ; elle a « un visage qui inspire une terreur sacrée » et « un cour courroucé », et elle chante sans retenue les délices de sa gloire et de ses prouesses : « Le ciel est mien, la terre est mienne - à moi, moi qui suis une guerrière. Est-il un dieu capable de rivaliser avec moi ? » « Les dieux sont des moineaux, je suis un faucon ; les Anunnaki [les dieux] passent lourdement - je suis une splendide génisse sauvage ».
Dans un mythe, on la décrit en train de se battre avec le dragon de kur, et elle le tue. Son animal de compagnie est le lion, et son char est tiré par sept de ces animaux. Parfois, sur des sceaux antiques, on la voit accompagnée d'un scorpion.
Avec autant de passion, elle est la déesse de l'amour sexuel. . Plus extravertie qu'Aphrodite, elle éprouve du désir et l'assouvit, aspire à quelque chose qu'elle détruit, et puis elle se lamente et compose des chants de douleur. Le désir qu'elle suscite vient moins souvent de l'intérieur que ce n'est le cas pour Aphrodite, mais elle le revendique de façon péremptoir et célèbre son corps par des chants. Sa réceptivité est active. Elle réclame d'être physiquement comblée, que soit rempli le creux de son corps, chante la louange de sa vulve et ordonne à Dumuzi de venir au lit avec elle pour « Labourer ma vulve, homme de mon cour ». Elle est ainsi la déesse des courtisanes, on la nomme la putain « qui hèle les hommes du seuil de l'estaminet» quand elle apparaît en tant qu'étoile du soir. Et dans le ciel, on l'appelle fille d'honneur et hiérodule (grande prêtresse et prostituée sacrée) des dieux. P.30
Elle est aussi guérisseuse, donneuse de vie, elle compose des chants - on dit qu'elle les engendre, car sa créativité s'étend à tous les domaines. Et le comportement que suscitent les émotions est censé dépendre d'elle :
 
Importuner, injurier, railler, profaner - et vénérer - , c'est ton domaine, Inanna.
Les idées noires, le malheur, les peines de cour - et la joie, l'allégresse -, c'est ton domaine, Inanna.
Trembler de peur, de terreur - et resplendir de gloire - , c'est ton dornaine, Inanna ...
 
Les nombreux poèmes qui la concernent la dépeignent comme .. aimante, jalouse, affligée, joyeuse, timide, exhibitionniste, voleuse, passionnée, ambitieuse, généreuse .. toute la gamme des affects appartient à cette déesse.
Souvent Inanna est décrite comme « fille » ou « servante» des dieux. Et en effet, à l'époque où furent écrits les premiers hymnes qui la célèbrent, elle apparaît souvent, comme Athéna, «conditionnée par les liens qui la rattachent au père », même si ces poèmes suggèrent une relation personnelle étroite, pleine de joie, avec sa mère. Bien qu'elle ait deux fils, et que les rois et le peuple de Sumer soient appelés sa progéniture, ce n'est pas une figure maternelle au sens où nous l'entendons. Comme la déesse Artémis, elle appartient à cette « région intermédiaire, à michemin entre l'état de mère et celui de vierge, région pleine de joie de vivre et d'appétit pour le meurtre, la fécondité et l'animalité ».
Elle représente la quintessence de la jeune fille dans ce qu'elle a de positif, vierge-putain sensuelle, féroce, dynamique, éternellement jeune . ElIe n'est jamais ni une paisible femme au foyer ni une mère soumise à la loi du père. Elle garde son indépendance et son magnétisme, qu'elle soit amoureuse, jeune mariée ou veuve. Et elle n'est pas une mère amoureuse de ses fils. Ce rôle et ce concept me semblent une invention masculine, de l'époque où les femmes étaient dépossédées de leur potentiel et vivaient en se projetant, par l'intermédiaire de leurs rejetons mâles enviés et adorés.
Et pourtant, en dépit de ses pouvoirs en tant que déesse de la fertilité, de l'ordre, de la guerre, de l'amour, du ciel, de la guérison, des émotions et des chants ; malgré ses titres de Reine et de Dame aux Fonctions innombrables, Inanna est une errante. Comme Ereshkigal, elle a été dépossédée par Enlil, dieu céleste de la deuxième génération. Ses racines sont profondément ancrées dans la couche prépatriarcale, mais d'après le point de vue patriarcal, avec Gilgamesh comme porte-parole, Inanna-Ishtar est inconstante et volage, et elle est de façon inéluctable la cause des malheurs qui s'abattent sur ses époux bien-aimés. P.32 Ainsi Gilgamesh, qui à l'origine lui prêta ses forces d 'homme pour construire le lit et le trône royaux, se retourne contre eile, se rebelle et offense la déesse de la terre et des champs afin de s'arroger ses pouvoirs.
Voici un chant de lamentation où Inanna en appelle à Enlil parce qu'elle a perdu sa maison :
 
Moi la femme qu'il a remplie de détresse.
M'a remplie, moi, reine du ciel, de consternation.
Moi la femme qui encercle la terre, dis-moi où est ma maison..,
Dis-moi où est la cité où je pourrrais habiter.
Moi, qui suis ta fiIle., hiérodule et demoiselle d'honneur, dis-moi où est ma maison.
L'oiseau a un nid bien à lui, mais moi, mes petits sont dispersés,
Le poisson s'arrêle en eau calme, mais pour moi, nul lieu de repos,
Le chien se couche sur le seuil, mais moi, je n'ai plus de seuiI...
 
. il s'agit peut-être du plus ancien des chants que l'on connaisse dans lequel la description de la déesse, femme exilée, est très poignante. Comme par la suite les épouses babyloniennes d'Israël chassées de chez elles par le pouvoir masculin, même la grande déesse prébabylonienne est chassée de chez elle et s'en plaint. En fait, la quête d'un foyer est l'un des thèmes oniriques récurrents du travail analytique initial des femmes modernes, filles du père.
Cependant, une grande partie de ce que symbolisait Inanna pour les Sumériens n'est plus à présent d'actualité. Bon nombre des qualités de la déesse du monde d'en-haut ont été désacralisées en Occident, ou détournées à leur profit par les divinités masculines, et/ou trop condensées, trop idéalisées par la morale et les codes esthétiques du patriarcat. Ainsi, la plupart des déesses de la Grèce antique ont été « absorbées » par leur père ; la déesse hébraïque a été privée de ses pouvoirs. Il ne nous reste que les déesses tout à fait spécifiques ou sans importance. Et presque tous les pouvoirs qui ont appartenu à la déesse ont perdu leur rapport avec la vie des femmes, la féminité, l'érotisme qu'elles incarnent de façon ludique et passionnelle, cette féminité pleine d'indépendance, de force, de volonté propre, la voie royale de la femme, ambitieuse et multiple.
Les femmes elles-mêmes, à la périphérie de la civilisation occidentale, ont vécu principalement dans le domaine personnel, dans des rôles étroitement circonscrits, souvent soumises aux diktats des hommes, de la position sociale, des enfants, etc, reléguant au second plan leur soif de pouvoir et de passion pour mener une existence sécurisée, dans l'ombre des mâles surchargés d'obligations dont la puissance existe par projection et est légitimée par la société. Ce qui devint un comportement collectivement acceptable pour les femmes cessa d'être relié au sacré à mesure que se rétrécissait l'étendue de la gamme des pouvoirs dévolus à la déesse. Le Surmoi, c'est-à-dire la loi du père, nécessaire à l'origine pour établir fermement le sens des valeurs, renforcé ensuite par le Christianisme en tant qu'institution afin de discipliner le déchaînement d'affectivité ..acquit peu à peu une importance démesurée. Depuis l'ère victorienne et l'utilitarisme, il a tant circonscrit et réprimé les énergies vitales que celles-ci jaillissent à P.34 présent de manière irrépressible et ramènent inéluctablement la déesse dans la culture occidentale.
Brimée, la joie qui participe de la féminité a été ravalée au rang de simple frivolité ; l'allégresse du désir sexuel a été dévalorisée, considérée avec réprobation comme une manifestltion de luxure, ou avec une sentimentalité bêtifiante, comme une variante de l'amour maternel ; et la vitalité féminine a été canalisée dans les limites étroites du devoir et de l'obéissance. Cette dévaluation a produit des filles du père déracinées, leurs forces et leurs passions féminines comme fragmentées, leurs rêves et leurs idéaux relégués dans un ciel hors d'atteinte, érigés en majesté dans un esprit qui fausse et trahit les schémas instinctuels symbolisés par la reine du ciel et de la terre.
Cette dévaluation a également produit des furies débordantes de frustrations. Car, pour autant qu'Inanna existe dans l'inconscient des femmes soumises à la loi du père, elle donne lieu bien souvent à des résurgences démoniaques. La façon dont l'actrice June Havoc décrit les femmes de sa fanliIle donne une bonne idée de l'éruption d'énergies réprimées qui ont tourné à l'aigre :
 
Toutes les femmes de [notre] famille., avaient pour trait communs l'ambition, la force, et une indépendance farouche ; elles se mariaient tôt, divorçaient vite pour finalement sombrer dans l'alcool, la drogue ou la folie. II leur fallait une liberté totale. Et comme elles ne savaient comment faire pour y parvenir, elles étaient abominablement frustrées. Les hommes n'étaient pour elles qu'une commodité ; elles étaient incapables des joies de l'amour.
 
D'autre part, la déesse Inanna, dans son rôle consciemment assumé de femme exilée et souffrante, donne une image de la divinité capable, peut-être, de porter la souffrance et la rédemption des femmes modernes. Plus proche pour beaucoup d'entre nous que le Christ de l'Eglise, elle suggère un schéma archétypal susceptible de donner une signification à la quête entreprise par les femmes, un schéma à même de supplanter le mythe chrétien pour celles qui ne peuvent accepter un Dieu masculin. La souffrance d'Inanna, le fait qu'on l'ait dévêtue, son humiliation, sa flagellation et sa mort, les stations de sa descente, sa « crucifixion » au èroc de boucher du monde d'en-bas et sa résurrection, tout cela préfigure la passion du Christ et représente peut-être la première image archétypale connue de la divinité dont la mort, le sacrifice, rachètent la « terre gaste » du monde. Ce n'est pas pour racheter les péchés du genre humain qu'Inanna se sacrifie, mais pour la terre à qui sont nécessaires la vie et le renouveau. Elle se soucie davantage de la vie que du bien et du mal. Il n'en reste pas moins que sa descente et son retour constituent un modèle pour nos propres itinéraires psychologiques et spirituels.
Dans l'histoire du Christ, les actes de destruction perpétrés à l'encontre du sauveur n'avaient d'autre cause que la méchanceté et la peur humaine et pouvaient ainsi instaurer un cycle de vengeances, une succession alternée de boucs émissaires ; en revanche, dans le poème sumérien, les épreuves infligées à Inanna sont attribuées à une source transpersonnelle. La déesse détruit, de même qu'elle est capable de sauver. Et ceci nous amène à étudier Ereshkigal, « sour » nocturne d'Inanna.
 
Ereshkigal, la déesse nocturne
 
L'autre déesse importante de ce mythe est Ereshkigal, reine des Morts et du monde des Profondeurs. Son nom signifie P.36 «Dame du vaste lieu d'en-bas », mais avant d'être reléguée dans le kur, ce lieu étranger situé hors de la conscience patriarcale, elle était la déesse des moissons et vivait à la surface de la terre. Ainsi elle symbolisait le Grand Cycle de la nature, l'épi qui croît à la surface, et la graine qui dans les profondeurs meurt pour renaître à nouveau. Pour la conscience matriarcale elle représente le continuum au sein duquel les différents états sont simplement perçus comme les transformations d'une seule et même énergie. Pour la conscience patriarcale, la mort devient une dépossession de la vie, une sorte de viol, une forme de violence qu'il faut redouter et maîtriser autant que possible grâce à la distanciation et à l'ordre moral.
Dans un mythe qui décrit les événements aboutissant à la naissance du dieu-lune, ces deux perspectives figurent côte à côte. En effet, dans le monde d'en-haut, Ereshkigal, en tant que déesse des moissons, portait le nom de Ninlil et était l'épouse de Enlil, dieu céleste de la deuxième génération. Ninlil ne cessait d'être violée par son mari qui l'approchait sous diverses apparences. Afin de défendre la jeune déesse, les dieux le punirent pour les violences qu'il lui avait fait subir : ils exilèrent EnliI dans le monde des profondeurs. Par amour pour son époux, Ninlil l'y suivit et prit le nom d'Ereshkigal. Enlil continua à tenir le rôle du dieu qui gouverne le ciel, mais il est possible qu'il ait eu un nom pour le monde des profondeurs. De même que Zeus se nomme Hadès aux enfers, de même Enlil est peut-être le Gugalanna qui est tué dans le mythe de la Descente, le Grand Taureau céleste, mari d'Ereshkigal.
Dans une perspective patriarcale, le viol de la déesse établit la supériorité de la loi masculine sur la vie culturelle consciente ( et eut-être sur l'agriculture) et renvoie les pouvoirs et la fécondité de la femme au monde des profondeurs. Quand le dieu An s'empare du ciel, qu'Enlil fait main basse sur la terre et qu'ainsi la conscience peut se faire jour, alors « Ereshkigal, tel un butin, est emportée par le Grand En-dessous ». Mais dans la perspective magique de la conscience matriarcale, la déesse n'est pas un butin destiné à être emporté hors de la vie ; et la mort n'est pas non plus un viol, ou la destruction de la vie, mais plutôt une transformation à laquelle, comme le grain le fait pour le moissonneur, la déesse se soumet de bonne grâce, mais aussi sur laquelle elle règne !  (.. « Ereshkigal reçut le kur en récompense ». Elle devint Reine. En effet, après la séparation du ciel et de la terre, le kur devint sa Grande Résidence et le lieu de sa nouvelle fécondité.)
Le poème qui décrit la descente d'Inanna nous dit que du premier des viols subis par Ninlil-Ereshkigal naquit Nanna-sin, le dieu lune, qui vint au monde dans les Profondeurs, s'élève pour éclairer l'obscurité et mesurer le temps par ses cycles croissants et décroissants. Nanna-sin, en fait, est le père d'lnanna (et aussi le père du dieu-soleil). Ainsi, dans cette généalogie, sa mère, Ninlil-Ereshkigal, est la grand-mère d'Inanna ; c'est là un aspect de la féminité primitive sans limites qui a été violée, abattue, et qui pourtant s'avère féconde. Ereshkigal est devenue pour le patriarcat un symbole de la crainte de la mort, c'est pourqqoi elle a été bannie dans le monde des profondeurs. Toutefois, le poème rappelle ses pouvoirs P.38 d'antan, et le dernier vers enseigne combien il est doux d'apprendre à la connaître comme symbole du Grand Cycle de la nature.( De la même façon, les initiés aux Mystères d'Eleusis trouvaient du réconfort dans la connaissance du mythe de Déméter-Perséphone et de la vie éternelle susceptible d'être acquise par l'intermédiaire de ce mystère.)
 
Les qualités d'Ereshkigal
 
Paradoxe
 
On dit que les autres viols produisirent des monstres. Le Grand Cycle de la nature engendre une panoplie chaotique qui apparaît monstrueuse aux yeux du monde héroïque du patriarcat qui accorde une si grande importance à l'ordre, à la maîtrise et à la raison. Ereshkigal défie la conscience différenciée. C'est une divinité paradoxale, car elle est à la fois vaisseau (réceptacle) et aussi poteau (enjeu). Elle est la racine de toute chose, le lieu où l'énergie et la conscience, assoupies, sont potentiellement présentes. Elle est le lieu où la vie, immobile, est à l'état latent .. en deçà de tout langage, avec les discriminations qu'il comporte, et pourtant jugeant et agissant. Elle est l'énergie qui se bannit elle-même dans le monde des profondeurs, trop horrible pour qu'on la contemple - comme les expériences vécues de la petite enfance et les zones obscures de la lune, lieux d'oubli, terrain dangereux sur lequel prend pied la conscience diurne, la matrice originelle.
La sagesse que recèlent cet isolement et cette amertume, c'est elle qui en est détentrice. Elle accueille toutes choses en son sein, tout en en étant l'adversaire, l'inévitable vainqueur qui donne la mort. Le mythe montre qu'elle est sensible aux initiatives venues du monde d'en-haut, bien qu'elle gouverne le Pays d'où l'on ne revient jamais, le royaume de tout ce qui pénètre au-dessous de l'horizon de la conscience.
Son viol suggère certaines analogies avec le mythe de Perséphone, mais l'image d'Ereshkigal présente sous une forme brute la puissance paradoxale et plus antique qui fonde ce mythe, et elle ressemble bien davantage à la Gorgone et à la Déméter Noire : puissante et terrifiante avec les sangsues qui lui tiennent lieu de chevelure et son terrible regard meurtrier, elle est en relation étroite avec tout ce qui participe de la non-existence et du destin. Elle détient et incarne les lois qui gouvernent le Monde des profondeurs lorsqu'elle siège avec ses sept juges afin d'accueillir quiconque vient à elle après avoir franchi les sept portes de sa demeure de lapis-Iazuli. Dans d'autres mythes, son époux est Ninazu (seigneur de la guérison) ou Nergal (dieu de la peste, de la guerre et de la mort).
 
Affect primal
 
Dans le poème de la Descente, Ereshkigal est tout d'abord décrite comme folle de rage parce qu'Inanna a envahi son royaume ; ensuite elle entre dans une phase de destruction active, puis de souffrance ; et enfin c'est la gratitude et la générosité qui l'emportent. Sous l'effet de la colère, son visage devient jaune, ses lèvres noires, elle se frappe violemment les cuisses et se mord. Elle est très contrariée parce qu'Inanna va ressusciter P.40 les morts, ses serviteurs à elle, Ereshkigal, qui, privée de pain et de bière, devra se nourrir de poussière et d'eau comme les morts eux-mêmes. Ici, elle éprouve une rage primitive. Elle est remplie de fureur, de convoitise, de la crainte d'être dépossédée et même de rancune contre elle-même. Elle symbolise les instincts à l'état brut, détachés de la conscience : le manque, l'agressivité qui habitent le monde des profondeurs. Et elle envoie, pour affronter l'intruse, le portier, un mâle capable de la défendre.
Ces images suggèrent que la bande chaotique de furies qui assurent sa défense, telles la rage, la convoitise et même le déchaînement de l'animus, constituent des aspects inévitables du monde des profondeurs et de ses archétypes. Elles représentent la façon dont l'inconscient réagit lorsqu'il est envahi par des éléments indésirables. Nous les voyons apparaître lorsqu'on tente de sonder un complexe, car l'inconscient possède ses propres défenses, et elles sont puissantes. Elles font partie de la Grande Déesse, le mythe le dit ; nous sentons ces énergies inconscientes, coercitives, compulsives, qui cherchent à soumettre le moi à leur emprise. Quand la personnalité consciente doit affronter de tels affects, elle est victime de blocages et éprouve un malaise : elle craint d'être brisée par une force supérieure et se réfugie souvent dans l'angoisse ou le détachement, dans un état de suspens qui l'exclut de la vie. C'est là qu'il faut vénérer les énergies, les considérer comme des aspects de la déesse susceptibles d'être servis et autorisés consciemment à entrer dans la vie.
 
Energie
 
D'après ce qui arrive à Inanna dans le monde des profondeurs, nous constatons que les forces symbolisées par Ereshkigal sont celles qui sont en relation non seulement avec la destruction active mais aussi avec la transformation, la métamorphose, par le biais de ces processus organiques qui se font cellule après cellule, comme la décomposition et la gestation, envahissant insidieusement la personne qui, bien malgré elle, en est le siège. Des forces impersonnelles telles que celles-ci dévorent et détruisent, incubent et font accoucher, d'une manière implacable et inévitable. (Même une grossesse peut être ressentie de cette façon). Ici, elles agissent sur Inanna et la réduisent à l'état primitif de la substance animale inerte, substance qui toutefois subit un changement, en se soumettant passivement au donné brut, à l'ordre des choses. Elle pourrit.
Psychologiquement, la force d'Ereshkigal est souvent ressentie comme négative, en tout cas du point de vue de la conscience du Logos, patriarcale, active et abstraite. Alors ces forces amènent un état de vide ou de chaos, avec tout ce que cela comporte d'inanité, de division irrémédiablement stériles et figées.
Le domaine d'Ereshkigal, lorsque nous nous y trouvons, semble sans limites, irrationnel, primitif, totalement inhospialier, et même destructeur de l'individu. Il contient une énergie que nous commençons à connaître grâce à l'étude des trous noirs et de la désintégration des éléments, ainsi que par celle des processus de fermentation, de cancérisation, de putréfaction, celle aussi des fonctions du cerveau primitif (le système limbique) qui régissent le péristaltisme, la menstruation, la gestation et autres formes de vie corporelle auxquelles nous devons nous soumettre. C'est l'aspect transformation-destruction que comporte la volonté cosmique. Ereshkigal est comme Kali, qui, au moyen du temps et de la souffrance « anéantit sans merci... toutes distinctions P.42 dans ses brasiers impitoyablement équitables », et qui pourtant donne à la vie un nouvel élan. Elle symbolise l'abîme qui est le commencement et la fin, l'assise sur laquelle repose tout ce qui est vivant.
 
Matière
 
L'énergie d'Ereshkigal est aussi en relation avec la stase, l'immobilité apparente et la solidité, l'unité totalisante de la matière en tant que principe cosmique. Cette énergie groupe les forces fondamentales, élémentaires, les forces de cohésion et de conservation en relation avec le chakra mûladhâra ( ou centre psychique inférieur), l'instinct de survie qui s'y rattache et le souci de la constance et de la sécurité fondamentales. Ici l'énergie « reste assoupie., statique., enfermée dans la matière » : ce sont l'inertie et les vibrations très lentes de l'énergie cosmique.
Une stase, une immobilité apparente comme celle-ci suggère la possibilité d'un bain purificateur dans l'obscurité de l'inconnu. Mais elle suggère aussi une dissolution et une lenteur qui exigent de ceux qui plongent dans cette stase une immense patience. Le royaume d'Ereshkigal représente la seule certitude que nous avons dans la vie, la certitude que nous mourrons. Pourtant, à cause de cette certitude même, elle est une manifestation de ce qu'il y a de plus inconnu, de plus « autre », de cette région où la conscience de la vie demeure en sommeil. Lorsqu'il n'y a presque pas de mouvements capables d'éveiller nos sensations, nous sommes à peine conscients. Nous en sommes réduits à nous fier au côté obscur de l'intuition, au flair du mûladhâra, qui nous oriente vers les possibilités infinies et immortelles inhérentes à l'instant reçu avec passivité et pourtant incarné et fugitif. Ici, il y a à la fois l'inertie et une source de guérison élémentale. C'est le lieu de la survivance, de la terre fondatrice, des commencements à la solidité toute minérale. C'est le lieu du Soi à l'état natif, le joyau caché dans sa gangue, et aussi le lieu de la fin en tant que retour de l'activité vers le repos et la mort.
 
La loi naturelle 
 
Le vizir d'Ereshkigal se nomme Namtar, « le destin ». Son royaume a ses propres lois auxquelles se soumettent les dieux sumériens du ciel. Ce sont les « lois du Grand Univers des Profondeurs », la loi de la réalité, des choses telles qu'elles sont, la loi naturelle, celle d'avant l'éthique ; souvent redoutable, elle précède toujours les jugements du Surmoi patriarcal et, souvent, ceux de nos préférences.
Une femme d'âge moyen entreprit une thérapie : jusqu'à ce que ses enfants quittent la maison, elle avait vécu d'une manière qui montrait qu'elle avait un moi-animus compétent et actif, et à présent elle souffrait d'une colite assez grave. Elle écrivait qu'elle « retournait au commencement qui se trouve en-deçà de tous les artifices et toutes les réglementations » :
 
J'ai grandi soumise à ce que je considère à présent comme une loi erronée -car il y a une autre loi. La vraie loi, c'est avaler, respirer et déféquer - toutes les fonctions du corps. Il n'y a pas de bien ou de mal, il y a juste ce qui est. Il n'y a ni bien ni mal. Seulement ce qui est nécessaire. C'est un ordre divin dont je prends conscience en le découvrant dans mon propre corps ; non comme un ordre imposé, mais un laisser-faire. L'équilibre des pouvoirs ne cesse de changer, mais de lui-même il prend forme si je suis capable d'attendre. Mais c'est un équilibre qui comporte une tension, et non un équilibre mort. Il y a même un ordre dans ce processus analytique chaotique. Dans mes colères, dans ma dépression même. Une sorte différente de loi, de temps et de souffrance.
 
On avait habitué cette femme à aller à la selle en lui administrant constamment, dès la première semaine de son existence, des suppositoires. A la fin de sa thérapie, elle dit : « Je me rends compte que c'est un processus qui va de la colite à l'état de fabricant de merde confirmé ». Son initiation à la déesse noire et à l'instance tantrique du mûladhâra anal fut très approfondie, pénétra loin et m'apprit beaucoup.
 
Expérience analytique d'Ereshkigal
 
Ce substrat, cet arrière-plan, ce domaine du yin fondamental est une constante avec laquelle beaucoup de filles du père négaif ont peu ou pas de rapport. Parfois des moments de terreur évoquent négativement ce substrat, comme cette patiente atteinte de pneumonie, qui avait l'impression que sa poitrine s'emplissait de terre, ou une autre, qui, lorsqu'elle avait peur, retirait son âme si profond en elle qu'elle avait l'impression de n'être qu'une pierre aride et qu'on ne pouvait l'atteindre. Un travail sur les images permit de retrouver le sentiment de la vie potentielle enfermée dans le corps et cachée sous les apparences de l'immobilité et de la paralysie. Derrière l'apparence figée de la première patiente, il y avait la chaleur de la terre, et il fallut une lente patience pour qu'elle se tourne vers son corps afin de se guérir physiquement. Derrière la pierre, quand l'autre patiente fut capable de regarder, il y avait la vie fragile, sacrée, atemporelle des déserts qu'elle aimait et de la civilisation des Indiens pueblos, qui persiste très proche de la nature et même des pierres .
Lorsqu'on ne les respecte pas, les forces qui appartiennent à Ereshkigal donnent le sentiment d'une dépression, d'un abîme d'angoisse, d'impuissance et de futilité, comme un désir inacceptable, une énergie qui vise à transfonner et à détruire, une autonomie intolérable (le besoin d'autonomie et celui de s'affirmer) qui, fragmentés, retournés contre eux-mêmes, dévorent le sentiment qu'a une personne de sa puissance et de sa valeur voulues. Une femme qui endure les tourments d'Ereshkigal a sans le savoir donné la priorité à l'animus négatif de son Surmoi et a été dominée par lui. Elle est coupée de ses affects primaux, elle n'a plus conscience de ceux-ci. Et pourtant elle s'enfonce facilement dans le monde des profondeurs comme aspirée dans un tourbillon, ou bien elle tombe amoureuse d'un homme à tendances psychopathiques ou psychotiques qui risque de l'entraîner vers les profondeurs. Ou alors elle recherche le monde des profondeurs d'une manière compulsive, se cache de la vie, s'adonnant souvent à divers moyens d'atténuer les souffrances qu'entraîne le changement et qui sont trop lourdes à porter pour sa personnalité fragmentée. Ou encore, inconsciemment, elle s'identifie à ce que la civilisation rejette comme inefficace et inférieur, et ainsi, plaçant sous un signe négatif le sentiment de son unicité, s'oblige à s'introvertir.
En s'identifiant à EreshkigaI, une femme peut se sentir bloquée dans une stase hors du temps, incapable de bouger, réduite P.46 à la grisaille vide et désespérée d'une personne violée par l'animus. EIle peut s'identifier à la déesse en tant qu'énorme bouche ( et même gueule) qui reçoit tout ce qui est vivant, car elle est affamée et vorace. Une femme de ce genre manifeste souvent des symptômes somatiques : troubles digestifs, troubles en rapport avec les organes de l'abdomen, ou liés aux processus de désintégration cellulaire.
C'est un grand réconfort de savoir vers quel autel se diriger lorsqu'on se trouve en présence de tels états. Mais Ereshkigal ne veut pas être vénérée à la manière habituelle. Comme les divinités chthoniennes élémentaires, pour qui les sacrifices consistaient en holocaustes, elle exige la mort, la destruction complète des différenciations et du sentiment conscient de l'individualité, une transformation totale. Elle réclame une terrible empathie, qui s'abandonne complètement à elle, lui cède et se lamente avec elle. Au niveau de la conscience archaïque et rnagique, ses victimes se laissent docilement mener, ramener jusque dans sa gueule. ( Et les Sumériens étaient convaincus que la vénération explicite et les offrandes arrêtaient le bras des divinités les plus malveillantes).
Mais servir ce pouvoir, le vénérer, avec tout ce qu'il a d'impersonnel et de systématiquement destructeur nous semble aussi monstrueux que le sont ses enfants. Ainsi souvent nous nous irritons, nous nous cuirassons, ou nous faisons acte de reniement et nous prenons nos distances afin de nous défendre contre le sentiment qu'il nous faut nous en remettre sans conditions à ses forces impersonnelles et instinctuelles, cherchant à atténuer l'humiliation subie par un moi héroïque à tel point rabaissé que nous sommes obligés d'affronter notre petitesse initiale dans le cosmos. Seul un acte de soumission conscient et déIibéré est à même de transformer cet aspect empoisonné de la déesse noire. Dans ce mythe, la mort de la belle reine du ciel, active et polymorphe, et l'action des créatures asexuées qui participent au deuil d'Enki viennent contrebalancer et remplir le vide apparent d'Ereshkigal.
Assez souvent, pendant la phase de l'analyse où l'idéal conscient du moi doit subir des mortifications et être radicaJement transformé, on constate l'apparition d'images oniriques de la déesse des abîmes. Une universitaire faisait ce cauchemar : quand c'était l'heure d'aller donner son cours, une planète noire s'approchait d'elle et crachait des vapeurs qui ôtaient de son esprit toute l'érudition qu'elle s'apprêtait à transmettre à ses élèves. Elle se sentait « complètement détruite, comme si rien de moi ne subsistait ». Une femme d'affaire, élégante et efficace voyait en rêve « une créature grosse, horrible, une sorte de reine des termites, se tordant en lentes ondulations, comme une femelle en train d'accoucher ou de déféquer ». Elle était horrifiée de voir quelque chose de « si hideux et bestial ». Une troisième patiente, une femme qui commençait à accepter ses très grandes capacités intellectuelles et affectives et qui jusque là se considérait comme une enfant excentrique et indisciplinée, fit le rêve suivant :
 
Je suis sur un quai de métro et j'essaye de ramasser un paquet de viande hachée qui est tombé et qui s'est ouvert. A proximité se dresse une femme, une géante vêtue d'une robe noire ; elle m'observe d'un air froid et sadique. Elle ressemble à un cobra royal. Elle a le visage amoral de l'obscurité. Elle est capable de tout ; elle ne s'intéresse pas à la vie ni au fait d'être genlille. Elle est objective, efficace. Elle a les deux pieds bien sur terre et est aussi impitoyable qu'il le faut. P.48
 
Le rêve présageait une dépression dans laquelle son idéal du moi, trop ambitieux, se trouva réduit en miettes : elle fut obligée d'accepter la force paisible, auparavant tant redoutée, de l'ombre positive. Elle entreprit sans hâte une nouvelle carrière et mit fin à une relation personnelle insatisfaisante. Plus tard, elle rêva que la femme sombre s'était installée dans la chambre de la personne qui s'occupait de tenir son ménage, à la place d'une femme gentille, effacée et tout à fait inefficace.
Nous rencontrons assez souvent en analyse cet aspect souterrain de la féminité lorsque la femme-enfant identifiée à l'animus descend dans ce que le moi idéaliste a stigmatisé comme néfaste ou malade ou laid et répugnant. La régression ou l'introversion sont souvent si lentes et si profondes qu'elles peuvent se changer en une dépression tellement accentuée qu'elle ressemble à la mort, qui est parfois extrêmement effrayante si on ne sait pas en repérer les significations et le schéma qui se rapportent aux archétypes. Voici comment une femme naguère active décrivait cela dans son journal :
 
Jne lente dégradation de tout sentiment du devoir, un effritement des enveloppes rigides, les armures et les armatures de ma vie, une impression de pourrissement. Il a fallu que j'accepte cette lenteur et la destrucdon de ce qui ,je le croyais, était moi. Je reste toujours hantée par l'idée qu'après avoir sacrifié l'ancien moi, compélent, celui que connaît mon entourage, je serai morte. Pourtant, dans cet endroit déprimant, où je me suis sentie inerte, étreinte par la matière dans ce qu'elle a d'ultime, comme si j'étais prise dans du ciment, il s'est pourtant produit une libération d'énergie. C'était si profond que j'ai perdu la notion du temps -tout ce que je sais, c'est que mes ongles ont poussé et qu'il faut à nouveau les couper. J'ai l'impression de tout aborder lentement, par en bas -non pas comme un être humain, avec sa chaleur, mais d'une manière détachée. En deçà de toute idée de sens ou d'intention.
 
Voici ce que disait une autre patiente :
 
J'ai été tellement déprimée -à en donner la nausée, comme de la viande crue. Jamais je ne me suis laissée aller à une passivité totale, j'ai lutté contre les idées noires, mais je n'ai même plus honte. Je me rends compte que ça m'est égal, et alors ? Cela semble si froid mais cela possède une force capable de recevoir et d'accepter n'importe quoi, même la souffrance. Aussi à présent je me sens à ma place dans l'univers. Cela compense le fait que quelque part j'ai toute ma vie eu peur de la violence de ma mère, et ma crainte et mon horreur de toucher le pénis d'un homme. Il a fallu que je guérisse ce quelque part en moi avant d'arriver à nouer une relation sans être comme foudroyée ou perdre conscience.
 
Lorsque nous tombons dans l'abîme glacé de la douleur et de la dépression, dans un état émotionnel qui participe du chaos, où les notions de paroles, de temps, n'existent plus - tout ce que nous qualifions d'épouvantable ou de puéril et que nous associons aux dimensions archaïques de la conscience -, nous sommes capables de savoir que la déesse qu'il nous faut servir et révérer est Ereshkigal. Le contact avec elle permet à une femme de trouver des bases solides, de s'affirmer d'égale à égal en opposant fermement la puissance de sa féminité au patriarcat et à la masculinité.
 
Rejet d'Ereshkigal par le patriarcat
 
La conscience patriarcale a fragmenté cette déesse, l'a violée et exilée dans le monde des profondeurs. On nous enjoint de ne pas examiner de trop près le côté horrible et destructeur de la déesse de la nature. Elle a été expulsée de notre conscience, et elle est à l'affût dans les profondeurs de l'inconscient. Ereshkigal n'apparaît jamais sous sa forme terrible. Lorsque les dieux organisent un banquet, ils lui demandent d'envoyer quelqu'un qui lui rapporte sa part de noumture. Cependant, elle n'est pas P.50 hostile à la masculinité. Elle est entourée de juges masculins, ses serviteurs sont masculins, elle engendre des fils. Et elle se laisse facilement détourner de sa colère lorsque Nergal s'est montré grossier avec son émissaire. Lorsqu'il constate que « depuis des mois jusqu'à aujourd'hui, tu n'attendais de moi rien d'autre que de l'amour », elle lui propose de l'épouser et de régner sur le royaume des Profondeurs, ce qu'il accepte.
Contrairement à ce qu'on a souvent écrit, ce mythe suggère que la conscience des strates profondes de la psyché n'est pas l'adversaire de la conscience patriarcale héroique - ni l'ennemie des dieux célestes. Les forces et les modalités du Grand Cycle ne souhaitent ni régner sur les modes hiérarchiques et progressistes qui sont ceux du Logos, ni même s'opposer à eux. Elles réclament toutefois respect et déférence. Ereshkigal se met en fureur quand on ne s'adresse pas à elle avec respect. Elle est orgueilleuse, mais elle n'ouvre pas les hostilités, et elle n'outrepasse pas non plus ses propres limites. Elle exige simplement d'être reconnue comme une puissance à part égale, une puissance dont la valeur et l'importance soient équivalentes à celles du Grand Royaume d'En-haut - comme Nergal finit par s'en rendre compte lorsqu'il se trouve en face d'elle.
Plus exactement, c'est la peur, l'attitude défensive inhérente à la conscience héroïque et hiérarchique, qui refuse d'affronter le flux du changement, d'affronter ses propres pulsions « infantiles » dont elle s'est amputée. La peur projette ces pulsions sur la mère, la regarde comme une ennemie et refuse de reconnaître la sagesse proprement maternelle, pourtant aussi nécessaire à la vie que le genre de sagesse qui vient du père. Ce faisant, la conscience hiérarchique apeurée se détourne de ses origines mêmes, car Ereshkigal est mère de la lune nocturne aussi bien que de monstres, et elle est la grand-mère du soleil et des étoiles. C'est de sa matrice que sont nées les lumières du ciel et les créatures qui apportent la peste et la mort. Elle est la source de la conscience engendrée par les lumières moIphogénétiques du ciel ainsi que par les craintes et les souffrances mortelles.
Le point de vue du tantrisme est plus proche de la réalité psychique que celui de la conscience hiérarchique patriarcale, qui diminue les mérites d'EreshkigaI. Le tantrisme considère que tout chakra contient sa propre forme de conscience qui offre une perspective distincte, et que toutes ces perspectives méritent d'être acceptées avec joie comme les facettes d'une conscience cosmique qui vibrent à l'unisson en harmonie chez l'individu idéalement éveillé. Mais nous sommes encore très loin de réaliser un tel potentiel de conscience authentique et polyvalente.
 
Le regard objectif de la mort
 
On trouve en Ereshkigal la notion d'affect, d'énergie et de légalité. Il y a aussi son regard qui donne la mort. Car Inanna est tuée et changée en viande par EreshkigaI ; cette description, qui donne le frisson et fait dresser les cheveux sur la tête, se trouve dans un poème :
 
Ereshkigal la sacrée s'assit majestueusement sur son trone..
Elle la [Inanna] fIxa de son regard, le regard de la mort.
Prononça à son encontre la parole fatidique,
Proférn le cri, le cri destiné aux coupables, P.52
La frappa, la changea en cadavre.
Le cadavre fut suspendu à un clou. 
 
Parfois, .. on emploie l'expression « regard de vie » afin de suggérer un regard plein d'amour qui dispense une énergie vitale. L'intérêt centré sur la description du pouvoir du regard rappelle des images plus anciennes de la déesse des yeux, et de la déesse définie en tant que regard dans le panthéon égyptien, et évoque aussi l'importance vitale, pour le tout-petit, du regard de la mère. Quand les enfants commencent à dessiner des visages, les seuls traits qu'ils tracent sont ceux qui représentent les yeux. Dans la sculpture sumérienne et babylonienne, les yeux des dieux et de ceux qui les vénèrent sont agrandis jusqu'à former un disque qui vous fixe d'un regard presque hypnotique, et ce procédé vise à souligner leur puissance hiératique en tant que siège de l'âme.
Dans le poème que nous venons de citer, le regard d'Ereshkigal s'allie à la parole, à l'affect, au jugement de la conscience et à l'acte de tuer. C'est le regard de la mort, implacable, qui ne tient pas compte de la personne. Pour des êtres humains qui sont paralysés par la crainte et qui ont perdu le sentiment de l'évolution et du paradoxe, ce peut être le regard haineux qui fige la vie, comme la haine envieuse qui chez une mère détruit son enfant et sape tout ce qui commence à être -sadisme et fureur à l'état brut sous leur forme archétypale. Ce peut être encore le regard que l'on porte sur le monde lorsqu'on est déprimé, et « tout paraît mort ». Il ya aussi le regard qui transperce la vie, la projection de la crainte ou de la rage que nous éprouvons, nous, êtres humains, quand nous fixons un instant ou une image que nous rendons concrets et statiques. De tels regards engendrent la psychose ; nous les observons chez des individus qui souffrent de psychose, qui ont perdu la capacité de distinguer, de percevoir à travers le fragment de réalité, immobilisé la vie comme processus et comme souffle spirituel, au sein de laquelle le cadre statique existe comme fait partiel et inhérent.
Ainsi, ce peut être le regard qui manque de recul par rapport à l'ensemble des choses. Ou bien il peut suggérer l'aptitude à l'objectivité, à rester étranger à cet « autre » qu'est, au niveau fondamental du daïmôn, l'affirmation de soi et de la vie, aptitude qui diverge de ce que nous nous plaisons à considérer comme féminin dans notre civilisation. Et Jung, lorsqu'il parle du mûladhâra, nous remet en mémoire la valeur de l'aspect négatif du Soi. Il y a un « aspect de la haine.. [ que] la philosophie occidentale décrirait comme un besoin ou un instinct d'individuation », car sa fonction est de détruire la participation mystique en séparant et en isolant un individu qui auparavant se fondait dans la communauté et s'identifiait aux êtres qu'il aimait.
Dans le poème, Inanna, dévoilée, voit sa propre profondeur mystérieuse, Ereshkigal, qui lui rend son regard. Elle a une expérience immédiate et complète de son moi des profondeurs. Ce moment de vérité nue est comparable la cinquième scène de la Villa des Mystères où le faune, quand il regarde dans un miroir concave, voit reflété le masque terrible de Dionysos sous son aspect de dieu du monde des profondeurs. C'est, pour la P.54 déesse de l'amour et de la vie active, le moment où elle se trouve face à elIe-même. (.. « vivre conformément au principe de dépendance, se retrouver impliquée par les autres. Les impliquer soi-même. C'est une nécessité de la nature pour toutes les femmes . Mais à partir du moment où le lien de dépendance se noue aux dépens de notre propre âme, à partir du moment où les femmes investissent avec un regrettable manque de réserve le monde qui les entoure . un contre-courant très puissant se manifeste en elles ... L'esprit leur apparaît sous les traits de la mort . par opposition à la vie avec ses fardeaux excessifs, c'est la mort qui se révèle à elles comme la valeur suprême . qui avertit de la nécessité effrayante de défaire tous les liens qui sont les leurs et d'abandonner toute dépendance du monde extérieur. Afin de découvrir la relation à l'esprit et par conséquent aussi à elles-mêmes . Elles doivent absolument . oser le saut dans les ténèbres . Les femmes, dans le souffle froid du royaume de l'esprit, doivent aussi vivre l'expérience de leur propre froideur . (de manière à) se délivrer de la compulsion d'une dépendance qui est un asservissemcnt à la nature » (Réflexions psychologiques sur les fresques de la Villa des Mystères à Pompéi », p. 93-97).)
Voici le rêve d'une patiente : « On me tend le poison du monde. Il porte une étiquette : « Indifférent » ». Elle luttait contre ce qu'elle considérait comme la froideur de son amant. L'image du rêve lui montrait qu'il s'agissait de la froideur qui est en fait celle de la nature. Et elle-même - tout comme la victime qui cherche lâchement à s'attirer les bonnes grâces de son partenaire en s'affiliant et se fondant à lui - devait boire afin de pouvoir communier avec la déesse.
Dans le domaine des archétypes, ce regard de mort est implacable et profond, il voit une « existentialité » immédiate qui juge hors de propos la prétention, les idéaux, et même l'individualité et toute relation. C'est lui aussi qui détient et rend possible le mystère d'un mode de perception préculturel radicalement différent. Comme le regard des crânes qui entourent la maison de la sorcière russe Baba-Yaga, qui est une déesse de la nature, il perçoit les phénomènes avec une objectivité comparable à celle de la nature elle-même et celle aussi de nos rêves, creusant l'esprit afin d'y découvrir la vérité nue, d'y voir la réalité par-dessous ses innombrables formes, sous les illusions et les défenses dont elle se revêt.
A une certaine époque, la science occidentale aspirait à cette vision. Mais nous, êtres humains, nous n'avons pas un regard aussi objectif. Nous sommes capables de voir seulement les vérités indéterminées, limitées et relatives. Nous et notre objectivité, nous faisons partie intégrante de la réalité que nous cherchans à voir. Au contraire, devant le regard d'EreshkigaI, la réalité objective ne porte pas de masque. Elle n'est rien . et elle est tout, lieu de paradoxe derrière le voile de la Grande Déesse et temple de la sagesse. Ce regard incarne la désolation de l'abîme qui reprend tout, réduit la maya dansante et ludique de la déesse à de la matière inerte et arrête la vie sur terre. 
Ce regard s'oppose aux schémas et aux idéaux de la conscience rationnelle habituelle et collective, s'oppose à la manière dont notre vue fonctionne à l'intérieur de démarcations linguistiques,
« enfermée dans des espaces conceptuels » qui forment le monde des apparences différenciées. Ce regard transperce, pénètre la substance de la réalité préverbale elle-même. II voit aussi à travers les normes collectives qui sont fausses par apport à la vie telle qu'elle est. Ainsi, il détruit l'identification aux idéaux de l'animus. Il rend possible une perception de la réalité sans les distorsions et les idées préconçues du Surmoi. Cela signifie voir non ce qui serait peut-être bon ou mauvais, P.56 mais ce qui existe avant le jugement, ce qui est toujours source de désordre, rempli d'affects et appartient au domaine des perceptions préverbaIes des organes des sens comme le toucher, l'odorat et le goût, pour lesquels le stimulus doit être très proche. Cela implique de ne pas privilégier le rapport avec un autrui extérieur à soi, ni à une gestalt ou un impératif collectifs.
Considérer les choses de cette façon - ce qui est initialement si efffrayant parce que l'élément collectif n'est pas là pour se porter garant - peut enrichir ce que la conscience du Logos redoute comme le chaos pur et simple et lui conférer les possibilités qu'ouvre une perception totalement nouvelle, d'un nouveau schéma, d'une perspective créatrice et d'une exploration sans limites.
Une telle vision est révolutionnaire et dangereusement novarice, mais pas nécessairement mauvaise sauf si, perdant son équilibre, elle demeure statique et partielle. Pour le non-initié, elIe a quelque chose de monstrueux, d'horrible et même de pétrifiant. En effet, elle nous prive de nos défenses et impose le sacrifice de la compréhension confortablement partagée avec les autres et de l'espoir, de l'attente raisonnable de faire bonne figure et d'appartenir à une communauté sécurisante. C'est une vision fruste, chaotique, surprenante, qui ouvre une perspective sur le terrain situé en deçà de l'éthique, de J'esthétique et du jeu les contraires lui-même. C'est le regard de l'instinct, c'est l'esprit de la nature qui regarde. C'est celui qu'Ereshkigal, Kali et la Gorgone portent sur l'initié. C'est la signification du regard de la tête effrayante qui garde les temples de çiva. Ce regard est terrible, et pourtant il permet une perception raffinée, élaborée de la réalité aux personnes qui sont capables de le supporter. C'est là cette sagesse de la sombre féminité que Psyché ne pouvait pas encore assumer - ce savoir qu'elle devait apporter à Aphrodite (l'équivalent d'Inanna cbez les Grecs), pour lui conférer une beauté éternelle. Psyché l'aperçut brièvement et tomba inconsciente, car cette époque n'était pas prête à affronter un tel savoir. A présent, il nous faut connaître ce regard, car déjà, en physique astronomique et en physique nucléaire, nous manipulons son énergie subtile.
Psychologiquement, ce mode de vision, ce savoir, impliquent que la destruction et la transfonnation en quelque chose d'autre (même de fondamentalement nouveau) participent du cycle de la réalité. Voici ce que disait une patiente :
 
Je me rends compte qu'il est impossible de rien faire sans blesser, faire souffrir ou trahir quelqu'un, sans sacrifier quelque chose. Tout finit et commence ailleurs. L'innocence est impossible.
 
Savoir cela est très difficile à supporter. Nous nous efforçons d'enjoliver, de dissimuler, d'éviter d'affronter cette réalité. Mais, fondamentalement, cela permet à une femme de cesser de s'acharner à se conformer aux impératifs et aux idéaux des parents et de l'animus. C'est comme si on touchait le fond : vus de là, tous ceux-ci .. perdent toute pertinence. Cela relativise tous les principes et ouvre à la femme l'accès aux paradoxes qu'implique le faitde vivre avec le Soi.
Une patiente obligée de prendre conscience de ce regard rêva d'une belle dame dont les pupilles des yeux contenaient de petites têtes de mort, et, à travers ces yeux, le regard de la patiente plongeait dans la profondeur d'un vaste ciel nocturne. Une autre patiente vit en rêve sa grand-mère morte, les yeux tombés à l'intérieur de la tête. « De tels yeux n'excluent rien, ils P.58 perçoivent tout jusqu'au tréfonds de l'être et sont capables de supporter une telle objectivité. Ils signifient que la souffrance est inévitable. Je ne peux pas me cacher ».
En tant qu'analyste, je suis fidèle à ce regard quand j'énonce ma propre vérité en disant : « Voilà ce que j'éprouve maintenant, voilà ce que je vois ». C'est une déclaration objective, cela est valable comme exercice de ma faculté critique en cet instant. Mais tout comme le ferait une sonde, elle peut blesser celui ou celIe qui est pris sous ce regard. Et elIe peut me séparer de l'autre. Mais lorsque je perds le contact avec la solidité de cette froideur apparente, ou lorsque, comme la bonne mère ou la bonne fille doivent le faire, je m'efforce de le détourner, alors mon moi ne repose plus sur une assise ferme. La froideur choit dans l'inconscient et s'attaque à moi ou à l'autre à partir de l'animus. Et quand une patiente en thérapie projette sur moi ce regard pétrifié du mûladhâra, que je n'ose pas me laisser considérer comme aussi froide, et l'apprécier en tant qu'objectivité féminine transpersonnelle dont je participe et que j'apprécie comme une auto-protection, alors je le perds, ce regard, et il se peut que la peur me pétrifie et me fasse perdre conscience ; je le sens qui s'attaque à moi sur la lancée de ce transfert négatif, et j'ai envie de mettre un frein à la rage de l'autre. 
Ce regard froid, objectif, est une des bases du jugement féminin (base située, peut-être, dans l'hémisphère cérébral gauche). Il ne se laisse pas abuser par une démonstration de responsabilité ou une réussite délibérée, mais il découvre les faits inéluctables en train de progresser, la panoplie des vecteurs affectifs qui animent chaque instant et qui s'en vont à mesure que d'autres affluent dans le présent, laissant l'individu à la merci du temps et de processus qu'il ne peut guère maîtriser, mais dans lesquels il est possible de trouver un ancrage si l'on est capable de révérer le changement lui-même, et aussi de trouver une façon à soi d'évoluer avec lui. Un tel regard est transpersonnel, et constitue un pouvoir capable de protéger : ainsi Athéna gorgopis, au regard brillant comme celui d'une chouette, portait un bouclier - l'égide - orné des yeux de la Gorgone ; et Inanna fut par la suite l'incarnation du « regard de la mort ». P.60
 
III SOUFFRANCE ET SEPARATION 
 
Souffrance - Inconscient et conscient
 
Le yin apparemment froid du regard d'Ereshkigal est intimement lié, dans le mythe, au yin souffrant. Inanna est pendue à son croc de boucher et Ereshkigal gît nue et gémissante dans les affres de la mort ou dans les douleurs de l'enfantement. Voici comment elle est décrite :
 
Mère en train d'enfanter : à cause de ses enfants Ereshkigal gît là, malade, [peut-être en travail]
Sur son corps sacré nulle étoffe
Son sein sacré comme un récipient shagan n'est point [voilé]
(ses griffes, comme un rateau de cuivre ( ?) sur elle)
Sur sa chevelure semblable à des sangsues.
 
La souffrance est aussi une part importante du monde féminin des profondeurs. Elle peut demeurer dans l'inconscient jusqu'à ce que l'avènement de la déesse de la lumière l'éveille à la conscience, dissipe la torpeur silencieuse et apporte la souffrance. Au niveau magique de la conscience, cette souffrance est subie dans une sorte d'engourdissement. On n'a pas conscience de souffrir.
Mais la souffrance faitpartie de la condition féminine. .. La naissance allait souvent de pair avec la mort : les femmes aztèques qui mouraient en couches étaient considérées à l'égal des guerriers morts au combat ; .
La vie d'une femme, naguère, consistait en une kyrielle de grossesses, avec des décès bien réels - un cycle naturel qui l'obligeait, presque toute son existence, à ne penser qu'à la dure réalité bien souvent faite d'une longue suite de malheurs, avec le sentiment de vivre au bord du gouffre. Ainsi, la créativité fémine s'est trouvée concrètement canalisée, enfermée dans les naissances et aussi dans l'art et la manière de gérer l'organisation de la maison - et tout cela est inéluctablement usé, détruit, P.62 dévoré. et guère apprécié dans un contexte culturel plus vaste, bien que, dans toute civilisation, ce soient les femmes qui constituent la force fondamentale sur laquelle repose cette civilisation, force immédiate, personnelle, qui se construit à la faveur des minces répits que laisse l'activité continuelle nécessaire à faire survivre la famille. Il n'est guère étonnant, dans ce contexte, que, chez les Juifs, les hommes remercient le Seigneur de ne les avoir point créés femmes. Mais pour une femme, toute blessure n'a pas forcément un caractère pathologique. Cela fait partie du cycle menstruel, de la naissance, en fait de la vie quotidienne du sang.
Ereshkigal est prise dans un processus réglé à l'avance qu'elle incarne : « que toute vie par la mort s'achève », que naissance et mort se mêlent intimement dans l'histoire des femmes, que le changement et la souffrance sont inévitables. ElIe souffre dans la solitude, avec patience, soumission et résignation. Elle nous rappeIle que la plupart des grandes déesses souffrent, sont blessées d'être séparées de leur enfant, de leur mère ou de l'homme qu'elles aiment. Elles n'évitent pas la souffrance, bien qu'au contraire elles l'affrontent et expriment sa réalité. Certaines, comme Parvati, future épouse de Çiva, se mettent à souffrir pour attirer l'attention de l'être aimé et pour rétablir l'équilipre de la vie. Certaines sont figées ou clouées sur place. En effet, la souffrance peut entraîner une terrible passivité, une force d'inertie négative (comme chez le héros grec Pirithoüs qui ne parvenait plus à sortir de l'Hadès). Et dans le royaume d'EreshkigaI, l'immobilité est de règle en ce lieu putride, inhumain et inachevé. Inanna est suspendue à un croc de boucher et Ereshkigal gémit. Il n 'y a pas d'espoir, pas de réponse efficace de type yang, pas d'issue ni d'échappatoire par quelque moyen que ce soit. C'est l'autre face de la froideur de la déesse noire.
Cependant, la souffrance est ici une voie primale. C'est un sacrifice d'activité qui peut même aboutir à une renaissance et une illumination lorsqu'on l'accepte comme une façon de laisser être. Cela suggère qu'il y a une présence au niveau le plus obscur que puisse désigner ce terme, un sentiment que tout est perdu, même la capacité d'agir, et ce sentiment est si profond que plus rien n'a d'importance, « le seuil de la douleur depuis longtemps dépassé ». C'est le lieu de l'impuissance, celle de l'affect désordonné, sans objet et sans limite ; de la fureur douloureuse et solitaire de cette impuissance, de cette perte, de cette attente empreintes de frustration, lieu infernal où tout ce que nous savons accomplir est inutile (ainsi, nul moyen d'échapper au désespoir). Nous ne pouyons rien faire d'autre que subir, à peine conscients, à peine capables de survivre à la souffrance et à l'impuissance, suspendus hors de la vie, figés, englués, jusqu'à ce que (et à condition que) survienne quelque chose, une grâce quelconque, amenant une sagesse nouvelle. De telles souffrances, si impersonnelles, si frustes et pourtant si pleines de potentialités initiatrices, font partie du domaine dEreshkigal.
 
Le croc de boucher d'Ereshkigal : crucifixion et incarnation
 
De ce point de vue, le croc de boucher d'Ereshkigal est certainement appréhendé comme une chose terrible, effrayante, au même titre que les pieux plantés autour des demeures de l'audelà dans les mythes des Hindous et des Celtes, pieux sur lesquels étaient fichées des têtes. Voici comment une patiente exprimait cela : « La souffrance est là parce que j'ai été abandonnée P.64 par ma mère- c'est comme un poignard dans mon cour. Et toute ma vie en est restée morte ». C'est déréliction de l'enfant de la mère porteuse de mort, une vie de mortification. . Ce sadisme, cette cruauté humaine, sont comparables au croc de boucher d'Ereshkigal. Il interrompt la vie humaine consciente. Et souvent nous constatons que nous tombons malades ou que nous « devenons fous » plutôt que d'affronter la réalité d'une telle souffrance.
Mais il y a un autre aspect de cette image du pieu. Contrairement à la scène que l'on trouve dans le mythe égyptien plus tardif, scène où Isis se féconde elle-même avec le phallus d'Osiris après la mort de celui-ci, ici, le mort qui tient lieu de partenaire est une femme. La Grande Déesse est pénétrée alors qu'elle est passive, sans vie, réduite à l'état de carcasse inanimée. Il n'y a pas de mouvement, aucune apparence de retour à la vie. Il n'y a que ce corps que l'on suspend au croc de boucher. Inanna est clouée, fixée, d'une manière effroyable. Le potentiel de ses « milliers de fonctions » et de ses capacités est réduit à néant ; et cette actualisation participe apparemment de ce qui féconde en elle un esprit nouveau, de la même façon que la imitation peut susciter la créativité.
Une patiente expliquait comme elle ressentait le côté douloureux de cette fixation : « C'est comme si ma maison en désordre était ma croix. Je suis totalement fixée - fini ce fantasme d'avoir un chez-soi, une vie qui soit belle, et d'être quelqu'un d'important. Je suis tout simplement suspendue là, à subsister tout juste ; les catégories traditionnelles ne s'appliquent plus. Je n'arrive plus à maîtriser les choses comme avant, l'effort pour me remettre sur pied, ni les impératifs habituels. Je m'accroche à de petits détails qui me stabilisent. Ils m'aident à endurer une souffrance qui n'est même pas spectaculaire ou désespérée, simplement elle me paralyse. Elle n'a aucun sens, rien en elle qui réconforte. Je ne peux qu'attendre et attendre encore. Et ce n'est même pas l'attente d'un secours comme autrefois ».
Cette femme de 48 ans avait passé le plus clair de sa vie à espérer être reconnue, à espérer qu'enfin on la materne, à espérer qu'un preux chevalier l'enlève sur son blanc destrier et l'arrache à sa passivité. Au cours de l'analyse, la tonalité de son inertie se modifia. Elle sentit qu'elle pouvait sacrifier ses grandes scènes habituelles, son activité inconsciente frénétique, et se réfugier dans les petits détails de sa vie quotidienne. Elle comarait l'humiliation qu'elle éprouvait à la crucifixion du Christ, car elle ne savait comment éviter de boire le calice jusqu'à la lie, elle ne connaissait pas l'histoire d'Inanna et n'avait pas le sentiment d'avoir des attaches avec la féminité. Apès s'être concentrée pendant de nombreux mois sur les réalités charnelles de P.66 l'existence, elle 'mm en ça à se rendre compte que cequ'elle herchait était là présent en elle, dès lors qu'elle devenait capable j'adopter un point de vue nouveau. Elle se mit à faire des exerces de prise de conscience sensorielle, s'occupa de son corps, s'acheta des vêtements de tonne et de couleurs seyantes. E .lIe commença à accorder de la valeur à sa vie affective, charnelle, et en fin de compte, elle fut capable, rétrospectivement, de considérer sa dépression comme un bienfait qui avait donné à sa vie une signification nouvelle.
'oici comment s'exprim~t, à propos d'un autre aspect du potentiel d'incarnation contenu dans le pieu ( ou dans le croc de boucher), une patiente qui parlait du sentiment nouvellement pparu de la réalité de son COIpS :
[1 est possible qu'il existe un lien entre cette notion du dieu cornu et le Gugalanna dont il est question dans le mythe (1 uand une femme commence une grossesse, il est «tué» ou activement dépossédé de J'effet qu'il a sur la menstruation. Considéré sous cet angle, le mythe de la Descente ferait peut-êt-e écho à un mystère central de l'expérielce féminine : la gestation. 1 existe plusieurs civilisations où une femme en travail est atta :hée à un arbre ou se tient à celui-ci au moment de l'accDUlement, c( « ne certaine soumission au nystère de l'expérience vécue du corp ! constitue l1ne des manières, pour une femme et même pour une déesse, d'être comme clouée dans l'existence charnelle, clouée à la réalité afin d 'y établir feffi1ement sa position.
Cette notion de poteau évoque un aspect de l'énergie féminine npersonnelle de type yang. Elle affermit l'esprit, l'ancre )Iidement à la réalité matérielle, l'enracine fermement dans la ;atière et le moment présent. Elle corstitue donc un support, ne sorte de poignée à laquelle on peut se suspendre, 'accrocher tandis que la vie afflue et reflue. Ce pieu, ce poteau st aussi l'équivalent d'un phallus ou d'un godemiché pour la jéesse noire, ou le membre de son mari Gugalanna, qui a été tué. Il existe des analogies avec le phallus froid du démon (seigneur du monde d'en-bas et époux de Diane) que sentaient encrer en elles les sorcières des cultes sabbatiques européens.
'our elles ce phallus les unissait en une cdmmunauté par le biais du partage d'un ritueJ, d'une expérience vécue, celle de l'esprit fécondant qui inigue et anime la nature. P.68
 
Le croc de boucher d'Ereshkigal : le pouvoir féminin de rester à part
 
Le pieu accomplit une pénétration, une ouverture ; il est l'organe de cette initiation à la déesse, comme le phallus impersonnel de n'importe quel homme dans les temples d'Inanna-Ishtar. .
Le yin, récepteur, est par nature vide, il y a donc risque que les femmes ayant le sentiment de leur propre vacuité, en particulier dans une culture patriarcale, cherchent à s'accomplir par l'intermédiaire de mâles bien réels, partenaires ou fils, ou bien en se dévouant aux idéaux collectifs de l'animus, se prostituant en quelque sorte au père. Elles éprouveront l'envie du pénis et le rechercheront pour satisfaire leur soif de pouvoir ; ou bien elles essaieront de se débarrasser de leur sentiment d'impuissance en vénérant l'homme dispensateur des joies sexuelles et de la possibilité d'une fusion bienheureuse. La conscience de l'espace intérieur peut entraîner chez une femme le sentiment qu'elle est vide, sans vie, creuse, comme si elle était privée de nourriture ou de substance - une cavité orale - en raison d'un manque, celui d'une mère ou d'un amant. Elle désire alors très vivement être emplie et se trouve prédisposée à une dépendance servile vis-àvis d'une imprégnation par l'extérieur ou par l'animus. Elle peut perdre son âme dans l'extase de la fusion avec l'homme qu'elle aime.
Le désir éprouvé par une femme de fusionner avec le masculin, animus ou homme extérieur, son idéalisation de ce qui est masculin en tant qu'esprit ou élan véritable auquel elle consent pleinement à se soumettre, son besoin d'être emplie par l'autorité patriarcale, ou de subir l'autorité parentale du masculin, tout cela est modifié au cours de ces relations internes. Trop souvent, chez une femme pour qui la relation à la mère n'a pas été satisraisante, la différence n'est pas ressentie entre son besoin de mère et son besoin de relation avec un partenaire masculin. .
Le pieu d'Ereshkigal emplit le vide féminin totalement réceptif d'une force féminine de type yang. Il emplit l'orifice éternellenent vide de la matrice et donne à la femme sa complétude bien à elle, si bien qu'elle n'est pas simplement dépendante d'un homme ou d'un enfant mais peut exister par elle-même en tant qu'individu à part entière. Elle est capable de s'affirmer, de dire oui ou non de son propre chef, solidement étayée par ce pieu, ce poteau d'Ereshkigal, qui la pénètre et la féconde en la poussant à adopter devant la vie cette attitude nouvelle et sacrale.
Ainsi cette soumission au poteau d'Ereshkigal prolonge un processus qui permet que se manifeste l'aptitude à exister comme un individu à part entière, indépendant, au service de la déesse noire ; l'aptitude à nier et à affirmer, à endurer l'adversité sans être ébranlée, à détruire et à créer. La source est intérieure, aussi nul besoin de chercher de façon aveugle ou masochiste une validation, une justification venue de l'extérieur ; nul besoin non plus d'essayer de s'assurer les bonnes grâces ou l'amitié de l'entourage afin d'avoir un soutien, ou encore d'apaiser les autres afin d'en tirer avantage. Le besoin fondamental qu'éprouve toute femme d'être emplie - et beaucoup de femmes modernes P.70 souffrent d'un manque en ce domaine parce que leur mère n'a pas répondu à ce besoin - trouve un mode de satisfaction, de quoi se sustenter d'un enracinement vraiment ferme.
Notre civilisation n'a cessé à l'évidence de décourager les femmes de revendiquer un pouvoir féminin impersonnel. Ce concept est considéré comme quelque chose de monstrueux ; ainsi on encourage les femmes à se montrer dociles et à « se lier, par l'Eros » au sadisme des figures paternelles inspirées par l'animus plutôt que de revendiquer leur propre pouvoir tout aussi sadique dans son affirmation.
Une telle conjonction (coniunctio) avec le phallus de la déesse n'est pas un substitut pour la conjonction ultérieure du masculin et du féminin que réalisera le mariage, au contraire c'est elle qui jette un jour sur la conjonction subséquente et rend ainsi possible une conjonction plus primordiale, un lien authentique et passionné. En effet, lorsqu'une femme éprouve le sentiment de son autonomie en tant qu'individu, elle est à même d'accueillir quelqu'un d'autre, et on peut alors la comparer à un vaisseau, à une nef, dotée de force et d'intégrité. Voici les rêves de deux patientes qui illustrent ce propos :
 
Je viens recevoir mon diagnostic parce que mon analyse se termine. Les docteurs me disent que j'ai des testicules. Je croyais que j'avais une colite. A présent je me rends compte que je n'ai pas à être la servante de tout le monde. J'ai des couilles et je suis capable de créer ce dont j'ai besoin.
Je m'aperçois que ma mère, qui ressemble habituellement à une poupée et s'abaisse toujours devant ses amants, a aussi un pénis sous son déshabillé. A présent, elle peut faire l'amour passionnément Elle est à la fois femme et homme.
 
Cette mère qui apparaît dans le rêve correspond à l'Aphrodite barbue, qui est la forme hermaphrodite de la déesse de l'amour. Ces deux femmes avaient reconnu leur propre poteau ; elles avaient leur propre point de vue et étaient capables maintenant d'avoir leur créativité à elles et de nouer avec la vie des reIations individuelles et passionnées.
Une autre femme, après avoir dit à son amant comment elle considérait la réalité, risquant ainsi qu'il ne se séparât d'elle, fit ce rêve :
 
Je rends visite à une très vieilIe femme ; on dirait une sorcière. Deux serpents venimeux qui sont ses familiers pénètrent dans mon vagin. Je suis pétrifiée et j'essaie de Ies extirper de moi. Elle me dit que tant qu'ils seront ensemble ils ne piqueront pas. Je me détends et j'éprouve un étrange sentiment de sécurité. Je sais qu'il faudra que je les garde tous deux. La fille de la sorcière entre et dit qu'elle m'aidera.
 
Ici, les serpents fécondateurs représentent les contraires qui, lorsqu'ils sont unis comme ils le sont dans l'abîme d'Ereshkigal ou au niveau archaïque de la conscience, peuvent féconder et protéger si le moi-vaisseau qui les abrite est équilibré et consentant.
Ils ne sont pas destructeurs, mais ils font apparaître une nouvelle ombre « fille »,que par association d'idées la patiente assimila à « une femme qui peut être abominable, mais elle profère une parole qui est la sienne propre, et qu'elle sait trouver en sondant le tréfonds de son être ».
Toutes ces femmes ont commencé à servir la sombre féminité. Elles vivent l'expérience d'une énergie nouvelle qui les maintient fermement sur un terrain qui, elles en sont persuadées, appartient à la réalité même telle qu'elles la vivent et la ressentent individuellement, face à l'animus patriarcal collectif, même si elIes apparaissent abominables et dépourvués de diplomatie, même s'il leur faut détruire les formes d'amour, mièvres et sentimentales, qui avaient cours jusque-là et passer outre le sentiment de bien-être que naguère elles tiraient d'être, sans plus, de bonnes filles sans histoires, gentilles et fidèles. En P.72 effet, avant que ne soient revendiqués les pouvoirs démoniaques de la déesse noire, il n'existe chez la femme aucune force qui, la faisant passer de l'état de fille à celui de fenme adulte, soit capable de s'opposer à la force du patriarcat sous sa forme inhumaine.
Voici le rêve que fit une patiente qui commençait à revendiquer les puissants affects masculins jusqu'alors encapsulés dans ses rêves et, sur le plan somatique, dans des kystes :
 
Un homme attente à la pudeur de sa propre fille avec un énorme phallus qu'il ôte (c'est-à-dire qui se détache de son humanité)quand il n'en a pas besoin. Sa fille est trop jeune pour manifester la terreur qu'elle éprouve, mais elle l'exprime au moyen de poupées, et cela, un thérapeute est capable de l'interpréter.
 
Un travail sur ce rêve permit à cette femme de laisser réapparaître dans sa mémoire des souvenirs de mauvais traitements, d'attentats à la pudeur subis dans sa propre enfance, et que, hors d'état de les définir exactement, elle ne pouvait encapsuler parmi les « affaires classées » selon ses habituels procédés d'animus. Une méditation plus approfondie amena à découvrir qu'encore à présent elle traitait les émotions profondes qu'elle n'exprimait pas verbalement avec la même dureté méprisante que son père manifestait autrefois envers elle lorsqu'elle était une enfant vulnérable ; autrement dit, son animus la persécutait encore.
Plusieurs femmes ont exprimé la différence ressentie entre la force yang de la déesse et le yang de l'animus patriarcal qui se pose en juge. L'une d'elle disait : « Il y a une force qui donne l'impression d'une matrice à l'intérieur de laquelle il y aurait un pénis - cela ne fait pas que me fendre, cela me nourrit aussi, cela prend soin de moi. C'est une force pour moi, à un certain niveau. » Le pouvoir yang de l'animus « ne fait que trancher » , ou bien s'aiguise avec une intensité pénétrante, ou encore d'une distance apollinienne, frappe comme une flèche ; au contraire, le yang féminin se sent davantage partie du corps, plus fermement ancré dans le concret. Cependant, il est aussi plus diffus. Il maintient une certaine relation à la gestalt dans son ensemble, en permanence et par la voie de l'affect confusément senti - tout en continuant à considérer les parties composantes avec objectivité, sans perdre de vue leur subordination à l'ensemble. (Cette aptitude existe évidemment aussi chez l'homme, et parfois, dans les rêves, les figures de l'anirnus représentent le yang, dans sa fonne plus féminine. Les deux sont valables et nécessaires aux deux sexes.) Les images oniriques de femmes qui apparaissent avec des phallus ou des objets phalliques gui pénètrent la rêveuse sont très ;ouvent associées à des figues décrites comme telluriques, basanées, exigeantes, dominatrices, fortes, passionnées - on les considère comme fondamentalement positives. Toutefois, au début, le moi convenable et bien sous tous rapports les dédaigne et les redoute, trouve qu'elles sentent le soufre, car il pressent intuitivement que pour contenir et revendiquer de telles forces il faudra passer par le démembrement de l'idéal du moi. Voici un exemple apporté par une patiente qui fit ce rêve :
 
Je suis capturée par un groupe de femmes (qu'elle considérait comme des individualités fortes et qui avaient leur franc parler). Elles vont me sacrifier sur une table de pierre. Une des femmes a une bosse sous sa robe, et il se révèle qu'il ne s'agit pas d'un phallus mais d'un énorme couteau.
 
ElIe termina son récit en s'exclamant : « Comment peuvent-elles me faire ça à moi, si gentillette ? », donnant ainsi un exemple de la façon dont la persona à l'eau de rose qu'elle s'était faite redoutait et évitait de la laisser s'affirmer d'une manière authentique. P.74
 
IV LA DEESSE BIPOLAIRE : DEUX SOURS
 
La déesse bipolaire
 
Mon premier contact avec le mythe de la descente d'Inanna eut lieu par l'intermédiaire du rêve initial d'une patiente : « Je vais sous l'eau jusqu'au fond de la mer pour retrouver ma sour. Elle est là, suspendue à un croc de boucher. » Cette image évoquait la nécessité pour elle d'aller à la recherche des qualités de la féminité forte, pleine de passion, aux facettes multiples, féminité comme en suspens au plus profond de l'inconscient, et de faire remonter ces qualités à la surface, de les ramener dans la vie consciente : sa sour ici est comparable à Inanna et à son aptitude à nouer des liens de confiance féconds. Elle avait vécu avec le sentiment d'être une étrangère exilée aux enfers, et elle se sentait plus proche du sombre royaume d'Ereshkigal que des énergies symbolisées par l'image d'Inanna.
Au début, j'interprétai le croc de boucher comme un manque le cour, une dureté teintée de méchanceté, que nous rattachàmes d'abord à son expérience vécue familiale et à son anirnus. Elle avait commencé depuis deux ans à démanteler ses défenses . Je fus reconnaissante, à ce moment, d'apprendre de ce mythe que la tenible lenteur du processus, porte après porte, était le rythme qui convient.
Cette femme s'était jadis identifiée aux valeurs patriarcales. . s'fforçait héroïquement d'être charmante et brillante. Mais elle était pleine de colère et de crainte, et ne pouvait nouer de relations avec des hommes que s'ils étaient homosexuels. Son rêve, tout comme le mythe, suggère de relier la féminité du monde d'en-haut, qu'elle soit saine ou refoulée pathologiquement, à l'ombre du monde d'en- bas. En effet, avant qu'une femme soit capable de cesser de s'identifier au Grand Cycle pour rendre hommage au modèle de plénitude en lui dans ce qu'il a de transpersonneI, elle doit souffrir la mort cyclique de son idéal du moi. Car le maintien de cet idéal dépend du refoulement partiel du modèle féminin de pléniude situé dans le monde d'en-bas.
 
Dans le poème, Inanna est qualifiée de sour d'Ereshkigal. Elle est son ombre, ou son complément : ensemble les deux déesses réalisent le schéma de plénitude bipolaire de la féminité archétypale, la gémellité mère-fille de la Grande Déesse. C'est l'équivaent de l 'Inanna stelIaire, céleste et infernale, car la jeune vierge, déesse de l'amour et des prostituées, « est avec une remarquable fréquence « comparée » à la déesse femelle du type de l'ouroboros, la déesse des origines ». (E. Neumann)
La déesse du Grand Au-dessus symbolise toutes les manières dont les énergies vitales embrayent activement les unes avec les autres et mêlent leurs flux, y compris des connexions qui sont aimantes et des disjonctions qui sont passionnelles. En bas se trouve l'énergie, trop souvent réprimée, celle qui revient sur elle-même, se ramasse en P.76 des introversions qui protègent le moi. C'est cette énergie qui rend une femme capable de vivre par elle-même, d'être indépendante, de survivre seule.
Nous, psychologues, apercevons ces deux formes d'énergie dans les modalités empathiques et auto-isolantes, fondamentales dans la psychologie de la femme, en relation avec tous les partenaires, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs : enfants, projets de création, amants, et même avec ses émotions, pensées et pereptions proprement autonomes. L'engagement actif qui requiert la présence de l'autre, qui élimine toute passivité de l'amour et fait de l'étreinte un conflit, c'est Inanna ; le mouvement circulaire qui revient sur lui-même et plonge vers les profondeurs, qui ne s'intéresse pas à l'autre, dans l'isolement et même la froideur, c'est Ereshkigal. (La division des deux déesses évoque une conscience intuitive ancienne du fonctionnement du cerveau . Le cerveau primitif reptilien régit l'instinct de conservation, l'agressivité et la violence, le désir de dominer et les rites répétés de comportement exhibitionniste. Ceux-ci sont dans l'ensemble analogues aux schémas de comportement que les Sumériens associaient à Ereshkigal. Le cerveau limbique avec l'aire préfrontale du néocortex agit dans le sens de la préservation de l'aspèce et a sous sa dépendance la nutrition, l'empathie, la vie de relation. Tout cela est pIus ou moins analogue aux comportements associés à Inanna.)
Ce n'est pas pathologique d'être inconstant, le mythe nous le dit ; il s'agit plutôt là d'un hommage rendu à la déesse bipolaire de la vie et du changement. De nombreuses femmes restent enfermées dans la partie du cycle qui correspond à l'isolement, elles réagissent négativement, se culpabilisent devant cette froideur et cette cruauté apparentes, et elles tombent dans la dépression. Ou bien elles se cramponnent à la partie du cycle qui encourage la relation à l'autre, même si cela apparaît inauthenque et défavorable à leur propre intégrité (jusqu'à ce que le Soi affime ses exigences au moyen d'une froideur, d'une agressivité inconscientes, etc.), parce qu'elles n'admettent pas la complétude bipolaire de ce schéma.
Nous constatons l'existence de ce schéma grâce aux nombreuses déesses qui vont par paires : Athéna et Méduse ; l'Aphrodite terrestre et Aphrodite Uranie, la plus ancienne des Destinées ; Kali, la Mère et Kali-Dourga la dévoreuse ; la face claire et la face sombre de la lune. Nous pouvons établir une relation entre ces paires et les deux sortes d'énergie du cycle menstruel, la phase de l'ovulation (blanche) et celle de la mensruation (rouge). Dans les rêves de patientes orientées par le patriarcat, cette bifurcation apparaît souvent sous la forme d'un corps féminin séparé en deux moitiés, au-dessus et au-dessous de la taille ; la partie supérieure évoque les caractéristiques nourricières de la femme, les traits culturels et personnels qui font qu'elle est « bonne » et « reliée » aux autres ; la partie férieure est celle des énergies « négatives », impersonnelles, de l'agressivité et de la passion, le côté « hideux » et « malodorant ». Notre façon de diviser le corps humain n'a pas la même signification que chez les Sumériens, car Inanna célébrait sa vulve avec une allégresse non dissimulée, et elle se réjouissait de son pouvoir. Ce qui est réprimé pour des filles du patriarcat, intellectuelles et ambitieuses, n'est pas toujours ce qui est dévalué et méprisé par celles qui sont piégées par leur rôle de mère et d'épouse.
En se rattachant aux images de la féminité présentées dans ce mythe, certaines femmes ont la révélation soudaine de l'aspect érotique, actif et assuré d'Inanna ; elles sont alors à même de voir P.78 leurs énergies, celles dont naguère elles avaient peur, reflétées par cette déesse .. C'est comme si elles devaient extraire, dégager du monde souterrain de leur psyché le potentiel que comporte une sexualité joyeuse et/ou une activité affirmée. D'autres femmes, déjà assurées dans la connaissance de leurs capacités érotiques et/ou de leur aptitude à s'affirmer peuvent éprouver le besoin d'entrer en contact avec les potentiels de réceptivité, de patience et de gestation que représente la figure d'Ereshkigal. II se peut qu'elles aient temporairement à abandonner les schémas de comportement qu'elles ont acceptés, à «sombrer» dans une période d'introversion (ou alors entamer concrètement une grossesse ou une dépression) afin de poursuivre le processus qui consiste pour elles à réaliser leur complétude potentielle.
Mais peu importe de quelIe façon le schéma est représenté ou incarné, il est là, et il est bipolaire, car l'alternance, le va-et-vient, est une fonction du Soi féminin. Le vécu de cette expérience est fondamental en ce qui concerne le caractère rythmique, inconstant du mode féminin qui alterne au fil du temps, d'abord une phase, ensuite l'autre. Les deux images de la déesse représentant des phases d'un tout qui requiert d'être vu et honoré.
Ainsi ce mythe nous enseigne le type de comportement dynamique ( circulatio ) qui donne du relief à la vie. Inanna se dirige vers le monde d'en-bas d'un pas décidé, elle marche consciemment et sans passivité vers son propre sacrifice - tout à fait comme la femme moderne, qui doit se montrer coopérante, consentir à son introversion, aux nécessaires régressions aux niveaux de conscience archaïques et magiques du monde d'en-bas. Il lui faut descendre à la rencontre de ses instincts originels, pour découvrir le visage de la Grande Déesse, et aussi le visage qui était le sien avant sa naissance à la conscience, dans la matrice des énergies transpersonnelles avant le tri, le choix qui les rende acceptables. C'est le sacrifice du monde d'en-haut en faveur du monde d'en-bas. (De ce point de vue, Inanna est une préfiguration du Christ et d'Odin. Ou encore, lorsqu'elle descend à travers les sphères planétaires s'incarner dans la terre, elle est l'ancêtre de la Sagesse gnostique).
 
Inceste avec la mère ou la sour
 
. thème de l'inceste avec la mère ou la sour, puisqu'il est clairement suggéré dans la bipolarité de la déesse. Pour une femme, cela fait apparaîltre plusieurs connotations. Dans ce contexte-ci, c'est un moyen de « s'incorporer les sombres pouvoirs de la mère plutôt que de les détruire ou de chercher à leur échapper ». Le lien érotique permet un contact intime avec des qualités positives jusque-là restées dans l'ombre et auxquelles cette femme n'a peut-être jamais su trouver accès en elle-même. C'est aussi un retour à la possibilité d'être reconnectée de façon intime à quelqu'un d'autre qui est semblable à elle et qui peut donc la valoriser pleinement. 
Le mystère de l'amour entre mère et fille et entre femlnes qui sont sur un pied d'égalité est suggéré ici. . Une patiente en cours de thérapie fit ce rêve : « Je regardais dans un miroir et j'y voyais une autre personne tout à fait semblable à moi, et ainsi, j'étais sauve, ma valeur confirmée ». .. A. Rich, le « Miroir dans lequel deux sont vues comme une seule. P.80 Elle est celle que tu nommes sour.»
Une autre femme peignait sans cesse deux sours qui se tenaient étroitement enlacées, et « les deux corps serrés l'un contre l'autre semblaient une seule et même personne ». Elle expliquait : « Deux sours qui se prennent dans les bras l'une de l'autre font une seule personne qui est forte. Et c'est de cette façon que je me prends dans mes bras quand j'ai besoin d'être maternée et qu'il n'y a personne d'autre pour le faire. Moi avec moi .. » . Ce n'est pas seulement par convention de langage qu'Inanna dit qu'Ereshkigal est sa sour.
Cet inceste suggère un mode de nutrition qui évoque l'ouroboros, un niveau de liaison symbiotique qui confirme à une femme sa propre valeur et lui permet de se montrer avec son âme féminine, libre de tout lien par rapport à la collectivité extérieure. Cela implique souvent l'image de manger - et même de manger le thérapeute - pour absorber les fragments d'âme que l'on ne voit plus que dans le miroir de l'autre partie de la dyade. « Je veux que vous restiez seulement assise là sans rien dire, que je puisse vous manger, vous faire rentrer en moi » , disait une femme. Une autre se voyait comme « une limace qui se dévore elle-même. juste suspendue là, absorbant lentement ma colère et ma gourmandise et ma paresse tandis que vous regardez avec attention. Parce que j'ai l'impression que vous aussi vous avez fait cela ». Comme un pélican qui serait aussi ouroboros (le vaisseau alchimique de la circulatio), elle sentait qu'il lui fallait consommer les instincts qu'auparavant elle évitait. Elle les appelait encore par les noms qu'elle avait utilisés toute sa vie pour les stigmatiser comme péchés, car elle sentait qu'elle avait d'abord besoin d'accepter leur substance sans les idéaliser.
En thérapie, lorsqu'on atteint ce niveau, la thérapeute est très souvent l'objet d'un transfert très fortement érotisé, une fusion comme celle de l'ouroboros qui dissout les capacités défensives et l'animus et permet une renaissance en laissant se manifester l'aptitude à exprimer activement les besoins et les sentiments. Ce qu'imaginait, activement, une patiente c'était entre autres choses qu'elle faisait l'amour à la thérapeute, la pénétrat tandis qu'elles passaient à travers le plancher pour tomber dans un étang profond qui se trouvait au-dessous. Elle avait l'impression de se liquéfier et de se dissoudre dans la chaleur du corps de la thérapeute. Après quelques temps de bienheureuse inconscience, elle se sentit émerger sous la forme d'un nouveau-né long de cinq centimètres, « ressemblant au bébé qui est entré dans le sein de Marie sur un rayon de lumière ». La thérapie pourrait en quelque sorte nourrir ce petit enfant. Un tel inceste avec la mère permet la guérison des blessures du moi-animus, sa dissolution dans le cadre d'une thérapie fondée sur la confiance, afin de donner lieu à la naissance et l'alimentation de l'enfant-Soi en tant que nouveau schéma de l'individu formant un tout.
Comme dans toutes les relations amoureuses, il y a une fécondation croisée. Inanna apporte la conscience et l'activité différenciées, destinées à animer le royaume d'Ereshkigal, à provoquer une souffrance consciente, une naissance peut-être. En retour, elle reçoit sa propre mort et sa renaissance, la capacité de témoigner, et une force nouvelle de sa présence introvertie. Dans le monde d'en-haut, Inanna l'initiatrice, comme une corne d'abondance, déverse ses bienfaits. Dans le monde d'en-bas, elle est passive, et c'est elle qui subit les épreuves de l'initiation. Elle est dissoute, soumise aux processus de la vie, tels que le pourrissement, considéré comme une gestation dans le monde des profondeurs, gestation qui produira non pas un enfant mais P.82 l'Etre même sous sa forme apparemment la plus négative. Simultanément Ereshkigal devient active et consciente. La fécondation croisée entre les deux déesses agit très profondément sur chacune d'elles et sur leurs capacités créatrices ; en définitive, elle modifie la relation entre le monde d'en-haut et le monde d'en-bas et crée un nouvel équilibre masculin-féminin dans le monde d'en-haut.
Dans le cadre analytique, une fécondation croisée aussi profonde a lieu par l'intermédiaire du transfert/contre-transfert très fort qui se produit inévitablement lorsque le travail atteint les niveaux magique et archaïque de la psyché. Typiquement, les deux personnes en présence sont profondément touchées par l'intermédiaire de complexes partagés ou complémentaires et doivent se référer aux schémas d'énergie archétypaux que mobilise un contact atteignant ces endroits sensibles. Comme Jung l'a montré, les deux personnes réapparaissent transformées quand le travail consiste en une descente initiatique, car toutes deux font le voyage ensemble. Même si l'analyste a déjà exploré la plus grande partie du terrain, chaque nouvel analysant ouvre de nouveaux territoires à reconnaître. Ainsi, il y a toujours de nouvelles expériences à vivre, de nouvelles perspectives, des surprises et des ouvertures qui font pénétrer plus avant ou sur un front plus large dans ce royaume sans limites qu'est la psyché.
Il y a un autre aspect de l'inceste avec la mère, aspect que l'on observe souvent dans l'analyse de filles du père qui ont activement répudié une mère faible et ont effectué une suridentification à l'intelligence et à l'esprit masculins. Leur mère constitue pour ces patientes le modèle d'infériorité auquel elles s'efforcent d'échapper par tous les moyens. Dans ce cas, l'inceste avec la mère peut constituer un douloureux éveil : prendre conscience qu'on partage certaines caractéristiques avec la mère, et qu'on ressemble à cette femme méprisée et dévaluée. . « J'ai toujours détesté sa jalousie, son envie qui empoisonnait tout, mais je m'aperçois que je suis comme elle. Elle recueille les paumés et rejette ses propres enfants, mais je nourris mes étudiants et je néglige mes propres besoins. Ce n'est pas tellement différent ».
Dans tous ces exemples, la persona de la mère est identique à l'ombre négative de la patiente, ombre qui est vue en projection sur la mère. Les filles du père devenues adultes trouvent humiliant de découvrir en elles les traits de faiblesse et d'auto-dénigrement qu'elles partagent avec leur mère. Cette révélation les cloue à la réalité, détruit leur héroïque et grandiose idéal du moi et prélude à une période de descente dans la dépression tandis qu'elles souffrent de leur identité avec une féminité blessée et dénigrée, tout à fait comme Inanna en train de pourrir sur le poteau d'EreshkigaI violée et dénigrée. P.84
Tant que les qualités négatives de l'ombre ne sont pas envisagées dans un vaste contexte culturel, la fille se sent particulièrement nulle, bonne à rien. Ici, une perspective féministe a valeur thérapeutique. Constater que toutes les femmes subissent un dénigrement systémarique dans toutes les cultures prouve que ce n'est la faute d'aucune femme si elle a une impression de faiblesse, d'inefficacité et de maladresse dans sa vie en général, et en particulier pour aider sa propre fille. La perspective culturelle archétypale dégage la responsabilité de la mère de la patiente, et aussi d'un cycle de demandes auxquelles on n'a pas répondu, de blessures, de frustrations et de vengeances qui peuvent encore exister chez la personne âgée et l'empêcher de s'accepter. La perspective féministe semble permettre une attitude d'observation sympathique envers le Soi et la mère, attitude qui restructure le problème et est analogue, comme nous allons le voir, à l'action des deux petites créatures qui pleurent avec Ereshkigal.
 
V DESCENTE, SACRIFICE, TRANSFORMATION
 
Descente
 
Le thème de la descente est banal dans l'ouvre de Jung. (Ce thème concerne autant, quoique de façon différente, les femmes et les hommes, encore qu'ici, je m'intéresse seulement à l'expérience féminine vécue en ce domaine). (La différence majeure en ce qui concerne les hommes, c'est que jusqu'à une époque récente (et encore, souvent seulement dans la seconde moitié de la vie), la plupart des hommes n'éprouvaient pas le besoin de descendre dans les profondeurs du refoulé après s'être libérés des entraves de leur enfance et identifiés avec les idéaux de la culture, car le monde extérieur les soutenait et ils ne ressentaient pas de dissonnance intérieure. De plus en plus, comme il n'existe pas de schéma de complétude masculine qui soit collectivement autorisé à représenter un modèle de développcment du moi masculin, et comme l'idéal héroïque du moi ne convient pas non plus, les hommes sont en nombre croissant obligés d'entrer différemment en contact avec leurs profondeurs et d'oser entreprendre une descente individuelle qui leur permette de revendiquer ceux de leurs instincts et réseaux d'images qui sont refoulés.) C'est au service de la vie que nous opérons ces descentes ou introversions afin de puiser dans les profondeurs davantage de ce que le Soi a retenu dans l'inconscient, jusqu'à ce que nous soyons assez fortes pour faire le voyage, prêtes à sacrifier la libido pour que cette libération puisse avoir lieu. Les descentes les plus pénibles sont celles qui mènent jusqu'aux profondeurs ouroboriques P.86 primordiales, où nous endurons un supplice qui ressemble fort à un démembrement total. Mais il y en a beaucoup d'autres représentées comme des descentes dans un tunnel, à l'intérieur de l'abdomen ou de la matrice, dans les profondeurs d'une montagne et à travers un miroir. Nous éprouvons peut-être le besoin de nous soumettre à certaines des épreuves les plus faciles afin d'assouplir nos rigidités et susciter notre énergie, avant d'oser nous risquer dans les descentes destructrices vers les profondeurs de nos blessures primales afin de travailler au niveau somato-psychique de la blessure fondamentale.
Les descentes très profondes entraînent une transformation et une réorganisation radicales de la personnalité consciente. Mais, comme dans le voyage du chaman ou celui d'Inanna, elles recèlent un réel danger. Heureusement, en thérapie, le thérapeute peut « organiser » le voyage et accompagner les descentes avec l'aide de l'inconscient, mais certaines vont au-delà des capacités du thérapeute ou débouchent sur les abîmes insoupçonnés d'épisodes psychotiques. Toutes !es descentes donnent accès à différents niveaux de conscience et sont aptes à élargir positivement les perspectives de la vie. Toutes impliquent une souffrance.Toutes peuvent servir d'initiation. La méditation, le rêve, l'imagination acrive constituent des modes de descente, ainsi que les dépressions, les bouffées d'angoisse et les expérience vécues sous l'influence de drogues hallucinogènes.
La signification causale de la descente d'Isanna a rendu perplexes les érudits. Dans les toutes premières versions du mythe, il n'est aucunement question de ressusciter Dumuzi-Tammouz, car Inanna ne l'a même pas encore envoyé dans le monde d'en-bas. Les versions plus récentes, celles où figure Ishtar, suggèrent que la déesse veut faire revivre les morts, et la réaction d'Ereshkigal à l'intrusion de la reine du ciel suggère la crainte de la déesse noire de perdre quelque chose qu'elle détient, quelque chose qui est mort pour le monde d'en-haut. Cette réaction peut même suggérer sa crainte d'affronter un autre niveau de conscience et de ressentir son infortune, de s'apercevoir qu'elle souffre.
 
Les chercheurs ont eu tendance à considérer comme un sirnpIe prétexte la raison alléguée par Inanna pour entreprendre sa descente :
Ma sour aînée, Ereshkigal,
Parce que son époux, le seigneur Gugalanna, a été tué,
Pour assister aux rites funéraires ... qu'il en soit ainsi.
 
. Inanna descend pour assister aux funérailles de Gugalanna.
Le nom de Gugalanna signifie « grand taureau du ciel ». Le taureau est un symbole d'énergie, d'énergie masculine primordiale, du pouvoir fécondant de la nature. .Le dieu primaI, An, est nommé « taureau-étalon fécond » et « grand taureau sauvage » ; c'est lui qui créa le taureau céleste qu'Ishtar exigea de lui pour punir Gilgamesh qui l'avait insultée. (Le dieu An laisse entendre que la venue du taureau sur terre provoquera sept ans de famine. Ishtar et ses adorateurs pleurent sa mort lorsque Gilgamesh et Enkidu le tuent, revendiquant leur propre pouvoir de mortels et de mort en niant que la nature soit seule à le posséder.) Nanna, le dieu-lune, a les cornes en forme de croissant qui font de lui aussi un taureau céleste (plus tard il sera considéré comme le dieu des vachers). EnIil est considéré également comme « une P.88 personnification de la force » et des « vents printaniers qui redonnent vie à la nature ». Enlil est l'époux de Ninlil-Ereshkigal, et probablement aussi le Gugalanna du poème. Le taureau est le signe terrestre du Taureau, signe astrologique situé au milieu du printemps et opposé au Scorpion, signe d'eau. Parfois Inanna- Ishtar est représentée accompagnée d'hommes-scorpions qui sont ses serviteurs. Elle est aussi l'incarnation de la fertilité de la terre, et le taureau est peut-être emblématique de la force masculine qui est le complément d'Inanna. Il est certain que la mort de ce taureau touche particulièrement la déesse .
... Gugalanna est, je pense, l'équivalent de Enlil dans le monde des profondeurs. Le choix des mots du poème suggère qu'Inanna doit absolument être témoin du châtiment par lequel est refoulée l'ombre du dieu céleste - témoin qu'Enlil l'a violée et a été exilé dans le monde des profondeurs pour cet acte de violence. Les dieux paternels célestes ne sont pas toujours purs et admirables. Les dieux patriarcaux ont une face cachée, une grande ombre qui réside à part dans l'inconscient. L'image décrite dans le poème suggère que cette ombre, c'est la passion qui a l'impétuosité du taureau, le désir et la puissance à l'état brut, la violence sadique qui écrase tout sur son passage, bouscule tout, comme possédée par un démon. Cette ombre des dieux, obstinée, impétueuse, rebelle, procède du patriarcat et de ses idéaux héroïques, qui accablent la féminité et combattent pour tenir les commandes et garder leur indépendance, foncent sans se préoccuper de détruire la sensibilité ludique, l'allégresse et les relations d'empathie. La descente d'Inanna implique qu'elle doive faire face à cette ombre patriarcale archétypale. Elle doit voir quelles sont les limites des pères et être témoin de ce qui a été refoulé ; elle doit retrouver Ereshkigal.
Psychologiquement, pour les femmes modernes, la mort du taureau céleste implique que ce qui auparavant nourrissait et fécondait le rnoi-anirnus ne peut plus fonctionner. Le principe paternel ancestral a été privé de sa puissance, et avec lui les idéaux et les impératifs de l'animus dont la fonction était de fournir une identitéà la fille du père. La désidentincation peut se produire de diverses manières. Lorsqu'une femme est capable de regarder derrière la « façade » du père, idéalisé comme modèle, elle est également capable de commencer à voir la fragilité humaine lorsque celle-ci est dissimulée, et par conséquent, elle peut aussi se libérer de l'aimantation contraignante induite par l'idéal. . regarder volontairement le sadisme qui fait partie des idéaux patriarcaux qu'elle avait vénérés, et de considérer ces idéaux comme des ennemis des femmes en général et d'elle en particulier. P.90
Lorsqu'une fille du patriarcat prend conscience de l'état de confusion, et de l'inadéquation, vis-à-vis de sa personnalité, où crouplssent vertus et concepts sur lesquels jusqu'alors elle s'était appuyée, elle peut aussi commencer à les abandonner, mettant ainsi en application la clairvoyance d'Ereshkigal. .Faire face à cette perte, c'est, pour une fille du père, comme déplorer une mort. Au cours de la dépression qui survient ensuite, il lui faut aller en-deçà de son adhésion aux idéaux qui ont violé sa féminité et séparé le monde d'en-haut du monde d'en-bas. Elle doit recourir à l'introversion et s'offrir en sacrifice, subir le démembrement et la dissolution de son ancienne identité. De cette manière, elle suit Inanna.
 
Mort et mariage d'Inanna
 
Assister à la mort du taureau céleste entraîne la descente de la déesse. L'autre partie du mythe comprend sa mort/mariage - sa mort et son empalement sur le pieu phallique de la déesse noire, son inceste avec la partie yang de la mère. Dans le mythe, Inanna descend parée comme pour des épousailles . ElIe semble vouloir tout d'abord utiliser son pouvoir de séduction pour essayer de ressusciter le mort, de ranimer le taureau céleste. Mais elle vient assister en « témoin» aux rites funéraires, « qu'il en soit ainsi » , comme si elle consentait aussi à ce qui, elle le sait clairement, va lui arriver. Ce sont également ses funérailles à elle, et elle s'y prépare. Ainsi, elIe peut s'ouvrir aux forces puissantes assoupies dans le monde des profondeurs. Comme n'importe quel initié, elle se soumet courageusement à son sacrifice afin d'acquérir un pouvoir et un savoir nouveaux. Comme le grain qui doit mourir afin de renaître, la déesse des greniers se soumet. Tout comme le métal, la pierre et le buis dont il est question dans le poème et qui, docilement, se laissent réduire en fragments par les artisans que leur créativité inspire, Inanna consent à se laisser briser pour être à nouveau créée.
 
Sacrifice et échange d'énergie
 
Le sacrifice est la base des rites primordiaux de fécondité. Inanna s'offre en sacrifice, attestant la mort de la fertilité et se proposant en guise de semence. Elle offre sa libido pour remplir à nouveau la source tarie. Il s'agit de sa part de l'immolatoin volontaire dont dépend la continuation de la création. Comme le fait si bien remarquer Mircea Eliade :
 
Le mythe de la naissance des plantes comestibles.implique toujours le sacrifice spontané d'un être divin. Ce peul être une mère, une jeune fille, un enfant ou un homme. (Dans ce thème mythologique extrêmement repandu) l'idée fondamentaIe est que la vie ne peut être engendrée que par le sacrifice d'une autre vie ; la mort violente est créative en ce sens que la P.92 vie sacrifiée devient manifeste. à un autre niveau d'existence. Le sacrifice entraîne un gigantesque changement.
 
Les rites de la terre mère impliquent un hierosgamos (un mariage avec la divinité) et/ou une mort violente. Lors des rites ol]ectifs, la personne que l'on sacrifie est le bouc émissaire de la communauté. La victime est offerte à la déesse de la terre pour qu'elle accorde en retour « des moissons abondantes, des saisons favorables et une bonne santé ». . Voici ce qu'écrit Erich Neumann :
 
Le sacrifice du mâle, son fils, par la mère, était à une époque plus reculée, précédé du sacrifice de la fille. La victime, qui joue le rôle déesse de la terre, est une femme et un autre jour une très jeune fille, (elle est le blé) ; elle est décapitée, et, de son sang, on arrose les fruits, le grain, etc, pour s'assurer qu'ils viendront en abondance. Les éléments essentiels dans ce rite de fertilité sont la décapitation de la femne qui représente la déesse, le sacrifice de son sang censé faire fructifier les récoltes, le fait qu'on l'écorche et que le prêtre soit revêtu de sa peau.
 
 De tels rites sont très répandus. . Peut-être l'immolation de porcs à Athènes et leur écartèlement lorsqu'ils se changeaient en viande avariée destinée à servir d'engrais constituaient-ils une adaptation plus tardive de cette même nécessité de sacrifice de la terre à la terre qu'une vie nouvelle est susceptible de susciter.
.. lorsqu'Inanna était dans le monde des profondeurs, rien ne poussait, personne ne copulait. La terre restait stérile. . elle était le premier bouc émissaire. .. Inanna maintient l'équilibre de la vie. Du « plus haut des cieux » elle descend « au tréfonds de la terre ». Elle doit se retrouver d'autant plus bas que sa position était élevée ; extravertie et active, elle passe à l'état de chair passive et inerte ; l'idéal, la différenciation deviennent indifférenciation primordiale. C'est seulement ainsi que peut être maintenu l'équilibre exigé par le Grand Cycle. C'est l'échange de la libido contre l'intention de renouveau.
Le bouc émissaire originel n'avait rien à voir, ce mythe le montre bien, avec un sacrifice fait pour réparer, expier un péché. Aucune notion d'éthique n'intervenait ; seule importait la nécessité qui existe derrière la loi naturelle, nécessité de la conservation de l'énergie afin de maintenir un équilibre de cette éllergie dans l'ensemble du système de la vie. Rien ne change ou ne croît sans être nourri par un sacrifice quel qu'il soit. C'est la base de l'expérience de la maternité vécue par les femmes, de tous ces mystères ; en rapport avec le sang, qui créent la vie et l'entretiennent. Cela, la conscience matriarcale et la physique moderne le savent bien. C'est la base de toute psychologie, de toute transformation, et la théorie jungienne de la libido se fonde sur cette notion à la fois cosmique et ancrée dans les profondeurs.
Le mythe de la descente et du retour d'Inanna est centré sur cette notion archétypale de l'échange d'énergie par l'intermédiaire d'un sacrifice. Il révèle un schéma complexe : le taureau céleste est tué ; la terre perd son principe fécondant et est récompensée par l'immolation de la déesse ; Inanna passe à l'état de viande avariée dans le monde des profondeurs, qu'elle nounit et féconde en se décomposant ; puis Enki, à son tour, va pemettre P.94 le « rachat » d'Inanna. La résurrection de la déesse exige en contrepartie qu'Ereshkigal donne naissance à quelque chose de monstrueux, qu'elle souffre, et qu'en fin de compte une offrande de substitution descende dans les profondeurs. . La libido va d'un modèle à l'autre dans cet échange archétypal. Rien ne demeure statique, et le dynamisme du Grand Cycle de la vie se manifeste dans ces phénomènes que sont la mort, le sacrifice, la décomposition et la renaissance.
Psychologiquement, l'aspect de processus de l'échange est ressenti comme douloureux et lent. Nous éprouvons le sentiment de nous identifier à tel aspect qui nous est le plus proche et nous éprouvons rarement le soulagement partiel qui survient lors de moments de révélation, lorsque nous parvenons à considérer l'ensemble du processus dans une perspective transcendantale.
Même si nos dépressions et le sacrifice de nos illusions et de nos idéaux imparfaitement réalisés constituent une manière d'accomplir un échange de libido analogue au rite décrit dans le mythe, le processus est déchirant et la souffrance aggravée par le reproche que nous nous faisons d'être déprimées. Nous sommes forcées d'offrir ce qui nous tient vraiment à cour, ce que nous avons acquis à grand peine. Et nous ne savons même pas si cette perte sera compensée comme nous le désirons. Le sacrifice peut modifier l'équilibre d'énergie quelque part dans l'ensemble du système psychique, là où en fait nous ne désirions pas de changement. Tout ce que nous savons, c'est que, le renouveau et la relation avec les forces puissantes du monde des profondeurs une fois acquis et établis, les schémas anciens vont être démantelés, et surviendra la mort d'une gestalt dont, à un certain niveau, nous nous accomodions sans difficulté, ainsi que la rnort d'une identité apparemment entière. Nous en arriverons rarement à un tel démembrement, sauf si notre souffrance est déjà très grande.
Qu'Inanna ait besoin de renaître sous l'aspect qui est le sien dans le monde des profondeurs est impliqué dans la notion de bipolarité de ce même champ d'énergie de la déesse. (Ainsi Héra, chaque année, prend un bain de jouvence dont elle sort à nouveau vierge). De façon plus spécifique et en ce qui concerne la psychologie, pour une fille du père, la nécessité de la descente est impliquée dans la lamentation qu'Inanna adresse au dieu céleste parce qu'elle est privée de demeure. Elle a été dépossédée, a perdu la capacité de s'accepter et de s'apprécier. Il faut qu'elle sacrifie sa dépendance aux dieux patriarcaux pour trouver sa vraie place dans les fondements opérationnels de la féminité. En effet, en tant que fille, sour et hiérodule des dieux célestes masculins, elle a subi l'amoindrissement de sa puissance que beaucoup d'entre nous connaissent (et même apprécient) lorsque nous établissons une relation avec nos partenaires masculins et notre animus, et aussi par l'intermédiaire de nos partenaires masculins et de notre animus.
Dans un poème, nous voyons Inanna renoncer à choisir pour époux le dieu fermier et jeter son dévolu sur Dumuzi, le berger, parce que son frère le dieu-soleil la poussait à cette union. (On pourrait affirmer, d'après l'orthodoxie de la théorie de Jung, que cette obéissance au frère plutôt qu'au père constitue un élément favorable. Mais ce peut être un leurre. L'animus fraternel peut lui aussi empêcher une femme de s'accomplir, ou jouer le rôle de porte-parole de l'animus maternel. . Dans les poèmes consacrés à Inanna, sa mère, Ningal, la presse d'épouser Dumuzi. Il est dit dans ces poèmes que Ningal est fille de Enki ; elle est donc ainsi dotée de liens de parenté avec Dumuzi : c'est sa sour. Ningal et Utu poussent Inanna à accepter le berger pour époux.) Inanna n'avait pas suivi son inclination, elle s'était laissée influencer. Peut-être, dans son cas, était-ce inévitable ou même nécessaire. Mais en tant qu'hétaïre ( compagne) dispensatrice des joies de la vie et servante des dieux masculins, elle court sans cesse le risque de se perdre en favorisant l'existence de liens d'asservissement. Il lui faut retourner vers la noire déesse, cette déesse féminine inacceptable, afin de renouveler sa puissance, non pas pour s'en servir comme d'une protection, bouclier ou armure (comme Athéna qui portait sur son égide le visage effrayant de la Gorgone), mais pour se restructurer, renaître par un processus intérieur et être reliée à l'ensemble des schémas instinctuels féminins.
 
La descente en tant que régression thérapeutique contrôlée
 
Ce que j'ai constaté et vécu, chez moi et chez d'autres femmes qui ont réussi dans la vie, filles de la collectivité, de l'animus et du patriarcat, chez qui la relation à la mère a été peu satisfaisante, c'est que nous avons .. un défaut fondamental. Nous n'apprécions pas avec exactitude notre domaine, notre territoire, pas plus que la relation avec la force et les besoins qui sont en nous, relation susceptible de nous donner un moi féminin résistant, opérationnel, nanti d'un équilibre yin-yang satisfaisant. Il y a un défaut au niveau fondamental de notre personnalité, une coupure, une faille profonde, entretenue par la loyauté envers les idéaux du surmoi qui ne fonctionnent plus pour améliorer la vie, loyauté qui maintient le moi à l'écart de la réalité, en le poussant à régresser et à exagérer son identification narcissique au Soi. Ainsi il nous faut entreprendre une « régression contrôlée » qui nous ramène aux frontières du monde des profondeurs de la déesse noire, vers ce que nous étions avant d'avoir la forme que nous connaissons, vers les niveaux de conscience archaïques et magiques, vers les passions, les fureurs transpersonneIles qui, là, nous détruisent et en même temps nous nourrissent ; c'est un retour à l'esprit-corps, aux états préverbaux à l'abri dans la matrice-tombeau, en quête de la féminité profonde, de cette « mère duelle » décrite par Jung.
Au cours de cette descente, nous nous défaisons des identifications avec l'animus et des défenses contre lui, en un processus d'introversion qui tout d'abord passe par des stades humiliants et destructeurs, mais en fin de compte atteint des niveaux primordiaux plus sûrs. Là, nous pouvons apprendre à survivre d'une manière différente et à attendre une occasion de renaître. Parfois nous attendons longtemps, prises par la découcouverte progressive de nos débuts primordiaux envisagés selon un point de vue nouveau, éprouvant le sentiment d'être dégagées du carcan des interprétations anciennes. Dans le monde des profondeurs, les énergies chaotiques du Grand Cycle s'affrontent en nous alors que nous avons l'impression d'être privées d'énergie, Elles démembrent le vieux complexe du moi-animus et ses identifications défectueuses.
En thérapie, un travail à ce niveau met en jeu les affects les plus profonds et est inévitablement relié aux processus préverbaux « infantiles ». Il faut que le thérapeute soit disposé à participer là où c'est nécessaire ; il doit souvent travailler au niveau esprit-corps où il n'existe encore aucune image dans la conscience de l'autre et où l'instinct, l'affect et la perception sensorielle commencent à se fondre tout d'abord en une sensation P.98 corporelle, qu'il est possible de renforcer afin de provoquer un souvenir ou une image. Le silence, l'attention approbatrice en miroir, le contact, l'étreinte, le chant et le bruitage, la gestuelle, la respiration, des activités non verbales comme dessiner, faire des pâtés de sable, modeler, jouer aux cubes, danser, toutes ces techniques peuvent être utilisées.
A ce niveau magique et matriarcal, les éléments du rite sont très efficaces et doivent être respectés et même encouragés. Le psychodrame, avec sa gestuelle et sa mise en scène, peut être utile pour créer ou recréer un espace, une émotion, une intention, un schéma archétypal. Mais surtout, le thérapeute doit se laisser guider par les liens affectifs puissants établis au cours du transfert et du contre-transfert et par les images des rêves et des fantasmes pour deviner l'objectif à atteindre et la manière de l'atteindre. L'attitude thérapeutique à adopter consiste à laisser, mais d'une manière active, chaque individu être avec lui-même (ou avec elle-même) de toutes les façons qui peuvent lui être nécessaires.
Cela peut entraîner toutes sortes d'improvisations créatrices-actions, gestuelle, permissions, à la fois symboliques et littérales destinées à toucher le pré-moi dissimulé et en régression, et à l'aider à apprendre à avoir confiance et à apprécier sa propre valeur.
Un tel comportement de mère nourricière, cet accompagnement, a de profonds effets, bien que ceux-ci restent souvent secrets ou inexprimés. Leur impact n'est parfois révélé que par l'intermédiaire d'images oniriques, ou bien, des années après, on découvre qu'ils ont été des moments-clé au cours du travail analytique. Souvent, une partie de l'effet est due à ce que la patiente ou l'analysante a le sentiment qu'une telle acceptation, une telle participation, vont au-delà des paramètres conventionnels d'une thérapie verbale et témoignent par conséquent de la volonté du thérapeute de « ne pas se conformer à l'orthodoxie », et même de braver certains interdits émanant du Surmoi. Cela semble-t-il, donne à l'autre l'impression d'une alliance profonde et d'une reconnaissance de sa valeur au niveau matriarcal archaïque. Un analyste, en tant que porteur des projections archétypaIes, doit accepter les sentiments et les besoins profondément individuels de l'autre et se préoccuper davantage de ceux-ci que des conventions abstraites et impersonnelles qui sont celles de la colIectivité.
 
Jung décrit la descente jusqu'au niveau végétal comme « le chemin vers le bas, la voie yin. vers la terre, vers l'obscurité de l'humanité ». C'est à cette descente que la déesse Inanna et nous, femmes modernes, devons nous soumettre pour aller jusqu'en ces lieux profonds et frustes, au com-mencement de tout, là où la beauté et la laideur extrêmes vont de pair ou se fondent ensemble, en un état paradoxal sans signification apparente. Même la reine de la beauté se change en viande avariée. La vie perd sa saveur. Mais c'est un processus sacré, y compris le pourrissement, car il représente la soumission à Ereshkigal et les mystères de destruction et de transformation qu'elle symbolise. P.100
 
VI DEVOILEMENT, FRANCHISSEMENT DES PORTES
 
Dévoilement d'Inanna
 
Le processus par lequel la déesse stellaire se soumet au concret et à l'incarnation implique qu'elle soit dévêtue. Ce motif, suggère la perte des vieilles iIlusions et des fausses identités, qui ont peut-être servi dans le monde d'en-haut, mais qui comptent pour rien dans les Profondeurs. Là on est nu devant la déesse noire et ses yeux qui voient tout. Se dévoiler signifie se mettre nue, la déesse se dévoile à elle-même : c'est le strip-tease originel. Cela suggère un besoin d'être totalement exposée et sans défense, totalement ouverte au regard de la mort, ce regard sombre du Soi qui fouille l'âme jusque dans ses moindres recoins. :
Jung écrit que souvent « se dévêtir symbolise l'extraction de l'âme ». Il cite un texte d'alchimie : « Déshabille-moi afin que soit révélée la beauté intérieure qui est la mienne ». La beauté intérieure est l'âme, enfant du soleil et de la lune. Mais, ajoute Jung, « se défaire de ses vêtements veut dire aussi se putréfier », et en alchinlie « l'ouvre au noir est également représentée comme le « vêtement de ténèbres ».
4insi, enlever les vêtements symbolise à la fois la putréfaction et l'extraction de l'âme, car vêtir représente la chair de l'incarnation, et la mort est le dépouillement de la vêture mortelle. Pour les êtres humains, déjà incarnés dans un moi-corps, se dévêtir est un mode de désincarnation, la fin d'une forme d'existence de moi-corps et la révélation du Soi caché. D'autre part, pour la déesse stellaire et pour les filles du père mal incarnées, se dévoiler est un moyen de rattacher concrètement l'âme à la terre.
Se dévoiler est aussi en rélation avec l'exhibitionnisme - il faut nécessairement être nue devant la déesse. Pour nous, cela signifie souvent se dénuder devant le Moi, .. sentiment d'être sans défense, surtout quand, dans notre petite enfance, nos parents ou d'autres personnes qui les premiers incarnaient le Soi se sont moqués de nous. Et pourtant, c'est d'oser s'exposer ainsi qui permet de reconnaître la valeur de son moi-corps devant le Soi ou la Grande Mère. En révélant tout, nous obtenons son acceptation objective de tout ce qui est en nous. Nous avons été vues et ainsi nous pouvons exister. Mais il nous faut nous dévoiler et nous montrer nues.
Se dévoiler ainsi est un acte extrêmement difficile pour une fille du père (et ce n'est probablement pas par hasard si Atnéna est née entièrement revêtue de son armure), car cela signifie renoncer à la fois à toute défensive et aux illusions de l'identité suscitées par le monde d'en-haut, ces rôles, ces marques de pouvoÎr et de prestige héritées du patriarcat, qui tiennent lieu de P.102 substitut d'identité, de persona, pour une femme qui est la servante du père et de l'animus.
Pour les thérapeutes .. ce dévoilement est aussi essentiel. Il nous pemet d'être pénétrées par la réalité de l'autre, par toute la force des affects, sans nous abriter derrière notre persona professionnelle. C'est seulement ainsi que nous pouvons nous orienter par l'expérience vécue de la réalité intérieure, seulement ainsi que nous pouvons éviter d'isoler l'autre dans une fausse subjectivité très déplaisante, comme quand nous rejetons tout parce que c'est une projection. Dans le sombre royaume de la féminité, la dissimulation est impossible. Nous sommes exposées au grand jour par nos rêves et par nos complexes, qui nous reflètent. Aux niveaux profonds du transfert et du contre-transfert, les éléments extérieurs et intérieurs se mêlent, et deux individus partagent une réalité psychique dans le champ de force de la participation mystique ; par conséquent, il est souvent difficile de discerner à qui appartient tel affect ou telle image. Ceci, nous dit le mythe, fait partie de la loi du monde d'en-bas : ceux qui descendent doivent se dévêtir. L'analyste et l'analysante se rencontrent, unis dans les mêmes profondeurs pour y subir la transformation, mort et mariage, qu'exige la déesse.
Se dévoiler .. c'est le rejet des identités : « De même qu'une personne enlève ses vêtements usés pour en revêtir des neufs, de même l'être intérieur se débarrasse de son corps usé pour entrer dans un autre corps tout neuf ». (Bhagavad-Gîtâ) La descente et le retour de la déesse Inanna, comme dans les mystères d'Eleusis, transmettent le message de la vie intérieure et de sa quête sans fin. . Ereshkigal l'Akkadienne était la dispensatrice de l'eau qui donne la vie, eau dont elle se servit pour ranimer le cadavre d'Inanna. Il s'agit .. ici de renaissance et de réillumination de Ia conscience. Inanna perd les identités qui étaient les siennes auparavant, est réduite à la matière originelle, puis renaît. De la même façon, les individus qui entreprennent le processus sacré d'une initiation perdent leur ancienne identité et en acquièrent une nouvelle. Se dévoiler fait partie du processus d'initiation.
Dans ce thème du dévoilement peuvent aussi se trouver suggérées les étapes qui préparent à la prostitution sacrée. . les prêtresses des temples d'Inanna devaient peut-être s'engager dans un processus similaire allant jusqu'à la mort initiatique, la crucifixion sur le phallus impersonneI d'un homme, .. épreuve qui les ouvrait à l'expérience de leur sexualité, vécue comme un aspect des devoirs qu'elles avaient à accomplir au service de la déesse.
D'un autre point de vue encore, la mise à jour d'Inanna (et des initiées qui la suivent) suggère qu'elle se rend compte de l'existence de différents niveaux de conscience. Les sept parures de la royauté sont posées sur son corps au niveau des chakras de la Kundalini (forme statique de l'énergie créatrice). Elle porte une couronne, une verge, symbole d'autourité, ou des pendants d'oreilles (selon les différentes versions du mythe), un collier, un anneau ou une ceinture d'or, des bracelets et un vêtement qui exalte sa féminité (dans la version akkadienne, elle porte un pagne). Tandis qu'elle ôte et remet ces diverses parures, l'attention est attirée sur Ie chakra correspondant. Inanna est P.104 amenée jusqu'à la nudité du Mûladhâra, le matériau inerte et rigide de l'incarnation.le fondement brut des faits et de la réalité corporeIle ; à partir de la couronne, réalisant à l'intérieur du pelvis l'union divine des contraires (Inanna étant la déesse qui préside à de telles relations) et de la conscience cosmique ; jusqu'au chakra primordial où la vie potentielle sommeille et est restaurée en une union paradoxale des contraires..
 
Les portes
 
On retrouve dans les mythes égyptiens des éléments analogues aux sept portes de la demeure d'Ereshkigal. Neumann décrit « les sept demeures du monde d'en-bas. [comme] septs aspects de la Féminité ». Il appelle les gardiennes égyptiennes des portes « manifestations de la Grande Déesse sous son aspect essentiellement terrible ». . Les portes ont peut-être un lien .. avec la position des sept planètes en conjonction avec lesquelles l'astre Inanna-Ishtar se déplace lors de sa descente et de son retour ; . y compris des retours de Vénus, et ils (les Sumériens) établissaient pour chaque planète ses diverses corrélations métalliques et psychoIogiques. Etudier plus avant les significations spécifiques des portes nous mènerait trop loin, jusque dans la psychologie des chakras et des planètes, avec leur signification symbolique et instinctuelle, et le rôle du thérapeute lorsqu'il s'occupe de leurs énergies.
Les portes sont aussi les étapes d'un chemin initiatique-et sacrificiel, comme les stations du Chemin de Croix. En tant que thème, elles peuvent apparaître sous de nombreuses formes dans l'imagerie onirique actuelle. Une patiente avait rêvé d'une Marilyn Monro pleine d'innocence qui tombait en passant à travers sept balcons successifs et s'écrasait dans une mare de sang. Ce rêve était chez cette patiente le signe avant-coureur d'une grave dépression et montrait qu'elle commençait à s'ouvrir aux affects primaux qui faisaient irruption dans les profondeurs de sa psyché. Une autre patiente rêva qu'elle devait forcer son urine à traverser sept tamis. Elle disait : « Il faut que je fasse attention en descendant jusqu'à l'antre des flammes. Mes sentirnents vont jaillir et tout détruire ». Elle considérait son procesus analytique comme une descente potentielle aux enfers, où les règles bien ordonnées auxquelles elle s'était conformée jusque là ne lui serviraient plus à rien. La prudence avec laquelle progressait sa descente rendit le travail analytique moins brutal que dans P.106 le cas de la première patiente et lui permit de s'assurer que sa psyché autorisait un rythme adapté à ses besoins.
 
VII TEMOIGNAGE ET QUETE DE LA SAGESSE
 
Ninshubur
 
Avant sa descente, Inanna avait mis au point .. un plan de sauvetage, et donné à Ninshubur la consigne de le mette en application si, au bout de trois jours, elle n'était pas revenue de son voyage. Elle prévoyait qu'elle aurait besoin d'aide si elle était retenue dans le monde des profondeurs - c'est un thème familier qui apparaît dans de nombreuses mythologies et aussi la pratique clinique.
. Ninshubur, dont le nom signifie Reine de l'Est, est la servante, en quelque sorte un vizir féminin de la Grande Déesse. Ninshubur est sur terre l'organe exécutif d'Inanna ; c'est elle qui est mandée chaque fois que la léesse a besoin d'aide pour réaliser ses besoins et ses projets. . Lorsque lnanna détourne à son profit le me, c'est-à-dire les principes qui régissent le monde, en l'enlevant à Enki qu'elle avait enivré à dessein, elle ordonne à Ninshubur de faire en sorte qu'ils arrivent P.108 sans encombre à son temple d'Erech. .
Dans le mythe de la Descente, Ninshubur est celle à qui Inanna s'en remet pour assurer son salut. Elle est la servante qui réclame sa maÎtresse quand celle-ci, au bout de trois jours n'est pas revenue du monde des profondeurs ; c'est elle qui crie bien haut, alertant hommes et femmes, puis intercède auprès des dieux célestes pour qu'ils interviennent en faveur de la déesse.
Psychologiquement, elle incarne apparemment cette petite parte de nous qui reste dans le monde d'en-haut tandis que l'âme descend, l'aspect encore conscient et opérationnel àe la psyché capable d'observer les événements dans le monde d'en-bas et dans celui d'en-haut, et qui se préoccupe du destin de l'âme. En thérapie, c'est la partie ouverte aux sentiments, celle qui est responsable de l'action et de la compréhension tandis que la majeure partie de l'énergie de la patiente est en-bas, dans l'inconscient, la partie capable de maintenir l'alliance thérapeuigue. ElIe est analogue à Ia conscience en action, remarquablement forte et humble, qui est capable de faire que la vie continue, d'empêcher que survienne un épisode psychotique qui entraînerait la perte totale de l'âme, capable aussi de s'obstiner dans son voyage pour trouver ce qui est nécessaire. Elle est le porte-parole du Soi, celle qui a entendu Inanna, qui tient le compte des jours et qui, poussée par sa conviction profonde, crie qu'il faut ramener la déesse. Pour moi, Ninshubur est un modèle de la fonction sacerdotale de la femme dans ce qu'elle a de plus profond ; elle est un reflet du Soi, elle agit comme simple exécutrice ds ordres donnés par le Soi, souvent lorsque l'âme est la plus menacée.
.. Ninshubur n'a pas d'existence propre, pas de spécificité hormis son aptitude à servir. Simplement, elle exécute avec précision et compétence ce que la déesse lui demande de faire. Dans son obéissance profonde, avec son moi qui n'intervient en rien, elle est presque invisible, elle s'habille même comme une mendiante, se conformant en cela aux ordres d'Inanna. Pourtant, c'est de l'intégrité, du respect, de l'aptitude à l'actione de Ninshubur la « fidèle servante » que dépend le moment décisif du myhe, ce moment où lnanna née à nouveau (re-née) revient dans le rnonde du Grand En-haut. Comme le dit la déesse dans le poème : « C'est elle qui m'a sauvé la vie ».
Une patiente téléphona à sa thérapeute .même si « téléphoner était une humiliation et une abjecte manifestation de dépendance ». Une telle lucidité et son appel au secours franc et direct constituaient de sa part un comportement nouveau, qui révélait l'apparition en elle de la fonction Ninshubur, de la capacité à voir et à agir en faveur de la valeur des besoins de son âme. P.110
 
Quête aux sources erronées
 
Inanna dit à Ninshubur de s'adresser d'abord à Enlil, dieu du ciel, puis à Nanna-Sin, son propre père, le dieu-lune, puis à Enki. Pourquoi n'envoie-t-elle pas Ninshubur voir sa mère ou Ninhursag, la terre mère ? .. Inanna, déjà -et c'est bien dommage- accordait d'avantage de valeur au pouvoir masculin qu'à celui des mère. Peut-être est-ce parce qu'elle est la hiérodule des dieux, ou peut-être a-t-elle le sentiment que leur pouvoir culturel est plus grand. En tout cas, dans sa quête de l'aide dont elle a besoin in extremis, ses premiers choix sont erronés. Elle cherche d'abord du côté de sources de salut apparemment puissantes mais en fait sans pouvoir ou sans générosité.
Assez souvent, en thérapie, nous observons cette recherche d'aide auprès de sources erronées lorsque les patientes insistent pour faire appel à ceux qui les rejetteront par principe (en disant : « de tels besoins sont infantiles » ), ou par étroitesse d'esprit, ou encore en raison de différences de niveau de typologie ou de conscience. Parce que le puissant archétype parental était initialernent projeté sur ceux qui étaient incapables de valoriser convenablement l'individu, la recherche d'une aide éventuelle se poursuit en direction de sources inefficaces. Ce n'est qu'après plusieurs tentatives, après être restés bloqués dans l'enfer de la frustration et de la rancune, ou même en s'attaquant à l'impulsion du désir (par identification avec ce dieu collectif agressif qu'est le Surmoi) qüe de tels individus apprennent à passer outre.
En fait, une bonne part de la thérapie consiste à apprendre à abandonner les anciens schémas pour se tourner vers des sources vraIment fécondes et aptes à souligner la valeur de l'individu. Ce n'est qu'en apprenant à donner un nouveau contenu à la structure parentale archélypaIe que l'individu se rendra compte que ce n'est pas son besoin ou son appétit de vivre qui est en faute, mais le fait qu'il ait sollicité une source inadéquate.
Les deux dieux, celui du ciel et celui de la lune, refusent d'aider (ou n'osent pas aider) Inanna à quitter le monde des profondeurs, ce lieu d'immobilité et de mort. Ils incarnent le respect patriarcal et impersonnel pour l'ordre et la loi, trop éloignés qu'ils sont du mode de pensée à la fois de leur « fille» Inanna et du côté sombre de la féminité. Ils estiment qu'Inanna n'est qu'une ambitieuse aux appétits démesurés. Ils la voient au travers de la projection de leur ombre, cette ombre qui est à l'image du taureau. Et ils énoncent cette règle : « Celui ou celle qui se rend à la Grande Demeure doit y rester ». Ils semblent presque malveillants, contents de la voir soumise à la justice du monde d'en-bas. C'est tout à fait comme cela que le Sunnoi et ceux qui se conforment à l'orthodoxie de ses lois se vengent ou se désintéressent de ces individus et de ces appétits qui osent aller au-delà des limites conventionnelles auxquelles s'en tient la collectivité. Nulle aide à espérer de la part des puissances dominantes pour la personne rebelle à la norme.
 
Le Dieu-Lune
 
.. Nanna-Sin, le dieu-lune, si souvent décrit comme le seigneur des femmes, ne s'in téresse guère, dans ce mythe, à la situation critique qui est celle d'Inanra. .. décrit comme Je pouvoir qui éclaire la nuit, qui mesure le temps, rend fertiles les eaux des marécages, les roseaux et les troupeaux. Il est aussi P.112 administrateur et juge du monde des profondeurs lorsque la lune n'éclaire pas. Mais au-dessus de l'horizon, il est moins méthodique. Il a, dit-on, épousé Ningal (la « grande dame », déesse des roseaux) sous J'effet d'un impétueux désir, sans demander à Enki la main de sa fille.
Nanna a aussi un lien avec les rois d'Ur. . il ne s'intéresse pas à ses enfants. Il est distant, se conformant à ses propres rythmes, et il n'y a aucun rapport entre ses enfants et ces rythmes-là. .. il est même dit que Utu (le dieu-soleil, frère d'Inanna) et Inanna sont amenés sous l'influence des ennemis de Nanna à provoquer une éclipse de leur père, le dieu-lune. Les rejetons, par contraste, sont très proches : Utu oriente le choix de sa sour lorsqu'elle prend époux (encore que les qualités du berger Dumuzi soient dues, dit-on, à l'effet fécondant de la lune).
Pour Inanna, le principe paternel n'est pas transmis par l'intermédiaire d'une relation personnelle. Il se peut même qu'il y ait de l'antagonisrne entre le père et la fille. .. conséquence de la rivalité qui oppose Ur et Erech et par conséquent les dieux tutélaires de ces deux villes ; mais cela évoque aussi les problèmes psychologiques qu'entraîne le fait d'être la fille d'un père lunaire. Dans le mythe, Nanna se contente de répéter mot pour mot les paroles d'Enlil, le père très haut. Il est jaloux de son propre pouvoir et de son propre éclat, et pourtant, inconsciemment, il prend parti pour une règle abstraite et obsolète. Sur la défensive et avec mépris, il fait comme si sa fille n'existait pas ; il est beaucoup trop impliqué dans sa relation avec son anima, sa frêle épouse Ningal, déesse des roseaux, et préoccupé de ses propres rnétamorphoses, de ses rites de purification et de sa productivité.
Les filles de tels pères-enfants arrivent souvent en analyse avec une apparence d'auto-suffisance - femmes-héros, qui à la fois veulent séduire et doivent s'en défendre. . Elles se défont de leur sensualité, font la conquête des hommes et/ou se lancent à la poursuite du succès, mais elles n'éprouvent pas de sentiments de tendresse et n'ont guère d'estime envers elles-mêmes. Encore et toujours, leur objectif est de rechercher l'approbation de leur père, son attention personnelle, et même d'essayer de l'éclipser afin de se conformer à une telle nécessité. Elles le sollicitent de multiples façons et s'attendent toujours à être en butte à sa froideur, à son narcissisme et à son désintérêt. P.114
 
VIII CONSCIENCE, CREATIVITE ET EMPATHlE 
 
Enki : dieu des eaux, de la Sagesse et de la Créativité
 
Dans le mythe de la Descente, il y a un « père » qui se montre secourable, c'est Enki. Son nom, comme celui de Poséidon, signifie « seigneur de la terre ». II est l'astucieux dieu des eaux et de la sagesse, c'est lui qui régit le mouvement des mers et des fleuves. Il vit au plus profond des abysses. . proche d'Inanna. Dans le mythe de la Descente, c'est lui qui met en route le processus de sa libération.
.. divinité remarquable. Chez les Sumériens, ses eaux étaient douées, disait-on, du même pouvoir procréateur que le sperme et le liquide amniotique. (Le même mot est utilisé pour les trois substances) . il est représenté, .. avec une cruche d'où l'eau s'écoule. Cette représentation évoque la constellation du Verseau, le Porteur d'eau ; mais Enki est plus généralement assimilé au Capricorne, mi-bouc, mi-poisson ou mi-dauphin, capable de traverser les espaces infinis, profondeurs abyssales et célestes ; il est le véritable complément de la Grande Mère dans son signe du Cancer. Ainsi, il partage un lien à la fois avec Ninhursag (dont le nom à l'origine était Ki - la terre -, l'ancien homologue de Enki) et avec Ereshkigal.
Enki est le mâle créatif, espiègle, celui qui engendre, celui qui a le don d'empathie. Comme Mercure, il unit en lui des éléments contraires et n'entretient pas de relation abstraite et inconditionnelle avec le principe de la loi. Bien que Enki ait, dit-on, créé le me, ces principes qui régissent le monde d'en-haut et la civilisation, son ordre est créatif, et non statique et protecteur. Il apporte des éléments nouveaux et ne favorise pas le statu quo. Sa sagesse est celle de l'improvisation et de l'empathie. .. il a une dimension bisexuel!e .. ; il est capable de pénétrer partout où il le faut, y compris dans le monde des profondeurs. « Seule. la conscience (des deux sexes) peut pénétrer dans le monde invisible de Thanatos et de tous les composants psychiques de la nature humaine qui dérivent de la mort ».(James Hillman, à propos de Tyrésias) La conscience d'Enki est semblable à celle du deuxième chakra, svadhisthana, dans lequel « avoir confiance en la vie et le soi est la sagesse des eaux maternelles ». La confiance, la fluidité, l'extase et l'acceptation en douceur de ce qui est - les qualités du mode de conscience du deuxième chaha - peuvent « guérir les maux statiques du premier (chakra) » et du troisième, lié au pouvoir. La sagesse de Enki ruisselle, bouscule ; elle rompt l'inertie et la rigidité du monde des profondeurs. P.116
Ses eaux sont celles qui dans le mythe sumérien s'opposent à la déesse du désert. Kur, qui désigne le royaume d'EreshkigaI, est un mot qui signifie aussi désert. Ce sont les eaux qui rendent fertile la terre en friche, elles qui symbolisent les énergies du flux de la vie, flux qui n'a point de fin.
Comme le flux des affects de la libido, ces eaux nous ramènent à la vie après une dépression, semblable à la mort. .. une patiente avait vécu cette expérience du retour . Elle put ainsi libérer ses passions en les exprimant parce qu'elle n'était plus obligée comme avant de recourir à l'inhibition pour se protéger. Elle savait qu'elle pouvait faire confiance à l'analyste, qu'il recevrait ce flot qui se déversait hors d'elle. Elle pouvait à présent renoncer à cette inhibition acquise, à ce besoin de ménager la personne qui la prenait en charge.
Ce flot, ce flux que l'on libère fait partie de l'énergie symbolisée par les eaux d'Enki. Il est aussi le dieu sculpteur, le créateur appelé le « façonneur d'images » ; il est le dieu des artisans et des artistes, le dieu de la forme originelle, de l'archétype. Il est l'un des créateurs du genre humain : il entra en compétition avec la déesse de la terre. Avec de l'argile, ils façonnaient diverses formes de vie humaine, et quand elle créait des entités difformes, il leur trouvait toujours un rôle à jouer dans l'existence. Il improvise sans fin et crée selon l'inspiration du moment. II ne se préoccupe guère des règles et des précédents édictés par les dieux patriarcaux férus de grands principes, et on l'appelle souvent pour qu'il les aide à se tirer de quelque mauvais pas ; .. c'est lui qui est à l'origine de leur sauvetage ou lui encore qui maîtrise le chaos qu'ils redoutent. Souvent, il sert de médiateur entre le monde des pères et celui de la féminité. Il engendre toujours un flux créateur de vie, et il détient ainsi la possibilité de restructurer totalement le système grâce à l'impulsion qu'il lui donne. Dans le mythe de la Descente, il rompt l'inertie du paradigme légaliste et défensif grâce à une toute nouvelle approche. Plutôt que de se conformer aux précédents et aux lois, il met en branle un nouveau processus, et ce en ayant recours a un élémentjusque là négligé : il se sert de sa sensibilité.
Il prend un peu de poussière qui se trouvait sous son ongle peint en rouge, matériau insignifiant, dont personne ne veut, qui en fait est jusque là demeuré invisible, reliquat du grand processus de la création. La terre est l'élément du Mûladhâra (le centre psychique inférieur) et d'Ereshkigal, elle correspond lorsqu'elle est incarnée à l'énergie de la matière et à la viande avariée qu'est devenue Inanna dans le monde des profondeurs. C'est aussi le limon du lit des fleuves d'Enki, l'argile qui fut .. le matériau grâce auquel la civilisation sumérienne s'est matérialisée concrètement. Dans le mythe, c'est de cette argile que furent créés l'homme et la femme. P.118
Dans le processus analytique, cette poussière est analogue à la prima materia, la matière originelle, qui réagit de façon fruste et fondamentale, sans préméditation, ouverte à toutes les possibilités parce qu'elle est pareille à la matière dont s'est servi le dieu créateur. C'est donc le matériau affectif fondamental du processus analytique comme d'ailleurs celui de la vie. Sa puissance' immense se dissimule derrière les petites manifestations d'émotion, autonomes et intenses, dans les détails concrets, douloureux, poignants, vibrants, les fantasmes irrépressibles qui se manifestent à peine ou pas du tout. La poussière sous l'ongle est l'équivalent de la psyché autonome telle qu'elle se révèle dans les petits faits personnels chargés d'affect, qui se produisent ici et maintenant, qui n'ont rien de grandiose, ne constituent pas la preuve d'un acte vraiment remarquable comme le demanderait le Surmoi : ce sont plutôt les scories méprisées du processus de la vie, pourtant subtiles, solides, et capables de changer la perspective analytique de matière radicale.
 
Les créatures qui reflètent la Déesse noire
 
Avec la poussière qu'il a recueillie sous son ongle, Enki crée deux petites créatures, un kalatur et un kurgarra, qui se lamentent et gémissent telles des pleureuses. Ils sont décrits comme des « adorateurs asexués » ou bien des « créatures ni mâles ni femelles ». Ce sont peut-être des créatures polymorphes, hemaphrodites ou androgynes, qui participent au Grand Cycle par leur manque de différenciation sexuelle. Les contraires, mâle et femelle, ne sont pas encore séparés en eux. Ainsi ils n'incarnent pas la conscience en tant que discrimination fondée sur la différenciation, la séparation et l'opposition, mais bien la conscience en tant qu'empathie et miroir. . Ce sont des créatures humbles, sans héroïsme, sans caractéristiques particuIières, n'éprouvant pas même le besoin d'être distinguées l'une de l'autre, ou encore ce que nous pourrions qualifier de besoin-d'avoir-un-moi. Ces petites créatures asexuées représentent l'attitude qu'il faut avoir pour s'attirer les bonnes grâces de la Déesse noire.
Enki leur donne les mêmes directives que celles que donnent les thérapeutes dans ces abysses préverbales et primales aux frontières desquels le temps et l'espace sont des notions inconnues et où ont cours les schémas du niveau de conscience magique. Ces créatures viennent s'installer près de la déesse, sans se préoccuper des lois ni des distances du monde d'enhaut. Puis elles observent et se conduisent comme un reflet dans un miroir, en manifestant leur empathie plutôt qu'une identification inflationniste qui supprime tout sentiment de la différence qui sépare le Je du Tu. Ce qu'elles font ne vient pas d'elles. Elles voient, elles perçoivent, et elles gémissent avec. Elles honorent la déesse et expriment les souffrances de l'existence subies à présent par Ereshkigal ; car la conscience a pénétré dans son royaume et avec elle la conscience de la douleur. Elles la P.120 confirment dans sa souffrance. Enki leur a appris à faire confiance à la force de la vie même quand elle clame son malheur.
La plainte est une des voix de la déesse noire. C'est une manière d'exprimer la vie, avec sa valeur et sa profondeur, dans l'âme féminine. Tout d'abord, ce n'est pas un soulagement qu'elle recherche ; c'est simplement une constatation de l'existence de choses telles qu'elles sont ressenties par un être sensible et vulnérable. C'est l'une des bases de la fonction qui consiste à éprouver, à ressentir, qu'il ne faut pas considérer et juger, du point de vue du Surmoi héroïque et stoïque, comme de la passivité ou de la sensibilité geignarde, mais juste comme un fait autonome - . « c'est comme ça ». La sagesse d'Enki nous apprend que la souffrance partagée fait partie de la vénération.
Les créatures d'Enki gémissent avec Ereshkigal. . Leur écho forme une litanie, change la douleur en poésie et en prière. De la noire tristesse de la vie, il crée un chant en l'honneur de la déesse. Il fait de l'art un moyen de vénérer et de souffrir à l'unisson, une création en réponse aux passions et aux souffrances de la vie. Et il montre le pouvoir d'une telle litanie. Car grâce à leur chant-écho, ils rachètent une déesse de la vie. D'Ereshkigal s'écoule non plus la destruction mais la générosité. La déesse de la nature est reconnaissante pour l'humble écho, pour ce chant dont elle est l'objet. Cette empathie exprimée de façon précise l'émeut. . Nous voyons cette transformation se produire en thérapie quand la souffrance est acceptée et proclamée. Voici comment deux patientes exprimaient .
 
L'intérieur et l'extérieur
 
La terminologie employée par Ereshkigal et les petites créatures est significative - l'intérieur et l'extérieur. ElIe définit une zone frontière qui est l'un des paramètres les plus précoces de la conscience chez l'enfant. C'est une frontière très floue située dans les strates les plus profondes du complexe maternel. Car intérieur et extérieur ont tendance à se confondre pour se déverser sur le niveau magique de la conscience et dans le lien P.122 symbiotique (comme quand la mère ressent les besoins de l'enfant comme si c'étaient les siens propres et que l'enfant capte les émotions inconscientes de la mère). Du point de vue analytique, nous considérons cela comme l'identification projective des réactions de transfert et de contre-transfert. En fait, Je et Tu sont si fluides à l'intérieur de ce champ de participation mystique que bien suvent il n'existe pas de sentiment d'objectivité et de différence bien défini entre les frontières psychiques de deux personnes. Il y a plutôt un sentiment d'union et d'intimité qui peut s'accorder avec les subtiles perceptions kinesthésiques et intuitives, être à l'unisson avec elles.
La frontière entre l'intérieur et l'extérieur, Je et Tu, est la première et la dernière, la porte la plus mystérieuse de la maison d'Ereshkigal. C'est le lieu où se situe la membrane osmotique entre la mère et l'enfant, le moi et l'autre, le moi et les dieux. C'est la porte au-delà de laquelle ou par laquelle on pénètre dans l'existence incarnée telle que nous la connaissons : la porte de la naissance (quand ce qui était à l'intérieur, ce qui était mêlé se porte en avant) et la porte de la mort (quand ce qui était séparé fait un retour en arrière ). C'est comme l'horizon où Inanna en tant qu'astre produit l'aube et le crépuscule. Et c'est le lieu de transition où deux devient un et un devient deux. Pour nous, sentir ce flot d'identité nous baigner librement, c'est être nourri dans la conscience archaïque, dans la félicité ouroborique qui a permis à la vie de s'épanouir et à la conscience de se dilater ou de se dissoudre. Pénétrer dans la conscience de la frontière, porté par ce flot, c'est commencer à découvrir ses marques, son propre territoire en tant qu'être. Souvent, quand nous vivons l'expérience de cette frontière, c'est avec une conscience engendrée par la souffrance et la perte. Soit nous sommes conscientes de la perte de cette félicité et de cette fusion lorsque nous parvenons à ce sentiment de séparation, d'individualité, soit nous vivons l'expérience de la perte de l'autonomie individuelle lorsque ,nous fusionnons, ou nous dissolvons, ou encore lorsque nous sommes avalées dans un contenant plus vaste. Mais nous ne pouvons pas exister sans avoir vécu ces deux expériences.
La conscience féminine réceptive ne conçoit pas la frontière comme une limite bien tracée séparant ce qui est ressenti comme « moi » de ce qui est ressenti comme « non-moi ». La frontière n'est pas une manière fixe qui délimite le sentiment clair et net de l'identité individuelle par opposition à l'autre, dont on a le sentiment qu'il est l'objet d'une action héroïque. En fait, la frontière est perméable, aisément pénétrée par la sensibilité empathique de l'autre, qui est l'aptitude à éprouver les mêmes sentiments et à partager la présence affective de l'autre.
Un indiviüu qui éprouve le sentiment que cette barrière est infranchissable ou trop perméable, parce qu'il est incapable d'apprécier sa propre valeur et l'existence de barrières non adéquates (qu'elles soient trop rigides en raison de manques et de jugements négatifs, ou bien trop souples en raison d'infantilisations asphyxiantes), cet individu souffre d'un manque de capacité à définir l'intérieur et l'extérieur, et d'un manque de capacité à se laisser emporter par le courant, en avant et en arrière. Parfois, ceci est ressenti seulement comme un sentiment de confusion. Voici ce que rapportait une patiente .. : « Je rêve que je regarde à travers un mur de verre et que je vois une femme à l'extérieur. Elle est au lit, tout habillée ou sous une peau de serpent. Qu'y a-t-il à l'intérieur ? Qu'y a-t-il à l'extérieur ? P.124 Qu'est-ce qui est réel ?J'ai l'impression que ma vie est en train de tomber en morceaux ». Mais elle voulait affronter le désordre. Une autre patiente s'efforçait désespérément de maîtriser sa désorientation en maintenant une séparation rigide entre intérieur et extérieur. EIle disait : « Il y a deux manières d'être en relation : avec les autres gens au-dehors et ce qu'ils attendent de moi ; et avec moi, au dedans. Mais c'est tellement dissimulé, tellement flou que cela évoque l'autisme. Je suis comme une petite princesse solitaire, mais je sais que personne ne pourrait me supporter ». Ces deux femmes avaient vécu un douloureux sentiment de divergence entre les idéaux extérieurs - les idéaux collectifs et ceux du Surmoi - et la perception de leur réalité cachée, parce que celle-ci était djfférente de ce que « l'extérieur» onsidérait comme acceptable.
La relation de transfert - contre-transfert, en réactivant le contenant parent-enfant et les niveaux de consciences archai'ques et magiques, permet de vivre des expériences qui guérissent ces pathologies de la frontière. L'empathie et son acceptation valorisante représentent le mode de sensibilité qui dissout la frontière défensive trop rigide et nourrit le désordre non maîtrisé quand aucune résonance perméable ne s'est encore constituée.
 
Enki patron des thérapeutes
 
La sagesse d'Enki peut rencontrer la déesse noire primale dans la conscience de sa souffrance, dans la souffrance de prendre conscience de ce qui est à l'extérieur et à l'intérieur d'elle, de prendre conscience d'elle-même.
. Il est capable d'accomplir une restructuration fondamentale de l'inertie psychique en utilisant ce qui est à sa portée -ce qui se dissimuIe sous son ongle. Il met la situation dans une perspective différente. Il improvise. .. il introduit un facteur auparavant non significatif - la sensibilité à la situation critique de la déesse Inanna, sensibilité qui s'étend à sa sour du monde des profondeurs, et qui révère la cause même de l'impasse. Au lieu de se mobiliser contre le pouvoir féminin profond que le monde d'en-haut redoute parce qu'il semble seulement mettre un terme à la vie et la figer sur place, il trouve de la valeur là où il semblait n'y avoir que tristesse douloureuse. Suffisamment de valeur pour poser la déesse en tant que souffrance et pour refléter la souffrance inténeure et extérieure - pour lui faire ce don.
C'est ce que nous faisons quand nous nous tournons vers un affect et que nous l'intensifions pour trouver ses propres vecteurs ; ou quand nous nous tournons vers une défense et que nous constatons qu'elle a joué un rôle dans l'instinct de conservation. A la limite, c'est aussi ce que nous faisons lorsque nous considérons la souffrance comme une part valable du processus de la vie - ce n'est la faute de personne, c'est seulement la vie qui est comme ça. Ceci découle du point de vue patriarcal, chargé d'hostilité, toujours enclin à chercher un bouc émissaire, à blâmer quelqu'un ou quelque chose, à réclamer sa suppresion, à vouloir que quelque chose soit activement fait avec cela. Considérer la douleur comme une partie du processus élargit le point de vue selon lequel il s'agirait seulement d'un symptôme clinique et d'un stigmate. Cela laisse l'empathie se manifester envers la souffrance, et permet une guérison naturelle. Cela permet de souffrir pour engendrer une nouvelle solution qui vient naturellement, à point nommé. La guérison survient alors non seulement parce qu'on a trouvé la signification ou l'image, mais parce qu'on accorde au processus de la vie de l'attention, une présence empathique et un effet de miroir qui le touche où qu'iI se trouve. P.126
En tant que thérapeutes, nous sommes dans notre travail à ce niveau de la psyché comme ces petites créatures dociles, de type yin, qui sont au service du dieu Enki. Nous sommes présents, nous manifestons une attitude d'acceptation et de tolérance, et nous exprimons la vérité des affects venus des profondeurs. Une telle présence implique que nous croyons en la participation mystique des couches les plus profondes de la conscience en tant que processus de la déesse, parfois même lorsque cette participation mystique se révèle douloureuse et semble mener tout droit à la dépression et à la mort et nous fait ressentir très profondément notre inaptitude à provoquer un changement. Là nous attendons avec patience, ... que la déesse, en tant qu'elle incarne le Temps, soit prête à « décréter un sort favorabIe ».
Travailler de cette façon requiert souvent de la part du thérapeute qu'il soit disposé à s'approcher autant que le font les deux petites créatures .. ; qu'il soit disposé, également, à partager avec sensibilité et émotion la souffrance du complexe qui s'est tout d'abord constitué chez la patiente. Cela, implique la possibilité d'une contagion psychique et le partage du complexe lui-même. D'une telle réciprocité peut découler cette guérison radicale qui ne se produira que si un complexe est partagé, . Ensuite, la guérison se produit souvent lorsque le thérapeute travaille sur sa propre expérience vécue à l'égard du complexe, sur son attitude envers ce complexe, ou bien parfois, elle survient, pour les deux partenaires, par l'intermédiaire d'un changement de la psyché de la patiente. La différenciation nette n'existe pratiquement pas ; tout ce que nous pouvons dire, c'est que le champ que partagent patient et thérapeute active les énergies primaIes qui accélèrent le procesus de la guérison. (L'un des problèmes que rencorltre le thérapeute mascJlin qui n'est pas à l'aise dans les couches profondes de la psyché, lorsqu'il se sent enveloppé par la féminité sans savoir à quel niveau de féminité il se trouve, l'un des problèmes, c'est qu'il va peut-êcre interpréter son intimité avec la patiente de façon sexuelle surtout lorsque le transfert est érotisé dans son polymorphisme. Pour une femme, !a réaction interprétative ou physique d'un thérapeute masculin (réaction à son besoin d'intimité primale d'une façon indifférenciée, génitale et érotique) peut être ressentie comme une trahison. Ce n'est pas ce dont eIIe a besoin, même si elle ne s'en rend compte que par la suite.)
Un tel partage .. affirme l'existence de la vie humaine même dans les ténèbre de la souffrance. Mais parfois, lors des phases archaïques du transfert négatif, cela veut dire qu'il accepte le rôle de témoin lorsque la patiente s'en prend violemment à la vie ; il lui faut adopter une attitude totalement attentiste et se contenter de souffrir avec sa patiente. Cela signifie être disposé à éviter de supprimer la force du désespoir et de la rage en parlant en faveur de la position de notre moi, à éviter même d'exprimer notre souffrance ; il nous faut au contraire rester avec la patiente qui est là, aveugle et prise au piège, comme une viande de boucherie tombée entre les mains d'Ereshkigal ; nous devons sentir la souffrance de notre patiente, la respecter et la lui renvoyer comme un écho, être ouverts et participer, ne pas plonger en hâte dans les ténèbres des profondeurs abyssales de la nature qui, en de tels moments, réagissent lentement, animées d'un rythme péristaltique qui leur est propre. Lorsque le contenant du transfert est robuste et quand la prise de conscience est suffisante pour permettre de commencer à ressentir la différence entre soi et la confrontation et l'interprétation deviennent alors vitales. Mais cela ne peut se produire que lorsque le contenant de l'acceptation a été établi, contenant dans lequel les composants P.128de la personnalité peuvent être rassemblés et à l'intérieur duquel le germe de la totalité de l'être peut croître.
Une telle empathie apparaît efféminée aux yeux de l'idéal du moi. Mais des tabous ont toujours existé qui s'opposent à ce que l'on pénètre dans le monde des profondeurs avec une attitude fière, active et affectivement vibrante. Gilgamesh conseillait à Enkidu de faire ce voyage vers les profondeurs comme captif, ou bien en étant invisible. . Ainsi les thérapeutes qui travaillent avec l'inconscient doivent être prêts à subir dans leur persnne l'invisibilité et l'inaction. Les petites créatures d'Enki ont déjà cette attitude essentielle. Elles sont de type yin, éminemment réceptives. Et n'ayant pas besoin de se défendre ou de s'opposer pour leur propre compte, elles peuvent s'occuper de ce matériau brut que constiue l'inconscient en lui faisant écho et en jcuant le rôle de témoins. Comme l'a écrit Jung, s'occuper de cet inconscient, avoir affaire à lui nous permet d'humaniser, de trouver la valeur de ce qui est autrement trop rigide, trop écrasant pour un participant innocent ou non-initié :
 
Quand ces manifestations remontent à la surface de l'esprit tel qu'il est naturellement, elles sont horribles, insupportables même, mais on aperçoit, quand on a eu quelque temps affaire à elles, qu'eIles sont en réalité extrêmement précicieuses.
 
Ces créatures asexuées . suggèrent un niveau de sexualité prégénitale polymorphe qui est au service de la Grande Déesse à ce niveau profond de la psyché. Leur image amplifie la relation de type héroïque ou enfantin qui est fréquemmmt celle des hommes qui se consacrent au service de la Grande Mère par le biais de leur créativité artistique, de leurs dépendances quelles qu'elles soient ou encore de leur homosexualité. Parce que, dans le cas d 'une telle femme, la relation à la mère est mauvaise, et parce qu'elle est incapable de s'accorder de la valeur réelle ou d'en accorder à son propre sexe, elle semble souvent être à la recherche de la féminité au travers des fils-amants adorateurs de la déesse : avec ces hommes elle éprouve le sentiment de ne pas courir le risque de pénétration sexuelle et affective, ils lui offrent la passion, une sensibilité réceptive et la résistance qu'eux-mêmes éprouvent à l'égard du patriarcat. De la même façon, les homosexuels sont souvent attirés vers le Grand Père dans le sillage d'une éternelle fille du père.
Voici le rêve d'une femme qui illustre bien le sentiment de la déesse qui naît en elle, suscité par ses partenaires homosexuels :
 
Deux hommes qui s'aiment sont assis dans ma cuisine. L'un d'eux est blessé. Son pénis a été sectionné. Je l'embrasse et je le vois se transformer Ientement en une femme aux gros seins. Pendant que le changement de sexe se poursuit sans bruit, l'autre homme s'agenouille. Le premier homme est à présent une femme. Elle me fait penser à une publicité que j'ai vue à la pharmacie, une belle dame à la peau sombre insensible aux atteintes de l'âge.
 
L'homme agenouillé évoquait pour elle le frère de son père : c'était un artiste, et il incarnait l'ombre, l'aspect obscur de son père. Mais cette femme craignait de revendiquer l'autorité soIitaire de son Soi, parce que, lui semblait-il, elle mettait en danger P.130 les relations, si amères, tumultueuses et superficielles qu'elles fussent. Au lieu de cela, elle se reposait sur une méchanceté glacée et intellectuelle, simulacre de pouvoir qu'elle associait à l'homosexuel blessé de son rêve, cet homme dominé par sa mère. Le rêve la montre en train de se tourner vers cette manière d'être et manifestant son acceptation par un baiser. Elle pourrait commencer à trouver sa valeur .. Le baiser transforme l'animus homoérotique castré en une image de la déese, sans âge encore que collectivement représentée. Et il lui permet d'établir une relation directe, révérentielle avec la féminité archétypa!e.
 
La générosité d'Ereshklgal
 
.. la façon dont Enki s'approche de la féminité permet à Ereshkigal de produire son essence, l'eau qui donne la vie et qu'elle détient dans le monde des profondeurs. Cette eau orienie la cause de l'inertie vers scn aspect de donneuse de vie. Elle rend la tombe féconde, nous montre que l'inconscient souffre et donne naissanceà la vie. Comme la Gorgone dont le sang tue ou guérit EreshkigaI peut détruire, ou créer et guérir ; tout dépend de notre attitude envers la déesse noire.
Ereshkigal, reconnaissante du respect et de la vénération avec lesquels elles lui font écho, se toume vers elles, apprécie leur aide et leur accorde des récompenses.ElIe décrète en leur faveur « un sort favorable », « le don de l'eau, le fleuve dans sa plénitude » et « le don du grain, le champ à moissonner ». Elles réclament le cadavre suspendu au clou. Ereshkigal l'omnisciente le nomme : « le cadavre de votre maîtresse ». Et elle le leur donne. Elle est transformée, se montre bienfaisante et généreuse. Un miracle s'est produit par l'intermédiaire du sacrifice d'Inanna et de la découverte par Enki de l'attitude qui convient. La fécondité du taureau céleste, cette fécondité qui avait disparu est réapparue dans la sombre matrice
Le même thème apparaît dans les contes de fées, quand .. Baba Yaga et la mère Hulda montrent leur aspect bien veillant aux femmes qui leur rendent visite et Ies servent avec une obéissance soumise pleine de tact. C'est ce que l'on constate dans le rêve d'une patiente qui raconte :
 
Je découvre une femme terrible toute vêtue de noire ; son visage est noir ; elIe se trouve près de la fenêtre de la pièce qui donne sur la piazza. Elle se tourne vers moi et j'éprouve une grande crainte. Elle me dit d'aller à la chapelle, de ramasser les vieux épis mis au rebut qui jonchaient le sol, et de me servir du grain pour lui cuire une miche de pain. Je dois trouver un couteau, un mortier, une casserole dans les recoins de la pièce sombre qui est la sienne. Avec beaucoup de difficulté, car jamais auparavant je n'ai fait cela, et très lentement, j'essaie de moudre le grain pour en obtenir de la farine. Je dois me servir de ma salive pour l'humecter. Enfin je forme une miche et je me demande où la cuire. La femme sombre ouvre ses jupes et me montre un four rougeoyant. Avec une crainte révérencielle j'enfourne la miche. Je suis agenouillée devant elle, et quand je lève les yeux, je constate qu'à présent son visage lumineux a une expression bienveillante. Je n'avais jamais éprouvé un tel élonnement.
 
Vis-à-vis de la déesse, il n'est nullement honteux pour un femme d'avoir une attitude de soumission. Mais comme l'a souligné von Franz, une telle bonne volonté n'est pas toujours le moyen d'obtenir de la déesse de la nature ce qui est nécessaire. Parfois elle doit être approchée avec un courage héroïque, d'une manière active, plutôt qu'avec une soumission héroïque. Il a P.132 fallu que Gretel précipite la déesse noire dans le four de la transformation. Parfois il faut la supporter, ou bien l'éviter, ou encore s'arranger pour la fuir. Cela dépend, semble-t-il, de la personnalité consciente de la visiteuse, des qualités susceptibles d'être acquises du côté sombre du schéma instinctuel et du nodèle d'image symbolique. Pour la grande déesse Inanna, le sacrifice librement consenti dans la fierté et la passion, l'humilité et le rôle d'écho ou de reflet passifs constituent les moyens qui lui permettront d'obtenir sa liberté.
 
IX LE RETOUR ET CE QU'IL EN COUTE: LE BIEN-AIMÉ BOUC ÉMISSAIRE
 
Le retour d'Inanna - Retour du refoulé
 
Souvent, lorsque vient le moment du retour, nous ne le savons même pas. Nous pouvons simplement éprouver un sentiment de confusion, d'étourdissement, comme l'enfant qui vient de naître, tout neuf à l'aube de la vie. Et c'est ainsi qu'lnanna ressuscite. On répand sur elle la nourriture de l'eau et de la vie. Cette bonne nourriture offerte en libation ou en onction confère valeur et validation. .. de même que les initiés sont souvent nourris comme s'ils étaient des enfants en bas âge, de même Inanna, l'initiée de la déesse noire, renaît, est nourrieet abreuvée et revient lentement à la vie. La nourriture et l'eau représentent la nouvelle libido, destinée à remplacer celle qu'eIle a perdue en se sacrifiant. Elles rétablissent l'équilibre de l'ârne et permettent à Inanna de vivre à nouveau dans le monde d'en-haut.
En analyse, ce nourrissernent intervient quand il est nécessaire de valoriser encore et encore un analysant qui manque de P.134 confiance en soi ; il faut procéder par petites doses immunisantes, une sorte de mithridatisation, jusqu'à ce que le patient ou la patiente soit capable de supporter l'expérience vécue de l'acceptation. Cela signifie que l'on se gardera de toute hâte et que l'on s'en tiendra aux affects interminables, aux événements de la vie quotidienne avec tous leurs détails, jusqu'à ce que le flux des énergies vitales irrigue à nouveau l'âme accablée.
Inanna est rendue à la vie active et revient régénérée du monde des profondeurs. Mais elle revient dotée d'un caractère démoniaque, entourée par les petits démons implacables d'Ereshkigal dont la tâche est de réclamer la mort. .. ils doivent réclamer un substitut pour le monde des profondeurs, et quant à Inanna, elle revient avec « le regard de mort » pour choisir son bouc émissaire. Elle a rencontré Ereshkigal et connaît l'affreuse réalité, à savoir que la vie et tous les changements requièrent un sacrifice. C'est précisément ce savoir que la morale patriarcale et les filles du père éternellement vierges ont fui, voulant agir pour échapper à.la souffrance de supporter une renaissance, une existence autonome et le fait d'être unique. Inanna revient, revendique son droit à la survie, mais elle est détestable. Ce n'est pas une belle jeune fille, une fille du père, mais une femme hideuse, égoïste, cruelle, décidée à se montrer négative et sans pitié.
Nous connaissons ce retour démoniaque de l'ombre et de son pouvoir refoulé. Bien qu'elle représente finalement la vie, elle fait souvent irruption lors de la naissance et doit être fermement tenue en main. Elle peut se conduire en « bête sauvage » ; cela peut même être tout simplement épouvantable, pour elle et/ou pour son entourage, quand une femme cesse de se cacher et revendique son territoire. Nous avons observé cette forme démoniaque de la déesse lors de son retour dans la fureur manifestée par un grand nombre de femmes aux tout débuts du mouvement de libération. Ce phénomène est maintenant pratiquement dépassé, mais chaque fernme nouvellement initiée peut individuellement passer par ce stade. (.. Neumann : « La féminité a été humiliée, on en a mésusé en la considérant comme un objet de plaisir. C'est pourquoi elle se venge et régresse en adoptant une attitude d'hostilité matriarcale envers le mâle » Son point de vue, patriarcal, se fonde uniquement sur une position hostile. On ne peut guère considérer cela comme une allusion aux probJèmls plus vastes inhérents au retour d'Inanna et des femmes de notre époque vers la déesse noire.)
Voici le rêve que fit une patiente à cette étape de la thérapie :
 
Je rembourse mes dettes à un homme (qui dissimule sa fureur sous une apparence de raffinement intélectuel).Soudain toutes les sirènes de la ville se décIenchent, comme pour une alerte nucIéaire. Je m'aperçois qu'il n'y a nul endroit où se cacher.
 
Elle parlait de guerre nucléaire comme d'un pouvoir destructeur, froid et impersonnel.
Une autre patiente craignait de se changer en léopard furieux si elle faisait valoir ses droits. Mais en même temps, elle était très fière de son pouvoir. « A présent, je suis capable de tenir tête à mon mari. Je me rends compte que j'ai même envie de le blesser, et plus de le laisser me blesser moi. Il va falloir qu'il accepte ça » .. Cela voulait dire que l'ancien comportement, sentimental et docile, qui était le sien depuis qu'elle était mariée, n'aurait désormais plus cours. Désormais, elle ne pouvait plus se sentir indirectement valorisée en jouant les martyres fragiles et consentantes. Ce qui était naguère la base de leur relation conjugale (pitié et sollicitude au lieu de l'amour que se prodiguent deux êtres égaux) était mort, et les deux partenaires ufrent forcés de créer un nouveau schéma relationnel. Ainsi, le P.136 changement individuel façonne les institutions nouvelles de l'ère post-patriarcale.
 
Le sacrifice du substitut-bouc émissaire
 
Le problème du retour d'Inanna, c'est de trouver un substitut. . La Ioi de la conservation et du sacrifice de l'énergie a permis sa libération. .. base des rites du dieu de l'année. .. seul un sacrifice peut rétablir l'équilibre lorsqu'il y a rupture du schéma de complétude.
.. seul l'époux qu'elle préfère entre tous est l'égal d'Inanna. . :
 
Roi, bien aimé, homme de mon cour,
J'ai conçu pour toi un destin funeste...
Tu as placé ta main droite sur ma vulve,
Ta main gauche caresse ma tête,
Ta bouche a touché ma bouche,
Tu as pressé mes lèvres sur ton front.
C'est pourquoi je t'ai réservé un destin funeste,
Tel est le sort du « dragon » des femmes..
 
L'amour que Dumuzi voue à la déesse lui a valu la prospérité et de grandes joies ; mais il a osé partager son intimité, et pour cela il faut payer le prix. Dans les mystères plus tardifs, il est interdit de regarder le visage de la déesse, sinon on le paie de sa vie. Nul mortel ne peut contempler en face la terrfiante réalité et s'en tirer indemne. Cela, Dumuzi l'a fait .. Ainsi, il est d'ores et déjà sacré - ou « sacrifié ». En tant qu'initié, la déesse le prend sous l'aspect qu'elle revêt dans le monde des profondeurs. Tel est le mystère ésotérique et psychologique du sacrifice de Dumuzi. Inanna met son égaI au défi de faire la même descente que celle qu'elle a subie - peut-être pour qu'il en tire la même force, la même sagesse.
Etre le bien-aimé est ce qui blesse le plus parce que cela signifie être connu et connaître les complexes de l'autre dans leur profondeur. Il y a des moments inévitables de « destin funeste» puisque c'est l'être qui partage l'intimité qui provoque les blessures les plus profondes ; ainsi, les amants deviennent ennemis. Et ils sont aussi des ennemis bien-aimés puisque les blessures créent des brèches au travers desquelles s'engouffrert les passions débridées. Souvent, lorsque nous sommes censés nous développer psychologiquement, nous nous surprenons à choisir un partenaire qui, justement à cause de cela, se fera un malin plaisir de ne jamais nous laisser oublier nos pires complexes.
Peut-être, en effet, ne nous donnons-nous la peine de blesser que lorsque nous considérons que l'autre est aussi précieux que la nécessité d'exprimer notre propre vérité - lorsqu'il y a une égalité authentique, encore que cette égalité soit parfois redoutée. Dans les situations d'intimité d'où le sentiment d'égalité est absent, il est extrêmement difficile de parIer tout en ayant la vision objective de la déesse noire, car le fait de parler objectivement menace alors la façon dont nous considérons l'amour comme le besoin qu'ont les enfants du confort et de la sécurité que leur donnent leurs parents. Aussi, trop souvent, nous tergiversons, nous reculons et nous nous protégeons, nous et l'autre, quand elle ou il semble trop faible pour supporter les faits sans une terrible revanche.
Quand nous dépendons de l'autre pour nous valoriser, nous restons dociles ou, si nous nous révoltons, c'est seulement inconsciemment. Mais être disposé à se débarrasser de Dumutzi P.138 veut dire oser revendiquer sa propre réalité, oser viser là où nous avons qu'il y a un complexe, même si cela oblige l'autre à adopter une attitude défensive, de sorte que son moi est perdu pour nous dans le monde des profondeurs. C'est le côté extraverti de l'affrontement avec Dumuzi, le défi lancé au bien-aimé. Du côté introverti, cela implique que l'idéal qui nous tient le plus à cour doive être sacrifié, abandonné à la déesse. L'admirable aménité de la déesse de l'amour et de la fille du père humain, l'identification avec l'esprit et avec le fait de prendre les choses avec innocence, sans faire d'histoires - ces idéaux de l'animus doivent être réorientés vers la déesse noire et profondément modifiés lorsqu'on la révère, afin que la femme en tant qu'elle-même, au service de son Soi, puisse survivre. Durnuzi le bien- aimé représente ici l'attitude favorite de l'animus, le vieux roi que l'âme féminine doit restituer au Soi et tuer car c'est la source première de son identité et du sentiment qu'elle a de sa valeur propre.
 
Dumuzi
 
.. Dumuzi est le roi pasteur promis à la mort, préfiguration d'Abel et du Christ. Son nom signifie « fils fidèle » ; sa mère est, pour les bergers, la déesse qui personnifie la brebis, et pour les vachers, la dame des vaches sauvages ; d'autres fois, on l'appelle déesse des roseaux, (A aucun moment on ne dit que Dumuzi est le fils d'Inanna). Le père de Dumuzi est Enki, les eaux fécondantes dont dépendent les moissons. Un des avatars de Dumuzi a un lien avec le dieu des palmiers-dattiers, un autre avec les grains et le pouvoir de fermentation qui se trouve dans l'orge et produit la cervoise. Jacobsen l'appelle « l'élan vital du renouveau de la vie dans la nature, chez les animaux et les végétaux ».
Mais il est aussi le roi mortel et le berger du peuple ; il s'identifie au principe d'immortalité parce qu'il est à la fois l'imprégnateur de la terre et sa moisson. Sur le vase uruk .. il est représenté dans son rôle d'époux d'Inanna dans le rite sacré du mariage. Dans ce rôle, il représente l'homme pleinement incarné,mais une sorte de dieu-homme, un homme rendu immortel. En tant qu'époux, il est initié au service de la déesse immortelle de la vie et de la fertilité. Sa conscience est réconciliée avec les limites de la vie, car elle transcende ces limites par l'intermédiaire de l'influx d'énergie transpersonnelle qui lui donne le sentiment d'exister, sentiment ancré dans des ressources qui se trouvent au-delà des pouvoirs mortels. Comme Apulée qui, dans son identification avec le dieu, devint semblable au soleil et fut adoré comme tel, de même Dumuzi, dans son rôle de roi et d'époux, est déifié.
Mais il est l'époux mortel de la déesse de la terre, et il doit mourir pour que la création, la terre, se renouvellent. Sa libido humaine est nécessaire pour réclamer la terre qui donne tout, le sein d'Inanna, et pour labourer le sol, la vulve d'Inanna, afin qu'elle puisse apporter à la terre la fertilité. Mais sa mort est aussi nécessaire au renouveau parce que, en tant que roi, on l'identifie aux moissons, au sommet de la perfection divine et à la force qui, de façon inévitable, décroît. Ici, il est sacrifié à la fleur de l'âge, afin d'assurer le cycle des saisons qui vivent et P.140 meurent, l'union de ceux qui s'aiment, les séparations douloureuses, les retrouvailles et les adieux.
Avant qu'Inanna arrive à la ville d'Erech et trouve Dumuzi, il y a trois autres personnes qui lui apparaissent pendant son retour, toutes vêtues de toile à sac ; elles se jettent aux pieds d'Inanna leur « mère » : ce sont Ninshubur et ses deux fils, qu'elle protège des démons. Mais Dumuzi, elle s'en rend compte, n'éprouve aucun intérêt pour ses difficulté ; .. il ne se prosterne pas à la vue de la déesse entourée de démons. Il ne descend pas de son trône. En tant qu'époux et dieu de l'année, il n'a pas eu à supporter les souffrances de la terre stérile. Il semble ne percevoir de la déesse que l'aspect de fécondité et celui qui évoque Aphrodite, et il se prélasse dans son rôle de favori royal semblable à un dieu qui ne prête pas attention à son entourage. Sur lui Inanna décharge sa haine et exerce sa vengeance ; c'est l'aspect démoniaque de la déesse pendant son retour. Sur lui, elle fixe son « regard de mort, prononce à son encontre le mot, celui qui exprime son courroux .» Dans le monde de la lumière, elle reproduit les actes de sa sour noire, incarnant pleinement le monde des profondeurs, cet aspect de la déesse qui a trait à la mort.
Jusque-là, Dumuzi n'est ni effrayé ni servile. Il est en sécurité, identifié au dieu. Il est assez fort - ou suffisamment inconscient de sa fragilité humaine - pour tenir ce rôle d'époux favori et de roi, d'homme-dieu, et non celui d'enfant qui attend de sa mère qu'elle le prenne en pitié. Cela signifie vénérer profondément Inanna ; en effet, en face de Dumuzi, elle peut reconnaître et ainsi maîtriser le moment venu - le profond besojn qu'elle a de survivre. Il compare la réalité d'Inanna avec la sienne, cette réalité sans risque et sans partage. Il affronte Inanna en égal, il ne cherche pas à l'apaiser. Aussi n'a-t-elle pas à prendre de précautions. Elle peut couper et tailler les liens inégaux qui unissent mortels et déesses, servantes et reines, enfants et parents ; elIe peut trouver l'endroit où elle va le mettre à l'épreuve et s'incarner elle-même davantage dans le monde des profondeurs. De lui, elle conquiert le profond respect de l'affrontement. Cela évoque une des façons dont un partenaire humain est tenu de se comporter dans le domaine des énergies transpersonnelles, ici non pas comme une voix en écho, mais avec une dignité égale. Dumuzi étant considéré comme l'époux de la déesse pouvait, pour un temps, incarner une force transpersonnelle qui contrebalance celle d'Inanna. Ainsi l'assaut de son retour démoniaque est terminé. Les démons ont un objectif et peuvent assouvir leur fureur en poursuivant Dumuzi. Que celui-ci les affronte soulage les gens du monde d'en-haut, il se pose en effet en champion et en roi, c'est lui qui reçoit le plus gros du choc, c'est lui qui est leur bouc émissaire, leur messager de paix.
Assez souvent, dans le monde d'aujourd'hui, lorsqu'un initié, après sa renaissance, revient du monde des profondeurs tout d'abord escorté de ses démons, c'est un membre de la famille, un proche ou un thérapeute qui est choisi pour subir l'impact de l'éruption des énergies non endiguées. Si ce fait est reconnu consciemment et accepté, il peut être toléré parce qu'il participe de l'ensemble du processus.
Cette partie du mythe souIigne Ies probIèmes psychologiques des femmes qui s'identifient à cet idéal perverti de dépendance et l'auto-abnégation imbibé de sentimentalisme, cet idéal considéré par tradition comme un moyen de valorisation. Elles laissent P.142 mettre au rancart leurs propres besoins, leurs propres aspirations .. Elles perdent le sens d'une relation d'égale à égal et se laissent absorber en une fusion qui n'est qu'une façon d'éviter l'affrontement. Il faut beaucoup de force à une femme qui, se trouvant dans le monde des profondeurs, doit maintenir son intégrité individuelle. Mais le complexe de l'identité individuelle ne perd pas son énergie. La force qu'il renferme reflue, et la femme tombe cycliquement dans la dépression. Ou bien il cherche jusqu'à ce qu'il trouve quelqu'un qui soit capable de faire face à la situation, capable de recevoir sans flancher l'énergie passionnée du complexe, de la canaliser en une sorte de « mise à la terre », de l'intégrer en la respectant et en admettant la nécessité pour la femme de l'incarner.
Le spectacle de la souffrance infligée peut, par le biais du remords et de la douleur, transformer une femme passionnée. Mais trop souvent la force d'une femme est prématurément détournée par un père, un mari ou un frère, lui-même à ce point prisonnier de son complexe maternel qu'il a du mal à rester ferme sur ses positions. Puis il se prosterne aux pieds d'Inanna et cherche à l'apaiser, comme l'avaient fait les fils de la déesse, ou bien il charge comme un taureau furieux hors de ses profondeurs inconscientes. Et l'énergie de la femme, cette énergie grâce à laquelle elle pourrait s'affirmer, revendiquer son identité individuelle, à part entière, se retourne contre elle et ses enfants, ceux de sa chair et ses enfants psychologiques, ou bien elle se manifeste par des manouvres passives et agressives. Dans les deux cas elle perd une chance supplémentaire de valoriser sa propre nécessité. Ici, les femmes doivent s'entraider et se faire aider par les hommes : nous commençons tout juste à apprendre l'indépendance par rapport aux vieux idéaux sentimentaux et nous pouvons être odieuses pendant que nous apprenons à assumer notre identité à part entière.
Dans ce contexte, le manque de vénéraion de Dumuzi envers Inanna qui vient de renaitre peut être considéré selon un autre point de vue, trop souvent pertinent à l'époque actuelle où les femmes luttent pour amener leurs forces et leurs souffrances au niveau conscient. Dumuzi a fait la fête pendant que sa partenaire souffrait. Il n'accorde pas de valeur à sa descente et ne prête pas attention à son retour : on peut en effet considérer qu'il a une très mauvaise relation à ses propres profondeurs, à sa sensibilité et à sa vulnérabilité. Ainsi il fait comme si la déesse n'existait pas, ne peut pas voir sa souffrance et ses besoins, et pour ce faire il adopte une attitude de grandeur et d'insouciance. Contrairement aux « fils », soumis et serviles à l'excès, il manifeste trop de hauteur et ne fait preuve d'aucun sentiment d'empathie envers lnanna.
Nous observons assez souvent cela dans les réactions de l'homme narcissique qui nie ou minimise la souffrance de sa partenaire . L'homme peut alors jouer les victimes ou exiger de passeravant les autres préoccupations de sa femme ; il peut ainsi, insidieusement ou ouvertement, saper le combat qu'elle a entrepris. Et en particulier quand elle commence à rassembler ses forces et à remettre en question la primauté jusque-là incontestée de l'homme, celui-ci peut essayer de dégager sa responsabilité, en la blâmant ou en la dénigrant, ou en se retranchant dans la passivité ou l'isolement. Ainsi il ne satisfait pas à son propre besoin de descendre dans les profondeurs, son besoin d'établir une relation avec une féminité intérieure qu'il P.144 accepte sans être sur la défensive et qu'il révère comme une égale.
.. la métamorphose de Dumuzi en serpent pourrait être considérée de façon symbolique comme un moyen qu'il uItiliserait pour tenter d'échapper à l'obligation d'affronter les profondeurs de l'inconscient. Il s'élance vers sa sour, comrne dans le dénouement d'un autre poème : ainsi, on peut émettre un pronostic plus favorable à propos du développement de son individualité et de son anima.
 
X EQUILIBRE ET ACCEPTATION DU PROCESSUS
 
Première lyse ( crise salutaire) : La sagesse du changement
 
« Emmenez-le », ordonne Inanna. Et les démons, instruments du destin, .. attachent Dumuzi et le battent. Son expérience de la torture n'est pas très différente de celle de Job et de l'agonie du Christ. Et comme ses descendants mythologiques, il fait appel aux dieux afin qu'ils l'épargnent.
Par le biais de la souffrance, Dumuzi s'éveille pleinement au respect de la crainte et au fait qu'il soit mortel. Il est attaché à son état de roi, à son statut de dieu, et il prend soudain conscience qu'il est homme, que le temps est limité, et que l'insécurité, la mort existent. Face à face avec l'aspect sombre de la déesse .. il éprouve de la peur et de la souffrance, ce qui lui enseigne la crainte révérentielle de la déesse et la valeur de sa vie mortelle. Il essaie de se sauver. Il offre ses larmes. Il en appelle à Utu, le dieu-soleil, qui avait arrangé son mariage avec Inanna. Il demande à être transformé en serpent. Et Utu entend sa requête. P.146 Contrairement à Gilgamesh, Dumuzi ne perd pas son immortalité au profit du serpent. Au lieu de cela, en se transformant en serpent, il acquiert la prudence et la sagesse de cet animal, qui sait que, dans le Grand Cycle, rien ne meurt. De même que le serpent qui perd sa peau (comme Inanna a perdu sa royauté), les formes de vie meurent et renaissent. L'énergie inépuisable du pouvoir-serpent subsiste. Ainsi Dumuzi, dans d'autres incarnations, grimpera sur le trône et dans le lit d'Inanna, en tant qu'époux mortel de l'immortelle déesse de la vie. .. Dumuzi « échappera » à sa condition de mortel. . C'est ainsi que s'échappe l'initié et aussi la dimension magique et matriarcale de la conscience, perspective du schéma de complétude du cycle de transformation de l'énergie.
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Utu, le dieu-soleil, est la contrepartie d'Ereshkigal. Tout comme Enki, il est en dehors des modes du Logos patriarcal, il n'est pas adversaire mais complémentaire de la féminité. .. il est du côté de la féminité en tant que jumeau de la lune nocturne ou de la déesse étoile (ou en tant que fils ou époux de la terre ). Son message, par l'intemédiaire de la transformation qu'il opère sur Dumuzi, suggère que la vie continue, qu'il n'y a pas de limites fixes, seulement des transformations d'énergie. Ceci contrebalance la crainte de Dumuzi, tout comme le message d'Ereshkigal (la vie a une fin, il y a des limites et des séparations) contrebalance l'innocence virginale d'Inanna. Le dieu solaire et la déesse noire sont les piliers du temple ésotérique où s'inscrit la sagesse du changement. Dans ce mythe, il n'y a pas de lyse, de crise salutaire que nous jugerions définitive, pas de résolution sinon cette profonde sagesse.
Psychologiquement, nous observons souvent un tel changement de forme lorsque quelqu'un est saisi d'une terrible crainte et empoigné par un adversaire trop puissant. Alors la crainte l'arrache a la dimension humaine. 0n perd son âme humaine comme Dumuzi, dont « l'âme est partie loin de lui, comme un faucon poursuit un oiseau ». On tombe dans l'inconscient, on est submergé par l'émotion et la panique. Comme quand on a peur, on s'efforce de survivre à l'attaque. On cherche ainsi à se cacher hors de la vie jusqu'à ce qu'on ait l'occasion de renaître dans un environnement plus clément. La crainte absorbe l'âme mortelle et provoque sa descente. Puis le monde des profondeurs peut être un endroit où se cacher, un refuge. Nous observons cette descente dans les attaques négatives de l'animus et de l'anima, lorsque l'affectivité triomphe du sentiment d'identité personnelle. Nous la constatons aussi, cette descente, dans le récit de la vie d'individus qui ont l'impression d'être des marginaux et des boucs émissaires parce qu'ils n'ont pas trouvé l'environnement qui leur permette de se sentir valorisés et en sécurité. Alors le monde des profondeurs est le douloureux refuge de leur âme, et leur retour à la vie a souvent lieu selon le schéma de l'histoire d'Inanna. P.148
 
Autre lyse : le remords d'Inanna et le rééquilibrage de l'énergie
 
Dans d'autres mythes - « Les pleurs les plus amers », « Le rêve de Dumuzi » et « Le retour » -, l'histoire se termine différemment. Deux éléments nouveaux ont été ajoutés. Il y a la réaction d'Inanna à la mort de son époux, et l'apparition d'un nouveau personnage, Geshtinanna, sour de Dumuzi.
D'abord, il y a les chants de douleur de la Grande Déesse qui pleure la perte de son bien-aimé .
Elle pleure, disant qu'on le « retient captif », qu'on l'a «tué», qu'il ne « se baigne plus » . Inanna est dans l'affliction. Elle cherche son bien-aimé disparu. EIIe « adoucit le lieu où gît son époux », la steppe déserte qui est sa tombe (hors de la cité, où, à une époque plus récente, on emmenait les boucs émissaires hébreux, en transformant en outre une déesse, une vieille mère qui a enfanté des fils, afin que le jeune voyageur ait là-bas de l'eau fraîche à boire. Ceci suggère la transformation d'une vieille source et l'endiguement de la libido en une nouvelle source. Le voyageur qui descend dans le monde des profonjeurs saura ainsi qu'il est aimé et pourra s'abreuver à cette source maternelle, même dans l'affliction de ses errances stériles. C'est un grand réconfort que prodigue là la déesse, et cela suggère que Ie soutien maternel peut changer de forme pour nous venir en aide mêrne quand nous descendons vers ce que nous pensons être la mort.
La déesse .. ne peut échapper à la profonde tristesse que le changement provoque dans le cour sensible à l'émotion. En tant qu'instrument du destin, elle est la cause de la tristesse ; mais elle en souffre aussi, et elle la soulage. Dans le monde des profondeurs, tandis qu'Ereshkigal gémissait, Inanna était inconsciente de sa propre transformation. Dans le Grand Au-dessus, Inanna souffre d'être séparée de son bien-aimé.
.. il y a d'autres chants qui décrivent ses retrouvailles pleines de joie avec Dumuzi dans ses nouvelles incarnations . Et le cycle de la vie éternelle est célébré, La Grande Déesse se réjouit et se lamente alors que le processus auquel elle est soumise au fil du temps, ce processus de changement de la mort en vie lui apporte de nouveaux mortels et les remporte en une ronde éternelle d'époux - jusqu'à ce que Gilgamesh refuse de jouer son rôle, repousse avec dédain son offre de mariage sacré, fonde P.150 l'institution de la royauté sur une nouvelle base ..
Inanna, comme Ereshkigal, est un modèle d'énergie archétypaI. Chaque génération d'êtres humains est altérée et affectée par ce contact avec la déesse bipolaire et son caractère permanent, et doit trouver et établir un équilibre qui soutienne la vie à l'intérieur de son grand dessein. Car les êtres humains doivent toujours se modifier, lutter, se laisser emporter au fll du courant pour rester en équilibre, avec suffisamment de réalisme et de dévotion à l'égard de Ninshubur pour survivre en ce monde. C'est une pièce de théâtre qui n'a point de fin, un acte susceptible de basculer indifférement de ce coté-ci ou de celui-là, sans fin déterminée ou même idéale.
 
Troisième lyse : Geshtinanna, sour de Dumuzi
 
Mais le problème est encore plus compliqué lorsqu'on l'examine d'un point de vue humain. La déesse Inanna, en dépit de son intensité archétypale, n'a pas notre aptitude à établir des liens personnels avec d'autres êtres humains. Elle est servie par n'importe quel mortel qui prend le rôle de Dumuzi. Elle est !a déesse, sans liens sauf sa propre nécessité et les autres forces impersonnelles. Nous, êtres humains, avons à résoudre un problème plus difficile, car nous sommes aussi, de par notre petitesse et nos contraintes dues au temps et à l'espace, pris au piège dans un réseau de rapports intimes et personnels.
Nous servons les déesses et les énergies archétypales ; elles nous donnent notre configuration, elles nous alimentent en énergie, mais nous devons aussi nous préoccuper de nous-mêmes, qui sommes incarnés sur la terre, et des autres créatures fragiles avec qui nous partageons notre destin. Non seulement nous luttons pour rester en relation consciente avec le royaume des archétypes, et aussi pour éviter l'identification avec un archétype en particulier afin de conserver un équilibre sans rigidité et de continuer à valoriser la vie ; mais nous devons aussi prendre le parti d'lnanna en tant que déesse des passions et des affects, de l'amour et de la guerre,en tant que soutien de notre vie sur terre, de notre vie personnelle limitée par le temps. Nous devons aussi la servir en soutenant le royaume terrestre et humain et les obligations qui en découlent. Car nous trouvons la déesse dans nos relations personnelles, par leur intermédiaire ; nous la trouvons incarnée là où nous souffrons de nos passions, c'est-à-dire dans la vie de tous les jours. . Car, par l'intermédiaire de nos passions et de nos sacrifices, la déesse retrouve son bien-aimé qui lui est ainsi rendu, et la vie peut s'écouler, ruisseler de sa matrice sacrée.
La nature même de la vie terrestre et de la déesse elle-même exclut la possibilité qu'elle ait un partenaire unique et éternel. .. . II incame la bipolarité mort-vie de l'éternel processus du changement. Cela effraye et dégoûte cette partie de nous qui, comme Gilgamesh, désire l'éternité et la stase, l'immobilité. Mais comme la déesse est aussi matière, il n'y a ni stase ni éternité de forme possibles pour la vie matérielle. Nous devons gagner notre éternité d'une autre nanière, non pas en nous accrochant aux identités incarnées que nous appelons idéaux héroïques. Nous devons aller au-delà de l'attitude de dénigrement de la déesse adoptée par Gilgamesh et le moi patriarcal, car il s'agit là d'inconstance, et nous devons au contraire apprendre à la servir même si elle est inconstante. C'est P.152 la première tâche psychologique dont notre époque est appelée à s'acquitter. Dans le mythe du « Rêve de Dumuzi », notre attention est attirée dans cette direction par un nouveau personnage .. Geshtinanna, sour du roi berger, nous éloigne de l'intensité dramatique des forces mythiques qui balaient tout sur leur passage. Elle établit un lien, une correspondance entre les schémas d'énergie dynamiques, auxquels on ne peut résister, que l'on trouve dans le mythe d'Inanna, et les schémas du mnonde personnel, plus petit, terrestre, humain. Elle nous montre une possibilité de continuer à révérer la déesse de la vie et de la terre, au-delà du patriarcat. Mais il faut pour cela payer le prix, celui de l'acceptation librement consentie.
 
Geshinanna, sour de Dumuzi.. est un femme avisée « un scribe qui sait écrire sur les tablettes et les déchiffrer. qui connaît la signification des mots,. qui connaît la signification des rêves ». Dans le poème, le berger fait un rêve où lui et son travail sont détruits. Il voit un simple roseau qui s'incline en signe de deuil, et deux roseaux coupés. II fait appeler sa sour pour qu'elle interprète sa vision. Elle pense que c'est une préfiguration du deuil de leur mère et du destin qui sera le leur, à son frère et elle. Elle presse son frère de fuir. Elle voit « les démons qui se précipitent » sur lui, et elle fait le vou de le protéger en gardant le silence, même si elle doit être torturée à cause de lui. .
Comme Ninshubur, mais avec une dimension humaine, Geshtinanna fait ce qu'elle peut pour sauver celui qui est perdu dans le monde des profondeurs. Son destin est conforme à ce qu'elle a vu dans le rêve de Dumuzi. Mais elle l'accomplit, ce destin, à la manière d'une mortelle, et elle fait cela par l'intermédiaire de la déesse et non des dieux hiérarchiquement les plus importants. Avec Inanna, dont elle est l'amie .. et dont elle sait qu'elle aime Dumuzi, elle trouve la tombe de Dumuzi et se lamente. Puis, en toute connaissance de cause - et selon le plan établi par la déesse -, elle offre de prendre la place de son frère dans le monde des profondeurs. Elle consent à se laisser abattre.
Mais elle et Inanna descendent après avoir subi une perte et une séparation : la mort d'un partenaire nécessaire à leur existence. (Ainsi, les tombes ont toujours été considérées commt des portes menant au monde des profondeurs, à ses profondeurs inconscientes). Mais Geshtinanna s'offre non en raison de l'amour de l'aventure et de la force de la déesse, mais poussée par une motivation qui est la passion humaine, l'amour et la douleur. Et Inanna est si émue par son offre de sacrificequ'elle 
commue la peine de Dumuzi, et elle adoucit le destin imaginé dans le rêve pour Geshtinanna. Elle décrète que le frère et la sour, alternativement, passeront chacun six mois dans le monde des profondeurs et six mois sur terre. La déesse leur permet d'incarner le processus de son propre cycle - descente et retour, retour et descente -, rétablissant ainsi un schéma, celui de la vie, destiné à se reproduire éternellement. P.154
Le nom de Geshtinanna signifie « vigne céleste ». On l'appelle aussi « cep de vigne ». Elle est la force des grappes vendangées en automne et du vin qui fermente au pintemps, tout comme Dumuzi personnifie le grain récolté au printemps et la bière qu'il donne en fermentant. .. Dans ce couple de jumeaux, elle, la sour, est en relation avec la terre, elle est la racine. Elle est l'exemplification d'une libido endogamique au sein de la famille, d'une connexion intime et personnelle avec la masculinité ; son frère et elle sont nés ensemble de la même matrice, ils meurent ensemble, et tous deux ont été dotés de la même apparence physique. Ainsi Geshtinanna personnifie la femme susceptible d'être une camarade et une sour pour un homme mortel. Elle fait preuve d'une sollicitude qui dépasse les capacités de la déesse et de son impersonnalité ; Gesthinanna envisage les fragiles schémas de la vie avec sa sagess humaine, elle est prête à partager le fardeau des hommes en souffrant avec eux et en les aimant, d'une manière humaine et non divine ; elle sert la déesse qui est née à nouveau, mais cela ne l'empêche pas d'avoir aussi son propre point de vue.
. ElIe n'est pas sur la défensive comme le serait une fille du patriarcat pour qui il est très pénible de consentir un sacrifice quel qu'il soit en faveur de la masculinité, sans en espérer en retour une quelconque gratification. Sa capacité de relation est plus grande, plus spécifique, se manifeste d'une manière humaine, liée à la terre, très éloignée des rythmes impersonnels caractéristiques d'une reine et des affects primaux de la déesse. Elle sait lire les messages de l'inconscient, et elle est capable de maintenir fermement ses positions ; même quand elle doit affronter des démons. Elle est l'image de la personne capable de jouer le rôle de rnédiatrice entre les domaines humain et transpersonnel et de partager le fardeau, la tâche qui consiste à les faire s'interpénétrer.
Geshtinanna symbolise apparemment ce qui résulte de la descente et du retour d'Inanna : un surgeon, une sorte de bourgeon né de la rencontre de la déesse avec sa sour noire, le nouveau «cep de vigne» de la vie. Pourtant, comparée à la Grande Déesse, elle apparaît humble, humaine et consciente comme l'est un être humain. En tant que fille de Enki, elle a une attitude positive à l'égard de tout ce qui est du domaine des sentiments. Elle protège son frère quand il est effrayé et dépendant, et elle réagit de façon créative pour l'aider à échapper à son destin, car elle est très proche de lui, tant dans le domaine des sentiments que pour ce qui de partager son sort. Contrairement à l'époux homme-dieu, c'est une femme «  avisée ». Elle est consciente . elle est suffisarnrnent forte pour atténuer la souffrance humaine et la prendre sur elle par un sacrifice conscient consenti par amour. Elle s'offre à la déesse, son amie, poussée par l'amour passionné qu'elle éprouve envers son frère humain. Ainsi, elle ne cherche pas à échapper à son destin, elle ne dénigre pas non plus la léesse qui ourdit ce destin, comme le font Gilgamesh et le patriarcat. Elle s'offre volontairement. Et par cette acceptation consciente et courageuse, elle achève le plan qui consistait à avoir recours à un bouc émissaire en choisissant d'affronter elle-rnêrne P.156 le monde des profondeurs. .
Elle préfigure le Christ, mais en fait elle est moins impersonnelle que lui, et profondément féminine. Il donne sa vie pour tous les hommes, .. ElIe s'offre elle-même, courageusement, elle accepte son destin, au bénéfice d'un homme qu'elle aime, son frère, qu'elle appelle « bien aimé ». C'est une réponse personnelle, dépourvue d'ostentation, une réaction individuelle et individualisée ; c'est un acte qu'elle a elle-même conçu pour servir le processus de vie d'Inanna et l'incarnation de sa réunion avec la déesse de l'amour et de la guerre ; ce sont ses sentiments personnels qui l'ont poussée à agir. Sur cette terre telle est la limite des sentiments que nous éprouvons : une évaluation spécifique, ici et maintenant. Nous pouvons extrapoler à partir de cela, mais c'est l'échelle au moyen de laquelle nous en faisons l'expérience.
Geshtinanna n'est pas un modèle grandiose, la réponse unique au processus. Elle est elle-même, et sa réaction est déterminée par ses sentiments et par son propre accomplissement. Elle nous montre simplement les problèmes et la façon dont elle les résout. Mais, pour moi, elle évoque la possibilité de l'incarnation d'une capacité à servir à la fois la déesse et la vie humaine. Elle est le résultat et l'incarnation du processus d'initiation dans son ensemble, la création du caractère sombre, de la passion et du remords d'Inanna, et de la royauté divine, de la dépendance humaine et de la crainte de Dumuzi. Elle éprouve des sentiments à titre personnel et peut, en tant que partenaire d'un individu masculin, lui être unie par des liens d'amour et de tendresse. Elle est également tout à fait disposée à servir à la fois les aspects clairs et les aspects sombres de ses propres profondeurs et de celles de la déesse. .. elle manque du caractère frémissant de la déesse. ElIe ne connaît pas encore le domaine d'Ereshkigal, car elle n'a pas commencé sa propre descente. Il n'y a en elle nul conflit entre l'instinct qui la pousse vers son bien-aimé, et celui qui l'incite à la solitude et à l'exploration de ses propres profondeurs. Mais elle est prête à entreprendre la descente. Et c'est ce que les rêves et les sentiments de beaucoup de femmes de notre époque les poussent à faire.
. C'est Dumuzi qui descend d'abord. Cela suggère que les idéaux de l'animus ou du Surmoi doivent être surmonté avant qu'une femme ne puisse entreprendre directement sa descente ndividuelle.
Nous pouvons nous demander ce qui va changer en Geshtinanna, de quelle façon elle sera différente lors de son premier retour et de tous les suivants. Car chaque descente est un nouveau processus, et elle peut chaque fois remonter nantie d'un nouvel équilibre. Nous pouvons nous demander comment une mortelle ou une anima transformée par le rythme de la dévotion à Inanna et au monde du Grand Au-dessus - avec ses passions actives, ses relations collectives extraverties et son expression créatrice -, et aussi par le rythme du service d'Ereshkigal et du monde où règnent la stase, l'immobilité apparentes qui incubent les ténèbres, où l'inconscient collectif agit sur nous et où nous allons vers notre solitude, enracinées dans la déesse et le Mûladhâra (le centre psychique infélieur). Nous devons endurer les phases de descente-ascension-descente parce que nous nous sommes mises au service à la fois des aspects de l'instinct P.158 féminin et de ceux des schémas de l'esprit. Il est difficile de dire du fond du cour « Ereshkigal, déesse sacrée, qu'il est doux de te louer ! ». Pourtant c'est aussi essentiel que d'accueillir cheureusement tous les aspects de la féminité symbolisée par Inanna lorsqu'elle revient dans le monde de la conscience .. Reconnaître et admettre Ereshkigal peut nous mener à trouver une signification à la souffrance, à la perte et même à la mort, exactement comme nous avons besoin de réaffirmer la signification de la joie passionnée, du combat et de l'ambition d'Inanna, toutes choses qui constituent pour les femmes une expérience vécue sacrée et pleine de valeur.
Incarnant le processus - avec son frère-animus -, aIternativement dans le monde d'en-haut et dans le monde d'en-bas, supportant et embrassant le jeu des contraires, Geshtinanna reste en dehors du monde patriarcal, car sa position est toujours créatrice, toujours relative et souple. On ne peut l'atteindre délibérément à titre d'idéal, mais seulement en supportant les passions et les sentiments individuels qui, chez Geshtinanna, représentent le fait qu'elle est au service de la déesse, et en se soumettant à la descente et au retour exigés par la déesse. Sous la forme du vin, elle symbolise un esprit féminin nouveau et une conscience, ancienne et néanmoins toujours nouvelle, du processus. A chaque nouvelle vendange, le vin doit descendre pour fermenter dans le monde des profondeurs et remonter transformé lui aussi comme le fruit d'une transformation qui s'est faite dans le monde des profondeurs. Comme le vin toujours nouveau, sa saveur et sa qualité varient ; la récolte d'une année n'est jamais semblable à celle d'une autre année. Il n'existe dans l'abstrait aucun critère de perfection qui puisse, ou même qui doive, être atteint. C'est un processus de rythmes organiques de la terre, et ; ;'est pourquoi la saveur et la qualité varient. Et c'est là l'essentiel - cela fait partie de la faculté de distinguer entre les sentiments, faculté qui procure des joies et des peines.
Précurseur de Dionysos, Geshtinanna attire notre attention sur une nouvelle sorte de moi en train de s'individualiser, un moi qui se réjouit, qui consent aux processus de transformation de la vie et de la mort, qui incarne un équilibre toujours changeant entre le transpersonnel et le personnel ; qui, au lieu de les refouler, ose affronter les ombres du monde des profondeurs et revenir à la vie en incarnant leurs énergies avec toute sa sensibilité humaine.
Certains problèmes se posent à propos du destin de Geshtinanna en tant que paradigme de la femme moderne. Son destin .. peut nous donner foi en le processus de changement, qui nous aide à nous laisser aller de façon consciente et à être disposées à vivre dans de nouveaux espaces psychologiques. Et comme beaucoup d'entre nous, elle choisit de se mettre au service de son destin individuel, mais un destin tel qu'on le concevait chez les anciens Sumériens.
Nous ne serions probablement plus capables d'accepter un sort qui nous aurait empêchées de vivre une relation plus consciente avec notre partenaire (ou notre animus). Les Sumériens résolvaient les problèmes de relations en posant en principe une alternance de positions conscientes et inconscientes : Geshtinanna et Dumuzi ne se rencontrent plus ; ils parcourent deux fois par an ce cycle sans fin. Et il ne nous est fourni aucune indication de l'existence d'une maturation psychologique, d'un gain de sagesse au fil des ans. P.160
Nous, les femmes modernes, nous avons une longue histoire qui devient de plus en plus consciente. Nous pouvons apprécier les effets de notre combat de profanes dans le patriarcat et dans le monde des profondeurs. Et nous devon s, comme le dit Jung, « rêver le mythe jusqu'au bout ». Il n'y a pas de paradigme qui s'adapte exactement à notre situation. Grâce à cette légende antique, nous savons quelles forces nous devons servir, mais nous n'en savons pas plus. Comment chacune d'entre nous, de descente-et-retour en retour-et-descente, parviendra à l'équilibre individuel et à la plénitude, cela reste une expérience à vivre et une histoire à écrire.
 
Sommaire
 
Le thème d'Inanna.. introduit deux grandes déesses, les modèles d'énergie féminins primordiaux et leurs partenaires, et la possibilité d'une réaction humaine individuelle qui leur pemette d'accéder à une vie personnelle, incarnée. La légende constitue un modèle pour bien se porter et pour combler la brèche qui sépare le monde d'en-haut du monde d'en-bas, l'idéal collectif et la puissante réalité bipolaire transformative du processus, réalité qui soustend le schéma permettant aux femmes d'atteindre la complétude. Les images du mythe peuvent nous guider au milieu des souffrances de notre retour vers la déesse et le renouveau, nous qui suivons les traces d'Inanna, puis celles de Geshtinanna.
Les femmes de notre époque devront d'abord ressentir et revendiquer toute la gamme d'affects (y compris les affects démoniaques) et l'objectivité du côté sombre de la féminité avant qu'un véritable compagnonnage individuel, passionné, impliquant l'âme, soit possible d'égal à égale, entre hommes et femmes. Inanna est unie à sa noire ancêtre-sour, le féminin refoulé et elle en est également séparée. Et cela, avec l'aide de Ninshubur, de Enki et de Dumuzi, suscite la venue de Geshtinanna, celle qui sait rester ferme sur ses positions, ne pas se galvauder et avoir une relation affective avec un partenaire masculin ou, de manière directe, avec ses propres profondeurs, Geshtinanna, prête à endurer comme un être humain, dans sa personne, toute la gamme des souffrances de la déesse. P.162