Il y avait une fois un roi qui avait trois filles dont la cadette était sa préférée. On l'appelait Merveilleuse. Revenant un jour de la guerre, le roi demanda à ses filles de lui conter un rêve qu'elles avaient fait la nuit précédant son retour. L'aînée dit qu'elle avait songé qu'il lui rapportait une robe de drap d'or ; la seconde qu'il lui offrait une quenouille d'or. La cadette avait vu en rêve son père la prier de lui permettre de lui laver les mains avec une aiguière d'or.
Le roi, outragé par le rêve de Merveilleuse, ordonna au capitaine des gardes de l'emmener dans la forêt et de l'égorger. Merveilleuse suivit le capitaine avec ses trois fidèles compagnons : une mauresque, une guenon et un petit chien. Ce fut ceux-ci que le capitaine tua et dont il prit le cour et la langue pour prouver au roi que son ordre avait été exécuté.
Restée seule dans la forêt, la princesse erra longtemps, mourant de peur et de fatigue. Elle avait presque perdu tout espoir lorsqu'elle entendit bêler un mouton. S'attendant à trouver un berger avec son troupeau, elle avança en direction des bêlements. Quelle fut sa surprise, en arrivant dans une clairière, de voir un gros mouton plus blanc que neige, aux cornes dorées, portant une guirlande de fleurs autours du cou et couché sur des fleurs d'oranger. Le mouton la salua poliment, et après avoir écouté le récit de ses malheurs, s'offrit de l'aider. Il la conduisit à travers une immense caverne d'où, après une longue descente, ils arrivèrent dans une vaste plaine émaillée de mille fleurs. Y coulaient des ruisseaux de vin d'Espagne et des cailles et des perdreaux cuits pendaient aux branches des arbres ; une longue suite d'orangers, de jasmins et de chèvrefeuilles formaient des salles et des chambres toutes meublées admirablement.
D'aimables nymphes vinrent présenter à Merveilleuse des fruits délicieux, mais lorsqu'elle voulut s'approcher d'elles et les toucher, elle vit que c'étaient des fantômes. Fort effrayée, se sentant entourée par la mort, elle éclata en sanglots. Pour la tranquilliser, le mouton lui raconta son histoire.
Il avait été l'heureux roi d'un heureux royaume jusqu'au jour où, étant à la chasse, qu'il aimait fort, il suivit un cerf qui l'éloigna de ses compagnons. Voyant le cerf se précipiter dans un étang, il le suivit et tomba au fond d'un précipice où brûlait un feu puissant. Il se croyait perdu, lorsqu'apparut une vilaine fée qu'il connaissait depuis sa plus tendre enfance et dont l'âge et la laideur l'avaient toujours épouvanté. Elle lui avoua son amour et lui demanda de l'épouser, ce qu'il refusa avec horreur ; la fée l'avait alors métamorphosé en mouton.
Les jours passèrent agréablement pour Merveilleuse et pour le mouton, qui tomba éperdument amoureux de la princesse. Comme il était plein d'esprit et de délicatesse, Merveilleuse se prit à l'aimer, elle aussi.
Ayant appris que sa sour ainée allait se marier, elle demanda la permission de se rendre au mariage. Le mouton lui donna un superbe équipage pour l'accompagner, en lui demandant de revenir au plus vite car, sans elle, il mourrait. La beauté et les richesses de Merveilleuse surprirent tout le monde à la cour. Mais craignant d'être reconnue, elle s'enfuit avant la fin de la cérémonie, au grand chagrin du roi son père qui brûlait du désir de faire sa connaissance.
La joie du mouton fut sans bornes, à la voir revenir si vite. Ils vécurent à nouveau fort agréablement jusqu'au jour où Merveilleuse apprit que sa seconde sour allait se marier. Elle demanda la permission d'aller assister au mariage, comme elle l'avait fait déjà auparavant. Le mouton acquiesça malgré les pressentiments néfastes dont il avait le cour plein. Elle partit en promettant de revenir au plus vite.
Elle voulut s'échapper comme la fois précédente, mais ne le put. En effet, le roi avait ordonné que l'on fermât les portes de l'église pour la retenir. Il l'aborda avec un grand respect et la pria d'être du festin qu'il avait préparé. Il la conduisit dans un salon magnifique et prit lui même un bassin et une aiguière d'or pour lui laver les mains. Fort émue, Merveilleuse se jette à ses pieds et lui rappela le rêve qu'elle avait fait et qui avait eu le don de le courroucer. Le roi reconnut ainsi sa fille bien-aimée, dont il se repentait d'avoir cruellement ordonné la mort.
Entourée de tous les hommages de la cour, Merveilleuse s'oubliait auprès du roi et de ses sours et les jours passèrent comme dans un songe. Le mouton, désespéré, décida d'aller la chercher mais on lui refusa cruellement de la rencontrer car on ne voulait pas qu'elle retourne avec lui. Pénétré de douleur, il tomba à terre et rendit l'âme. Merveilleuse, sortant pour sa promenade quotidienne avec son père, le trouva étendu sans vie sur les marches du perron. Elle sanglota et voulut mourir elle aussi. Trop tard elle se rendit compte que la négligence, l'oubli et l'indifférence brisent les cours et détruisent les liens délicats tissés entre deux êtres.