Eros et Pathos: Aux Confins de l'Amour et de la Souffrance
D' Aldo Carotenuto (Rome, Italie)
Traduit par Christine Gonze Conrad (Bruxelles, Belgique)
Titre original : « Eros e Pathos : Margini dell'amore e della sofferenza »
1987/2002 RCS Libri S.p.A., Milano
XV edizione Tascabili Bompiani marzo 2002, Milano
Version anglaise : « Eros and Pathos : Shades of Love and Suffering »
Traduit par Charles Nopar
1989 Inner City Books, Toronto
Introduction
Des années de pratique analytique m'ont permis d'approfondir deux des plus fortes émotions qu'il nous soit donné de vivre : aimer et souffrir. Souvent, nous percevons d'ailleurs ces émotions de manière floue et déguisée, un peu comme si nous avions honte d'admettre que nous puissions être en proie à la passion la plus exquise ou à l'angoisse la plus dévastatrice.
L'entrée en analyse nous permet surtout de nous laisser aller, parce que c'est là que nous pouvons avouer nos faiblesses et exprimer notre ressentiment, notre rage même, contre une vie qui semble souvent plus diabolique que divine. En fait, être humain, dans la totalité de ce que représente notre existence, signifie parfois aussi être déviant, en tout cas au point de vue de la norme collective.
L'amour, par exemple - en tant que sentiment qui unit deux personnes qui se désirent aussi sexuellement - est un de ces cas où les modèles et paramètres inspirés par l'opinion générale ne sont d'aucune aide. On ne peut plus nier désormais que la condition que l'on s'obstine à considérer normale - l'amour qui dure toute la vie, deux partenaires qui vieillissent ensemble sans cesser de s'aimer - est en réalité un chose si rare qu'elle représente même une anomalie.
J'ai remarqué que plus j'ai eu à faire à des relations « normales » et plus j'ai rencontré de haine et de sado-masochisme. En général, le rapport amoureux est basé sur un besoin pathologique des partenaires, et chacun représente la maladie de l'autre. Le choix amoureux ne se base donc pas sur les belles qualités d'un individu mais plutôt sur ses pires défauts, ceux qui appartiennent à sa part d'ombre. La vie des amants célèbres - et cela importe peu s'il nous sont connus par le rapport de leur crime ou s'ils sont nés de la plume des écrivains, car ils appartiennent tous à l'imaginaire collectif - est remplie d'horreurs, de drames sanguinaires et autres actes criminels.
Pensons à Macbeth et à son épouse qui fut l'inspiratrice de ses crimes ; à Marguerite qui par amour pour Faust tue d'abord sa propre mère et puis le fils né de sa relation coupable. Pensons aussi à Thérèse Raquin, l'héroïne de Zola, qui tue son mari avec l'aide de son amant et satisfait ainsi son désir de vivre avec l'homme qu'elle aime. Mais ce ménage devient immédiatement un enfer dont le témoin muet et paralysé est la mère de la victime. L'histoire se termine en tragédie : les deux assassins confessent leur crime à la vieille dame et se suicident sous ses yeux.
Ces vies furent consacrées à la destruction sans qu'il y ait eu la moindre chance de salut. La passion les submerge et, comme un démon, prend possession de leur esprit et de leur cour. Cette passion qui unit les amants lie également de façon indissoluble leurs parts d'ombre.
Toutes ces histoires présentent une séquence d'événements semblables : l'énamourement suivi de la décision d'éliminer l'obstacle à cet amour, la complicité des amants dans le meurtre suivie du remord, du malheur et de la mort. La malice que la puissance de l'amour a fait remonter à la surface, explose alors de toute sa force sans que ceux qui en sont responsables ne puissent en reconnaître la provenance intérieure ni faire face aux conséquences . Le remord et la mort entrent alors en scène, allumés par une loi innée puis extériorisée et qui rétablit ainsi l'équilibre de l'histoire. La mort des amants-assassins représente l'élément nécessaire pour ramener l'ordre qui a été renversé par la force destructive de l'amour.
Le pouvoir transgresseur de l'amour abaisse le seuil d'attention de notre conscience - avec qui pouvons-nous nous laisser aller aussi complètement si ce n'est avec l'être aimé ? - en créant ainsi une arène psychologique où tout est permis. Il est certain que l'amour nous libère, il nous permet d'exprimer sans inhibition non seulement nos émotions mais aussi nos penchants négatifs, qui font partie de ce que Jung a très justement nommé l'ombre.
Prenons Don Juan, l'exemple du séducteur le plus fameux sans doute de notre culture occidentale, personnage oscillant entre la vérité historique et la réalité artistique. ''Fidèle dans l'instant'' comme le définit Kierkegaard, il est capable de perpétrer les actes les plus abjects sur les victimes de sa séduction, le pire n'étant certainement pas l'abandon. Don Juan ment sans remords, il trahit, recourt à la violence et tue. C'est un homme qui tire l'énergie nécessaire de ses relations amoureuses pour sauter par dessus les barrières morales et vivre à fond sa part d'ombre. ''Viva la liberta'' s'exclame le Don Giovanni de Mozart à un certain moment : la liberté de faire tout le mal qu'il veut sans se sentir coupable.
Ce désir, présent en chaque être humain, possède un pouvoir de suggestion puissant. L'acteur Ruggero Raimondi, qui interpréta le rôle de Don Juan dans le film de Joseph Losey, confessa à un journaliste qu'il éprouva un grand plaisir lors du tournage en abandonnant Donna Elvira. Don Juan, porteur de toute la force de destruction qui est en lui, est le paradigme de tout le côté négatif qui peut émerger de la passion amoureuse. En fait l'amour, envisagé comme une tempête émotionnelle qui engloutit l'ego, exalte les tendances criminelles présentes en chacun de nous. Même un homme juste comme le roi David dans la Bible se tache les mains de sang lorsqu'il tombe amoureux de Betsabée et envoie son mari en mission sachant qu'il n'a aucun espoir de revenir vivant.
L'amour nous révèle à nous-même. Pour paraphraser une remarque célèbre de Joseph Conrad - l'homme ne se connaît lui-même qu'au moment du danger - nous pouvons affirmer qu'une personne ne connaît sa vraie nature qu'en tombant amoureuse. Et pratiquement chaque être humain fait l'expérience de la passion amoureuse au moins une fois dans sa vie. C'est à cette occasion que nos démons intérieurs montent à la surface.
Si nous étudions nos comportements lorsque nous sommes amoureux, nous découvrons qu'à côté de la tendresse, de l'affection et de l'investissement émotionnel nous trouvons toujours aussi des éléments plus sombres. Afin de comprendre l'expérience amoureuse et son importance véritable, ces aspects sombres doivent être pris en considération. Par exemple, tous les amoureux mentent : le mensonge pieux est le leitmotiv de toute relation sentimentale.
Ceci peut paraître incongru mais duper n'est certainement pas la pire des choses dont nous sommes capables lorsque la passion nous consume. La condition amoureuse réveille les possibilités de connaissance de soi à tel point qu'un univers totalement inconnu s'offre au regard étonné et curieux de l'amoureux. Le monde extérieur se couvre de couleurs et de nuances surprenantes alors que le monde intérieur explose en recevant une étincelle de l'infini.
Dès ce moment, une brèche impossible à combler s'entrouvre, au fur et à mesure que notre monde intérieur devient plus intensément éclairé par l'amour, la capacité de communiquer ce que nous ressentons devient plus difficile. Ce qui émerge de nos profondeurs ne peut se traduire en langage familier. Nous nous retrouvons emprisonnés par le manque de mots adéquats et le mensonge devient un compromis entre notre réalité intérieure indicible et la volonté de conserver la relation sans laquelle il nous est devenu impossible de vivre. Nous avons peur que l'être aimé ne puisse pas comprendre ce que nous ne saisissons nous-même que vaguement. C'est pourquoi nous voilons la vérité qui, ne pouvant pas être circonscrite par les mots, peut apparaître effrayante.
Les dessous de l'amour s'avèrent être tissés de fils stratégiques comme la supercherie, la trahison et la jalousie. Une force précise bien qu'intangible les relie qui est la haine. Le conflit entre l'amour et la haine est toujours présent dans les relations passionnées même s'il reste inconscient. Ceci n'a rien d'étonnant puisque dès que l'on a à faire à un sentiment, on doit aussi faire face à son contraire. L'interaction entre ces sentiments opposés peut nous tourmenter mais elle constitue aussi le dynamisme secret qui est source de vie.
En général, l'élément destructeur peut vivre caché au sein du lien sentimental en n'explosant que rarement et souvent à l'improviste, ce qui laisse les partenaires éberlués et incrédules. Mais parfois cet élément destructeur émerge dans toute sa force et peut même conduire au crime, ce que les journaux appellent ''crimes passionnels'', commis au nom de la vengeance, de la jalousie ou du désespoir.
Dans la littérature, au théâtre comme dans la vie elle-même, l'amour et la haine sont indissolublement liés. Même au moment de sa folie meurtrière, l'assassin ne peut s'empêcher d'aimer sa victime. Don José, après avoir poignardé Carmen qui voulait l'abandonner, dit : « C'est moi qui ai tué ma Carmen adorée » . Ainsi l'histoire d'amour s'écrit aussi avec le sang.
Autant l'amour inspire les actions les plus nobles autant il réclame aussi la présence simultanée de la haine. Il porte en lui la dichotomie entre le bien et le mal. C'est ce qui lui donne cette étincelle divine qui, pour un instant, illumine notre existence. L'amour peut donner un sens à toute une vie parce qu'il suscite des résonances profondes dans les abysses de notre être. C'est un éclair d'éternité dans l'écoulement du temps. Mais c'est une ''éternité'' qui a la vie brève. Cet état de grâce ne peut en effet durer car aucun être humain ne peut supporter cette tension permanente.
Denis de Rougemont parle de l'amour comme d'un mythe. En fait, c'est seulement dans une perspective mythique que ce sentiment peut trouver une réalité psychique qui soit en dehors de l'histoire mais qui, de manière paradoxale, influence l'histoire des hommes.
L'amour se manifeste dans le monde mais n'appartient pas au monde : les êtres humains en ont peur. Ceci est illustré dans deux films suédois.
Elvira Madigan est l'histoire d'une jeune acrobate et d'un comte qui déserte l'armée suédoise pour s'enfuir avec elle. Ils s'aiment profondément mais rencontrent rapidement des difficultés économiques qui débouchent sur des querelles. L'homme ne peut travailler car il risquerait d'être arrêté comme déserteur mais il ne permet pas à Elvira de chanter pour vivre car il est terriblement jaloux. La fin inévitable arrive : le comte tue Elvira puis se suicide. Ce n'est pas un film d'amour mais bien d'amour impossible.
Le second film est Le Signe d'Ingmar Bergman. L'histoire est centrée sur une femme qui souffre d'une grave maladie mentale et sur l'homme qui lui est totalement dévoué. La protagoniste a une petite tache sur l'oil et attribue cela à toutes les souffrances de sa vie. Quand les soins dans un hôpital psychiatrique s'imposent, elle en rend son mari responsable et refuse de le voir. Après avoir écrit, « L'amour a réponse à tout », il se mutile volontairement l'oil et se rend à l'hôpital où il dit à sa femme, « A présent je suis comme toi ; à présent je sais ce que tu ressens ». Le film se termine par leur double suicide. Avant de mourir ils écrivent une lettre expliquant la raison de leur geste : « Nous avons compris que l'amour est la seule chose réellement importante dans la vie mais il n'y a pas de place pour l'amour dans ce monde et dès lors nous préférons mourir ».
Dans ce contexte, nous pouvons mieux comprendre le binôme amour-mort, ou liebestod, qui envahit la culture occidentale du XIIème siècle à nos jours, comme l'affirme de Rougemont. Selon lui, derrière l'amour-passion se cache le désir de dissolution car c'est seulement dans des expériences extrêmes que l'on arrive à se comprendre soi-même.
La mort est la conclusion naturelle de la passion amoureuse, non parce que c'est la volonté des amants mais parce que le monde ne peut accepter le pouvoir subversif d'un tel sentiment. La passion détruit les barrières de l'existence et rompt l'ordre établi donc il doit être annihilé. Les lois ne peuvent empêcher de tomber amoureux mais la société laisse mourir ceux qui ont osé apporter une étincelle divine dans la grisaille de l'existence routinière.
Ceci n'est pas une condamnation de l'amour mais une invitation à la réflexion. Nous devons nous rendre compte que même si d'un côté nous désirons l'amour de toutes nos forces, de l'autre côté nous le rejetons car nous en avons peur et nous prenons alors refuge dans la banalité des rapports sécurisants du quotidien.
Nous devons nous rendre compte de cette vérité amère et terrible : le monde ne veut pas de l'amour et ne le sait pas.
Il y a bien entendu d'autres expériences que l'amour qui permettent à l'homme de pénétrer au plus profond de sa psychologie. L'une d'entre elle est l'extase mystique avec la perte momentanée de l'ego pour arriver à l'union cosmique avec le divin. Une autre ''voie royale'' vers la connaissance de soi est la rencontre avec la gratuité apparente de la douleur, autant physique que psychologique. Il y a aussi les affres de la création artistique où l'on est obligé d'aller au fin fond de soi. Même s'il y a une différence fondamentale entre les tiraillements qui accompagnent l'expression créatrice et l'amertume que la douleur procure, ces deux expériences peuvent enrichir par une prise de conscience et encourager ainsi l'individuation.
Nous devrons parler aussi du sentiment d'impuissance que nous ressentons face à ceux qui ont du pouvoir sur nous. A un moment ou l'autre nous nous sommes tous sentis exclus du monde actif, écartés par l'autorité en place. Cette sensation d'exclusion grandit en nous, au sein de notre drame intérieur, nourrit l'insatiable désir d'amour que rien ni personne ne peut satisfaire. Ceci se manifeste par le sentiment d'être pauvre alors que nous avons de l'argent, d'être laid alors que les autres nous trouvent beaux, de nous sentir désarmés et vulnérables alors qu'au contraire nous sommes forts (autrement nous n'aurions pas survécu). De cette façon, tout en cherchant l'idéal impossible, nous pouvons finir par ne pas vivre, en nous suicidant lentement, jour après jour.
Ce livre traite de toutes ces choses : l'amour et la haine, la douleur, la créativité, le pouvoir, la nécessité d'équilibrer notre participation à la vie sociale avec la réalisation de notre vie intérieure. Mais c'est surtout un livre qui traite des dimensions multiples de l'amour.
Personne semble-t-il, ne peut nous convaincre que le courage et l'amour ne peuvent se trouver qu'en nous et que la force de caractère ne nous est pas donnée en cadeau mais qu'elle doit être conquise haut la main. L'héroïne du roman d'Erica Jong (1) lit le conte de fée de La Belle au Bois Dormant à sa petite fille qui lui demande : « Qu'arrivera-t-il si le prince ne vient pas ? » et sa mère de lui répondre que la Belle au Bois Dormant devra se réveiller toute seule et se serrer elle-même très fort dans ses bras.
C'est seulement la connaissance et l'acceptation de soi qui nous mènent à l'autonomie. Et c'est cette indépendance qui est à son tour la seule fondation pour une relation vraie. Ceci semble aussi la seule manière de trouver le salut dans cette vie.
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(1) Parachutes and Kisses (New York : Signet, 1985) p. 150
Eros & Pathos - Aldo Carotenuto
Chapitre 1
Un Evénement Imprévu
L'amour, par sa nature, appartient à l'indicible comme tout ce qui a trait à l'âme humaine. Par sa profondeur et ses secrets il est proche du mystère et s'accompagne de silence. Sauter la barrière de l'inexprimable, donner forme à l'indicible, est une entreprise folle et effrayante à laquelle seuls les artistes et les poètes se sont risqués. L'investigation psychologique se limite souvent à une pseudo-explication rationnelle qui trahit la réalité de l'âme humaine. Pour soulever le voile sous lequel l'âme cache son essence il est nécessaire d'avancer avec respect et appréhension.
Rassembler les mille et une nuances avec lesquelles nous rencontrons l'autre et pénétrer le labyrinthe du monde imaginaire signifie abandonner toute approche unidimensionnelle pour laisser la parole à tous les daemons qui s 'y trouvent. Écrire sur l'amour veut dire confronter l'inexplicable, raconter une expérience mystérieuse et subversive, laisser parler nos propres fantasmes. Toutefois, puisque la lecture est la ré-invention du texte, en faisant sien le monde imaginaire de l'auteur, le lecteur rencontre ses propres images des plus intimes.
Un phénomène caractéristique de l'expérience amoureuse est l'intensité et l'urgence par lesquelles la présence de l'autre nous capture comme rien d'autre ne peut le faire. L'amant est envoûté et obsédé par l'image de l'autre. Cette expérience a un caractère imprévu, irréel et presque impulsif. Platon est allé jusqu'à parler de ''délire divin'', une sorte de ravissement extatique. En présence de l'être aimé, l'amant ressent une plénitude extraordinaire et en même temps il a l'impression d'avoir vécu dans un état de privation jusque là. La présence de l'être aimé est vraiment une source de bien-être et de possibilités infinies. Sa proximité provoque l'émoi. Quelqu'un semble nous avoir kidnappé. Mais en réalité l'amour vit et s'alimente de quelque chose qui existe en nous-même. L'être sur lequel mon regard et mon désir se sont arrêtés prend une signification unique pour moi et devient irremplaçable, car c'est seulement cette personne là qui peut évoquer en moi une dimension aussi extraordinaire et profonde.
Être amoureux nous confronte toujours avec l'incompréhensible. L'autre est atypique, c'est à dire inclassable, car sa définition impliquerait aussi sa connaissance. Pendant tout le temps de l'énamourement, la tentative de faire face à cette source de mystère et de fascination représente en fait la tentative de le traduire en une expérience compréhensible et familière. Mais même lorsque nous essayons de comprendre en arrachant le voile, nous ne voulons pas abandonner entièrement l'illusion dont l'éclat nous aveugle et nous permet de rester amoureux.
On reste dans cet état aussi longtemps que l'autre ne peut être appréhendé dans sa propre dimension spirituelle. Jusqu'à ce moment quelque chose me pousse à me demander quelle importance revêt juste ce visage là pour moi. Tant que l'amant représente une valeur intérieure, une valeur qui est mienne, cet autre devient mon seul interlocuteur valable, le seul à qui pouvoir poser des questions et recevoir toujours une réponse, bien plus recevoir la réponse .
L'intensité et l'exclusivité de la relation amoureuse transforme et vivifie la manière dont nous interprétons la réalité autant extérieure qu'intérieure. C'est comme si une multitude d'images, de perceptions et d'émotions remplissaient nos canaux sensoriels en ouvrant une nouvelle dimension à l'âme. Quiconque ne s'est pas immergé au moins une fois dans cette expérience reste coupé du monde de l'esprit et de la chair. L'être aimé devient une force qui me pousse à la recherche de ma vérité intérieure.
L'expérience amoureuse peut donner un sens à n'importe quel aspect de l'existence. Ceci ne peut avoir lieu que lorsque l'autre dont l'image m'obsède, oriente constamment ma vie psychique dans sa direction. La puissance de cette fascination est contenue dans le mystère de l'objet d'amour, dans l'impossibilité de le définir. L'être aimé reste toujours ''l'obscur objet du désir'' pour autant qu'il ne se laisse pas réduire, épuiser ou banaliser. La capacité de maintenir l'expérience amoureuse vivante dépend de la possibilité de partager avec l'autre cet enrichissement intérieur qui jaillit de la relation.
Aimer est donc un travail psychologique authentique, le plus demandant qui soit justement parce qu'il réveille en nous une nouvelle possibilité de connaître le monde. A partir du moment où l'amour entre en scène, il nous faut faire face à un monde entièrement nouveau. Tout est soudain différent. Ce changement qui semble venir de l'autre fait de moi quelqu'un de neuf et dès lors ma façon même de vivre cette expérience est transformée.
Lorsque le désir nous envahit, le corps prend le dessus. Dans notre intense contemplation de l'être aimé - comme si nous voulions découvrir le secret de ce qui nous attache et nous désoriente - peut-être cherchons-nous notre passé. Le tourment causé par la vue de l'autre nous confirme à quel point il est impératif de retrouver quelque chose qui semblait perdu mais qui nous apparaît maintenant sous un aspect plus attirant.
Quand nous sommes émus par le désir ce n'est pas seulement notre voix qui se brise mais aussi toute notre réalité. La réalité tellement pesante jusque là disparaît et à sa place émerge une réalité fantastique, un nouvel univers au centre duquel se trouvent les deux amants. De leur point de vue, cet univers est le seul possible - mais de leur point de vue seulement. Pour tous les autres, le monde des amoureux est une aberration inexplicable.
S'abandonner au pouvoir d'Eros casse et balaye souvent tous nos points de repère. L'amour nous rend solitaires car nous nous sentons en porte-à- faux avec les autres et n'arrivons pas à communiquer notre expérience. Le seul langage encore possible est celui de l'art et de la poésie qui avec ses mystérieux pouvoirs alchimiques réussit à exprimer ce qui autrement resterait caché pour toujours.
S'apercevoir qu'on n'est pas compris est toujours une expérience inquiétante mais aussi exaltante car elle nous fait ressentir que nous sommes vraiment uniques au monde. Une preuve supplémentaire de notre unicité nous vient de nous sentir aimé par l'autre qui lui aussi est unique, le seul être au monde qui compte pour nous en ce moment. Le caractère unique de l'être aimé rencontre ainsi le nôtre. Et une telle rencontre ne peut que créer une relation exemplaire et inimitable. C'est pour cela qu'à la fin d'une relation, la souffrance et la nostalgie sont parfaitement justifiables - quelque chose a vraiment été perdu puisque aucune nouvelle rencontre ne peut rendre la vie à cette expérience là.
Tant qu'il dure, l'amour se vit comme quelque chose de définitif et d'éternel. Quand on vit l' expérience amoureuse à fond, qu'elle ait une fin ou non, on se rend compte que la dimension amoureuse s'accompagne d'un sentiment d'éternité. Personne ne peut aimer tout en pensant que ce sentiment disparaîtra un jour. Si l'on veut connaître l'âme infinie, cet aspect de nous-même qui transcende les limites de notre existence, on se doit d'entrer dans la dimension amoureuse. C'est à ce moment que l'on perd la notion des choses et c'est bien car nous devons la perdre.
Le fait de vivre endehors de la réalité quotidienne dans une sorte de ''narcissisme à deux'' pousse les autres à se coaliser contre nous. Nous sommes ''perdus'' à leur avis, nous avons déserté, disparus dans un autre monde qui est étrange pour eux - incompréhensible - et dès lors effrayant.
L'amour est caractérisé par une altération de notre rapport à la réalité. L'ordre psychique sur lequel nous nous sommes basés jusque là a perdu sa fonction. Nous n'aurions pas été capables d'entrer dans une telle situation si notre structure psychique n'avait pu consentir la possibilité d'un changement. Le bouleversement engendré par l'amour est nécessaire pour faire fondre comme neige au soleil des structures apparemment rigides.
Une ancienne histoire d'amour arabe, reprise par le poète persan Nezami, raconte qu'un jeune prince, Qeys - dont la racine du nom donne l'idée de mesure et d'équilibre - tombe amoureux de la belle Leyla - la nuit, l'obscurité - et lorsque leur amour se trouve contrarié, devient prisonnier de son délire amoureux et erre dans le désert, des années durant jusqu'à sa mort près du campement de sa bien-aimée. C'est ainsi qu'il sera appelé Majnun, le Fou d'Amour.
Comme Romeo et Juliette qui symbolisent le concept Amour-Mort dans l'imaginaire occidental, ainsi, dans la tradition orientale, Leyla et Majnun représentent le couple archétypique de l' « amour fou », de la passion qui se transforme en folie. Le fou est en fait celui dont la raison a été obscurcie. Et Leyla, l'objet d'amour, dans son double rôle de femme et de nuit, enveloppe Majnun dans ses ''ombres''. L'amour est compris alors comme générateur d'images, de '' daimones'' qui par leur pouvoir explosif, altèrent et détruisent toute idée de proportion et d'équilibre.
On peut toujours se rendre compte si quelqu'un est amoureux car les personnes dans cette état ont une tendresse toute spéciale pour l'objet aimé qui est source de joie infinie. Et au fond ils n'ont pas tort car ce moment particulier est chargé d'une force égale à aucune autre. Mais lorsque nous nous retrouvons confronté à une expérience où quelqu'un d'autre est la source de notre extase, nous arrivons à un état limite . Quand je réalise que mon bonheur dépend d'une autre personne, en m'abandonnant à elle je tremble de peur de me retrouver à sa merci. On dit souvent que la survie dépend directement de notre capacité d'autonomie ; mais il est indéniable qu'identifier en l'autre l'origine de notre joie mène à une connaissance plus profonde de soi ainsi qu'à l'autonomie.
Même si abdiquer complètement notre liberté peut causer des souffrances toute aussi intenses que le bonheur qui nous attend, nous sommes face à une émotion que nous ne pouvons éviter. Ceux à qui le destin épargne cette condition sont en effet, selon moi, morts au dedans. Leur cuirasse est telle qu'ils ne sentent rien. Pour eux la vie est éternellement muette.
Dans cette dernière analyse nous avons à faire à un phénomène qui nous désarme face à la vie et nous impose des choix et décisions originaux. Comme cela arrive souvent à la personne commençant un travail de psychanalyse, l'amoureux se retrouve face à une expérience limite qui requiert une attitude existentielle et psychologique bien particulière. Paradoxalement, il fait l'expérience d'un renouveau et même d'une renaissance mais aussi, conjointement, de la fin d'un aspect de sa personnalité qui lui était auparavant vital.
L'état amoureux est caractérisé justement par la violente rupture du noyau narcissique de défense : le sujet est arraché à sa solitude pour reprendre contact avec des aspects importants de lui-même jusqu'alors cachés.
L'état amoureux rend l'individu plus disposé à une nouvelle et plus ample participation psychique. Mais pour être rendu à la vie il est nécessaire de tolérer une perte soudaine et incontrôlée de son équilibre, de souffrir une blessure qui remet en question l'entièreté de son ordre existentiel.
Dans des conditions extrêmes d'amour et d'érotisme toutes nos certitudes s'envolent et nous perdons l'équilibre. L'ego commence à vaciller jusqu'au point où nous perdons le contrôle de notre conduite. Cet état de déséquilibre fait partie de l'état amoureux et est caractéristique et nécessaire à toute transformation psychique. C'est un état d'esprit que nous essayons d'éviter car instinctivement, nous sentons le risque d'être attirés dans une expérience qui, dans toutes les cultures est associée à l'idée de mort. Tout au long de l'histoire, les poètes et les artistes ont évoqué le plus effrayant des spectres - la mort - pour donner forme et substance à cet état du plus intense attachement à l'autre. Nous ne pouvons que trembler devant une telle situation car l'expérience érotique nous force à vivre une des conditions intérieures des plus violentes même si des plus désirées.
La vulnérabilité révélée par l'amour et l'importance centrale que l'autre vient à assumer dans notre vie nous jettent dans un état de besoin. Surtout durant la phase initiale et plus intense de l'énamourement où nous sommes obligés de vivre une sorte de solitude à deux.
Nous sommes si séduits par la façon d'être de l'autre, sa manière de bouger, par son regard et sa voix. Certaines caractéristiques de la personne aimée deviennent irrésistiblement fascinantes, elles ont en fait le don de coïncider avec notre désir. Un petit détail chez elle que les autres trouvent insignifiant, devient important pour moi seul qui le découvre et succombe à son charme parce que j'en suis amoureux.
Quant à la beauté, elle peut avoir un effet fatal car nous sommes amenés à y voir une expression concrète d'un besoin profondément enfoui. Mais qu'est-ce exactement que la beauté ? Le fait d'avoir un corps oblige chacun à faire face à un problème esthétique. Les hommes sont parfois cruels entre eux, spécialement lorsqu'ils sont très jeunes. Nous avons tous connu le fardeau d'avoir un corps qui ne correspond qu'imparfaitement aux canons esthétiques de notre culture. En réalité nous devrions devenir conscients du fait que la beauté est une expérience spirituelle et psychologique qui ne concerne pas seulement l'objet en tant que tel mais aussi la manière dont je le perçois ainsi que mon rapport à lui. Une forme devient belle parce qu'elle a un sens pour un observateur et ceci parce qu' en coïncidant avec son désir inconscient, elle parvient à l'évoquer.
Nous pourrions nous demander quelle est l'origine de tout ceci, pourquoi une image devient-elle aussi importante. La psychanalyse a tenté de répondre à cette question en affirmant que le regard qui me fascine par son mystère est celui qui se penchait sur moi lorsque j'étais très petit et que je n'étais pas encore conscient de moi-même. Il est possible que ceci puisse être l'ontogenèse, la raison lointaine pour laquelle une certaine caractéristique de l'autre acquiert de son sens. Mais, le temps passant, ce lien avec le passé n'a plus beaucoup d'importance ; ce qui compte c'est qu'à un certain moment ce geste, ces cheveux, ces mains, peuvent me faire brûler de désir. Ils sont la beauté que je recherche et coïncide avec ce désir que l'autre évoque en moi.
L'essence de notre expérience est donc celle-ci : nous retrouver au milieu de mille personnes et rester clouer sur place par une seule image. Ce qui indique qu'une de mes dimensions intérieures dont j'ignorais l'existence a soudain émergé et que je m'enrichis d'une facette psychique qui m'était inconnue.
En conclusion l'image que nous appelons '' belle '' naît de notre capacité de créer des formes et de leur donner vie.
Dans la condition amoureuse nous sommes ravis non par la personne que nous voyons en face de nous mais par l'idée qu'elle a suscitée en nous pour qu'ainsi même à distance, nous puissions clairement percevoir ce visage, cette voix, ces gestes, cette allure, bref, tous les signes de notre monde intérieur qui ont été activé et illuminé par la rencontre. Goethe a observé à ce propos,
'On s'entretient parfois avec un être présent comme avec un portrait. Il n'a pas
besoin de parler, ou nous regarder, de s'occuper de nous ; nous le voyons, nous
sentons nos rapports avec lui ; et même nos rapports avec lui peuvent devenir plus
étroits, sans qu'il fasse rien pour cela, sans qu'il ressente le moins du monde qu'il
se comporte à notre égard simplement comme un portrait' (1)
La puissante émergence de nos images intérieures en réponse à l'autre, cet autre et seulement celui-là, explique pourquoi personne n'est remplaçable dans la relation amoureuse. C'est uniquement cette personne bien spécifique qui peut activer le mécanisme. Il suffit d'un coup de téléphone manqué, d'un retard au rendez-vous ou de rester sans nouvelles de l'être aimé et nous sommes remplis d'angoisse. Pour décrire ce genre d'expérience, Barthes écrit :
'L'attente d'un téléphone se tisse ainsi d'interdictions menues, à l'infini, jusqu'à
l'inavouable : je m'empêche de sortir de la pièce, d'aller aux toilettes, de
téléphoner même. ' (2)
Quand les attentes ne correspondent pas à la réalité, c'est alors qu'on est pris de panique par une souffrance qui devient presque physique. Et c'est à ce moment précis - dans la blessure provoquée par l'absence de l'autre, dans la violence du désir que seul l'être aimé peut susciter - que l'amoureux se rend compte d'être vivant.
Ainsi Barthes écrit encore (3)
' Plus profonde la blessure au centre du corps (au 'cour'), plus le sujet devient
un sujet : car le sujet est l'intimité ('La blessure. est d'une effrayante
intimité') Ainsi est la blessure d'amour : un véritable abîme (aux 'racines' de
l'être), qui ne peut pas se combler, et à partir duquel le sujet s'épuise,
devenant lui-même un sujet justement dans cet épuisement .'
(trouver passage dans la version française afin de vérifier ma traduction de l'anglais)
Dans l'intimité avec l'autre, nous nous découvrons nous-mêmes, nous découvrons nos vérités intérieures . Le drame de ce baptême par le feu est qu'il nous laisse blessé d'une blessure qui ne guérit jamais.
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(1) Les Affinités Electives , La Pléiade p.246
(2) Fragments d'un discours amoureux (Paris - Seuil, 1977) p.48
(3) ibid. p. 189 A Lover's Discourse - Fragments (London: Jonathan
Cape, 1979 p.189
Eros & Pathos - Aldo Carotenuto
Chapitre 2
L'évocation des Images
'L'amour, entendu comme concupiscentia, est la dynamique qui le plus
infailliblement amène l'inconscient à la lumière '.
C.G. Jung, «Symbolisme de Transformation dans la Messe»
Il est compréhensible que dans la tradition romantique l'amour soit considéré comme une maladie. Nous avons déjà mentionné certain symptômes comme une perception erronée de la réalité, la surestimation - jusqu'à en être grotesque - de la personne aimée, le besoin de restreindre drastiquement son éventail de relations : il n'est pas difficile dès lors de parler d'état pathologique.
Stendhal fait une considération intéressante :
Même les petits défauts de sa figure, une marque de petite-vérole, par exemple,
donnent de l'attendrissement à un homme qui aime, et le jettent dans une rêverie
profonde, lorsqu'il les aperçoit chez une autre femme ; que sera-ce chez sa
maîtresse ? C'est qu'il a éprouvé mille sentiments en présence de cette marque de
petite-vérole, que ces sentiments sont pour la plupart délicieux, sont tous du plus
haut intérêt, et que, quels qu'ils soient, ils se renouvellent avec une incroyable
vivacité, à la vue de ce signe, même aperçu sur la figure d'une autre femme.
Si l'on parvient ainsi à préférer et à aimer la laideur, c'est que dans ce cas la laideur
est beauté.(1)
Si ceci est considéré comme pathologique, il est important de se rappeler que l'amour - passion est traditionnellement associé à la sensibilité artistique. Tant et si bien que nous avons à faire à la plus saine des maladies, une maladie qui éveille et renforce la créativité.
En vérité, l'immense capacité d'Eros à évoquer notre imaginaire en fait le sourcier idéal pour découvrir les veines les plus profondes d'énergie créative. Nous ne parlons pas seulement de création artistique même si l'amour arrache quelques envolées lyriques aux personnes qui n'avaient jamais daigné se pencher sur la poésie auparavant. Nous parlons ici de cette créativité beaucoup plus vaste qui nous permet d'agir avec autonomie dans la vie réelle.
Celui qui aime se découvre plus fort et plus riche et tout d'un coup capable d'affronter des situations périlleuses. Par exemple, c'est grâce à l'amour que nous pouvons échapper au poids familial : un jeune qui n'a jamais pu dire non à ses parents est tout d'un coup capable de violente opposition s'il le faut pour poursuivre son projet, dès qu'il entre en contact avec la force de son imaginaire
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(1) de l'Amour (GF-Flammarion, Paris, 1965) p. 64
propre. Des perspectives inattendues s'ouvrent et de nouvelles possibilités émergent. Rilke écrivait :
'Aimer n'est rien d'abord qui signifie se fondre, se donner et s'unir à une
seconde personne (que serait en effet l'union de l'inéclairci, de l'imprécis, de
ce qui n'est pas encore en ordre ?) c'est pour l'individu une sublime occasion
de mûrir, de devenir en soi-même quelque chose, de devenir monde, pour
l'amour d'un autre, monde pour soi-même ; aimer est une grande et
immodeste exigence envers l'individu, c'est une chose qui le choisit et
l'appelle vers le vaste.' (2)
Lorsque l'on refuse d'aimer, quand on ne se permet pas cette rencontre avec l'autre, comme le suggère Barthes, on renonce aussi à notre vie imaginative, ce facteur créatif interne que seul l'amour peut activer. (3)
Nous pouvons dire que l'amour est un bouleversement irritant mais nous devons aussi reconnaître que c'est de ce chaos qu'une nouvelle existence peut surgir.
Même si les origines étymologiques lointaines d'un mot n'ont plus rien à voir avec sa signification actuelle, il est toutefois intéressant que la racine latine du mot ''désir'' (de-sidera) indiquait la situation d'un auspice incapable de faire des prévisions étant donné ''l'absence d'étoiles'' (due bien évidemment au ciel nuageux). Et c'est un fait connu depuis la nuit des temps que les navigateurs avaient eux aussi besoin des étoiles pour s'orienter.
Quelque chose du même ordre arrive à l'amoureux en proie au désir. Les points de repères ont disparu. L'amour nous emmène hors piste, loin de tout ce que nous connaissons depuis toujours ; la réalité que nous rencontrons doit être constamment ré-interprétée car elle n'a plus rien à voir avec notre passé. Le désir nous empêche de comprendre la réalité avec nos critères habituels rassurants. La caractéristique de cette expérience est qu'elle est neuve, inhabituelle et inconnue.
L'inconnu inspire la crainte. C'est pourquoi, avoir peur et être amoureux vont toujours de pair au point que si nous ne souffrons pas de quelque angoisse face à l'amour, c'est un signe évident que nous ne sommes pas amoureux. « L'amour suscite la peur » écrit James Hillman. « Nous avons peur d'aimer et peur tout en aimant, sacrifiant à la magie, cherchant des signes, demandant protection et direction » (4)
Ne devons-nous pas nous demander alors pourquoi cette expérience existe ? Car même si à présent elle nous paraît naturelle, lorsqu'on y réfléchit bien, il n'y a rien de moins naturel que cette impression de vivre et de ne pouvoir vivre qu'à la lumière d'une autre personne.
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(2) Lettres à un jeune poète, Livre de Poche, p.62
(3) A lover 's Discourse - Fragments (London : Jonathan Cape, 1979) p.87
4) Myth of Analysis (Evanston, IL : Northwestern University Press, 1966), p. 81
Cet état de chose est probablement un développement récent propre au genre humain. Vivre constamment dans un état de dépendance vitale, se laisser mourir une fois séparé du partenaire ou bien réclamer jalousement la monogamie, sont des caractéristiques bien connues de l'être humain amoureux. Même si nous trouvons de vagues similarités dans certaines espèces animales, il semble que nous ayons développé une dimension amoureuse contre nature, c'est-à-dire sans y avoir été initialement programmé du point de vue génétique.
C'est nous qui avons inventé cette manière de nous sentir lacérés et aussi de lacérer l'autre. Et cette expérience est accompagnée de peur car nous ne l'avons pas encore maîtrisée. Il est très difficile de parler de ce sentiment et il faut en
faire l'expérience si on veut le comprendre.
Un signe de notre implication dans un tel ravissement est la peur que quelque chose de terrible pourrait arriver. Cette peur est justifiée car il est difficile d'accepter que les pires souffrances que nous infligerons aux autres et que que nous ressentirons nous -mêmes vont se rencontrer, pour la plupart, dans la passion amoureux.
N'est-ce pas surprenant de découvrir que nous sommes capables d' infliger une blessure mortelle à cette personne même pour qui nous dédions notre vie et pour laquelle nous ferions tout, même tuer.
Texte à trouver Voir (5) Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident p.95
Quiconque aime est capable de pouvoir blesser l'autre tout en l'aimant et cela arrive souvent. Ce phénomène n'est pas facile à expliquer. La raison en est peut-être que lorsque nous sommes amoureux, nous nous sentons kidnappés et violentés ; personne ne peut conquérir notre dimension intérieure sans impunité. C'est peut-être pourquoi une personne qui se sent totalement possédée a besoin, même inconsciemment, de se venger en abusant et en blessant l'autre. Qui sait ? Nous savons seulement que l'amour est une chose dangereuse; c'est pourquoi à côté des sentiments les plus sublimes qu'il nous fait vivre, il nous fait aussi trembler.
L'amour apporte toujours avec lui un sentiment d'angoisse mortelle et, liée à celle-ci, un sentiment de culpabilité impossible à vaincre. Le psychologue des profondeurs explique ceci par le fait que nous faisons face à des sentiments indissolublement liés et complémentaires bien qu' en conflit dramatique l'un avec l'autre : interdiction et transgression.
L'idée que l'amour nous libère est un lieu commun, les faits disent le contraire : aimer et être aimé veut dire que tôt ou tard nous rencontrerons les interdictions imposées par le monde extérieur.
Notre enthousiasme amoureux est entrevu par les autres comme dangereux et déstabilisant, pouvant remettre en question leur propre structure relationnelle. La métamorphose que subissent les amants dérange le statu quo. La société considère cela comme une action subversive intolérable et frappe de son interdit, obligeant les amants à devenir des transgresseurs et à briser ces lois humaines qui ont pour but de conserver les choses comme elles sont.
Chaque fois que l'on rejette l'expérience amoureuse en faisant appel à la raison, on obéit à une loi collective qui a été intériorisée. Nous avons tous absorbé cette règle qui nous empêche - même inconsciemment - d'exprimer et de vivre notre désir alors même que nous sommes sans cesse sollicités par les invitations de la vie.
La tristesse, l'appauvrissement, l'apathie qui en résultent sont proportionnels à la force de l'interdiction qui opère en nous. Je pense surtout au processus dynamique activé dans la phase d'énamourement que certains peuvent considérer comme étant juste une première phase devant être normalisée ensuite. Mais il nous faudrait le courage d'admettre que cet état initial pourrait être entretenu en permanence : cette expérience déconcertante de tomber amoureux m'arrache à mes certitudes stériles et m'emporte au delà d'elles.
Afin de vivre toute la violence de la tempête - qu'inconsciemment j'ai cherchée moi-même - je dois avoir le courage de taire le rappel à l'ordre qui hurle en moi. Si nous ne pouvons pas accepter l'opportunité d'évoluer nous devenons stériles, avares, éteints et le monde imaginaire duquel nous retirons l'énergie créatrice n'est plus vivifiant . Il est donc crucial que notre vie soit illuminée d'évènements de cette qualité. L'expérience passée, le bilan de tout ce que nous avons vécu, ne nous apportent que peu de lumière car, comme le dit Confucius, c'est comme une lampe que nous transportons sur notre dos, elle n'illumine que le chemin parcouru. Elle n'illumine ni le chemin qui s'offre à nous, ni même l'endroit où nous nous trouvons : si nous n'allumons pas la lumière de notre imagination, nous ne voyons rien. Ainsi toute expérience, même celle qui est objectivement la plus riche, devient extrêmement appauvrie au sens subjectif car il lui manque la clarté de cette dimension imaginative fondamentale.
Mais pourquoi cet interdit ? Dans le langage habituel, l'interdit intériorisé s'appelle la voix de la conscience . Sa fonction est de prévenir l'angoisse et d'éviter le sentiment horrible d'être poursuivi lorsque l'on découvre que l'on fait quelque chose de punissable. Afin d'éviter la culpabilité, nous respectons l'interdit qui à son tour tient la violence du désir à distance. Et pourtant le désir est justement ce qui nous donne la force d'affronter l'existence d'une façon neuve et ce qui nous met en contact avec de nouvelles raisons de vivre.
Voyons maintenant si nous pouvons clarifier ce que veut dire inventer le signification de l'autre. Combien de fois n'avons-nous pas dit à quelqu'un « Tu m'échappes » ou « Je n'arrive pas à te comprendre » et combien de fois ne l'avons-nous pas entendu nous-mêmes sans savoir que c'est justement cet élément qui active notre processus d'évolution. Dans la dimension amoureuse, la première expérience est celle d'un obstacle : une petite voix intérieure nous prévient que nous nous aventurons sur un terrain qui n'est pas le nôtre. Mais par une étrange coïncidence, juste au moment où nous percevons cet interdit, nous avons aussi le sentiment ténu mais désespérément tenace, que nous avons le courage de le dépasser.
De Rougemont trouver passage dans l'Amour et L'occident p. 80, 60-61
Le fait est que notre pouvoir psychologique consiste justement à combattre tout ce qui s'oppose à notre processus d'évolution. Dès ce moment où nous arrivons à percevoir l'obstacle et avons l'impression d'avoir l'énergie qu'il faut pour le neutraliser, c'est aussi le moment où la psyché devient consciente d'elle-même. Donc, lorsque je fais quelque chose que je ''ne devrais pas'' faire, je quitte les sentiers battu pour mon chemin personnel. En choisissant ma direction propre, je deviens conscient de mon existence propre. Mais c'est justement parce que j'ai pris la responsabilité de ma propre orientation que la navigation passera nécessairement par des moments d'angoisse et de peur de me perdre.
Nietzsche disait que dans l'amour c'est surtout la peur qui nous fait grandir.
Passage à trouver dans The Dawn of Day version française
Platon déjà parlait d'Eros en tant que connaissance. L'amour réveille la peur car ce que l'autre représente requiert une interprétation constante. Paradoxalement bien sûr, la compréhension totale signifierait la fin de cette force exubérante qui me pousse vers l'autre. L'amour et la peur vont ensemble précisément parce qu'ils ont la qualité primordiale de ce qui n'est pas connu. Les deux impliquent des niveaux élémentaires d'expérience qui ne passent pas au crible de la raison : ils se saisissent de nous, ils nous dominent.
A mon avis, lorsque cette peur n'existe pas notre expérience amoureuse est terminée ou n'a jamais vraiment existé. C'est ainsi que je dirais que l'être humain fait l'expérience de Soi lorsqu'il parvient à transgresser. S'il est porteur d'un interdit mais parvient à le dépasser, il se remet en question et c'est à ce moment qu'il est conscient d'être humain et vraiment vivant.
C'est une expérience commune que dans la solitude, lorsqu'il n'y a pas de stimulation pour activer nos fantasmes, nous savons que nous avons un corps mais il nous est comme étranger. C'est comme s'il nous offrait l'opposition d'une inertie énorme et que chaque mouvement nous coûtait jusqu'au dernier centime tant il nous sommes incapables de bouger. Il en va de même lorsque nous perdons la possibilité d'activer notre imaginaire et que nous nous retrouvons sans énergie. C'est une sensation qui est, ou devrait être plus horrifiante que celle de nous lancer dans l'aventure d'interpréter l'autre même avec tous les risques que cela comporte.
C'est pour parer à ces risques que nous nous tournons vers ce qu'Hillman appelle les propitiations magiques : nous consultons les étoiles, le devin ou le I Ching, tous ces rituels qui peuvent circonvenir l'angoisse causée par la relation à l'autre. Heureusement, c'est grâce à la transgression et à l'angoisse que nous devenons des personnes psychologiques et il n'y a aucune raison de nous fustiger ou de nous plaindre de notre destin amer lorsque l'amour semble ne présenter que son côté frustrant. Des phrases comme « Maudit soit le jour » ou « Que d'années gaspillées auprès de toi » sont des insultes à la vérité. Ce jour était sans aucun doute un jour faste et ces années passées ensemble ne sont pas gaspillées mais au contraire les plus profitables de notre vie.
Quant à l'angoisse, il y a tout lieu de penser qu'elle fait intégralement partie de toute expérience vitale pour l'être humain.
Eros & Pathos - Aldo Carotenuto
Chapitre 3
L'Origine du Manque
Il doit y avoir quelque chose de magique dans l'expérience amoureuse même si des personnes qui généralement résistent à l'irrationnel tombent dans le piège .
Le retour à une ancienne peur a quelque chose à voir avec la peur d'être dépossédé ; il est vraisemblable qu'une expérience bien plus lointaine est évoquée. Même s'il est légitime d'avoir des doutes sur l'hypothétique choc de naître , celui-ci n'en représente pas moins une séparation indéniable. Nos toute premières expériences, même oubliées, laissent une marque indélébile sur notre monde intérieur de telle manière que cette séparation originale reste un thème récurent depuis la naissance. Il est bien possible alors que l'expérience amoureuse entretienne l'illusion de pouvoir combler ce manque fondamental.
Chaque relation a sa valeur intrinsèque. Il n'y a pas d'amour indigne ou dont on devrait être honteux car chaque expérience amoureuse correspond à un besoin individuel profond. Et si l'expérience prend fin, il ne faut pas regretter qu'elle ait eu lieu car durant cette période précise, l'être aimé à comblé notre manque quoiqu'il arrive ensuite.
Nous sommes sans cesse inconsciemment poussés à chercher ce qui nous manque. Nous pouvons même en arriver à croire que toutes les images extérieures sont des hallucinations nées de notre imagination à la recherche d'une unité perdue. Si je traverse une période où je ressens fort ce manque douloureux, l'autre devient une source d'espoir avec la promesse d'un renouveau pour moi.
Il faut du courage pour vivre cette expérience sans réserve car nous avons tous une tendance à rationaliser qui dit : « Moi je n'ai besoin de personne ». Et ceci est un piteux mensonge. La maturité ne coïncide en rien avec l'absence de désir même si cela nous est dit et répété. Cet état de manque qui me pousse à la recherche de l'autre pour me permettre d'être complet représente la promesse constante de différentiation et de changement. Quiconque a la chance de tomber amoureux peut attester de la métamorphose qui a lieu même si la relation est de courte durée.
Mais la promesse de complétude implique toujours le risque d'échec. Ma métamorphose peut être bloquée et l'autre, après avoir représenté la promesse vivante de mon devenir, peut représenter le témoin de mon impossibilité à évoluer. Ceci est très déconcertant car, après avoir senti pour un moment que nous pouvions être différents, après avoir cru que quelque chose pouvait changer, on se retrouve avec des souvenirs amers si nous échouons.
Alors nous devons apprendre à supporter la privation. Je pense que l'acceptation du manque est une autre qualité fondamentale de notre existence. Toute notre vie nous luttons pour saisir quelque chose qui nous échappe et, pour pouvoir avancer, nous devons apprendre à porter sur nos épaules le poids de l'absence de l'autre. Je crois qu'aucune thérapie, aucune expérience n'arrive à éliminer cette impression de manque que l'amour s'ingénie à nous faire croire qu'il peut remplir.
Lorsque nous croyons que le vide a été rempli, nous nous dupons nous-mêmes. En fait, même si l'autre correspond à notre désir inconscient, notre soif de complétude est tellement démesurée que personne ne peut jamais complètement la satisfaire.
Notre tâche est donc de supporter et la perte et l'illusion représentée par la personne à mes côtés : qui que soit ou quoi que représente cette personne pour moi, elle signifiera toujours aussi une absence. Nous pouvons même dire que toute expérience amoureuse dramatise un mythe : chaque fois que nous nous retrouvons dans cet état, nous mettons en scène cette perte de complétude qui date des premiers instants de notre existence.
Notre vulnérabilité permanente à ce sentiment de manque en devient encore plus exacerbée. Autant je peux aimer l'autre et être aimé de retour, dans toute relation existe la possibilité de perdre l'être aimé. Et cette peur est renouvelée de plus belle chaque fois qu'une nouvelle relation est formée. Mais la perte nous ramène une fois de plus au désir. Dès lors, le feu du désir est allumé par l'absence de quelque chose de vital. Dans la dimension amoureuse, c'est ce sentiment d'absence qui installe forcément l'autre dans mon monde intérieur. Le manque et l'absence sont à la base même du désir.
Lorsque l'autre n'est pas là, il devient une idée obsédante. Si par contre l'être aimé est présent, les caractéristiques que nous aimons en lui se font sentir de tout leur poids.
Absent, ta figure se dilate au point d'emplir l'univers. Tu passes à l'état fluide qui est
celui des fantômes. Présent, elle se condense ; tu atteins aux concentrations des
métaux les plus lourds, de l'iridium, du mercure. Je meurs de ce poids quand il me
tombe sur le cour . (1)
L'amour est donc l'expérience intrinsèque d'une absence, et l'absence est liée à la nostalgie. C'est comme si tout au cours de notre existence, nous ressentions une insatisfaction profonde, un sentiment de solitude malgré tout ce que nous arrivons à obtenir. Nous sommes mus par un désir d'infini alors que nos résultats semblent toujours limités. Et si nous regardons droit dans les yeux de la personne que nous aimons, c'est peut-être là que nous pouvons lire notre nostalgie réciproque.
Nous lisons dans Platon que la mère d'Eros s'appelait Penia, ce qui veut dire pauvreté ou besoin (2). Nous pouvons donner une interprétation statique et aussi dynamique à ce nom : nous sentir privés de quelque chose veut dire aussi que nous sommes poussés à le chercher. Dans la vie comme dans l'amour, la ________________
(1) Feux Marguerite Yourcenar (Gallimard, 1974) p. 29
(2) The Symposium (London : Penguin, 1951), 202b p. 80
nécessité nous mène de l'avant mais la quête ne s'arrête jamais car quoiqu'il arrive, le résultat est toujours en deçà de nos attentes. A l'instar d'Ulysse,
l'humanité est pour toujours déçue de sa propre expérience mais l'insatisfaction est le prix à payer pour croître. Nous savons que la personnalité se développe grâce à l'aiguillon de ce qui nous manque.
La croissance vers la dimension adulte est aussi liée au désir énorme d'obtenir ce qui nous fut refusé dans l'enfance. D'une certaine manière, nous avons de la chance quand ce stade infantile, cette insatisfaction, ne disparaissent pas complètement. Il nous permettent ou même mieux, ils nous forcent à être différents. Cette qualité exprimée dans notre disponibilité à accepter de nouvelles idées et situations nous offre de faire de nouvelles découvertes. Quand nous ne pouvons pas accepter l'absence de l'autre, notre imagination se trouve activée : nous touchons à notre dimension humaine créatrice de choses complètement nouvelles dont nous n'aurions pas suspecté l'existence si nous avions cru nos besoins satisfaits.
Il n'existe pas de relation qui n'interfère avec notre processus d'évolution et pas de relation amoureuse qui ne soit accablée de ressentiment. Même lorsque nous ressentons une certaine plénitude, nous nous rendons compte aussi qu'elle est illusoire. Quelque chose déçoit toujours nos attentes et ainsi nous entrevoyons vaguement l'autre comme un obstacle à notre évolution authentique.
L'amour qui se donne et l'amour qui se refuse peuvent être sources d'insatisfaction, tout deux douloureux et féconds à la fois.
Contrairement à ce que l'on pense habituellement, il n'est pas vrai que l'amour soit une fusion du corps et de l'âme, même si c'est justement cette illusion que les amants tentent de réaliser concrètement. Au contraire, l'autre échappe sans cesse à notre désir. En fin de compte, il est nécessaire d'être seul, de goûter à sa propre solitude s'il l'on veut comprendre ce que la présence de l'autre signifie. La fascination exercée par l'être aimé réveille certaines de nos facettes intérieures et nous oblige à être à l'écoute de nos sentiments les plus profonds. L'aveu de notre solitude est toujours très difficile à accepter. En dernière analyse l'amour est la rencontre de deux solitudes car c'est comme si nous avions toujours devant nos yeux l'image de nous-mêmes désirant.
Dès que nous venons au monde nous faisons l'expérience du contact préverbal. Après la naissance un des rares outils à notre disposition pour essayer de comprendre et de communiquer avec le monde sont nos yeux qui, normalement, rencontrent ceux des autres. Ceci, d'après moi, serait l'origine de la séduction par le regard. Ainsi c'est au fond des yeux de l'être aimé que je m'approche du monde. Et c'est encore ici que nous rencontrons le désir insatisfait. Exactement comme dans la toute petite enfance, le dialogue des yeux ne nous a pas permis de satisfaire notre besoin de comprendre la réalité à travers l'autre, ainsi la rencontre du regard de l'autre ne fait que souligner la distance sidérale qui nous sépare de cet autre. C'est comme si, une fois de plus, nous ne pouvions connaître que notre solitude.
Du moment que je demande à l'autre de représenter pour moi tout ce que je ne peux pas être, je ressens à nouveau cette irrémédiable séparation. Je dois combler cette perte en recherchant éternellement ce qui me manque pour retrouver mon unité perdue. Cette quête fatigante et difficile devient une souffrance réelle - la peine d'amour - lorsque nous imaginons qu'il n'y a vraiment qu'une seule personne au monde qui peut nous compléter. Comment une telle conviction est née est un vrai mystère mais c'est ce qui donne une telle force à ceux qui s'aiment et ce qui est à la base de leur complicité. C'est comme s'ils étaient complices d'un crime. Ils sont les seuls à comprendre ce qui leur arrive et même si cela peut évidemment arriver à tout le monde, ils pensent que c'est absolument unique et incomparable.
Une des raisons qui nous fait croire à chaque fois que l'expérience amoureuse est inédite réside dans son impressionnante complexité et sa nature contradictoire. Chaque fois que cela arrive, c'est une anomalie telle qu'elle crée l'impression d'être un cas à part, en dehors de tout système de référence.
Et c'est bien sûr justement cet aspect contradictoire que nous devons accepter et intégrer. La dimension amoureuse prend forme et légitimité dans la mesure où nous sommes capables d'accepter l'irrémédiable, l'ambivalence intégrale et la contradiction inhérente - je me réfère en particulier au paradoxe présence/absence dont j'ai déjà parlé.
Tu es mon esclavage et ma libération
tu es ma peau brûlante
comme la peau nue des nuits d'été
Tu es ma patrie
toi, avec ces reflets verts dans les yeux,
toi, fière et victorieuse.
Tu es ma nostalgie
de te savoir inaccessible
au moment même
où je te saisis.
L'autre symbolise toujours une promesse de mieux être. Si je me sens divisé intérieurement et que j'aspire aussi à atteindre l'unité et s'il n'y a qu'une personne au monde qui représente ma possibilité de complétude, alors cette personne devient mon seul espoir d'une vie différente. Elle devient l'incarnation de mon potentiel. C'est pour cela que l'on entend les amoureux dire : « Je ne peux pas vivre sans toi ».
A partir du moment où l'autre franchit le seuil de mon existence, je me remets moi-même en question. Je me rends compte que jusque là je n'étais pas vivant. En ce sens l'apparition de l'autre est vraiment une épiphanie, car à présent je sais dirais même visible puisqu' une projection de notre inconscient trouve en l'autre sa représentation vivante.
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(3) Hikment, Poesie d'amore (Milan : Mondadori, 1984), p.44 (ma traduction)
que je deviens autre chose, quelque chose que je n'étais pas auparavant.
Il est évident que l'on accède à l'expérience de transformation de manière endopsychique. Dans le domaine de l'amour, ce phénomène est plus évident, je dirais même qu'il est visible, justement parce qu'une projection de l'inconscient
trouve son image vivante dans l'autre. Ainsi on parle souvent du mal d'amour comme de quelqu'un qui est tombé malade.
Voir De Rougemont L'Amour et l'Occident p . 82 ? texte français
Et pourtant, cette maladie n'est rien d'autre que la douce promesse qui dit « Tu seras différent si tu t'unis à moi ». Une telle promesse met en évidence mon état actuel de non-existence, ma condition d'être fragmenté.
La lutte entre les amants qui ressentent ce besoin mutuel de l'autre peut aussi refléter la tentative de se défendre contre les implications de cette promesse. La dépendance implique le ressentiment et l'hostilité lorsque nous retrouvons le côté dangereux d'avoir besoin de l'autre. C'est pourquoi nous nous en défendons tous et pourquoi aussi nous faisons parfois des choix de relation erronés mais rassurants. C'est une paix que nous finissons par payer très cher car renoncer de vivre à fond ou même de rencontrer la promesse d'une vie différente nous empêchent d'être authentiques et pis encore, bloquent notre évolution et la possibilité de transformation. C'est seulement en s'ouvrant à l'autre, en se remettant en jeu et en acceptant la douleur aiguë et réciproque de notre état de dépendance que l'on peut trouver la vitalité et la force de vivre une expérience qui nous transportera au delà d'une existence banale.
Dans le rapport amoureux, ce qui fascine est justement la promesse que l'autre représente. Au fond, la séduction est une sorte de mise en scène. Mais ce n'est ni de la fraude ni de la mauvaise foi car c'est grâce à l'autre que je mets en lumière mes images intérieures qui sont vraiment authentiques. Elles le sont puisque je suis tout prêt à y croire et à m'impliquer dans le jeu.
Il est intéressant de noter que plus la relation devient intime et confortable, plus nous devenons conscients que l'image qui nous a séduits est en réalité une image intérieure qui nous est propre.
Tristan et Iseult - voir de Rougemont p.86
Donc la plus grande erreur que l'on puisse faire est de croire que l'autre nous aie séduit. En réalité j'ai été séduit par ma propre image que seul cet autre a été capable d'évoquer pour moi. Quand je tombe dans les bras de l'autre, prêt à tout, en réalité je me prépare à tout risquer pour pouvoir réaliser mon monde intérieur. L'autre offre l'occasion, il est la motivation et l'instrument mais c'est quelque chose au fond de moi qui saisit cette occasion.
Il ne peut jamais bien sûr être question de projection pure et simple même si les projections sont inévitables. Et on ne peut pas dire que l'amour n'est rien qu'une illusion. L'autre existe - et comment ! - et on en a besoin car comme nous l'avons dit plus haut, il est le seul et l'unique à me promettre d'atteindre l'unité perdue. Nous ne pouvons donc pas supporter de le perdre. On peut ainsi comprendre qu'une phrase comme « Tu es à moi » - considérée comme peu civilisée si comprise littéralement en tant que revendication de propriétaire - est pleine de tendresse réelle en tant qu'elle exprime le besoin vital que l'un a de l'autre. Ici l'adjectif possessif « mon » n'est pas plus possessif que dans l'évocation « Mon Dieu ».
Eros & Pathos - Aldo Carotenuto
Chapitre 4
La Séduction
La différence fondamentale entre une séduction et une relation est que cette dernière ne réclame pas l'union totale dans le rapport mais se base sur l'acceptation de la séparation et une appréciation réaliste de l'autre.
Même si l'on peut avoir fort envie de l'union totale avec l'autre, en réalité nous savons que c'est un mythe. Renoncer à ce mythe et se sortir de la symbiose signifie que tout au long de la relation on se sent à jamais séparé de ce que l'on aime : ce que j'aime ne sera jamais complètement à moi. L'acceptation de cette réalité nous oblige à reconnaître notre solitude fondamentale même dans des situations qui semblent la conjurer.
La séduction par contre se base sur une illusion. Mais c'est une illusion qui a sa réalité subjective, incarnée dans une image.
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris ;
J'unis un cour de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études ;
Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! (1)
C'est le thème douloureux de la destruction des apparences. Afin de survivre nous devons nous leurrer à propos de ce que nous faisons, à propos de nos amours et aussi de notre importance dans le monde. Dans la séduction, nous devenons un objet pour l'autre personne, alors que dans ce que Bubber appelle une relation « Je-Tu », l'autre est plutôt un sujet. (2) Dans la relation « Je-Tu », deux individus se rencontrent et se reconnaissent en tant que tels. Dans la séduction par contre, le sujet devient un objet de fantasme.
Cependant la séduction joue un rôle fondamental de transformation et de conscientisation. Elle nous force à travailler sur les apparences et en même temps
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(1) Baudelaire, « La Beauté », dans Les Fleurs du Mal
(2) I and Thou (New York : Charles Scribner's Sons, 1958)
de faire le bilan de notre subjectivité cognitive. Ceci revient à dire qu'au cours de
la séduction je peux prendre connaissance de moi à travers des images.
L'image qui se trouve devant moi et qui peut détruire ou rehausser ma vie, devient comme une drogue et sera une clef pour comprendre mon comportement si j'arrive à la comprendre. Dans la séduction l'autre fait la lumière sur mon monde selon l'impulsion de mes besoins. Il est ainsi difficile de se soustraire à la fascination de la séduction car elle expose certaines de mes images enfouies et déroutantes. Et c'est justement parce que je les gardais cachées au fin fond de moi qu'elles ont acquis un tel pouvoir subversif qui à n'importe quel moment peut tout bouleverser.
Il faut du courage pour vivre la séduction à fond car être séduit veut dire dérailler de sa voie. Rappelons-nous qu'historiquement le diable est le grand séducteur causant des bouleversements terribles dans la vie des hommes. Mais c'est précisément dans cette perspective, en situation de crise et de conflit, que nous rencontrons l'opportunité de devenir qui nous sommes. La séduction est donc un état psychologique qui nous permet de comprendre des aspects de notre personnalité sans quoi ils nous seraient restés inconnus.
Quand a lieu cette expérience ? C'est au moment où nous la méritons. Bienheureux ceux qui parviennent à être séduits car ils se connaîtront bien mieux eux-mêmes. La relation avec ces parts cachées, ces parts obscures - ce que Jung a appelé l'ombre - émerge de manière importante lorsque nous sommes séduits.
L'agent de séduction est une sorte de drogue qui empoisonne notre système et ne disparaît que si on vit l'expérience à fond en arrivant à la métaboliser. Ici nous rencontrons des aspects de nous-mêmes dont nous avons honte et que nous ne montrons pas au grand jour. Et c'est seulement lorsque nous sommes acculés, dos au mur, et qu'il n'y a plus aucun espoir de nous défendre ni de nous sauver, que nous pouvons faire appel à notre complexité psychologique et voir émerger notre complétude. La séduction devient un agent de connaissance et de vérité.
En réalité, le rapport sexuel ne peut se concevoir entre êtres humains sans le biais de la séduction. Il n'a aucune signification sans la séduction puisque même dans ce cas-ci il nous faut créer une image subjective de l'autre. Et ceci est en fait une grande chance pour tout le monde car de cette manière, chacun de nous peut choisir un partenaire 'idéal' qui, en terme de relation sexuelle, devient très important pour nous et pas nécessairement pour les autres.
La séduction met en question tout discours scientifique sur la sexualité puisqu'en général on tend à attribuer les choix sentimentaux aux jeux serrés des signaux et réponses biologiques. Cette approche ignore un facteur qui, chez les êtres humains, est devenu plus important que n'importe quoi d'organique : l'imagination.
On pourrait même aller plus loin et dire que l'illusion est essentielle pour nos âmes. Nous devons pouvoir nous leurrer nous-mêmes car c'est seulement au travers des erreurs que nous atteindrons notre vérité personnelle. Si nous ne nous sommes pas permis de rêver tout au long de l'expérience amoureuse, notre réalité d'être humain qui se place subjectivement face à l'autre ne pourra pas émerger parce que nous prendrons pour réel et véridique quelque chose qui ne nous correspond pas. Une occasion unique dans laquelle nous pouvons nous reconnaître est notre individualité psychique qui a créé elle-même la réalité de l'amour. (3)
Ce que j'ai écrit de nous est tout un mensonge
c'est ma nostalgie
qui a grandit sur le rameau inaccessible
c'est ma soif
tirée du puit de mes rêves
c'est le dessin
tracé sur un rayon de soleil
Ce que j'ai écrit de nous est toute la vérité
c'est ta grâce
corbeille pleine de fruits renversée sur l'herbe
c'est ton absence
quand je deviens la dernière lumière au dernier coin de la rue
c'est ma jalousie
quand je cours la nuit entre les trains les yeux bandés
c'est mon bonheur
fleuve débordant qui inonde les digues
Ce que j'ai écrit de nous est tout un mensonge
Ce que j'ai écrit de nous est toute la vérité.
Le cadeau et le privilège du poète est d'accepter les contradictions de la vie autant que les siennes. Quant à nous qui avons choisi d'étudier la vie psychique, la contradiction est un facteur constant impossible à éliminer. Le psychologue rencontre sans cesse l'ambivalence exprimée dans la nature contradictoire des sentiments. Des expressions comme « Je voudrais bien mais je ne veux pas », « Je t'adore et je te déteste », « J'ai envie et pas envie » sont les seules à pouvoir décrire correctement une grande partie de la vie sentimentale.
La séduction est vraiment une revanche de l'âme sur le corps et ses apparences. Ce n'est qu'un esprit superficiel qui peut penser que l'on arrive à s'approprier l'autre par des formes et des contours et qu'on puisse ainsi le posséder dans le sens le plus sauvage du mot. En réalité, il n'y a aucun désir sexuel qui puisse durer sans les impressions psychiques évoquées par la présence de l'autre qui, subjectivement, réussit à suggérer une vérité d'attraction et de sentiment.
La séduction est l'arme de choix dans les relations. Dès la naissance, l'enfant avec sa bouille toute ronde et ses grands yeux met en route un processus de séduction qui force ainsi la tendresse de la mère. Cette première impression conditionne
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(3) Hikmet, Poesie d'amore (Milan, Mondadori, 1984) p.101 - ma traduction
toutes nos relations futures. Chaque fois que nous rencontrons de nouvelles personnes, pour quelque raison que ce soit, nous accomplissons le rite de la séduction, même s'il a lieu dans le silence absolu. Chacun veut conquérir l'autre en éveillant une dimension psychologique jusque là inconnue et nous devenons
tous des agents de conscientisation. La séduction dérange la réalité car nous ne sommes pas conscients d'être séduits.
La vie peut s'envisager comme une transformation continue des connaissances et de l'équilibre dans le but d'en extraire le sens. Durant le processus graduel d'évolution nous devons, à un certain moment, perdre notre identité en tant qu'individus : nous nous perdons dans la vie, nous nous perdons dans la réalité qui nous fait face. Mais ce que nous rencontrons à l'extérieur est en grande partie le produit de notre fabrication. Quand je suis prêt à risquer toute ma vie pour posséder quelqu'un - même au point de commettre les actions les plus viles - je suis certainement perdu en un sens mais j'y gagne une nouvelle connaissance de moi-même. Ceux qui traversent cette expérience abolissent la vérité du monde et lui substituent une image hallucinatoire ; ils se rendent rarement compte que ces forces perturbatrices qui semblent venir du dehors, sont précisément leur propre réalité intérieure.
Nous sommes tous poussés à trouver un sens à notre vie. En général nous essayons de le trouver à l'extérieur mais l ' explication valable nous vient seulement lorsque nous nous rendons compte que ce qui nous a séduits est une image que nous portons en nous. C'est pour cette raison aussi qu'il ne sert à rien de pointer du doigt et d'attaquer le séducteur. Même s'il est vrai que la séduction a été rendue possible par une idée fausse du vrai caractère de l'autre - en fait ceux qui se vantent d'être de grands séducteurs sont généralement des personnes qui facilitent les projections faites sur elles - c'est ma propre inconscience qui me pousse, comme dans un mirage, à apercevoir en l'autre une image qui me retient.
Dans la séduction, l'esprit semble être kidnappé précisément par le manque de définition chez l'autre. Ceci n'est jamais absolu et objectif mais toujours relatif et subjectif. Personne n'est évidemment une coquille vide mais ce qui peut manquer sont les qualités et les attributs dont nous sommes poussés à remplir l'autre. Ceci pourrait nous mener à croire que nous sommes condamnés, à jamais accrochés à un certain type d'images intérieures. Cela peut plutôt être entrevu comme une possibilité de faire l'expérience de différentes facettes de nous-mêmes en fonction des changements tout au long de notre vie. En d'autres mots, pour autant que c'est moi qui investi mon expérience d'un certain sens, chaque moment peut être enrichi de sens différents.
Combien de personnes, regardant en arrière et essayant de trouver un fil qui relierait leurs expériences amoureuses, reconnaissent qu'à chaque fois les images étaient semblables ? C'est pourquoi la séduction est inévitable. Personne ne peut l'éviter. Ce qui crée vraiment l'intérêt irrésistible est la question posée par l'autre au sujet. Et c'est le sujet, moi-même, qui doit en porter le fardeau. Ainsi la séduction comporte une interrogation : je me tourmente de questions parce que l'autre, ipso facto, ne se laisse pas entièrement cerner ni comprendre, mais reste une terra incognita, une aventure sans fin.
Je savais que c'était toi car en voyant l'empreinte
de ton pied sur le sentier,
j'eus un mal au cour que tu piétinais.
J'ai couru comme un fou ; j'ai cherché toute la journée,
comme un chien sans maître.
Tu étais déjà partie ! Et ton pied piétinait
mon cour, dans une fuite sans fin,
comme si c'était le chemin
qui t'emportait au loin pour toujours. (4)
En vérité, le dilemme posé par le séducteur devient la question la plus pressante de l'existence. Quand mon travail clinique me met en contact avec des personnes souffrant ainsi, je constate combien le problème soulevé devient une obsession, au point de présenter aussi des conséquences physiques. Parfois les souffrances physiques ne peuvent être éliminées que par la présence de la personne qui a activé le problème. Toute requête, qui peut prendre un ton fortement régressif, réclame en fin de compte, que la douleur soit allégée. Le séducteur a frappé sur une touche qui n'avait jamais été sollicitée auparavant. A ce moment, il n'y a pas de réponse toute prête même si l'on se fait l'illusion que le séducteur peut en offrir.
Il y a certains aspects évidents dans toute séduction qui expliquent en partie la fascination pour le séducteur ; mais il y a toujours aussi un aspect caché. C'est comme une sombre aventure capable de jeter un sort qu'il est impossible d'expliquer à quelqu'un d'autre. Et quand nous nous ingénions à essayer quand même, nous découvrons que nous sommes réellement face à l'ineffable. Nous pouvons en décrire des détails spécifiques mais cela ne sert à rien parce que la séduction, notre obsession, ne peut être décrite, elle ne peut qu'être vécue.
Observez deux personnes dans cette situation. Nous notons que le séducteur - ou la séductrice - ne parle jamais mais exprime sa présence par sous-entendus, alors que l'autre le suit et cherche à se repérer par quelques bribes d'intuition. L'être aimé est séduisant parce qu'il ou elle nous laisse deviner - parlant de manière floue ou pas du tout - en nous laissant interpréter ce que nous voulons. Mais en réalité nous ne comprenons l'autre que dans la mesure où il ou elle fait déjà partie de nous. La séduction nous enferme dans un labyrinthe et nous oblige à affronter le Minotaure qui nous y a attiré.
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(4) Jimenez, Poesie d'amore (Rome : Nezton Compton, 1983), p.47 -
ma traduction
Le défi est de combattre et de tuer le Minotaure. C'est une protection légitime. La séduction nous emmène dans un duel, un duel qui ne peut se jouer que dans le regard. Les yeux exercent une grande fascination car par le regard, nous pouvons aimer et engager une conversation secrète avec l'autre en ne laissant pas de traces. Les yeux, fenêtres de l'âme, parlent avec une éloquence n'appartenant pas aux mots, probablement parce que le langage des yeux fut le tout premier langage que nous avons appris. Le regard aide à comprendre mieux que les mots.
La voix exerce aussi une fascination immédiate. Peut-être que son attraction remonte aussi à l'enfance et à la voix de la mère. On parle toujours aux nouveaux-nés d'un ton rassurant. Nous nous rappelons la voix et ses qualités particulières lorsque nous regardons dans les yeux de ceux qui nous aiment.
Ta voix ! Je l'entends d'abord,
pure, comme cette fontaine
au vent, dans la fraîcheur
du matin.
Ta voix ! Je l'entends maintenant,
au crépuscule doré
de mon rêve éveillé,
étoile dans la dernière
lumière du soleil.
Ta voix ! La paix du jour nouveau
à mon réveil ; bleu
doux nocturne pour le repos.
Ta voix ! (5)
Une voix, un regard, un parfum, une certaine allure, un geste si séduisant - tout ce qui concerne l'autre, tout concourt à me renvoyer aux raisons cachées qui échappent à l'explication. La séduction comme l'amour se nourrit du secret, du besoin omniprésent de découvrir le sens évasif de quelque chose de caché, quelque part entre présence et absence. Ce quelque chose que nous cherchons en l'autre se trouve tout au fond de nous. Il n'y a pas d'introspection, pas d'autre expérience comme l'amour pour nous mettre en contact avec l'inconscient. C'est seulement grâce à l'amour que nous pouvons vraiment nous connaître nous-mêmes. Mais c'est également douloureux car à la fin, nous devrons reconnaître que le secret de l'autre est en fait le résultat d'une projection de l'inconscient.
En fin de compte, tant de souffrances psychologiques sont dues à la difficulté et je dirais même à l'impossibilité d'accepter l'expérience de séduction. Être séduit veut dire perdre ses certitudes. Donc, si nous restons imperméables à la séduction, nous restons dans un état d'innocence infantile sans avoir eu la
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(5) Hikmet ; Ibid : p.49
possibilité de nous connaître vraiment.
Les plus belles pages de Jung, où encore celles de quiconque réussit à exprimer sa créativité, dérivent toujours d'une expérience de séduction qui coïncide avec la prise de conscience de son propre monde intérieur. C'est un chemin douloureux, un chemin qui nous pousse à la folie mais qui choisirait l'innocence plutôt que l'enchantement ?
Eros & Pathos - Aldo Carotenuto
Chapitre 5
Le Rôle Sacré du Corps
Il est un aspect de l'amour dont on parle beaucoup : l'utilisation d'un autre être humain. Celui qui aime se sent comme un objet avec lequel l'autre peut prendre certaines libertés. Ceci est une perte volontaire de subjectivité. En désirant quelqu'un, on le réduit aussi à un objet. Une personne amoureuse vit sans cesse dans cette contradiction fondamentale, cette dynamique conflictuelle provoquée par le désir d'être à la fois sujet et objet.
Le corps devient le symbole de ce conflit. Il arrive un moment dans la vie où on réalise qu'on est fait de chair. Certains disent qu'on ne s'en rend vraiment compte qu'en rencontrant la douleur mais nous pouvons aussi découvrir notre corps grâce au désir qui non seulement sert à nous objectiver mais aussi à révéler notre réalité physique. Nous pouvons comprendre ainsi le problème psychologique posé à la personne qui découvre n' être plus aimée : c'est comme si soudain, elle était devenu invisible.
Quand ces yeux ne me désirent plus, quand ces mains ne me caressent plus, c'est comme si mon corps s'éteignait et que je n'existais plus. Auparavant l'autre appréciait ma présence et le montrait, confirmant ainsi ma réalité physique. Son manque d'intérêt s'exprime par son oubli de mon corps. Ceci ressemble un peu à la mort.
En étant aimés et désirés, nous prenons corps sous les mains de l'autre. Et alors, l'autre qui me désire rend possible le miracle de mon incarnation. Il est évident que nous existons physiquement depuis le moment de la conception mais nous prenons réellement possession de notre corps lorsque nous rencontrons quelqu'un qui nous désire. Dès que nous réalisons que quelqu'un a envie de nous, nous apprenons quelque chose ; c'est donc une prise de conscience. A partir de ce moment, nous avons une toute nouvelle manière de nous comprendre. Lorsque nous sommes désirés, notre existence subjective ne coïncide plus avec notre personnalité mais bien avec notre existence charnelle et cette transformation est due au désir même.
Quand, en cours d'analyse, nous rencontrons une personne qui se néglige physiquement, on peut souvent craindre qu'elle n'est désirée par personne. Quelqu'un qui est désiré sexuellement ne se néglige pas. Ce n'est pas une question de beauté au sens strict mais plutôt une conscience de sa beauté individuelle qui augmente quand on se sent aimé.
Cette expérience comporte aussi de grand dangers ce qui explique pourquoi on a tellement peur de devenir un objet de concupiscence. Quand cela arrive nous abandonnons notre subjectivité et notre existence en tant qu'individu autonome est mise en péril. C'est justement cette perte de subjectivité qui rend possible une nouvelle expérience de soi. Dès ce moment là, nous sommes entraînés dans le processus illusoire qui marque l'état amoureux. Car c'est la personnalité de l'être aimé, la subjectivité de son expérience unique que nous essayons de capturer par le contact des corps, en pénétrant sa chair, en respirant son odeur, en touchant ses cheveux, et tout cela dans le plaisir.
Entrer dans ce monde et le faire nôtre est la plus exquise des conquêtes que l'on puisse faire. L'illusion consiste à croire que l'on peut vraiment conquérir la subjectivité de l'autre en l'objectivant en tant que chair, en tant que corps. C'est une illusion car le contact des corps aussi bouleversant et émotionnellement chargé soit-il, ne peut jamais révéler le mystère de l'autre. Ceci est une contradiction à laquelle personne n'échappe.
Il nous est arrivé aussi de vouloir tester la possibilité de connaître un autre en le considérant comme un objet tout en négligeant sa vie psychique. Il y a une raison psychologique profonde à cela. Être transformé en objet signifie qu'un être humain veut partager sa vie avec moi, qu'il peut me faire vivre par son désir.
Très souvent, au cours des premières sessions avec un analysant, je me pose cette question : 'Est-ce que cette personne a jamais été embrassée ?'. Il y a des cas où on a l'impression qu'excepté par sa mère, cette personne n'a jamais été embrassée, n'a jamais pu être objectivée et a ainsi perdu l'opportunité de se découvrir à travers l'autre.
On voit que les différentes nuances qui constellent les relations disent toutes la même chose : toi et moi nous nous objectivons l'un l'autre.
L'expérience du contact des corps est plus profonde et plus nécessaire que la nourriture même. Toucher et caresser représentent des façons élémentaires et essentielles pour connaître et aimer. En caressant je sculpte le corps de l'autre, j'en découvre les contours, je donne forme à la chair ; je le régénère et je suis moi-même régénéré. Il y a naturellement aussi une tentative de découvrir l'autre en essayant de dévoiler son secret à travers ce contact. L'aspect le plus important d'une relation repose sur cette promesse d'être qui se laisse pourtant rarement atteindre dans toute sa profondeur.
Il existe cependant des personnes qui se connaissent depuis des années et qui arrivent encore à vivre leur rencontre érotique comme une nouveauté parce que l'élément caché qu'elles voudraient tant découvrir ne se révèle jamais. Quand il n'y a plus de mystère, l'indifférence s'installe.
Les relations érotiques sont très importantes car nos sentiments de sécurité et de réalité physique sont amplifiés lorsque nous sommes aimés. Le sentiment d'affection reçue est intériorisé précisément sur la base de nos toutes premières expériences de contact physique. Ceci contribue à asseoir notre confiance en nous. L'amour rend la vie intense et lui donne un sens.
Lorsque nous sommes témoins de changement chez quelqu'un, cela dépend rarement d'une évolution intellectuelle mais plutôt d'une expérience amoureuse qui a donné une nouvelle dimension à sa vie.
La foi dans notre existence physique et la foi dans notre vie psychique ne peuvent être séparées et l'une est simplement le miroir de l'autre. Il est donc normal de faire l'expérience de communication profonde grâce au corps. La proximité physique est la forme de communication non verbale la plus directe et la plus intense. Elle est vécue comme dans les moments de danger, de peur ou de tendresse lorsque la mère pressait l'enfant sur son sein. De tels moments sont évoqués à nouveau et revécus dans la vie adulte et nous offrent la possibilité de communiquer en silence.
Ceci dit, la sensation renouvelée de notre corps peut être une source de crainte. Lorsque nous aimons passionnément nous sommes plus attachés à la vie mais aussi plus conscients de la mort. Le corps d'une personne amoureuse est toujours nu - même s'il est habillé - plus simple et plus exposé, fragile comme toute créature qui redevient plus intimement elle-même. La situation idéale pour vraiment comprendre quelqu'un d'autre n'est pas tellement comment cette personne réagit à un stress extrême mais plutôt comment elle accueille la vulnérabilité de tomber amoureux.
Dans l'état amoureux nous sommes sans défense face à l'être aimé. L'impression de mise à nu est due à la révélation de recoins les plus jalousement gardés de notre vie intime. Rendre ceux-ci visibles nous fait honte car c'est équivalent à confesser notre faiblesse. Il existe des personnes qui, bien que profondément amoureuses, ne montrent pas leurs sentiments car ils ont peur des conséquences. L'amoureux qui se donne à l'autre peut avoir l'impression d'abdiquer sa liberté, il peut avoir l'impression de sacrifier quelque chose de précieux, exactement comme lors d'une offrande à un dieu. Dans ce cas, le corps que l'on offre doit être compris comme une part de notre dimension psychologique. Nous nous sentons piégés, ligotés par une situation qui semble sans issue.
Et pourtant, malgré la faiblesse et l'état de dépendance que l'amour nous impose, le poète peut écrire :
Que béni soit le jour, le mois, l'année,
la saison et le moment, l'heure et l'endroit,
et le village, et le lieu où je fus touché
par deux beaux yeux qui m'ont attaché ;
et béni soit le premier doux chagrin
que j'eus à être atteint par Amour,
et l'arc, et les flèches qui m'ont transpercé,
et les blessures qui m'arrivent au fond du cour.
Bénis soient tous les cris lancés
en appelant le nom de ma mie,
et les soupirs, et les larmes et le désir ;
et bénis soient tous les écrits
où j'ai acquis une renommée, et mes pensées,
seulement pour elle et partagées avec personne d'autre. (3)
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(3) Petrarque, Reflections from the Canzoniere and Other Works (London, Oxford University
Press, 1985) p.35 - ma traduction
Pétrarque remercie et bénit tout, même ce qui semble contradictoire. C'est rempli de crainte et rassemblant tout notre courage que nous déclarons notre flamme au risque d'être rejetés. Afin de révéler nos sentiments, nous devons imaginer l'autre attendant de nous recevoir à bras ouverts. Ce fantasme est nécessaire pour nous lancer. A certains moments de notre vie nous devons avoir recours aux illusions et à l'imagination afin de trouver la force de nous exposer et d'ignorer ce qui pourrait arriver dans notre confrontation avec la réalité. Le flux naturel d'énergie est bloqué si nous imaginons le spectre de la défaite. Et habituellement, lorsque nous nous livrons à nus c'est la peur du rejet qui soulève notre anxiété. Se révéler veut dire en fin de compte, concéder une partie de sa liberté et je dirais même presque des morceaux de soi-même, physiques autant que psychologiques. L'amour est en fait un cas extrême, un cas limite où les conditions physiques et psychologiques se rencontrent et se confondent. Qu'être amoureux puisse être également douloureux avec des répercussions jusqu'au niveau physiologique est prouvé par le fait que lorsque l'être aimé est absent, la souffrance qui en découle peut rendre malade. Les poètes savent cela et nous pouvons rendre une signification littérale à certaines expressions en nous efforçant de comprendre les implications physiques autant que métaphoriques des mots. Comme Barthes le souligne :
'Je tiens sans fin à l'absent le discours de son absence ; situation en somme
inouïe ; l'autre est absent comme référent, présent comme allocutaire. De cette
distorsion singulière, naît une sorte de présent insoutenable ; je suis coincé entre
deux temps. : tu es parti (de quoi je me plains), tu es là (puisque je m'adresse à
toi ). Je sais alors ce qu'est le présent, ce temps difficile : un pur morceau
d'angoisse.' (4)
Nous abandonner à la personne que nous aimons veut dire à la fois abdiquer notre autonomie et imaginer qu'elle ne peut nous être rendue que par la personne à qui nous l'avons confiée. C'est le cercle vicieux de l'état amoureux vu selon cette déclaration : je peux offrir mon cour à l'autre au risque de perdre mon indépendance qu'il est le seul à pouvoir me rendre.
Déclarer sa flamme a diverses implications mais la plus fondamentale peut se comprendre comme suit, lorsqu'on dit à quelqu'un 'Je t'aime', en fait on se révèle à soi-même dans la mesure où on est capable de se mettre à nu et d'accepter sa vulnérabilité. Il y a fragilité car la déclaration ouvre sur un espace où coexistent les sentiments les plus secrets et les plus confus. C'est ici comme nulle part ailleurs qu'enfer et paradis se rejoignent. A partir de ce moment et pour une période indéterminée, notre vie ne semblera avoir de sens que dans la mesure où l'on récupère ce qui nous a été 'dérobé'.
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(4) Fragments d'un discours amoureux (Editions du Seuil, Paris, 1977) - p.21
Avoir le courage de révéler ses sentiments profonds est un signe de maturité ; cela veut dire que l'on est capable de prendre le risque de se découvrir. C'est une expérience commune de s'être révélé imprudemment sans possibilité de retour. Il est donc normal de se demander s'il est courageux ou bien ridicule de répéter l'expérience. Je répondrais qu'il est toujours important de prendre le risque car même s'il n'y a pas de réciprocité, cela nous a permis de découvrir certains aspects de notre personnalité méconnus de nous jusque là. Quand tout va bien et que l'on reçoit autant que l'on donne, une sorte d'harmonie se crée qui couvre les fausses notes de notre personnalité. Mais lorsque l'on se trouve face au rejet, nous
sommes dédommagés par la découverte psychologique qui est la récompense de notre effort. On peut se dire : « J'ai été capable d'avouer ma vulnérabilité, d'affirmer ma demande ; j'ai été capable de donner voix et existence à ces traits psychologiques que l'autre a évoqués en moi et m'a défié d'exprimer. »
Reconnaître cette situation psychologique est un moment crucial de notre vie car c'est alors que nos imaginations deviennent réalité. En secret, amoureux silencieux, nous forgeons notre objet amoureux, lui donnons forme et créons un monde de possibilités. Nous créons une condition qui n'est pas dangereuse tant qu'elle reste imaginaire. Mais aussitôt que je m'expose, j'accepte de manière implicite, la possibilité de voir mon univers imaginaire devenir réel, incarné dans l'être aimé. Ceci est effrayant car ce que je vois est ma propre image. Une fois de plus il faut répéter que la personne que j'aime n'est pas vraiment comme elle m'apparaît puisqu'elle est dotée de mes fantasmes et de mes constructions. Dès que je me révèle, j'entrevois mon élucubration face à moi comme une illusion.
Combien de fois avons-nous imaginé une relation, combien de fois avons-nous inventé des apparitions merveilleuses pour enjoliver une situation et combien de fois, celles-ci se sont heureusement manifestées ! Ces moments sont un pure ravissement car ce n'est pas souvent que nous pouvons toucher nos images intérieures en chair et en os. Et nous nous rendons parfaitement compte que nous avons à faire à des fantaisies que nous avons créées nous-même parce que dès qu'il n'y a plus de raison d'incarner nos images dans cette personne, celle-ci perd toute signification pour nous. Ceci coïncide avec la fin de l'état amoureux.
Que la fantaisie soit réelle ou non n'a pas d'importance si mon partenaire amoureux réussit à créer un monde intérieur différent avec moi. Quand ces mains façonnent un corps c'est implicitement à partir du monde intime de celui- ci qu'il se manifeste . Donc, plus nous sommes créatifs et plus nous pouvons conférer de profondeur à qui nous est proche. Bien plus, l'amertume que nous pouvons ressentir en restant auprès de quelqu'un qui ne nous apporte plus rien peut aussi être une accusation contre nous-mêmes pour ne plus être capables d'user de notre imagination pour investir l'autre de la capacité d'incarner nos images intérieures et nos désirs.
Manifester l'amour veut dire tout accepter, les perspectives de joie et de souffrance, de plénitude et de déchirement. L'erreur dans laquelle nous tombons malheureusement est de penser que nous devons exclure le conflit et les difficultés à tout prix. Ceci est utopique car si nous sommes nous-mêmes porteurs d'une faille intérieure, si nous sommes nous-mêmes donneurs de vie et de mort, il n'y aura pas d'union où cette dichotomie n'émergera pas aussi.
La souffrance énorme qui peut dériver de toute liaison est une donnée intrinsèque; nous ne pouvons pas refuser une relation parce qu'elle pourrait nous faire de la peine. Lorsque nous révélons nos sentiments, nous acceptons aussi, en principe, la possibilité de souffrir. Mais notre naïveté nous porte à croire que nous avons trouvé un moyen d'éviter cette cassure alors qu'en réalité, lorsque nous disons oui à quelqu'un, nous disons également oui à la vie et à la mort.
Lorsque j'accepte le défi de confronter la coexistence de la vie et de la mort je suis obligé de me mesurer pas tellement face au conflit pris dans son ensemble mais plutôt à ma propre dimension conflictuelle. C'est pourquoi le courage ou la peur d'ouvrir son cour exprime le courage ou la peur de se connaître intimement soi-même.
Avouer l'amour que je ressens signifie que mon désir devient réalité et chaque déclaration - chaque 'Je t'aime' - devient une affirmation répétée qui ne regarde pas seulement le début du rapport amoureux mais le devenir continuel de la relation. Chaque moment partagé ensemble en est une confirmation réciproque.
Nous nous trouvons donc face à une preuve d'amour autant qu'à une demande continue d'amour. Dans la symétrie de la relation amoureuse, mes fantasmes sont incarnés par cet autre que j'aime. J'ai réussi à susciter dans l'être aimé un monde inconnu de nous qui devient le lieu où je risque sans cesse de m'exposer et de découvrir le monde délicat de mes affects. Cela en vaut vraiment la peine.
Eros & Pathos - Aldo Carotenuto
Chapitre 6
Souffrir pour l'Autre
La douleur la plus terrible qu'une personne puisse connaître vient du monde des passions. Il n'existe pas d'autre condition humaine dans laquelle on accepte de souffrir pour quelqu'un d'autre que l'état amoureux. Ceci peut sembler étrange à ceux qui suppose qu'aimer doit infailliblement apporter le bonheur mais c'est une illusion que nous nous créons afin de survivre aux heures interminables de souffrance. Seulement ceux qu'on aime peuvent nous faire souffrir avec la même intensité que nous les aimons.
La peine d'amour ressemble à une blessure ouverte et implique toujours la personne toute entière. La sensation psychologique de fusion et même, au début d'identification avec l'autre fait de lui le centre de notre vie, presque une part de nous-même. C'est pourquoi l'amoureux est si vulnérable à l'absence, aux manquements ou à la perte de l'être aimé.
Même si l'autre reste à nos côtés pour toute la vie, le sentiment de sa présence peut varier car le lien affectif est fluctuant et plein de contradictions. Ceci peut causer de la peine car l'absence peut se vivre comme une perte vitale de nous-mêmes. Dans l'état amoureux, du moins dans sa phase initiale, notre constitution psychique change ; dans l'union avec l'être aimé, notre métal est transformé, nous créons un nouvel alliage. Toutefois, cette fusion peut être perdue à tout moment et cela nous rempli d'angoisse.
Pensons au début d'une relation : tout est fantasme. Lorsque nous disons à la personne qui nous intéresse ces mots fatidiques 'Je t'aime', nous ne faisons rien d'autre que de bâtir les fondations pour lui raconter ce que nous imaginons à propos d'elle. Ce fantasme amoureux est le résultat de notre imagination car jusqu'à ce moment nous ne connaissions pas la vraie réalité de l'autre. Ceci est crucial pour comprendre la phénoménologie de cet instant : l'amoureux a fantasmé à propos de l'être aimé, il a rêvé les yeux ouverts, il a inventé toute une histoire, mais quand il se déclare , il décide d'affirmer l'existence de son propre monde intérieur. Après avoir franchi cette étape, l'amoureux demande d'avoir une chance de donner vie à ses fantasmes, à ses désirs, et de transposer en mots et
intimité l'émotion qui a été activée.
Ceci amène un changement fondamental - la confrontation avec la réalité vécue pour de vrai. C'est un moment critique car mon projet a une possibilité de se réaliser tout en y ajoutant une dimension nouvelle.
Vue sous cet angle, la rencontre peut être comparée à une initiation. Ce que l'état amoureux nous apporte c'est l'espoir de complétude psychologique car c'est ce manque psychologique qui nous y a amené. En fait, c'est une initiation qui ne prendra jamais fin car les manques ne seront jamais totalement remplis. Mais quand nous avons goûté à l'extraordinaire sensation de plénitude que la présence de l'autre nous donne, nous ne serons plus en manque puisque nous aurons compris ce que ce manque signifie. Les premières expériences sont fondamentales parce qu'elles offrent le schéma qui nous permet continuellement de reconnaître à l'extérieur de nous-mêmes les causes de notre sentiment de fragmentation.
L'aspect dramatique mais aussi hautement stimulant de ce processus d'initiation est celui auquel je me référais auparavant, à savoir qu'une fois commencé il ne se termine jamais. Le risque dans ce sentiment d'unité a trait à son aspect dynamique et non statique. Aussi longtemps que nous évoluons psychologiquement, nous sommes en perpétuel devenir, c'est pourquoi il peut arriver un moment où nous perdons l'être aimé parce que nous avons atteint un stade où il ne peut plus remplir notre impression de manque. Ceci est le drame auquel nous sommes sans cesse confrontés au cours de notre expérience amoureuse.
Ceci est aussi une raison pour laquelle d'aucuns pensent que se déclarer peut être compris comme une conquête car si l'autre représente quelque chose qui me manque, je dois dérober ce trésor, je dois le subtiliser au monde. Et au moment où nous arrivons à capturer ce qui nous donne un sentiment de complétude, nous ressentons aussi avec terreur et angoisse, la possibilité de le perdre.
Il y a bien évidemment des relations qui n'ont ni lumière ni ombre, ni tremblements ni pressentiments, mais ce sont alors des associations d'une autre qualité. Une caractéristique de l'état amoureux est l'alternance de séparation et de réunion, c'est le besoin incessant de ré-affirmer la possession et de dire, 'Tu es à moi pour toujours' tandis qu'une petite voix nous souffle le contraire. Être avec quelqu'un pour de bon n'est pas une chose acquise une fois pour toute mais une conquête de tous les jours.
L'absence évoque non seulement la solitude mais aussi l'isolement. Après avoir découvert la communion avec l'être aimé, nous découvrons aussi l'esseulement. Ce sentiment de manque est ce qui nous permet de toucher à l'isolement comme à une ouverture, une ouverture désespérée à l'autre. Ceci nous pousse à accomplir certains gestes qui sont aussi des actes de courage.
L'expérience de fusion va de pair avec celle de séparation. C'est comme si une condition existentielle nous condamnait à cette notion incontournable : trouver veut aussi dire pouvoir perdre. Lorsque cette dualité n'existe pas, là où l'on trouve une sécurité apparente, la relation est rarement vitale. Plus le lien est fort, plus le besoin indispensable l'un de l'autre est réciproque et plus la peur de perdre est grande. Dans ce type d'union profonde, plus nous nous tendons vers l'autre et plus nous reconnaissons aussi la distance fondamentale qui nous sépare. Nous pouvons même réaliser que c'est une illusion de croire que notre sentiment de complétude est garanti par la présence de l'autre mais c'est une illusion à laquelle nous tenons beaucoup. Il n'y pas de processus psychologique digne de ce nom qui puisse nous enlever cette illusion nécessaire à une vie dynamique dans laquelle la reconnaissance de distance et de diversité est aussi implicite.
Une relation profondément psychologique se doit d'inclure la reconnaissance de la différence. D'autre part c'est précisément la distance psychique qui permet de rester ensemble puisqu'on essaye de combler cette distance par la présence de l'autre. Les divergences de l'autre nous rendent à notre solitude initiale mais, à présent, avec une différence énorme - cette isolement a lutté et s'est ouvert. On a trouvé la force de regarder la réalité des choses. Le courage de voir la réalité veut dire comprendre en profondeur sans dissoudre le lien, ce qui serait une réaction infantile.
Ce courage consiste à vivre avec la différence et à accepter l'altérité. Ce n'est pas un accident, ce n'est ni bon ni mauvais, c'est une nécessité implicite à ce moment précis de l'existence qui nous confronte à une obligation qui doit être vécue avec toutes ses conséquences. Et à ce moment nous vient l'idée que notre rencontre suppose un équilibre dynamique : son intrigue et sa dimension sont en relation directe avec mon niveau de maturité. La rencontre se crée continuellement et peut être transformée au gré du changement de nos besoins.
Même si les conflits sont inévitables lorsque les projections de deux personnes qui tombent amoureuses se rencontrent, à aucun moment n'y a-t-il aussi autant d'influence réciproque. Dans cette condition où deux personnes changent chacune pour aller dans la direction de l'autre, nous sommes envahis par quelque chose de 'nouveau' et quelque chose d' 'ancien'. Le neuf est la transformation qui est en route et l'ancien n'est rien d'autre que la redécouverte de la subjectivité dans la relation, ce qui a favorisé l'amour et lui a donné sa poésie.
Eros & Pathos - Aldo Carotenuto
Chapitre 7
Conscientisation et Erotisme
La rencontre de deux amants est caractérisée par le retour d'une plus ample subjectivité. Au début, dans la phase où l'on tombe amoureux, l'individualité de l'amoureux se confondait avec celle de l'être aimé. Lorsque une relation s'ensuit vraiment, on revient, transformé, à son Soi séparé. C'est là que nous pouvons nous percevoir renouvelés dans le rapport que nous avons créé. Chaque rencontre amoureuse est ainsi une création artistique. Ce qui fascine et enrichit est le fait que rien n'est prédit d'avance et qu'il n'y a pas de formules toute faites. Les deux partenaires sont responsables pour la dimension, la forme et le développement de leur relation.
Et ici nous arrivons à la question d'engagement personnel. Nous avons tous le désir - tout à fait légitime - de créer une relation à notre image. Dans les limites de pouvoir construire quelque chose, il serait logique de considérer l'autre comme une découverte progressive, un terrain vierge. Si on est courageux, on affronte des lieux et des langages inconnus jamais imaginés auparavant. Au début on ne suspecte rien de spécial même si l'autre, comme nous, possède son essence particulière et mystérieuse. Cet autre, tout autant que moi, porte en lui un désir - tout aussi légitime que le mien - avec lequel mon désir doit s'accommoder.
Les plus grands problèmes se rencontrent justement là, dans la difficulté de prendre en considération le caractère unique de l'autre. Certains parlent de destin, mais c'est sans doute nous qui créons cette rencontre avec quelqu'un qui demande l'égalité et l'espace dans son rapport à nous. Il est intéressant de découvrir que notre subjectivité est particulièrement soulignée par des facteurs mis à jour précisément par cette relation entre deux individualités. Et là, notre essence la plus authentique émerge avec sa part de lumière et sa part d'ombre. Nous répéterons qu'il ne peut y avoir d'évolution psychologique sans la réunion et l'affrontement de deux mondes ; de cette rencontre émerge mon individualité et celle de l'autre.
On ne peut pas approcher la part d'ombre de notre personnalité excepté par comparaison avec une autre personne. C'est pourquoi lorsque on passe rapidement d'une relation superficielle à une autre en évitant le rapport profond, ceci peut être interprété psychologiquement comme une difficulté à entrer en relation avec soi-même. Il est indéniable qu'en refusant de s'abandonner à l'amour, on se prive d'une opportunité extraordinaire pour se connaître. C'est seulement si nous acceptons de vivre notre vie affective dans tous ses méandres - corrects ou non - que nous pouvons atteindre la vérité qui inclut notre méchanceté humaine et notre perversité.
Jung affirme qu'au cours du rapport analytique émergent les plus hauts comme
les plus bas aspects de la spiritualité humaine (1). On peut affirmer la même chose de la relation amoureuse. Quand notre férocité explose et que l'ampleur de notre violence nous est révélée, nous découvrons aussi où est notre force ainsi que notre inspiration car si nous sommes capables de l'un, nous sommes aussi capables de l'autre. Je n'arrive à voir ma part de lumière et ma force de caractère qu'en scrutant ma part obscure.
Du moment qu'on accepte une telle proposition dans le rapport - analytique ou amoureux - on crée une nouvelle condition qui surgit de ce rapport. On peut parler d'illusion ou de projection, on peut dire qu'il est faux, mais ce qui compte en définitive est le sentiment qu'une synthèse ne nous est possible qu'avec cette personne bien spécifique. Subjectivement - et concrètement - il est impossible de la substituer à une autre. C'est de là que vient une phrase comme « Tu n'arriveras jamais à m'oublier » - ce qui est vrai car une fois que cette énergie a été ressentie, même pour un court moment, les circonstances qui l'entourent deviennent inoubliables.
Il est compréhensible que nous essayions de rendre éternel l'état amoureux - ce qui est possible - tout en étant subjectif, le sens d'éternité comporte néanmoins une vérité profonde. Toutefois, l'expérience nous montre que la relation amoureuse peut se transformer lorsqu'au moment de la redécouverte de mon individualité, l'élément de pouvoir entre en jeu. Il ne faut qu'un léger déséquilibre dans la réciprocité des sentiments pour que celui des deux qui semble indispensable à l'autre ne soit tenté d'user de ce pouvoir comme d'une arme. C'est alors que la relation peut dégénérer en conflit.
Une relation nous offre 'espace' et 'temps', et le temps est toujours le présent. Il est impossible d'imaginer un lien entre deux personnes qui n'inclut pas cette dimension particulière où l'unicité de chacun est découverte et réalisée. Selon Martin Buber, l'amour est le véritable espace de la relation (2). Quand on aime, on se reporte à un 'Tu' qui est compris et reconnu comme le sujet exclusif de la relation. J'enlève l'autre du monde inanimé des choses, de la condition d'être un objet pour moi - comme ceci est le cas dans les relations basées sur le pouvoir - et je lui rends sa dignité, son intégrité et son pouvoir.
L'exploitation d'un autre est une perversion bien réelle car il nous faut réaliser que dans chaque relation, à côté de la possibilité d'avoir un 'Tu' avec lequel dialoguer, nous courons aussi le risque de nous perdre et de devenir un 'çà'. Une belle illustration de ce fait nous vient de Buber et c'est celle de la chrysalide et du papillon. La chrysalide est une forme à l'état naissant, une créature qui devrait se développer et atteindre sa condition idéale en devenant ce qu'il est déjà potentiellement. La chrysalide est la vie en devenir alors que le _________________________________________________________
(1) 'The Psychology of Transference' The Practice of Psychotherapy, CW16 -
(Bollingen Series XX)
(2) I and Thou - Martin Buber (New York: Charles Scribner's Sons, 1958), p. 30
papillon est la subjectivité manifestée.
C'est justement parce qu'une relation en appelle au caractère spécifique de chacun des partenaires que la difficulté peut consister - et en général c'est ce qui arrive - à reconnaître et accepter notre individualité qui émerge au contact de l'autre.
Dans la relation amoureuse chacun des partenaires se dirige vers l'autre qui a activé une nouvelle dimension psychologique perçue comme existant à l'extérieur de nous, incarnée par l'autre et indispensable à rejoindre. Eros crée ces liens entre les différents éléments psychologiques, donnant un sens, une intériorité et un caractère sacré à l'expérience érotique. Si un être humain devient important en activant le divin en moi, je dois dès lors être conscient que ma subjectivité est liée à une dimension nouvelle et sacrée. C'est ici que deux éléments importants entrent en ligne de compte et c'est ce que Jung appelait la part de lumière et la part d'ombre.
Pour donner vie à cette essence particulière qui est composée de la singularité de deux personnes, il me faut passer par la lecture de mes côtés odieux. Quand la part d'ombre émerge, c'est comme s'il y avait eu une catharsis en moi et que j'avais donné naissance à quelque chose d'entièrement nouveau, de sacré et d'un peu mystérieux. C'est l'aspect sacré qui nous donne la sensation d'être tout à fait seuls et de ne pouvoir partager notre expérience avec quiconque.
L'intensité de notre sexualité ainsi que notre individualité naissent dans ce contexte. Étant donné que la sexualité est depuis longtemps sujet à des règles et limitations, c'est dans ce domaine que notre approche de l'autre va rencontrer l'interdit qui pèsera le plus fort sur notre façon de nous exprimer. C'est également l'érotisme - tout aussi 'libérés' que nous nous croyons - qui nous donne le courage d'enfreindre interdits et autres tabous.
Il est donc possible de développer notre caractère humain par l'érotisme (à ne pas confondre avec la pornographie). Lorsque nous approchons l'autre de manière érotique, nous ne sommes plus les spectateurs de la nature mais plutôt les acteurs du plaisir que nous vivons. Notre imagination nous aide à franchir l'interdit et notre capacité de transgression est importante pour le développement érotique. En détruisant les tabous, nous comprenons que les sens ne peuvent s'exprimer que dans l'orbite de l'interdit et qu'ils se nourrissent de ce qui est défendu.
La sexualité humaine ne peut pas être - à l'instar de la sexualité animale - complètement instinctive parce que l'imagination y joue un rôle. La réalisation d'avoir une expérience sexuelle inspire la crainte, l'angoisse et la culpabilité ; la capacité d'éprouver du plaisir dans notre vie sexuelle sans ces sentiments demande une grande maturité psychologique. Peu d'entre nous ont évité l'expérience négative de la sexualité entre l'enfance et l'adolescence. Elle présente un double aspect. D'un côté le désir, que je vis avec un sens de culpabilité parce que au fin fond de moi je sens que je fais quelque chose que je ne devrais pas et, d'un autre côté, la transcendance avec la possibilité de sublimer ou de transformer mon impulsion. Les exemples les plus classiques en sont les mystiques.
Le désir donne des signaux qui perturbent car, lorsque je désire une autre personne, en réalité j'aspire à posséder son côté animal. On peut assumer que ce genre d'expérience nous amène à une situation limite qui dérange notre rapport habituel avec le monde. A cause de nos sens, nous dépassons un seuil en devenant conscient qu'un ordre social auquel nous avons souscrit peut être démoli.
La relation érotique nous pousse sans cesse de l'avant car les limites tendent à reculer. Une émotion sexuelle profonde ne peut être vécue qu'au cours d'une relation prolongée, la seule qui puisse nous donner le temps de reculer les limitations que la culture nous impose. Et c'est précisément ce recul des limites qui déclenche notre anxiété car il nourrit ces interdits personnels que nous appelons inhibitions.
Eros & Pathos - Aldo Carotenuto
Chapitre 8
Peur et Jalousie
L'inhibition et la tentation sont deux forces antagonistes : l'une paralyse, l'autre nous pousse à l'action. C'est pourquoi l'attraction sexuelle entre deux personnes peut durer, ces deux forces créent un espace sacré qui est le lieu secret de chaque relation amoureuse. On comprend dès lors pourquoi les amoureux peuvent faire objection à ce que l'être aimé se livre à quelqu'un d'autre.
Ces sentiments de peur et de jalousie peuvent se justifier à partir du moment où une troisième personne viole le sanctuaire du couple. Bien sûr ces choses peuvent arriver car nous sommes accoutumés à la profanation, mais l'indignation et la répulsion que nous ressentons néanmoins ont leurs racines dans le caractère sacré de la relation intime.
Un mystère réside dans le domaine de l'inhibition et de la tentation qui est vraiment à la base du bien et du mal. C'est au moment où le lien érotique devient prédominant et quand on a le sentiment d'avoir créé un espace sacré que l'on se rend compte de l'impossibilité de recréer cet espace ailleurs. En nous unissant nous faisons l'expérience d'une renaissance au monde si bien que s'il y a une crise dans la relation, c'est toute notre existence qui est remise en question. Craignant la fin de tout, nous apercevons toutefois déjà dans le lointain, la promesse d'une autre renaissance.
Cette promesse de renaissance nous amène aux abords d'une situation extrême que l'on pourrait décrire comme le désir d'inclure et d'être inclus. C'est ici que l'archétype de la mère apparaît
Traduction de Faust - Goethe part 2
Le désir d'inclue et d'être inclus se manifeste dans cette expression d'amour la plus tendre, le baiser. Comme l'enfant qui cherche à exister au sein de sa mère ainsi l'adulte cherche la vie des lèvres douces de l'autre. Lorsque nous n'avons plus envie d'embrasser l'autre, la relation est en danger. J'ai entendu des personnes qui disaient : « Je peux coucher avec lui (ou elle) mais je ne peux pas embrasser quelqu'un que je n'aime pas ». Ceci indique que l'intimité sexuelle n'est pas limitée à certains organes mais qu'elle est diffuse. La bouche qui est notre première façon d'apprendre à connaître le monde, à prendre et à recevoir l'amour et la vie, devient ensuite un aspect révélateur de ce sentiment très profond.
Nous nous trouvons face à une dichotomie fondamentale qui exprime toute notre bestialité : la violence de la mort et la dureté même de la vie sont à la base de notre réponse érotique. En présence de ces expériences de vie et de mort qui peuvent émerger de l'état amoureux, c'est notre subjectivité qui disparaît en premier lieu mais c'est justement en perdant celle-ci que nous pouvons découvrir ce sentiment d'union profonde. Ce sentiment est néanmoins illusoire car personne ne peut jamais posséder complètement la subjectivité de l'autre. C'est pourquoi le rapport sexuel est destiné à être répété. Sans une certaine connaissance psychologique de soi-même, l'instinct sexuel peut être bestial dans sa répétition en tant qu'effort désespéré de vouloir atteindre l'autre. Une telle sexualité est loin d'exprimer un grand amour. Et pourtant celle-ci fait aussi partie de notre destinée et devient alors un rituel.
De tous les animaux, seuls les humains peuvent aimer et désirer sans interruption et sans être reliés au cycle des saisons d'accouplement. Mais pour qu'une relation saine s'établisse, il faut ajouter un autre sentiment au désir et c'est l'affection. Combien de fois ne nous sommes pas rendus compte qu'à côté de la véhémence du désir physique cette nouvelle dimension amoureuse était tout aussi importante.
La tendresse opère comme une antidote à la grande peur de mort et d'abandon dont il est question. Nos sentiments les plus profonds de violence et de tendresse sont connectés à notre éternelle peur de perdre l'autre. C'est pourquoi nous devons communiquer l'un avec l'autre par mots et gestes afin de rassurer par notre présence. Nous ne pouvons pas oublier pour autant que l'érotisme découle du désir de vivre dans l'incertitude. C'est comme si la motivation la plus profonde de conserver la vie par la procréation était non le bonheur mais l'angoisse. Il n'est pas étonnant alors que la peur de perdre l'être aimé devienne la pierre de touche de toute relation. Certains acceptent ce défi, d'autres pas.
Quand la peur de perdre l'autre envahit totalement l'esprit nous pouvons proprement parler d'angoisse. Ceci est le terrain où germe une émotion qu'il nous est extrêmement difficile de confesser mais à laquelle il nous est encore plus dur de rester indemne et c'est la jalousie.
La jalousie est un sentiment forcément lié à l'amour : tous les amoureux le savent. Lorsque nous nous découvrons jaloux, nous souffrons d'angoisse. Cette réaction intensément dramatique est une reproduction tangible de notre expérience primaire de relation à la mère. Vu sous cet angle, la jalousie est une réaction fonctionnelle.
Un sentiment qui estropie aussi manifestement notre regard sur la réalité extérieure et assombrit notre monde intérieur s'avère mettre en lumière notre conception de nous-mêmes en nous informant de nos attentes par rapport à l'autre. A savoir, un amour exclusif, une affection illimitée et absolue. La jalousie recrée dès lors dans toute sa force le besoin vital présent chez l'enfant.
Il n'est pas nécessaire de s'étendre sur le fait que le besoin d'amour est vital chez le petit enfant. Dans les premières phases de la vie, nous grandissons et nous développons seulement grâce à l'amour des autres ; sans lui, nous sommes blessés pour toujours. Dès lors si notre évolution et surtout notre évolution psychologique est reliée à ce besoin, la jalousie qui accompagne la possibilité de perdre l'être aimé est un signal de danger. Elle nous amène souvent à dire une phrase telle que « Je ne peux pas renoncer à toi » laissant ainsi à l'autre la charge de lâcher prise. Nos soupçons et notre possessivité viennent de ce que nous croyons que notre vie n'a de futur que parce que l'autre existe. C'est pourquoi le manque de confiance en soi est si dévastateur.
Nous pourrions ainsi conclure que la jalousie est simplement la peur de perdre le soutien de quelqu'un qu'on aime mais si nous la regardons bien en face, nous découvrons en fait toute une panoplie d'instruments psychologiques qui ont avoir avec l'agressivité. 'La jalousie', écrit Proust, 'n'est souvent seulement qu'un besoin inquiet de tyrannie appliqué aux choses de l'amour'
Après avoir organiser les choses de telle manière que je suis obligé d'être jaloux - ce n'est jamais par accident qu'on se retrouve dans une relation où un tel sentiment fini par émerger - j'ai en fait créer les conditions pour exprimer ma tyrannie inconsciente.
La suspicion, sour de la jalousie, justifie tout, il est possible de faire n'importe quoi sous son impulsion. Et c'est alors que surgit avec toute sa violence notre part d'ombre. Le désir inconscient de vouloir posséder l'autre nous jette dans des relations où il est possible d'exprimer notre jalousie ainsi que notre tyrannie. Cette situation devient alors la preuve de notre insécurité.
Au cours d'une relation sentimentale, chaque geste acquiert une signification plus large : un baiser, une caresse, un mot, tout est magnifié par notre investissement psychologique dans l'autre. Ce n'est donc pas l'infidélité comme telle qui cause l'angoisse chez la personne jalouse mais plutôt la peur de perdre ce que l'élément érotique représente dans la relation. Dès qu'une déviation des attentions de l'être aimé est pressentie, c'est un sentiment de trahison pour tout ce qui a été construit autour de l'intimité, qui nous envahit. C'est à ce moment qu'émerge notre côté infantile et notre crainte de perdre amour et soutien. La peur de l'abandon nous tient.
Il est paradoxal de constater que ces facteurs infantiles comme la jalousie et la possessivité sont en réalité à la base de notre évolution personnelle. Je crois que la personne qui n'est pas jalouse de son partenaire n'est pas authentique. Il serait donc nécessaire de conserver notre capacité à être jaloux. C'est vrai que la jalousie peut aussi simplement exprimer notre désir d'être le centre d'attention et en général ses manifestations d'une intensité et d'un manque de réalisme notoires sont symptomatiques de problèmes psychologiques. Il est clair aussi que nous ne devenons vraiment conscient d'être amoureux que lorsque cette expérience est constellée du phénomène de possessivité. C'est comme si nous devions faire l'expérience de l'amour comme une angoisse, comme un désir de vivre dans l'incertitude. Mademoiselle de Lespinasse exprime bien cet aspect dramatique de l'état amoureux : « Je vous aime comme il faut aimer, dans le désespoir. » (3)
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(2) A la Recherche du Temps Perdu, Vol 3 M. Proust
(3) R . Barthes ibid. p.59
C'est de façon perverse que nous maintenons et renouvelons notre souffrance en gardons constamment à l'esprit la possibilité de perdre l'autre. Parfois on ne se
sent vraiment vivant que si on aime de cette manière.
D'autre part, la personne qui a une grande soif de pouvoir ne peut vivre dans cet état et c'est pourquoi le pouvoir et l'amour ne peuvent coexister. Un individu consumé par la volonté de puissance ne peut être passionnément amoureux car ceci implique, entre autre, d'être complètement absorbé par quelque chose qui peut être perdu à tout moment - et être impuissant pour empêcher que cela n'arrive.
La jalousie est la source de tant de souffrance car celui qui en est victime est arrivé à la conclusion que la vie n'a pas de sens sans l'autre. Ceci amène l'amoureux face à son sentiment d'incomplétude, une réalisation si angoissante que l'idée même l'empêche parfois de se laisser aller. Comme je l'ai dit, il faut du courage pour affronter l'état amoureux.
La jalousie est une expérience humiliante. Quiconque ne s'est jamais laissé aller complètement dans l'amour et ne l'a jamais accepté avec tous les risques qu'il comporte - y compris la jalousie - a renoncé à la vie authentique même si douloureuse. Un signe de maturité est l'acceptation de nos propres limitations et de notre besoin de dépendance. Le fait d'admettre d' être jaloux signifie que nous assumons le risque de voir notre vie évoluer seulement si l'être aimé se trouve à nos côtés. Bien sûr que c'est infantile, mais la part d'enfant en nous aura son mot à dire et nous devons être prêts à l'écouter.
Barthes écrit :
'Comme jaloux, je souffre quatre fois : parce que je suis jaloux, parce que je me
reproche de l'être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l'autre, parce que
je me laisse assujettir à une banalité : je souffre d'être exclu, d'être agressif, d'être
fou et d'être commun'. (4)
Nous devons accepter la possibilité de connaître la jalousie et être prêts à la vivre à fond. Ceci implique de prendre conscience de notre part d'ombre. Il est faux de penser que nous puissions vaincre la jalousie à force de volonté.
La jalousie a sa raison d'être car elle nous confronte à nous mêmes. La vraie déclaration d'intention entre deux personnes amoureuses prend place autour de ce sentiment. Avant qu'il n'apparaisse, nous vivons dans l'illusion de l'éternel amour. Lorsque nous prenons conscience de la jalousie, nous sommes obligés de réévaluer la relation et dès lors une autre phase commence où les deux amoureux se retrouvent sur un terrain nouveau.
La réalisation que l'autre pourrait choisir de partir remet tout en question. Les relations doivent sans cesse être revues sous ce jour là. D'autant plus que lorsque nous tombons amoureux nous avons tendance à déifier l'autre et cela rend la
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(4) Ibid. p.173
situation encore plus compliquée. Nous sommes possédés par notre confiance aveugle en l'autre. Bien sûr il n'existe aucun être humain qui puisse tolérer
longtemps d'être déifié et c'est la jalousie qui ouvre la voie vers une appréciation plus réaliste.
En fin de compte la destruction de la croyance que nous avions construite nous-mêmes permet au voile de se déchirer : à présent nous pouvons clairement voir que la perte n'était pas une vague possibilité mais bien une réalité de tous les jours, un élément inévitable de la dimension amoureuse. Comme le dit Barthes :
De même, semble-t-il, pour l'angoisse d'amour : elle est la crainte d'un deuil qui a
déjà eu lieu, dès l'origine de l'amour, dès le moment où j'ai été ravi. Il faudrait que quelqu'un puisse me dire : 'Ne soyez pas angoissé, vous l'avez déjà perdu(e).'
(5)
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(5) ibid. p. 38
Eros & Pathos - Aldo Carotenuto
Chapitre 9
Trahison et Abandon
L'encre a coulé à flot sur le sujet de la jalousie ; la plupart des pièces de théâtre, des romans et des films la raconte de manière dramatique ou grotesque, tragique ou comique. La question intéressante n'est pas où la possessivité peut mener mais d'où elle vient.
Une approche psychologique nous renvoie toujours à une dimension interne et décrit la réalité endogène qui se trouve à la base d'une situation précise. Dans le cas de la jalousie, nous nous retrouvons dans une situation bouleversante puisque ce n'est pas seulement un tourment qui renverse tout et démolit notre existence mais aussi un sentiment qui a un effet propulsif et cognitif. Le triangle semble être fondamental à l'expérience amoureuse à un point tel que dans les rares cas où le troisième élément n'existe pas dans la réalité on l'invente au niveau des fantasmes. (1)
Ce besoin d'une troisième personne a ses racines dans le triangle oedipien dont nous avons tous fait l'expérience depuis la naissance. Père et mère réapparaissent dans notre vie lorsque en tant qu'adultes nous revivons ce dont nous avons été témoins dans le passé. Ce triangle est souvent recréé secrètement dans la liaison adultère et dans certaines circonstances il est vécu dans la réalité du ménage à trois. De telles expériences qui sont généralement présentées au psychologue dans l'angoisse et la culpabilité, ne doivent pas être évaluées de manière moralisatrice ; elles peuvent être lues et comprises à la lumière du besoin de revivre la situation oedipienne.
La possessivité nous confronte à nos parts d'ombre et c'est cela qui vaut la peine d'être vécu. La jalousie suggère la perte de l'objet primordial, la perte du premier amour de notre vie en qui nous avions mis notre confiance absolue. Dans chaque lien sentimental, nous cherchons désespérément à retrouver cette confiance qui a été perdue au cours de notre enfance. Parfois, nous sommes tellement angoissés par ce besoin de confiance totale que nous nous mettons à imaginer que nous sommes abandonnés par ceux que nous aimons.
Nous pouvons ressentir une vague nécessité d'être libérés de cette certitude impossible qui a marqué notre existence mais nous donnons rarement forme à ce désir d'affranchissement. Peut-être que si nous arrivions à rendre clair cet obscur désir de confiance absolue, nous nous rendrions compte que nous faisons fausse route et que ce n'est pas ainsi que nous deviendrons adultes. Au contraire, nous devons trouver la force de vivre et d'accepter l'abandon le plus absolu, spécialement par l'objet primordial de notre amour.
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(1) James Hillman, The Myth of Analysis (Harper Perennial, NY, 1992) p.97
Le perte que nous craignons au cours de la relation a en fait déjà eu lieu. Nous n'avons plus de père et de mère pour nous protéger, et si nous entretenons un tel espoir il n'est qu'une illusion - une illusion si extraordinaire qu'elle réussit même
à créer dans le monde extérieur des images parentales qui perpétuent l'existence de nos père et mère réels. Dès qu'on a le courage de comprendre qu'on a déjà tout perdu, on peut alors se prendre en charge soi-même. Même dans le cas de trahison, j'ai ainsi la chance de comprendre que ce n'est pas l'autre qui me trahit mais c'est à moi-même que j'ai à faire autant comme trahi que traître.
C'est justement parce que nous avons vécu ce premier abandon que nous avons la possibilité de devenir adultes tout en gardant le désir de l'enfant en nous.
C' est une chance de pouvoir revivre la dimension du désir et à chaque fois nous ranimons le rêve de retrouver l'objet original et cette confiance précoce que nous avons perdue. A chaque fois que nous établissons une relation où nous revivons ce sentiment primaire, nous posons les bases d'une situation où la trahison peut entrer et s'installer.
L'expérience de tromperie - qui inclut la personne qui trompe autant que celle qui est trompée - représente l'angoisse de la perte. Elle implante ses racines et grandit tout en rendant l'autre plus important et signifiant pour nous. Les qualités individuelles de l'être aimé n'ont rien à voir avec cette inflation et si nous ne comprenons pas cela nous sommes à la merci du premier venu.
Au moment de la trahison une blessure s'entrouvre à l'endroit le plus vulnérable - notre confiance primordiale - qui est celle de l'enfant sans défense aucune et qui ne peut survivre dans le monde si ce n'est porté par quelqu'un. Ceci est la réalité première et fondamentale de l'enfant qui est imprimée en nous au point de ne jamais pouvoir l'effacer. Il est inévitable que cet enfant impuissant réapparaîtra dans toute relation où la possibilité existe d'accorder une confiance illimitée à quelqu'un d'autre.
La poésie illumine le sujet de la trahison et de l'abandon. Elle décrit l'existence humaine comme un paysage dévasté ; elle dépasse le monde des apparences et nous met cruellement en contact avec ce que nous refusons aveuglément de reconnaître. Il est bien évident que la personne qui nous quitte ou nous trompe n'est pas cette personne malveillante qui préparait son plan en secret. Elle est seulement cet être humain à qui les dieux ont offert la chance de vivre une nouvelle expérience amoureuse dont elle ne peut se soustraire car elle est devenue aussi indispensable qu'une nécessité primordiale. Mais pour celui qui a été trompé cette vérité n'a pas de sens et il n'éprouve que la cruauté terrible du destin, une souffrance pour laquelle il n'y a pas de mots et une dévastation qui remplit son cour.
Nous ne pouvons être trompés que par ceux en qui nous avons confiance. Et pourtant une personne qui ne fait pas confiance et refuse d'aimer par peur d'être trompée ne connaîtra certainement pas ces chagrins mais qui sait tout ce qu'elle manquera aussi ?
En général, nous aimerions être protégés contre la tentation de ne pas être fidèles à nos engagements. Nous ne voulons pas tromper ni être trompés car la trahison nous oblige à envisager les aspects qui échappent le plus à notre contrôle, notre part d'ombre. Nous essayons de les tenir à l'écart en évitant de tomber amoureux. C'est aussi parce que l'amour est vécu de manière infantile, avec toute la spontanéité, l'immaturité et les limites d'un enfant ; puis vient la tendance à s'abandonner à l'illusion d'avoir retrouver la confiance primordiale, qui sera bien entendu confrontée à la dure réalité du mensonge.
La trahison doit être mise en perspective. Nous ne pouvons pas nous arroger le droit de juger et de condamner l'autre en bloc en le transformant, comme Lucifer, d'ange qu'il était en diable qu'il est devenu. De cette façon, nous effaçons tout ce que nous avons jamais trouvé de bon et d'adorable dans cette personne. Elle n'a pas essentiellement changé c'est seulement le destin qui nous l'a enlevée. Si l'on me demandait comment devenir adulte, je répondrais que le chemin qui y mène passe par de telles expériences au cours desquelles on doit à nouveau faire face à la perte primordiale.
Je me souviens d'une lettre que Jung écrivit à Sabina Spielrein où il disait : « Il ne m'est donné d'aimer pour aucune autre raison que l'amour lui-même, sans besoin de justifier mon comportement, sans besoin de rien promettre ». (2)
Ce sont des mots auxquels nous pouvons souscrire sans hésiter. Quel sens y a t'il à aimer lorsqu'il y a une confiance totale ? Ceci est une demande infantile.
Pensons à Judas. Tout en laissant de côté le message des Évangiles, aucun écrivain qui aie jamais étudié la question de Judas n'a douté de son amour pour Jésus. En dépit du fait que son nom devint très rapidement synonyme de traître, il n'est pas possible de donner autre chose qu 'une signification ambivalente à l'expression ''baiser de Judas''. S'il n'avait pas aimé le Christ, son geste n'aurait pas paru aussi inconcevable. Qui plus est, sa trahison était un passage obligé, une felix culpa, dans l'histoire de la rédemption du monde par le Sauveur. Judas fut l'instrument indispensable pour l'une des plus grandes révolutions de l'histoire.
Comme Judas qui se suicida, celui qui trahit risque de détruire son monde intérieur s'il n'arrive pas à intégrer l'ambivalence. Son drame est de ne pouvoir vivre à fond un seul rapport à l'autre. En ayant deux amants par exemple, il est possible de réduire considérablement l'engagement à une seule relation qui ne peut être intégrée dans sa totalité. La conscientisation de ce dilemme permet d'éviter de sombrer dans un sentiment de culpabilité écrasante.
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(2) Aldo Carotenuto, A Secret Symetry : Sabina Spielrein between Jung and
Freud, NY Pantheon Books, 1983, pp.195-196
Lorsque quelqu'un ressent le besoin de tromper l'autre, ceci implique un manque d' intégration de la part d'ombre. D'un autre côté, la personne qui trahit peut être considéré comme fidèle à la vie car il y a souvent un but inconscient de transformer le lien initial : « Je n'ai pas le courage ou la force de changer la relation existante et alors, grâce à l'impact violent d'une troisième personne, je vais révolutionner la situation et on verra ce qui arrivera ». C'est comme si tromper était la seule manière de se débarrasser des défenses.
Ceci arrive habituellement de manière inconsciente. Il peut y avoir des raisons extérieures mais celles-ci sont toujours superficielles. Je suis convaincu qu'il y a toujours complicité, bien qu'inconsciente, entre celui qui trompe et celui qui est trompé. Il n'y pas besoin de faire des investigations, on sait toujours ce qui arrive à l'autre même si on n'en parle pas. On peut même envisager l'infidélité comme une tentative de préserver la relation. En réalité, la personne infidèle est aussi la victime de celle qui est trompée qui, à son tour, peut devenir son complice. Arrivé à ce stade, c'est bien entendu la crise, avec un ou deux dénouements possible : une remise en question constructive du rapport de couple ou, beaucoup plus souvent, une recherche de vie nouvelle avec l'abandon.
L'expérience de l'infidélité, traduite en termes psychologiques, offre l'opportunité de rencontrer un des processus fondamentaux de la vie psychique, l'intégration de l'ambivalence, y compris les sentiments d'amour et de haine qui existent dans toute relation. Il est important d'insister sur le fait que cette expérience ne regarde pas seulement celui qui a perpétré l'acte d'infidélité mais aussi celui qui a été trompé et qui, inconsciemment, a mis en place les mécanismes qui ont conduit l'autre à agir de la sorte.
Que représente la fin d'une relation ? En premier lieu cela représente l'écroulement d'un aménagement bien ordonné. En nous rapprochant d'une structure psychologique différente de la nôtre, nous nous sommes redéfinis nous-mêmes. La relation nous métamorphose car le désir de s'unir à l' autre et de maintenir un rapport met en route des mécanismes de transformation qui permettent l'harmonie avec l'être aimé. Après la rupture et la séparation, cette organisation est détruite et des aspects fondamentaux de notre existence sont remis en question.
En couple, nous ne basons plus notre vie juste en référence à notre seule personne mais en référence à la présence de l'autre. Même si la rupture offrira un nouvel équilibre, avant d'y arriver il y a d'abord la chute.
Que peut-on faire dans ces moments désespérés ? Il n'y a pas de solutions toute prêtes et la fin de toute relation a son caractère unique sans aucun point de référence à l'extérieur. Aucun mot ne peut nous convaincre, aucune expérience similaire ne peut nous consoler, le désespoir sans fin nous enferme et exclut l'aide des autres. Les raisonnements et consolations sont inefficaces car nous sommes assaillis de souvenirs d'autres moments, à présent perdus, qui nous donnaient notre identité.
A nouveau ici il nous faut beaucoup de courage. Nous vivons cette perte à chaque fois comme si c'était la première. La perte et l'abandon nous emprisonnent dans la solitude. Il n'existe pas d'expérience aussi tragique car nous ne trouvons pas de recours à l'extérieur - et souvent même pas à l'intérieur - qui puissent nous aider. Notre seul recours est le temps d'intégrer notre
sentiment d'isolement. On se sentait isolé dans la relation amoureuse et on se sent encore plus isolé à présent dans la torture du silence.
'L'isolement' pour moi est associé aux relations amoureuses. Nous nous
sentons isolés lorsqu'il n'y a pas parfaite communion. (3)
Cette souffrance est une révélation ; nous savons qu'elle ne finira jamais exactement comme peu avant nous savions l'amour éternel. Barthes se demande :
'Comment l'amour finit-il ? - Quoi, il finit donc ? En somme nul - sauf les
autres n'en sait jamais rien ; une sorte d'innocence masque la fin de cette chose
conçue, affirmée, vécue selon l'éternité.' (4)
Nous ne serions jamais capable d'être amoureux si nous étions sans cesse conscients que l'état amoureux est transitoire. Il n'y a pas d'âge pour dépasser cette illusion car c'est la nature même de l'amour d'insuffler un sentiment d'éternité.
Le fait que des moments heureux peuvent être évoqués, que la plénitude peut être remémorée - même si atténuée par le temps et l'espace - prouve qu'aucun amour n'a jamais été entièrement futile. Mais par dessus tout et même si nous ressentons de l'amertume, il nous faut reconnaître que l'ancienne relation est toujours présente en nous, en ce qu'elle a fait de nous. Il est certain que sa fin nous a rendu conscients de notre incomplétude et de nos erreurs ; il nous a rendu conscient de l'impossibilité à être jamais satisfaits. Mais cette fin comportait toute la force positive d'un sevrage et fut donc aussi une victoire. Ceci doit être mis au crédit de l'amour.
Dès maintenant nous devons faire la distinction entre une rupture et une autre.
Il existe une fin active - c'est moi qui quitte l'autre - auquel cas la fin de la relation a une fonction dynamique pour moi. Je suis projeté au dehors, j'entrevois le monde comme un terrain de chasse où j'espère retrouver aussitôt que possible l'exaltation que je connu dans la relation que je quitte. Mais que se passe-t-il si la rupture est passive ?
C'est dans la nature des choses de faire l'expérience de ces deux possibilités de rupture. C'est seulement lorsque on est délaissé qu'on connaît le sentiment d'échec. Quand je suis abandonné j'imagine que je n'ai pas donné assez ou que je
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(3)From May Sarton's Well (Papier Mache Press, Watsonville, CA) p.31
(4) Fragments d'un discours amoureux, p. 117
n'ai pas été tout ce que j'aurais pu être pour l'autre. Je me demande : qu'est ce que j'ai fait ? Qu'est ce que j'aurais pu faire ? Pourquoi n'ai-je pas été à la hauteur de cette situation ? Et c'est ici que le spectre de la mort apparaît instantanément.
C'est le moment où on a envie de mourir d'une maladie fatale ou d'un accident parce que l'idée que notre propre manquement est la cause de la séparation est insupportable. C'est difficile de vivre avec cette idée. Les réactions tragiques comme les suicides sont attribuables à cela. Il est difficile d'intervenir dans ces
situations par une quelconque consolation parce qu'il n'y a pas d'arguments capables d'atteindre le cour de la personnalité qui a subit le choc. Le sens et la raison d'être qui résident au niveau de l'ego ont été tronqués. Il n'existe pas de perte - que ce soit un job, un bien ou un être cher - qui puisse détruire un être humain comme le peut la fin d'un amour, précisément parce qu'il nous rendait vivant et authentique.
Rilke a dit que le silence est la vraie preuve d'amour mais il peut aussi indiquer la
disparition de tout sentiment. Il suffit d'observer un couple où la rupture a eu lieu : le manque de vie est indiqué par l'absence de dialogue. C'est le silence d'une ville fantôme. Lorsqu'il n'y a pas de brisure, nous sentons même dans le silence, l'harmonie qui règne entre les cours - un dialogue muet mais éloquent à la fois. Par contre le silence qui suit une rupture est opaque, vide, sans résonance.
Et ici, une fois encore, il nous faut le courage d'admettre qu'il n'y a rien à faire.
La séparation comme la mort ne peut pas être évitée. Nous pouvons inventé notre histoire mais seulement son commencement ; nous ne pouvons jamais savoir comment cela finira. Lorsque nous tombons amoureux nous initions quelque chose qui échappera bientôt à notre contrôle et suivra sa propre trajectoire. L'amour contient les prémices et les promesses d'éternité mais aussi la graine d'annihilation.
La personne abandonnée est un vrai survivant, un témoin des ruines qui se sont écroulées dans son cour. Après une séparation dramatique d'une femme qu'il avait passionnément aimée, Cesare Pavese écrivit dans son journal : « On ne se tue pas pour l'amour d'une femme. On se tue parce qu'un amour, n'importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, notre misère, notre vulnérabilité, notre néant ». (5)
On pourrait parler de cruauté mais la vie, objectivement, n'est pas cruelle ; c'est seulement notre perception qui nous le fait croire.
Le bonheur que l'on connaît aux côtés de l'être aimé est un cadeau mais qui a un prix. Le prix que nous payons est le désespoir qui nous afflige à la fin. Ceci, en
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(5) Il mestiere di vivere (L'art de vivre) (Turin, Einaudi, 1952) p.400
retour, ne clôture pas les comptes et ne ferme pas le livre après la relation ; cela représente la base sur laquelle une vie nouvelle se construit qui contient tout notre passé. Dans la réalisation douloureuse du besoin d'aimer quelqu'un en dépit du risque d'être abandonné, nous devenons adultes tout en préservant notre capacité enfantine à toujours poser des questions à propos de nous .
Nous sommes ce que nous sommes grâce à ce que nous avons été. Et ce que nous avons été comporte de vieux désespoirs et des joies nouvelles. Nous approchons chacune de nos amours comme si celle-là et seulement celle-là pouvait nous satisfaire et ainsi notre regard inquiet cherche sans cesse confirmation dans le
regard de l'autre. Dans chaque union, nous trouvons une parcelle de l'éternité tout autant que l'inéluctable ombre et finalement la mort. Nous savons pertinemment bien que les choses finiront mais nous les vivons comme si elles duraient toujours. Nous ne pouvons pas faire autrement puisque chacun de nous porte en lui le désir de l'infini.
La seule satisfaction vraie ne se trouve pas dans une expérience particulière mais dans le fait de l'avoir vécue et d'en avoir été transformé. Dans cette confrontation entre l'absolu et le relatif, entre le ciel et la terre, entre l'éternel et l'éphémère, se trouve le drame et la grandeur de la destinée humaine.
Mon joug, hélas, n'a jamais été ôté de
Mes épaules, et mes blessures brûlent à tout jamais,
Et de mes yeux les larmes jaillissent encore.
Hélas, ce fut mon désir
De sculpter la grâce non terrestre
De son plus adorable visage
Dans la matière immuable de mon cour.
- Petrarque, Ode 5, du Canzoniere (6)
(6) Traduction de CG
Eros & Pathos - Aldo Carotenuto
Chapitre 14
La Vérité Cachée
La réalité de la vie instille presque toujours la peur en nous. En apprenant à confronter notre peur, nous essayons de comprendre son code même s'il est imparfait et approximatif. Quand une personne créative essaye de tracer une image intérieure par la parole ou tout autres moyens d'expression, elle se rend compte que la réalisation est assez lointaine de l'intuition originale. C'est pourquoi Platon intimait déjà que la vérité est inexprimable. (1)
L'enseignement véritable prend place non seulement au travers des choses écrites mais aussi par d'autres modalités. Le moment d'épiphanie se suffit à lui-même. De tels moments ont lieu en analyse lorsqu'on arrive à comprendre que le monde des émotions a été beaucoup plus significatif dans la vie que n'importe quel autre, et aussi que cette découverte doit rester secrète, à l'abris du regard profane.
La peur ne peut pas être appréhendée par les manières habituelles de penser. Nous devons l'approcher avec une perspective psychologique. La thérapie d'une personne qui souffre de phobie, par exemple, est de l'accoutumer graduellement à l'objet de sa phobie car c'est là que peut être révélé la raison de sa panique. Le véritable objet de terreur n'est jamais clairement exprimé. Nous devons apprendre à le traduire. Et semblablement à la situation pathologique où la tentative d'échapper à l'objet craint se termine en une fuite de toute une série d'expériences, ainsi, dans des circonstances normales, le désir d'éviter le contact avec la peur signifie fuir la vie même.
La réalité de toute relation personnelle est comme un poème qui peut être traduit en d'autres langues de manière différente, tout dépend de la sensibilité du traducteur. Nous basant sur notre expérience de vie, nous pouvons soit traduire soit trahir ce que nous essayons de comprendre. Beaucoup de mal est fait par une traduction inadéquate car cela nous empêche de vraiment comprendre le texte. Parfois, si nous avons de la chance, nous sommes incités à examiner l'original. Notre appréciation du monde extérieur est donc une fluctuation entre deux pôles - d'une part la fidélité au texte original et d'autre part la traduction qui en trahit le sens.
L'origine de la possibilité d'erreur remonte à l'enfance. Quand on commence à étudier une langue, on comprend mal certains mots. Ceux-ci sont ensuite associés à des idées différentes de leur signification réelle et déterminent notre développement psychologique d'autant plus que nous n'en sommes pas conscients. Si ces expériences aussi précoces ont été mal interprétées, nous rencontrerons toujours le monde avec une attitude craintive et nous continuerons à mal interpréter des situations analogues à celles de l'enfance.
Les traumas de l'enfance sont causés par des situations trop complexes à
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(1) La Septième Lettre, 341 c/d. - Opere, Vol. I-II, Laterza, Bari, 1966
comprendre pour un enfant. Par exemple, si la caresse d'un adulte que l'enfant est disposé à interpréter comme un signe de tendresse, devait prendre à la place un caractère agressif ou sexuel, l'enfant connaîtra une expérience traumatique. C'est pourquoi une grande partie du travail psychologique requiert de retourner vers le passé pour porter un autre regard sur le texte original en ré-examinant et re-interprétant ces premières expériences. Les expériences traumatiques de l'enfance peuvent nous faire croire que la vie est contre nous et que nous serons toujours trop faibles pour nous défendre. En fait la vraie difficulté vient du manque de moyens appropriés pour comprendre un problème particulier.
Exactement comme les sciences requièrent leurs propres outils d'investigation ainsi va-t-il de la vie psychique. Les problèmes que nous rencontrons sont en majorité intérieurs et reliés plus à nos instruments d'observation qu'aux situations que nous observons. Dès lors il nous faudrait ré-élaborer notre expérience dans un langage qui nous permette d'évoluer dans la direction de la vie. Afin d'accomplir ceci, nous devons comprendre que la vie n'est pas jouée d'avance et que par conséquence nous sommes obligés de réfléchir à son essence. Sans cette considération nous restons aussi inconscients de notre condition que l'est un bête animal. En tant qu'humains nous avons le devoir de dépasser notre ignorance et de réaliser notre potentiel individuel. Ceci ne nous est pas offert en cadeau mais doit être individuellement conquis.
Un sculpteur peut savoir qu'une statue dort cachée dans un morceau de marbre, mais pour la révéler il doit avoir une idée de sa forme. Similairement, nous nous servons d'une intuition de base pour guider nos actions, pour façonner notre vie individuelle à partir du tissu impersonnel de l'existence. Aussitôt que nous avons une perception claire de notre vie, cela devient notre responsabilité de révéler les attributs que la peur avait gardés enfuis. Ceci est seulement possible si nous savons que faire avec eux. Dans une situation pathologique nous n'avons pas d'image de la statue, aucun plan de vie, et dès lors nous sommes coupés du projet enseveli à l'intérieur de nous.
Les concepts jungiens offrent un modèle existentiel dont la synthèse est le processus d'individuation, grâce auquel une personne intérieurement fragmentée et sans espoir, retrouve l'unité où le conscient et l'inconscient convergent. C'est par ce processus qu'il est possible de savoir que faire de son existence car on reconnaît son propre dessein de vie.
Être connecté avec notre vie intérieure est essentiel pour l'évolution psychologique. Au niveau ontogénique cela peut coïncider avec le moment où l'enfant reconnaît sa propre image dans le miroir et devient conscient de lui- même. C'est seulement avec le développement de la conscience de soi que l'on peut comprendre ce qui est réellement important - à savoir que rien ne dépend des autres. Envisager les autres comme la cause de nos conflits est pathologique car cela correspond à déplacer un conflit intérieur vers l'extérieur.
Des considérations de cette sorte ne nous exemptent pas de garder un regard vigilant sur la réalité. Les persécutions nazies venaient réellement du dehors. De telles situations nous donnent la possibilité de choisir entre l'intervention et la non-intervention.
Je me souviens de mon professeur Bernhard me confiant, deux jours avant sa mort, qu'il s'en remettait à la grâce de Dieu car il faisait tout pour rester en vie mais qu'il comprenait que seul Dieu pouvait l'aider. Ceci est une façon d'accueillir la mort comme faisant partie intrinsèque de la vie, mais pour ce faire il nous faut lutter jusqu'à la dernière minute. Un aphorisme de Marcello Marchesi me vient à l'esprit : « L'important est que la mort nous trouve vivants ».
La manière dont nous interprétons la réalité a toujours son origine dans notre monde intérieur. Ceci veut dire que même si nous nous efforçons d'être objectifs, notre image du monde est toujours subjective. C'est nous qui le lisons de cette manière-là, c'est nous qui lui attribuons cette signification-là et qui le traduisons de cette façon là plutôt que d'une autre. Puisque nous sommes des êtres psychologiques, notre relation avec le monde et sa compréhension ont toujours un caractère mental et donc sont remplis de subjectivité. La beauté d'une journée par exemple, n'est pas seulement une question de climat ou de paysage mais est aussi déterminé par notre humeur.
Chaque approche du monde dépend de notre attitude intérieure ; la réalité ne nous en veut pas ou ne prend pas notre parti et il est naïf de croire que le monde passe son temps à s'en faire pour nous. En fait nos adversaires ne sont pas les faits ou les obstacles ou tout ce qui nous apparaît négatif ; nos vrais ennemis sont nous-mêmes qui interprétons les faits. Afin d'évoluer psychologiquement il nous faut développer une certaine perspective par rapport aux situations extérieures qui semblent déterminer notre vie arbitrairement. Nous devons apprendre à apprécier ces situations à la lumière de ce que nous connaissons de nous-mêmes.
Par nature, l'enfant n'est pas en mesure de comprendre et de déployer une telle attitude ; c'est pourquoi nous considérons infantiles ceux qui sont sans cesse conditionnés par les facteurs extérieurs. Plus rapide est la réaction, plus courte est la période de réflexion et plus le comportement sera déterminé par l'attitude enfantine primaire. Accorder le temps nécessaire à l'évaluation d'une situation afin d'agir plutôt que de réagir est un signe de maturité.
Tout ceci est le fruit d'un effort individuel pour comprendre le monde extérieur et l'inconscient. Cet effort nous met en contact avec le niveau le plus élevé de notre psyché, ce que nous appelons le Soi. Jung a décrit les difficultés sérieuses que ce processus engendre parce que, « la nature humaine même est extrêmement récalcitrante a devenir consciente ; c'est le Soi qui la pousse, qui lui demande de se sacrifier en la sacrifiant elle » (3)
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(3) 'Transformation in the Mass' Psychology and Religion CW 11, par. 400
(4) 'A Psychological Approach to the Trinity' CW par 233
Dans cette lutte, dans cet accomplissement qui n'a d'égal avec aucune autre entreprise humaine « nous devons, pour ainsi dire, faire violence au Soi » (4)
Quelles sont les conséquences de confronter la peur de cette manière ? Tout d'abord il ne s'agit pas de glorifier la vie héroïque. Comme Brecht l'a indiqué, « Malheureux le pays qui a besoin de héros » (5)
Lorsque nous prenons conscience que la réalité extérieure est toujours filtrée par notre réalité intérieure, nous comprenons également que la peur fait partie de la vie. La peur est comme la faim, la soif ou l'amour, la nature elle-même nous oblige à confronter ce sentiment. Généralement nous ne savons pas lui donner son sens exact parce que nous l'interprétons comme une réaction à une attaque du monde extérieur. Cette attitude paranoïaque provient du refus de notre responsabilité personnelle lorsque nous interprétons les événements comme bon nous semble.
La peur est comme une porte ouverte sur l'inconscient. Par définition ce qui est inconscient est loin de notre appréhension consciente et nous amène à agir sur des impulsions inconnues. Toute réaction rapide aux stimulations extérieures est instinctive. La réflexion diminue l'autonomie de l'inconscient de telle sorte que l'action ne prend place qu'après avoir passé le seuil de l'ego. Face à une situation dangereuse, j'arrive alors à une nouvelle compréhension. Le danger est devenu instructif.
Plus une situation est effrayante et plus il est nécessaire de comprendre que la peur est alimentée par nos projections. Au cours du test 'Thematic Apperception Test', il y a une page blanche qui peut provoquer l'angoisse parce qu'elle n'offre aucune référence perceptible. Il n'est donc pas question d'être héroïque mais plutôt de comprendre cette peur qui a sa source en nous mêmes si elle est projetée sur la situation extérieure.
Un événement qui cause la panique révèle des contenus profondément personnels dont il nous faut tenir compte. Pour descendre à l'intérieur de soi afin d'en trouver le sens nécessite de prendre des distances avec le monde extérieur. Afin de retrouver sa propre dimension humaine, il nous faut sacrifier la réalité extérieure et ses valeurs pour révéler les trésors de notre vérité intérieure.
La réalité extérieure est faite de tout ce qui nous entoure, pas seulement de personnes et de choses qui sont objectivement effrayantes mais aussi de celles qui sont belles et gratifiantes. L'erreur souvent commise est de croire que ce monde a de la valeur en soi alors que c'est nous qui l'investissons de valeur. C'est seulement lorsque nous atteignons un point où nous perdons l'intérêt des choses du monde en nous tournant vers l'intérieur que nous pouvons trouver la signification au monde que nous avons délaissé.
Dans la société moderne notre sentiment de sécurité est tellement ébranlé que nous ne pouvons pas vivre sans appartenir à une organisation quelconque. Nous craignons l'isolement. L'organisation collective ressemble à un corps militaire qui nous priverait de toute sécurité intérieure ; elle usurpe le rôle de nos modèles et
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(5) Life of Galileo (London: Methuen, 1984) p.98
s'impose comme unique point de référence. En un mot, elle nous encourage à rester infantiles et à ne pas penser par nous-mêmes.
Nous sommes trop intimidés par ces méga structures pour les interpréter correctement et ensuite trouver en nous le moyen de nous y opposer ; nous perdons notre dimension la plus humaine : la capacité de penser. Nous sommes dès lors obligés - et ici réside la perversité du mécanisme - de chercher la réponse à nos besoins en dehors de nous-mêmes. C'est ici que naît le besoin d'un leader qui prendra l'initiative de nous diriger. Il est impossible de vivre une vie authentique dans de telles circonstances.
Que veut dire posséder sa vérité propre, une vérité individuelle par contraste à ce que nous avons défini comme étant le mensonge collectif ? Après tout, quelle garantie peut avoir un individu concernant la valeur de sa dimension intérieure qu'il est seul à percevoir ? En le formulant , nous définissons le cour du problème. Platon parle d'une vérité qui ne peut être transmise (6) se référant à ces moments d'intériorisation profonde lorsque nous sentons notre vérité et en même temps savons qu'elle est ineffable. Il est difficile de se faire entendre dans un monde qui crie plus fort que nous. Il y a une grande différence entre l'intuition d'un état intérieur et sa communication. Traduire un sentiment ou une impression en mots trahit invariablement l'expérience vécue.
Il faut beaucoup de courage pour essayer de communiquer nos vraies idées et sentiments. Dans la vie quotidienne nous sommes continuellement en contact avec des personnes qui parlent avec une autre voix - celle de la loi, de la société ou de Dieu. Il est difficile de parler en son propre nom. Lorsque nous atteignons un état psychologique individuel qui nous donne le courage de nous exposer, nous faisons l'expérience étrange et pénible d'un sentiment d'abandonnement. Il ne reste aucun points de référence. Ni père ni mère ne sont là pour prendre la responsabilité à notre place. C'est pourquoi nous nous sentons profondément blessés lorsque on se moque de ce que nous dévoilons.
Chaque fois que nous nous opposons au mensonge collectif avec notre vérité personnelle, c'est notre essence même qui est en jeu. Ceci déclenche une autre expérience douloureuse que nous avons d'abord connue dans l'enfance et c'est le sentiment d'être sans défense face à la réalité. J'ai encore à rencontrer une seule personne qui n'aie jamais ressenti cela.
Même ceux qui ont atteint leurs ambitions ont, à un moment ou à un autre, ressenti que la vie était trop pour eux. Nous nous sentons sans défense lorsque nous ne réussissons pas à bien comprendre les règles à suivre pour survivre. Par ailleurs, lorsque nous tentons d'analyser certaines de ces règles collectives nous nous rendons compte qu'elles ne sont pas le fruit de l'expérience mais dérivent plutôt d'une vision du monde où les choses sont plus importantes que les êtres humains. C'est la raison pour laquelle nous nous sentons abandonnés lorsque nous nous sentons niés en tant qu'individus. Nous devons lutter pour donner la
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(6) The Seventh Letter - London : Penguin, 1988
priorité aux individus plutôt qu'aux règlements.
En dessous d'un de ses dessins, Pasolini écrivit : « Le monde n'a pas envie de moi et ne le sait pas ». Qu'est-ce qui a poussé ce poète à dire une chose pareille ? Certainement pas les évènements extérieurs qui lui étaient plutôt favorables mais plutôt ses sentiments intérieurs qui sont toujours cruellement véridiques. Aucun destin ne peut échapper au son de cette voix.
Ce qui devrait nous effrayer n'est pas le sentiment d'être sans défense mais plutôt la tentation de nier cette expérience ou de la cataloguer comme pathologique. Le test qui nous attend est de comprendre que rien ne peut nous sécuriser. La seule sécurité possible est de nous connaître nous-mêmes. Le monde ne nous comprend pas et ne nous comprendra jamais. Ceci est rendu assez clair dans la relation avec nos mère et père. Dès que nous devenons adultes avec notre propre style nous sommes abandonnés. Nous perdons nos parents et ceci est une expérience vraiment tragique. Le grand test est ce qui arrive après.
Rien n'existe en dehors de nous-mêmes qui peut nous épargner l'effort de vivre. Le mythe de la croix nous raconte que jusqu'au dernier moment, Jésus devait suivre le chemin de la vie humaine et, finalement, prononce ces mots : « Père, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». D'un point de vue psychologique, cette phrase est très importante car elle exprime une dimension profondément humaine. Cette révélation est terrible mais nous savons qu'elle active la conscientisation même s'il faut du temps pour réaliser son côté positif.
Il est normal qu'une personne jeune puisse ressentir un plus grand besoin d'être rassurée par l'amour de quelqu'un d'autre et qu'elle devrait éprouver la vitalité et l'importance de l'ambition personnelle et du désir. Par contre, lorsque nous devenons adultes, ces besoins s'amenuisent tout doucement et d'autres prennent leur place. A présent c'est l'indépendance que nous voulons. L'expérience d'abandon est intrinsèque à cette quête donc nous ne pouvons pas l'éviter.
Il y en a beaucoup qui entrent en analyse juste quand ils se sentent seuls et abandonnés. Il y a un risque à traiter leur condition existentielle comme si c'était le vrai problème quand ce qui est vraiment pathologique est l'attitude de cette personne par rapport à la solitude. Il est nécessaire de renverser la perspective : la vraie question est de savoir quelle genre de relation nous établissons avec notre expérience de vie. Personne ne peut nous guérir car ce sentiment d'abandon vient d'un aspect de nous-mêmes qui ne se manifeste qu'à certaines occasions. Si nous n'arrivons pas à connaître cet aspect nous ne pouvons pas évoluer.
Nous sommes particulièrement vulnérables au sentiment de perte dans les relations amoureuses. C'est pourquoi les personnes qui ont peur d'être abandonnées ne se laissent pas aller à tomber amoureuses. Heureusement, il y a toujours quelqu'un qui nous fait trébucher et nous oblige à nous exposer. Être à la merci de quelqu'un veut dire que rien ne peut plus nous protéger. Mais cela veut aussi dire pouvoir trouver cette indépendance personnelle qui est le signe de la maturité.
Nous faisons l'expérience de l'abandon pas seulement en amour mais aussi lorsque nous nous en remettons à ceux qui ont le pouvoir. C'est une réaction mentale spontanée de croire qu'une personne puissante peut gérer notre vie de manière positive. C'est aussi une illusion.
Nos expériences personnelles tirent leur signification du contexte spécifique dans lesquelles elles se sont présentées et ainsi elles ne peuvent jamais être superposées à celles d'autrui. C'est justement ce contexte personnel qui est systématiquement méconnu dans les relations. Le caractère unique de notre personnalité devient une sorte de faute et ces traits qui nous sont si particuliers créent le conflit. Même si notre vérité intérieure est légitime, elle est continuellement remise en question même lorsque nous n'usurpons en aucune façon la vérité ou la liberté des autres. Le conflit ainsi causé ne peut pas être résolu à l'extérieur mais seulement à l'intérieur de nous.
Une vie individuelle est toujours contrariée par la masse anonyme avec ses règlements et ses sanctions. Nous devons apprendre à accepter ce fait et à en supporter le poids tout comme le corollaire qui veut qu'au cours de l'histoire de l'humanité l'individu ne compte pas. Soulignant les grands évènements de l'histoire nous découvrons une réalité cruelle : les individus sont insignifiants dans le grand déroulement du temps mais n'en endurent pas moins un chagrin universel.
Les souffrances d'un individu n'ont une signification que par rapport à son expérience personnelle. Face au sentiment collectif nous sommes aussi nus et démunis qu'au jour de notre naissance. Notre développement individuel dépend de la réalisation que les autres ne peuvent comprendre notre propre expérience. Parfois, les obstacles que nous rencontrons nous tentent de remettre notre destinée entre les mains d'un autre, mais nous ne pouvons pas vivre par procuration, il nous faut prendre tout sur nos épaules. Alors nous réalisons que nous sommes seuls. Nous devons permettre à cette reconnaissance de combler notre existence et vivre comme des enfants abandonnés car c'est seulement ainsi que notre vie se retrouve en nos mains propres. De temps en temps un mirage apparaîtra faisant rêver à un certain genre de vie qui nous libérera de ce sentiment d'abandon mais cela restera juste un mirage.
Nous pouvons bien sûr nous contenter de ne vivre qu' au sein de la collectivité en entretenant l'illusion de parler un langage commun et de n'être pas seul mais ce leurre peut nous coûter la vie. Si nous agissons suivant la règle générale, nous suivons un code qui n'est pas le nôtre. Chacun doit trouver sa propre musique en acceptant dès lors d'être abandonné par ceux qui continuent à chanter en chour. Les grands artistes créent des modes d'expression qui leur sont uniques : ils vont tellement à fond dans l'essence de leur vie que les modes préexistants ne leur servent plus à rien. Ils inventent de nouveaux styles pour écrire la poésie, pour peindre ou composer la musique.
En tant qu'individus, notre intention première est précisément d'exprimer notre nature propre et de la voir reconnaître par les autres. Mais les innovateurs sont toujours persécutés et n'ont qu'eux-mêmes comme défense contre les pressions de la norme collective. Quand les vieilles structures s'écroulent, lorsque nous ne pouvons plus nous exprimer avec le langage appris ni penser d'après les idées reçues, nous nous sentons en danger. La transition de l'art figuratif à l'art abstrait par exemple représentait un dépaysement parce qu'il communiquait en termes nouveaux. Dans de telles conditions la menace du dehors est particulièrement grave parce que la nouvelle création doit se mesurer à quelque chose de bien établi depuis longtemps. Le vieux mode d'expression a vécu son commencement puis sa phase de développement pour arriver maintenant à sa fin. Et il nous faut faire de notre mieux pour appréhender les symboles des nouvelles règles.
Agir ainsi évoque la nécessité de faire face à notre aliénation et notre angoisse. Nous devons retrouver l'état de nouveau-né. Ce n'est pas un hasard si l'image de renaissance se retrouve dans les mythes de toutes les cultures puisqu'il exprime une vérité psychologique profonde. Il y a cette vieille fable du soldat qui était à la recherche de son cour. Un sage lui dit qu'il se trouvait à l'autre bout du monde. Le soldat s'y rendit mais ne le trouva point. En réalité il l'avait trouvé en s'embarquant dans ce voyage.
La découverte de notre vie psychologique n'est pas offerte en cadeau mais est le fruit de notre propre réalisation intérieure. Nous devons y arriver par nous- mêmes. Lorsque nous vivons une vie authentique, la réalité même devient complètement différente. Ce n'est pas un travail facile et on ne peut pas y arriver en trichant ou en rusant. Nous devons boire la coupe amère d'une confrontation avec un monde qui peut nous considérer comme dérangeants et inutiles.
La psychanalyse propose la même direction : elle démonte les règles établies par l'ego jusqu'au point où on se sent comme un bateau sans gouvernail ainsi que le disait Jung. Nous perdons nos points de repaire habituels afin d'en créer de nouveaux. En analyse, nous nous retrouvons dans une sorte de désorientation guidée, naviguant vers une nouvelle réalité qui n'a rien à voir avec le désir infantile de retourner vers le paradis perdu du giron maternel.
Lorsque nous voyageons '' à l'autre bout du monde'' pour retrouver notre cour et donner de la profondeur à notre existence, ce qui nous attend n'est pas le paradis terrestre mais bien la réalité avec toutes ses contradictions et ses difficultés. Il s'agit d'une situation où le monde devient plus transparent ; c'est pourquoi le sage se retire souvent dans la solitude à la fin de sa vie. Pourtant, il n'y a aucun sens à se retirer sur la montagne avant d'avoir parcouru les absurdités et les contradictions de l'univers et ce qui rend le voyage intéressant est la façon dont nous réussissons à leur donner un sens.
Nous rencontrerons l'amour sur le chemin et qu'il persiste ou qu'il s'éteigne, il n'en rendra pas moins le voyage passionnant.