INTRODUCTION
.le récit aura une tonalité un peu différente suivant qu'il aura été rapporté par un conteur ou par une conteuse..
.. qu'une figure féminine joue le rôle central dans un récit ne signifie pas pour autant que celui-ci traite de la femme et des problèmes féminins tels que les femmes les ressentent, car bien des histoires.. ont été contées par des hommes ; ce sont des développements et des projections de leur imagination, qui expriment leurs aspirations et leurs difficultés à vivre leur propre pôle féminin et à entrer en relation avec les femmes.
Ces problèmes se reflètent clairement.. dans le thème bien connu de l'épouse abandonnée qui doit traverser de longues épreuves pour retrouver son époux. C'est le cas de Psyché à la recherche d'Amour.. Dans les textes gnostiques antiques apparaît la figure de la Sophia, personnification féminine de la sagesse divine.. : étant la plus jeune fille de la divinité, elle désire connaître son Père, qui porte le nom d'Abîme ; ce désir téméraire l'amène à tomber dans la matière, la souffrance et les difficultés où elle est retenue prisonnière, et d'où elle ne cesse de supplier qu'on la délivre. Ce thème se rencontre également dans la tradition juive de la kabbale, sous la forme de la Shékhina perdue. Or, nous savons que ces textes ont été composés par des hommes et que ces figures sont sorties de l'imagination et de l'esprit masculins. La Sophia ou la Shékhina sont donc des aspects de ce que Jung a nommé 1'anima de l'homme. On sait que Jung désigne par là que l'on peut appeler le « pôle féminin » de l'homme, constitué principalement de ces qualités de sensibilité, d'imagination, d'intuition, etc., que l'image collective du mâle « viril » oblige un homme à refouler plus ou moins. Ces aspects de lui-même se mêlant à la poussée instinctive qui le porte vers l'autre sexe, auront tendance à se manifester dans les phantasmes, rêveries éveillées et songes sous forme de figures féminines. P.21
Dans Les Racines de la conscience Jung montre l'influence de la mère sur la formation chez l'homme de son image de la femme, de son anima. La première expérience que l'homme a eue de la femme est, normalement, celle de sa mère, avec tout ce que cela comporte de sensations, d'émotions et de sentiments entremêlés restés plus ou moins inconscients. C'est ainsi que la mère marquera non seulement les aspects « féminins » de son fils, mais aussi l'image qu'il se fait de la femme, ses aspirations, ses exigences et ses craintes vis-à-vis des femmes. Cette image, vague et mythique, qui oscille dans son imagination et ses désirs entre la déesse et la prostituée, évoluera au contact des femmes réelles rencontrées ou aimées. Un des problèmes de l'homme est d'apprendre à ajuster ces fantasmagories à la réalité et de reconnaître en sa partenaire un autre individu humain. Et c'est bien cette fantasmagorie que nous montrent les mythes, les contes et aussi les rêves où les figures féminines sont, suivant les cas, princesse, sorcière, ou maternelle bonne fée. De même chez la femme se développent des qualités « viriles », des images et une attente du partenaire. Jung a nommé ce pôle « masculin » de la femme : l'animus.
. même dans la réalité, on ne peut séparer entièrement les deux : la femme réelle a une influence sur l'anima de l'homme, et inversement, l'anima de l'homme en a une sur la femme. .
Une femme peut avoir une influence éducatrice et transformante sur l'éros de l'homme. Un homme, surtout ,s'il est très absorbé par des activités professionnelles ou intellectuelles, aura souvent tendance à se montrer quelque peu fruste et indifférencié dans le domaine du sentiment. Il rentre à la maison, embrasse distraitement sa femme, mange, se plonge dans son journal ou la télévision et va se coucher : il oublie de s'intéresser à sa femme et de parler avec elle, d'avoir un dialogue vrai. S'il a une relation sexuelle avec elle, de quoi se plaindrait-elle ? Il ne voit pas la personne qu'est sa femme et ses besoins, ni ce qu'elle aurait à lui apporter. C'est dans ce domaine que l'attitude de la femme peut avoir un effet transformant. Si elle est capable de soutenir ses droits d'être humain sans tomber sur l'influence de .. un animus négatif, esprit de récrimination ou de découragement qui empirerait la situation. De même qu'il a d'abord subi l'influence de sa mère dans la formation de son sentiment, les femmes qu'il rencontrera par la suite joueront un rôle important dans l'édification de son anima et de sa fonction d'éros.
Mais la femme subit de son côté l'influence de l'anima de l'homme. Une femme qui se comporte spontanément d'une certaine façon et qui remarquera que l'homme qu'elle aime ou qui l'intéresse en est choqué ou troublé, parce que ce comportement heurte l'image qu'il a de la femme, aura tendance à s'adapter à ce que l'homme désire, de peur de le perdre. Même très jeune, une petite fille comprend très vite que si elle entre dans le jeu de l'anima de son père .. elle obtient ce qu'elle veut de lui. . P.23
.. C'est ainsi que la fillette commence à exploiter l'anima de l'homme en y adaptant son comportement. Cela est bon dans une certaine mesure, car cela apprend à la future femme à connaître les réactions masculines et à savoir entrer à bon escient dans le jeu de l'instinct qui régit le rapport entre les sexes, mais cette attitude comporte un danger. Adulte, une telle « femme-anima » adopte le rôle que lui suggère ou lui impose l'homme qui retient son intérêt à ce moment-là, et le milieu masculin, professionnel ou autre, où elle évolue. Elle perd son autonomie et n'est consciente d'elle-même qu'en tant que miroir des désirs de son partenaire. Elle devient la « femme-objet ». L'homme pourra la trouver merveilleuse, au moins dans un premier temps, mais s'il lui fait défaut, elle se sentira anéantie, la conscience qu'elle a de sa personnalité dépendant uniquement de celui qui est son vis-à-vis.
Certaines femmes cèdent entièrement aux caprices de l'anima de l'homme. .Une femme n'agit ainsi que par peur de perdre l'amour de l'homme ; si elle sent que celui-ci ne tient à elle qu'en tant qu'incarnation de son anima, elle se sent obligée de jouer le rôle de celle-ci. Mais dans ce cas, son mari ne l'aime que comme un de ses phantasmes et non comme une personne indépendante de lui-même .. ce n'est qu'un simulacre de sentiment. .
Que ces interactions paraissent positives ou négatives, une telle femme se trouve très affectée par l'anima de l'homme, ce qui nous ramène, pour l'un comme pour l'autre des partenaires, à un niveau de conscience très primitif, très collectif et indifférencié, où l'on ne peut plus distinguer ce qui appartient à l'anima de ce qui est caractéristique de la personnalité de la femme. Lorsque les deux sont ainsi mêlées, elles réagissent l'une sur l'autre, ce qui est la source de conflits incessants.
Dans notre civilisation judéo-chrétienne, c'est-à-dire dans une tradition strictement patriarcale, l'image archétypique de la femme ne figure pas. Il en résulte que, d'une part, l'anima de l'homme est négligée, et que, d'autre part, la femme est incertaine quant à sa propre essence ; elle ne sait ni ce qu'elle est, ni ce qu'elle pourrait être. Il ne lui reste que deux solutions : régresser jusqu'à un modèle de comportement instinctif primitif et s'y cramponner pour résister aux pressions exercées sur elle par la civilisation, ou tomber dans une attitude d'animus et s'identifier totalement à lui, tentant de construire une image masculine d'elle-même pour compenser l'incertitude qu'elle ressent à l'intérieur quant à sa nature. C'est ainsi que l'on rencontre « l'épouse dévouée », « la parfaite maîtresse de maison » et « la mère qui a tout sacrifié pour ses enfants », ce qui est plein de mérite, si toutefois la femme n'y a pas perdu toute personnalité et ne fait pas payer à son entourage les frustrations subies pour réaliser de tels exploits. Ou, à l'inverse, elles essayeront de ressembler à des hommes, mettant tout d'elles-mêmes dans leur carrière, 1'ambition, etc., y sacrifiant toute vie sentimentale et individuelle.
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A un niveau primitif et inconscient, l'image de la femme et celle de l'anima de l'homme se confondent plus ou moins en une même réalité psychologique ; celle-ci subit une lente transformation au cours des siècles. P.25
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Il nous faut donc commencer par un paradoxe : les personnages féminins des contes ne représentent ni l'anima, ni la femme. Mais les deux. Parfois l'une domine, ou parfois l'autre .
D'un point de vue psychologique nous dirons que, dans les mythes comme dans les contes, les personnages sont des figures archétypiques qui n'ont, à première vue, rien à voir avec des êtres ordinaires ou avec les caractères décrits par la psychologie. P.27
Ex. clin. une personne habitée par une idée créatrice naissante risque d'être arrêtée et mutilée par une interruption et de perdre le fil de son inspiration. La première émergence d'une idée créatrice ne doit pas être troublée. On ne devrait jamais commenter de telles idées avant qu'elles n'aient pris une forme définie, car elles sont évanescentes et plus fragiles que des nouveau-nés, c'est pourquoi tous les gens créateurs ont très sensibles aux interruptions. .. je réservais mes commentaires pour la fin, quand je pensais qu'il était juste de la ramener un peu à la réalité concrète.
Cette personne pouvait donc me raconter les histoires archétypiques les plus incroyables comme si elles étaient vraies. .
Les contes se terminent souvent par une phrase de ce genre : « Et le coq chanta cocorico, l'aube est venue et mon conte est fini. » .. Il existe bien des formules qui, toutes, sont des sortes de « rites de sortie », Elles nous rappellent que le conte se passe dans un monde imaginaire et que les personnages et les événements qui s'y déroulent appartiennent un univers qui est le domaine de l'inconscient. C'est un « autre monde » qui contraste avec celui de la vie et des gens ordinaires. Ainsi s'établit spontanément un mouvement de va-et-vient entre le conscient et l'inconscient. P.29

CHAPITRE I LA BELLE AU BOIS DORMANT

. Les différents thèmes qui le composent se retrouvent dans nombre de récits et de mythes. Ainsi en est-il de celui des « fées », des vieilles femmes ou sages-femmes, qui forment des voux à la naissance d'un enfant . Le thème du dépit d'une des figures tutélaires que l'on a laissée de côté . remonte aux mythes antiques, de même que celui du long sommeil. .
Deux récits du XIVe siècle, .. montrent des analogies intéressantes avec notre conte. . Frère de joie et Sour de plaisir (nouvelle catalane) .. Perceforest (roman français) Le nom même du héros-chevalier rappelle celui de Perceval, ce qui le met en rapport avec les légendes du Graal.
Dans l'épisode de Perceforest intitulé « L'aventure de Troylus et de Zellandine », les femmes qui viennent se pencher sur le berceau de la princesse portent les noms de trois déesses : Lucina, Thémis et Vénus. C'est. Là un P.33 trait significatif, car il éclaire quelque peu le personnage de la mère archétypique à la fin du Moyen Age, ces noms désignant certains aspects de la Déesse-Mère qui manquent à la figure chrétienne de Marie. Lucina (la Lumineuse) était une des appellations de Junon et aussi de Diane, Thémis était la déesse de la justice et de la vengeance et Vénus, on le sait, celle de la beauté et de l'amour, mère d'Eros. . les noms des enfants, dans les contes du type de la Belle au Bois dormant, Lune et Soleil, ou Aurore et Jour, renvoient également à un arrière-plan allégorique et mythologique. L'emploi de noms hérités de l'antiquité classique était assez courant, .. mais les rôles attribués aux héros y diffèrent considérablement de ce qui était dit des dieux originels. Si, d'un côté, les dieux païens expriment des contenus inconscients réprimés par le monothéisme, par contre le fait d'attribuer des noms de dieux ou de déesses aux personnages d'un conte peut revêtir un caractère savant et historique, .. et présenter un certain aspect régressif. A cette époque, l'attitude envers des domaines tels que l'amour et la sexualité était encore imprégnée de culture chrétienne .
Les récits d'ermite ayant dormi ou étant demeuré en extase cent ans dans une grotte . Epiménide de Cnosse qui dormit cinquante-sept ans, ou encore celle des Dormants d'Ephèse etc. . montrent assez l'importance et la diffusion du thème central de La Belle au Bois dormant.
Une théorie, qui fut très discutée .. donnait pour source de ce thème la tragédie d'Eschyle intitulée Aetnae. .. Talia ( l'une des déesses de la beauté), fille du dieu forgeron Héphaïstos, fut, comme bien d'autres femmes, aimée de Zeus et persécutée par la jalouse Héra. Pour la protéger, le maître des dieux cacha Talia dans les entrailles de la terre jusqu'à ce qu'elle donnât naissance aux jumeaux Palices. .
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Il est étonnant de constater combien un conte de fées peut survivre plusieurs siècles, presque inchangé. Cela s'explique par le fait qu'il reflète une structure psychologique humaine de base et donc universelle. Même si un conte émigre et s'adapte dans une certaine mesure au pays où il reprend racine, le thème fondamental en reste intact, car il exprime un processus commun à tous les êtres humains. P.35 . les thèmes archétypiques peuvent surgir n'importe où et à n'importe quel moment, puisqu'ils apparaissent spontanément dans les fantasmes et les rêves des contemporains, quels que soient leur contexte culturel et ethnique ou l'intérêt qu'ils portent à la littérature folklorique. On peut dire, en un sens, que tout rêve est une sorte de conte sorti spontanément de l'inconscient, qui, sous une forme symbolique, nous raconte une histoire chargée de sens. C'est pourquoi l'étude des contes est une excellente préparation à la compréhension de la vie onirique et de ses processus.
Des thèmes tels que celui de la recherche et de la délivrance de la princesse, celui de la figure qui disparaît ou meurt pour renaître ou réapparaître se retrouvent tant dans les mythes que dans les contes et dans les légendes, et dans un grand nombre de rêves individuels. Qu'on se rappelle simplement le mythe de Déméter : chaque hiver, elle perd sa fille Perséphone qui descend dans les Enfers où elle rejoint son époux Pluton, pour en remonter chaque printemps ; comme l'a montré Karl Kerényi, c'est là un mythologème répandu dans le monde entier, dont la Belle au Bois dormant n'est qu'une version particulière.
. Des écrivains et des poètes s'en inspirèrent car elle se prêtait particulièrement bien à représenter l'anima du poète - sa muse - dans le mouvement alternatif de sommeil et d'éveil propre à l'inspiration. . P.37

ROSE EPINEUSE ou LA BELLE AU BOIS DORMANT

. le thème général est qu'à la naissance ou au baptême d'une princesse, un certain nombre de fées sont invitées, tandis que l'une d'elles est exclue. Ces « fées » se rapprochent des vieilles femmes sages et pleines d'expérience, un peu sorcières et guérisseuses, qui président aux accouchements. . La « fée » oubliée jette, par dépit, un sort sur l'enfant qui doit mourir à quinze ans. Cette P.41 malédiction est cependant adoucie par une fée bienveillante. Le nombre de fées varie suivant les cas : tantôt elles sont trois (comme les Parques), ou sept et huit, ou douze et treize, ce qui exclut toute théorie définitive à ce sujet. . La raison pour laquelle l'une des fées est omise est soit que, s'étant depuis longtemps retirée dans une tour, on ait oublié son existence (Perrault), soit qu'il n'y ait pas eu assez de gobelets, d'assiettes, ou de couverts en or pour toutes (Grimm). Elle est ulcérée de ce manque d'égards et maudit l'enfant.
Dans certaines versions, ceux qui ont tenté de traverser la haie, déchirés et retenus par les épines, y ont trouvé une mort misérable (Grimm). Selon d'autres variantes, pris dans la haie, ils se sont endormis, contaminés par le sort des habitants du château. Dans la version allemande, le prince venu pour libérer la jeune fille a tout simplement la chance d'arriver le jour où la période fatidique de cent ans s'achève ; il n'y est donc pas question de mérite : la haie d'épines devient une haie de roses, qui s'ouvre devant lui. . Même dans les récits où le prince doit lutter héroïquement pour se frayer un passage, il ne peut y réussir que parce que le terme est atteint où tout doit à nouveau s'éveiller. Puis le prince épouse la princesse.
Cette solution est inhabituellement simple et rapide ; dans la plupart des contes de fées, un certain nombre d'épreuves et de difficultés surgissent, que le héros doit surmonter. II existe par exemple des variantes .. où le Prince, ayant découvert la Belle, s'unit à elle sans la réveiller, et la laisse ensuite. Elle donne naissance à deux enfants, et part à la recherche de leur père. D'après Perrault, le prince, après avoir réveillé la princesse, retourne dans le royaume de son père sans rien dire de son aventure ni de son mariage. Ce n'est qu'après la mort du roi son père qu'il ramène son épouse et ses enfants à la cour. Puis il part pour la guerre et l'ogresse sa mère veut manger sa belle-fille et ses petits enfants, Aurore et Jour, qui sont sauvés de justesse par la pitié de l'intendant chargé de les tuer. Le jeune roi rentre fort à propos et l'ogresse, de dépit, se jette dans le chaudron plein de bêtes venimeuses préparé pour ses victimes. Le thème classique de la délivrance de la princesse est donc suivi ici de celui, non moins typique, de la cruelle belle-mère qui persécute la mère et le ou les enfants. Dans toutes ces versions, un chasseur, un intendant ou un cuisinier les sauve, la vieille reine est punie et le jeune couple vit heureux désormais. On peut penser que, dans les variantes de ce type, le jeune prince n'était pas mûr affectivement ni virilement ; l'épreuve de la haie d'épines a été trop facile. Il est incapable de s'affirmer devant son père, lui cache son mariage et la naissance de ses enfants et, quand il doit partir pour la guerre, il est assez stupide pour les confier aux soins de sa mère ogresse. C'est une attitude d'adolescent encore tout empêtré de ses complexes parentaux et il semble qu'il lui faille essuyer le feu des combats pour être enfin un homme capable de vivre heureux en ménage.
On reconnaît ici la tendance qu'ont les contes à s'enchaîner les uns aux autres . Il semblerait que les conteurs aient eu le sentiment que l'histoire originelle était trop simple et que les choses ne pouvaient pas se dérouler aussi facilement : traverser une haie d'épines ou d'églantines ne paraissait pas assez héroïque pour forger un caractère, même si celle-ci était enchantée. C'est là un exemple de la façon dont un conte peut contenir un mélange de thèmes archétypiques différents. La façon dont ceux-ci se combinent entre eux suivant les pays et les époques est fort instructive. Une variante peut nous plaire davantage qu'une autre mais, si on les examine de près, toutes ont un sens. Toutes sont parcourues par un fil défini et signifiant, car nos fantaisies suivent une direction déterminée. Ainsi, si nous suivons P.43 jusqu'au bout nos phantasmes spontanés, nous voyons qu'ils se déroulent vers un but ou la prise de conscience de quelque chose dont nous avons à tenir compte. C'est là le point de départ de toutes les techniques de « rêve éveillé » et de ce que Jung a appelé « l'imagination active ». Si un phantasme nous obsède ou nous distrait, plutôt que de le chasser (il reviendra !) ou de se laisser aller à une rêverie paresseuse, mieux vaut y concentrer toute notre attention - sans interférer - et voir où il veut nous mener. C'est ainsi que, dans ces récits où l'inconscient est laissé pratiquement libre de ses inventions, les thèmes se trouvent instinctivement à leur place juste, c'est-à-dire significative.
Le premier motif rencontré dans le conte est celui de la naissance miraculeuse de l'héroïne. . L'aspect irrationnel de la naissance du héros ou de l'héroïne prouve bien qu'il s'agit, non d'êtres humains, mais de contenus psychiques. L'interprétation de ces figures pose un problème particulièrement délicat. . il est bon de se garder de la tentation qu'il y aurait à vouloir plaquer sans réflexion des termes de psychologie junguienne sur les personnages des contes, en disant, par exemple, que le héros est le moi, ou le Soi, et la princesse son anima. On tomberait dans la même erreur que celle qui consiste à interpréter un rêve sans discernement suffisant. La discrimination est difficile, c'est un art qui s'acquiert par l'expérience. Quelqu'un qui interprète des milliers de rêves d'autres personnes peut parfois rester coi ou se tromper quand il s'agit du sien ; on manque alors de distance et d'objectivité. . Notre propre problème, notre « équation personnelle » du moment risquent de nous mettre sur une mauvaise piste, d'où le sentiment que l'on a parfois que l'inconscient, tel le dieu railleur Mercure, nous trompe et cherche à nous jouer des tours.
Je me souviens d'une femme mariée qui avait eu un flirt assez inoffensif avec un homme également marié. Comprenant que cela pourrait aller plus loin et ayant beaucoup d'estime pour l'épouse de cet homme, elle préféra cesser de le voir. Sa vie prit un autre tour et elle oublia l'affaire qui se perdit sous la surface du conscient. Plus tard surgit en elle un immense besoin de création, elle entreprit une tâche qu'elle repoussait depuis longtemps et se mit à écrire, attendant avec intérêt de voir quelle serait la réponse de l'inconscient. Et voilà qu'elle rêva que ce couple qu'elle avait connu divorçait et qu'elle épousait l'homme avec qui elle avait flirté. Prenant le rêve à la lettre, elle fut d'abord bouleversée.
Or il s'avéra qu'il s'agissait d'un « mariage intérieur » : elle était invitée à épouser ses forces créatrices pour donner naissance à une ouvre personnelle. Si une femme demeure volontairement inconsciente et refuse une pulsion créatrice, il se produit dans son inconscient une sorte de mariage négatif entre son animus et son ombre (qu'elle projettera facilement sur son couple ou sur celui des voisins !). Dans ce rêve, il y avait divorce entre son animus et son ombre et, ces opérations mentales ayant cessé, elle pouvait enfin épouser cet homme qui figurait son animus, c'est-à-dire avoir une relation consciente et suivie avec ses énergies intellectuelles et créatrices. Son début d'aventure sentimentale avait été le premier symptôme montrant qu'il existait en elle un surcroît de libido non utilisable dans sa vie de couple, de mère et de maîtresse de maison. Le rêve avait, à propos de sa P.45 décision d'écrire repris l'affaire là où elle s'était arrêtée.
Ma première pensée fut aussi : est-ce à prendre concrètement ? Mais elle ne refoulait pas de désir pour cet homme. Il est utile en ce cas de voir s'il reste une émotion à propos de la situation passée qu'évoque le rêve, chose qu'il est difficile de faire lorsqu'il s'agit de son propre rêve. Or c'était pour elle tout à fait terminé.
Je me posai la question : « Qu'est-ce qui provoque cette idée de divorce ? Ne trouvant pas de motifs à ce désir, je comparai son rêve aux thèmes archétypiques du même genre qui apparaissent en mythologie et en alchimie et qu'il est bon d'étudier, car ils donnent une base de connaissance des processus archaïques. Il existe des textes alchimiques qui montrent une femme enlevée par un homme sombre ou ayant épousé un homme qui ne lui convient pas. La tâche du héros est alors de conquérir sa partenaire en la séparant de l'autre homme. C'était bien le processus dynamique qui se trouvait à l'ouvre chez cette femme. Pourquoi l'inconscient choisit-il ce genre d'images ? C'est que cela traduit fidèlement la situation. Il est évident que si l'énergie créatrice n'est pas rendue consciente et investie, son trop-plein causera des troubles. Si l'on n'exploite pas sa libido disponible, on s'ennuie à mourir et l'on est poussé à faire des bêtises d'un genre ou d'un autre, car l'énergie qui n'est pas employée dans la tâche voulue cherche un autre cours. Après m'être rappelé ces éléments, j'appliquai le rêve à la situation véritable de la rêveuse : la veille, quand elle s'était mise à écrire, elle avait tenté « d'épouser» ses opérations mentales ; son moi conscient s'était uni à certains élans et processus mentaux montés de l'inconscient, mais, pour ce faire, elle avait eu besoin d'un certain degré de détachement de son ombre féminine. En effet, un travail créateur est tout particulièrement difficile pour une femme qui a toujours une tâche ménagère en retard à accomplir. S'identifier totalement à l'image collective de la bonne épouse - bonne mère - bonne maîtresse de maison est une grande tentation. Si cela va trop loin, c'est le fait de l'ombre : la femme tombe dans ces schémas collectifs et n'existe plus en tant qu'individu. Aussi, pour trouver sa vraie personnalité et pouvoir l'exprimer, elle doit devenir consciente de ce danger et se séparer de cette image-standard d'elle-même.
Ne pas prendre les images à la lettre est une des difficultés de l'interprétation aussi bien des rêves que des contes de fées. Une autre erreur dans laquelle tombent de nombreux interprètes est de parler « autour » du sujet, sans chercher à le rattacher à la situation psychologique réelle qui l'a provoquée. On voit aussi trop souvent des interprétations philosophiques ou littéraires se servir des notions de Jung sans employer ses termes ni reconnaître l'origine des idées dont ils se servent. Il ne faut pas non plus tomber dans l'erreur inverse et plaquer à tous propos des notions « junguiennes » et des concepts tels qu'animus, anima, moi ou Soi, sans se rappeler ce qu'ils signifient réellement. C'est le piège de tout langage accepté : nous risquons de nous endormir dans la haie d'églantiers ou de n'être plus que des perroquets. Ainsi, faute d'avoir pris l'habitude de réfléchir par elles-mêmes, certaines femmes adorent discuter de concepts qui « sont dans l'air » ou qui ont été conçus par quelque grand homme.
Pour en revenir au héros et à l'héroïne, s'identifier à ce type de personnages est si évident et spontané qu'il est difficile de conserver une certaine objectivité scientifique par rapport à eux ; nous nous reconnaissons en eux, nous vivons leurs aventures imaginaires, mais nous ne nous demandons pas ce qu'ils sont ou ce qu'ils représentent. Comme dans nos propres rêves, nous manquons du recul nécessaire.
Si nous considérons de plus près ces personnages, nous constatons que ce ne sont pas véritablement des êtres humains : la vie intérieure et subjective de la jeune fille n'est pas mentionnée ; elle naît de façon miraculeuse, grandit, s'endort, se réveille et se marie. Elle est un P.47 modèle impersonnel. . ce sont des images de processus archétypiques auxquels manque le contexte humain, la vie réelle, individuelle et concrète. On ne peut donc pas dire que cette abstraction féminine représente un moi. D'un autre coté, si nous comparons ce thème à des mythes tels que celui de Perséphone ou à d'autres personnifications de l'aurore ou de la renaissance printanière de la nature, il nous faudra admettre que la jeune fille revêt certains aspects divins, ce qui nous amène à être tentés de l'identifier au Soi. Quelle est la part collective et quelle est la part individuelle en elle ? Que la princesse ne représente pas une femme en particulier .. est évident. Pourquoi, dans ce cas, est-elle présentée comme une personne et se comporte-t-elle comme un moi ? Et pourquoi le moi serait-il entièrement personnel ?
. « Qu'êtes-vous, en tant qu'individu ? » la plupart des gens montrent leur corps. Mais .. « Qu'est-ce qui est particulier à ma personne ? » Le fait d'avoir un moi n'est pas une exception, c'est le complexe le plus normal et le plus nécessaire aux êtres humains. II n'y a rien de particulier non plus à ce que le moi joue un rôle dans l'adaptation à la vie : « Je fais », « Je décide », « je vois » ou « je pense » sont des opérations communes à tous. L'un fait une chose mieux, un autre moins bien, mais les fonctions d'adaptation au réel appartiennent normalement à chacun. Le moi possède une telle proportion de traits généraux qu'il est bien difficile de démêler ceux qui forment l'essence particulière d'un individu. On ne peut atteindre cette essence et la connaître qu'à travers une analyse approfondie, voie par laquelle passent peu d'individus. Mais il existe un « moi » archétypique ou plutôt une disposition archétypique commune et semblable chez tous, qui se manifeste d'une façon ou d'une autre en chaque être humain.
Quel rapport a cet aspect archétypique du moi avec ce que Jung nomme le Soi ? . beaucoup de névroses de la jeunesse sont le fait d'un retard ou d'une malformation de l'évolution de la conscience du moi. Lorsque l'on observe les processus inconscients chez l'enfant, on voit qu'il existe dans leurs jeux, rêves et phantasmes des dynamismes qui tendent vers la formation du moi et sa maturation. On peut donc dire que le moi naît de l'inconscient et que c'est l'inconscient qui veut l'amélioration du moi ; ce n'est pas le moi de l'enfant qui le veut. L'élan de l'inconscient est à l'origine même du trouble névrotique, en ce qu'il tente de pousser l'enfant vers un niveau de conscience supérieur et à construire un complexe du moi plus solide. L'éducation et les techniques scolaires qui enseignent à l'enfant à se concentrer ou à dominer la fatigue seraient insuffisantes sans cet instinct de l'inconscient et sa poussée évolutive vers la construction du moi. Cet élan est donc un trait humain général, un archétype, qui émane du Soi. Fordham montre que les symboles qui apparaissent dans la première enfance tendent à fortifier la conscience, tandis que, dans la seconde partie de la vie, les choses s'inversent, l'accent étant mis alors sur l'écoute de l'inconscient.
Pendant la période bissexuelle et indifférenciée de la puberté, les jeunes tombent souvent amoureux d'une personne plus âgée qu'eux et de même sexe. Vues superficiellement, on pourrait interpréter ces figures dans les P.49 rêves et les phantasmes comme traduisant des tendances homosexuelles : or si l'on observe leurs rêves, on constate généralement que l'inconscient paraît soutenir cette admiration et cet attachement. Le personnage du frère aîné, du professeur ou de l'oncle y est paré de vertus magiques et présenté comme porteur de salut ou maître de sagesse. Il est, en effet, par certains aspects, une projection du Soi : la réaction naturelle du jeune admirateur est de désirer ressembler à l'objet de son admiration. Le personnage fonctionne donc comme le modèle d'un comportement meilleur et plus adulte, ce qui est exactement le rôle des « héros » des contes. Tant que le complexe du moi est encore faible, cette projection aide à la construction d'un moi mieux adapté. Tenant compte de ces faits d'expérience, nous résumerons donc en disant que le moi a un aspect archétypique et qu'il est édifié par le Soi, et que c'est cet aspect archétypique du moi que représentent le héros ou l'héroïne des contes de fées.
. Le moi peut être considéré comme le centre du champ de la conscience ; enfanté par ce dernier, il doit son existence à une réaction globale du système psychique tout entier, qui est un système autorégulateur. On peut dire que l'impulsion latente à produire le moi est un des aspects du héros mythologique. Celui-ci a des qualités qui ne coïncident pas avec celles du moi réalisé, mais qui relèvent davantage de la totalité archétypique de la psyché.
La plupart des difficultés humaines, y compris les dissociations névrotiques ou psychotiques, sont dues à un moi qui ne fonctionne pas en harmonie avec la totalité psychique. Il y a une discordance de quelque nature entre le moi et la structure d'ensemble de la psyché. Ainsi l'on observe dans un certain type de schizophrénie une énorme production imaginaire issue de l'inconscient, en même temps qu'un appauvrissement du conscient en ce qui concerne la pensée, et aussi .. l'émotion et l'affectivité ; la personnalité consciente est en disharmonie avec la vitalité débordante de l'inconscient, car la surabondance de ce dernier se déverse dans un vase trop étroit. C'est pourquoi l'un des rôles principaux du traitement analytique est de travailler à élargir le champ des réactions émotionnelles de sorte que la capacité et la solidité du conscient augmentent et soit en mesure d'accueillir les pulsions venues de l'inconscient. Bien qu'il existe diverses sortes de disharmonies et que toutes les dissociations névrotiques n'aient pas cette origine, celle-ci se rencontre fréquemment.
Le complexe du moi tend tout particu1ièrement à se dissocier du reste de la psyché et à se comporter de façon autonome, jusqu'à se trouver en opposition avec elle. C'est pourquoi l'une des tâches essentielles de l'espèce humaine est de réussir à ce que s'élabore un moi qui fonctionne de façon saine, c'est-à-dire en accord avec la structure instinctive d'ensemble de l'anthropos. D'une part, nous nous distinguons des autres animaux en ce que nous avons un complexe du moi fort, mais d'autre part, notre conscient plus développé nous fait continuellement courir un danger de dissociation.
Les récits mythologiques où le héros ou l'héroïne se conduit de façon spécifique sont une tentative de P.51 l'inconscient pour créer un modèle de complexe du moi qui fonctionne de façon adéquate. Le héros représente complexe du moi idéal, demeurant en harmonie avec ses exigences de la psyché. Il est celui qui met fin à la stérilité d'un pays et y rétablit une santé florissante en faisant couler la vie sous des formes bénéfiques. Chaque conte a un sens particulier, mais le héros-modèle s'y comporte toujours selon ses instincts. De même, lorsque l'héroïne vit en accord avec les exigences instinctives complètes de sa psyché, elle représente un modèle de comportement de la personnalité féminine consciente. Le héros et l'héroïne nous proposent une sorte d'esquisse de correspondance archétypique entre le moi et le Soi, qui demande à s'accomplir et à se réaliser de façon concrète dans la vie de chaque personne. On pourrait dire que la totalité psychique, ou ce que nous appelons le Soi, est une possibilité virtuelle et latente. Tel un ouf, c'est une masse de possibles qui a besoin de la vie consciente concrète, avec ses tragédies, ses conflits et ses solutions pour prendre vie : comme la Belle au Bois, elle attend d'être éveillée. Le moi est donc l'instrument grâce auquel les potentialités psychiques innées peuvent devenir réalité : si, par exemple, j'ai des dons artistiques sans que jamais j'en prenne conscience ni fasse quoi que ce soit pour essayer de les utiliser, ces dons pourraient tout aussi bien ne pas exister. En termes mythologiques, le moi est le héros, l'instrument de l'incarnation du Soi. Le héros et l'héroïne des contes de fées illustrent la façon dont de tels instruments d'incarnation devraient fonctionner. Le moi a un nombre infini de fonctions différentes à remplir, et chaque conte souligne un de ses aspects, généralement celui qui, à ce moment donné, fait défaut dans la situation collective ou est réclamé par elle. Le Fils de Dieu en est un exemple frappant : la figure divine centrale de notre civilisation est un homme réduit à l'impuissance, abandonné de tous et pendu sur la croix. Il est condamné à la souffrance et une passivité totale ; or c'est lui que l'homme occidental actif et volontariste est invité à adorer et à prier, c'est sur lui qu'il lui faut méditer.
On peut considérer la question sous un autre aspect, celui de la variété infinie des symboles. Si l'on conclut, trop hâtivement, que certains symboles représentent le Soi, cela peut être juste dans tel contexte particulier ou dans tel ou tel rêve, mais ce n'est pas une interprétation mythologiquement et généralement valable. Même si, techniquement parlant, cela n'est pas faux, une affirmation aussi générale est dénuée de sens. Un symbole du Soi n'équivaut pas à un autre. II est donc nécessaire de préciser notre pensée et de nous demander quelles différences il peut y avoir entre des symboles tels que le mandala, l'ouf, le diamant, la boule d'or, le trésor à découvrir, l'enfant, le héros ou l'héroïne, etc. qui, chacun, représentent un aspect du Soi. La première remarque qui vient à l'esprit est que le héros est un être humain tandis que la boule et les autres objets ne le sont pas, ce qui paraît une affirmation très banale, mais qu'il faut comprendre en la situant à son juste niveau. Si, dans certains matériaux, la totalité apparaît sous la forme de symboles impersonnels tels qu'un arbre, par exemple, ou à demi humains, tels qu'un héros, à quelle différence psycho1ogique cela correspond-il ? . une représentation matérielle du Soi qui symbolise de manière impersonnelle la totalité de la psyché, a tendance à apparaître en des moments de dissociation et de désorientation. Ainsi, les figures géométriques régulières reviennent souvent compenser le fait que le sujet se sent « décentré », perdu au milieu d'une situation chaotique ; en ce cas, un symbole matériel abstrait vient objectiver l'expérience intérieure et guider le sujet vers un détachement et un ordre dont il a impérieusement besoin. Si, par contre, une personne se sent comme si elle était la seule au monde à avoir jamais vécu une déception amoureuse, subi un deuil ou attendu un enfant, et qu'elle ne sache comment faire face à la situation, il lui est nécessaire d'apprendre à considérer la vie sous un angle P.53 moins subjectif ; c'est alors que le Soi se montre à elle sous l'aspect du héros ou de l'héroïne qui lui indiquent l'attitude qu'elle devrait avoir en pareilles circonstances et le type de réaction instinctive nécessaire. Dans ces cas, il ne suffit pas d'être détaché ou philosophe, un comportement humain spécifique est exigé.

CHAPITRE II MERE ET FILLE

La Belle au Bois dormant relève .. du thème de la disparition de la fille divine. Il s'agit en l'occurrence d'un sommeil ayant l'apparence de la mort. Dans le mythe de Déméter et de Coré, on sait que Coré, enlevée par Pluton, le dieu de la mort, s'évanouit temporairement hors de ce monde pour revenir à la vie terrestre lors du réveil printanier de la nature. Ce thème de la fille divine qui disparaît pour réapparaître a son parallèle masculin : c'est celui du fils divin qui descend dans le monde inférieur et qui en est ramené au printemps, comme, par exemple, Tammuz ou Adonis ; c'est là un thème universel. L'éclipse momentanée de la fille divine et celle du fils divin ont, à quelque chose près, une signification analogue. La jeune femme de type Coré est toujours reliée à la figure archétypique de la mère.
Dans notre conte, la jeune fille est bénie par un certain nombre de figures maternelles, et maudite par l'une d'entre elles ; elle reçoit en même temps les bénédictions et la malédiction. Dans le mythe de Coré, la disparition de cette dernière n'est pas le fait de sa mère Déméter. Celle-ci est cependant une figure double et variable : elle est la déesse de la fécondité, assiste les femmes en P.55 couches et préside à la croissance du grain de blé ; mais lorsqu'elle a perdu sa fille, elle devient une divinité de la vengeance et du malheur. Déméter passe donc d'un aspect à l'autre, selon la qualité de sa relation à sa fille.
Dans le conte d'Amour et Psyché la fille divine est durement persécutée par sa future belle-mère, Vénus, qui, comme par exemple Ishtar et Atargatis, est une figure de la Grande Mère. Ce conte présente une intéressante variante du thème, puisque c'est par jalousie que Vénus persécute Psyché qui, dit-on, la surpasse en beauté. Les gens se sont mis à adorer la fille au lieu de la mère et à voir en Psyché une incarnation de Vénus. Mais la déesse ne tolère pas l'existence d'une rivale humaine. Les civilisations occidentales et méditerranéennes nous montre . l'action ambivalente des dieux dans l'inconscient collectif vis-à-vis de leur humanisation. Il semble que la question n'ait rien perdu de son actualité. . Vénus, la déesse-mère, agit sous la poussée de ses affects et de ses émotions sans beaucoup de réflexion ; de ce fait, elle suscite un beau désordre, avant de reconnaître que la seule issue serait de s'humaniser. Cette tendance à s'incarner, qui s'est fait jour dans les systèmes religieux de la fin de l'Empire romain, se révèle surtout dans le christianisme. Elle s'exprime dans la tradition judéo-chrétienne sous la forme d'une figure divine paternelle ambivalente, de qui procède un fils qui est non pas un fils mythologique divin, mais un être humain ayant une réalité historique. L'incarnation de Dieu dans le Christ a été vécue comme une expérience religieuse collective de portée immense. .
Mais, dans le cas de la déesse-mère antique, la tendance vers l'incarnation en une fille humaine n'a pas abouti. Ce qui signifie, au plan pratique que, l'image de la femme n'étant pas reconnue, la femme ne l'est pas non plus. Nulle part ce désir d'humanisation n'a été mené à son terme et ne s'est traduit sous forme d'événement religieux et culturel. Le culte même de la déesse-mère a tourné court et a été réprimé. S'il a réapparu plus tard dans la dévotion à la Vierge Marie, c'est accompagné d'importantes restrictions mentales et de précautions visant à purifier la déesse de son ombre. On accueillait à nouveau la déesse-mère, mais dans la mesure seulement où elle se soumettait à l'approbation de l'homme et se comportait « convenablement ». L'aspect d'ombre de la déesse-mère antique n'a pas encore fait sa réapparition dans notre civilisation, ce qui nous laisse sur une interrogation, car il est évident qu'avec elle un élément important est absent.
Si l'on considère le cas de ces antiques déesses-mères qui haïssaient leurs propres incarnations humaines, on voit que le conflit peut se caractériser de la façon suivante : les déesses sont l'image d'une féminité absolument irréfléchie ; elles ne font que suivre leurs réactions émotives élémentaires. Si Zeus avait une relation amoureuse avec une autre femme, Héra faisait une scène terrible et se vengeait sur sa rivale et éventuellement sur l'enfant innocent de celle-ci. Les femmes que nous sommes doivent admettre que sans le frein imposé par la conscience nous ferions de même, car c'est la réaction instinctive. Mais en même temps la déesse-mère pouvait se montrer compatissante : elle prenait dans son giron tout ce qui était pauvre, estropié et malheureux, l'aimait et le soignait. Une charité élémentaire et incontrôlée est un de ses traits typiques, de même qu'un comportement sexuel débridé tel que celui de Baubo. La Mère était la grande prostituée qui se donnait à tout homme inconnu qu'elle rencontrait. Il y avait en elle une fécondité et une générosité infinies, une charité sans restrictions, une jalousie et une vanité sans bornes, et ainsi de suite.
La réaction totale et tout d'une pièce qui caractérise ces déesses est celle de chaque femme, car elle correspond à sa structure émotive et instinctive naturelle. Si nous comparons les déesses-filles à ces déesses-mères, P.57 telles qu'elles apparaissent dans la mythologie grecque, nous voyons qu'elles sont identiques à leurs mères (tout comme le Fils est identique au Père). Néanmoins, elles sont habituellement un peu plu humaines ; elles sont capables, comme Psyché, de se sacrifier au lieu de suivre aveuglément leurs pulsions instinctives, de remplir leur mission et de se retenir de la vengeance, de la violence ou de la pitié irréfléchie. Elles sont moins primitives, moins chaotiques, plus réservées et plus stables, en un mot, plus différenciées dans leurs réactions.
Cette tendance progressive inhérente à la structure féminine apparaît dans l'inconscient collectif comme un effort pour susciter une nouvelle forme de féminité chez la femme, de même qu'un nouvel aspect de l'éros et de l'anima chez l'homme - ce qui correspond chez lui à un sentiment plus stable et plus nuancé. En Occident, l'homme a devancé la femme dans le processus de civilisation. En Inde du Sud, l'humanisation de la femme et de l'éros masculin semble plus avancée que chez nous ; là-bas, les femmes sont fières de leur féminité et l'attitude générale envers l'éros est plus évoluée. En Occident se rencontrent souvent la brutalité, la vulgarité et une absence de nuances sur le plan des sentiments ; par contre, on y trouve généralement une différenciation bien plus grande sur le plan de l'intellect et du logos qu'en Orient. En Inde, par exemple, le principe du logos est relativement peu développé et demeure encore teinté de préjugés médiévaux.
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Il est fréquent que la naissance du héros ou de l'héroïne soit précédée d'une longue période de stérilité ; la naissance intervient alors de façon surnaturelle. Transposé dans le domaine psychologique, cela signifie qu'une période d'activité particulièrement grande du conscient est très souvent préparée par une longue période de complète stérilité. Il est par exemple tout à fait normal qu'une personnalité créatrice, avant de produire quelque nouvelle ouvre d'art ou de découvrir une idée scientifique originale, passe par une période d'apathie, de dépression et d'attente où la vie lui paraît sans intérêt. Au cours de l'analyse de telles personnes, on constate (par exemple dans leurs rêves) que pendant ce temps l'énergie s'accumule dans l'inconscient, ce qui se traduit, au plan conscient, par ce sentiment de dépression et de vide.
Je me souviens que, me sentant à bout de ressources de semblable façon, je rêvai que je regardais une importante gare de chemin de fer où l'on procédait à des manouvres pour former de nouveaux trains. Cela montrait clairement que dans l'inconscient la libido se remettait en place, que des structures instinctives et énergétiques se réajustaient. Avant l'explosion d'un épisode psychotique, on voit aussi apparaître une période où tout devient insipide, mais dans ce cas la libido, n'étant pas parvenue à se réorganiser, s'accumule dans l'inconscient avant de jaillir sous forme d'explosion destructrice.
Ces périodes de stérilité apparente montrent donc que quelque chose de spécifique est en gestation dans l'inconscient. Dans la version de notre conte .. cela est annoncé par la grenouille qui apparaît dans le bain de la reine. Une interprétation sexuelle semblerait s'imposer. La grenouille est d'ailleurs considérée par le folklore comme un animal plutôt impur. On l'utilisait jadis pour des sortilèges amoureux .. elle figurait en tête de nombreuses prescriptions concernant la fécondité et la sexualité. On pense au membre mâle fécondant la reine, mais, si l'on se reporte au folklore, elle est dans les contes, suivant les cas, prince ou princesse enchantés, et c'est aussi très souvent un animal maternel qui secourt les femmes en couches, apporte la fécondité et représente l'utérus. Dans de nombreux pays on dit que le P.59 coassement des grenouilles au printemps ressemble aux vagissements des nourrissons et que ces animaux représentent les âmes non encore incarnées d'enfants à naître.
La grenouille et le crapaud sont presque partout considérés comme des animaux sorciers et le second comme venimeux. . lien de cet animal avec la sexualité, le désir sexuel, l'« humeur printanière » et l'exubérance de la nature. Ceci étant, il est évident que dans une perspective chrétienne, la grenouille ne pouvait être que sorcière et diabolique. Mais, .. elle a aussi à faire avec la naissance des enfants ; elle représente un esprit de la nature, une impulsion vitale et annonce la fin d'une période de stérilité psychologique.
Jung dit un jour de la grenouille qu'elle semblait une tentative de la nature, au niveau de l'animal à sang froid, en vue de façonner l'homme . Cette idée que la grenouille est un être humain imparfait est très répandue. Les gens appellent un enfant « petit crapaud » ou « petite grenouille ». Créature aquatique, puis semi-aquatique, qui passe par des métamorphoses, la grenouille représente, en particulier dans les rêves, un élan de l'inconscient qui tend à devenir conscient. Certaines pulsions résistent à la prise de conscience et il faut leur donner, en quelque sorte, un coup de pouce ; abandonnées à elles-mêmes, elles demeureraient inconscientes. D'autres complexes contiennent, au contraire, une forte poussée énergétique vers l'accession à la conscience et vous obligent en quelque sorte à reconnaître leur existence. La grenouille représente une de ces pulsions qui cherchent à s'imposer, le problème restant étant celui de l'acceptation du contenu représenté ainsi et de son intégration dans la vie réelle. Lorsqu'un patient rêve de grenouille, je sais qu'il me suffit d'avoir une attitude réceptive ; le reste suivra de lui-même. Dans de nombreux autres contes, une figure possédant des pouvoirs magiques vient révéler qu'il faut faire ou manger telle ou telle chose pour avoir un enfant, mais ici rien de tel n'est exigé, il s'agit d'un processus naturel : la reine n'a qu'à attendre en tricotant de la layette pour le bébé !
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.. le thème du dieu, ou, plus fréquemment, de la déesse oubliée, est également archétypique. Lorsqu'Agamemnon voulut partir pour Troie, le vent manqua pour lui permettre de faire la traversée. On découvrit qu'Artémis, furieuse de ce que son culte était délaissé, exigeait que le chef des Grecs sacrifiât sa propre fille, Iphigénie, pour que les vents favorables lui permettent de prendre la mer. Le thème de la déesse offensée est fréquent car c'est souvent la femme que l'on ignore et qui ne le supporte pas. Il arrive cependant que ce soit un dieu mâle qui se venge de ce que l'on a omis de lui P.61 offrir des sacrifices comme aux autres dieux. Je me rappelle l'histoire d'une petite fille qui, lors d'une réunion d'enfants, se mit à pleurer, d'abord parce que les petits garçons la pinçaient, puis ensuite parce qu'ils ne faisaient pas attention à elle : des deux, dit-elle, elle préférait encore être pincée ! C'est là une réaction typiquement féminine, qui est probablement due au fait que la mentalité collective a souvent tendance à lui donner moins de place qu'au garçon.
Qu'est-ce que cela signifie sur le plan psychologique ? Il est évident que les dieux représentent des contenus archétypiques de l'inconscient, c'est-à-dire des complexes que chacun possède en soi et qui ne sont en aucune façon pathologiques. . Il y a dans la psyché différents centres dynamiques qui font partie des structures normales. Ces archétypes, de par leur puissance et leur vie partiellement autonome, apparaissent comme des figures numineuses et ont généralement été personnifiés par des dieux. Cela apparaît très clairement, par exemple, dans le cas des dieux astrologiques : parmi les planètes, Mars représente tout ce qui concerne l'agressivité et l'autodéfense, Vénus le sexe et ainsi de suite. Chaque dieu correspond, au niveau de l'image et du mythe, à un type de comportement instinctif spécifique. Dire qu'un dieu ou une déesse se trouve oublié signifie qu'un comportement psychologique naturel est négligé ou refoulé. On a, soit par artifice, soit par stupidité, omis de le prendre en considération.
On observe, en particulier chez les jeunes enfants, qu'une nouvelle tendance se manifeste tout d'abord de façon exagérée avant de trouver progressivement sa place dans l'ensemble de la personnalité. C'est ainsi que des enfants peuvent, pendant une certaine période, passer tout leur temps avec le chien, leur train électrique ou des jeux de construction, se battre, grimper aux arbres ou jouer à la poupée. Ils traversent des phases où ils sont complètement absorbés par une activité ou un objet particulier, qu'ils abandonnent tout à coup pour quelque chose d'autre ; l'enfant découvre toujours quelque passion nouvelle. Ce comportement, qui semble relever de la manie, correspond à l'apparition en lui d'un nouvel élément, ce qui déséquilibre quelque peu l'ensemble du comportement jusqu'à ce que l'élément nouveau soit « appris » et intégré. L'éveil de la sexualité est, parmi les phases de ce genre, l'une des plus violentes. Habituellement son irruption submerge et dissocie la personnalité jusqu'à ce qu'un équilibre nouveau soit atteint.
Les complexes, même normaux, ne sont donc pas des phénomènes toujours harmonieux chez les humains. Ils peuvent se combattre l'un l'autre et même écarter d'autres pulsions instinctives. Qu'un dieu soit oublié signifie que certains aspects du conscient collectif se trouvent placés au premier plan de telle sorte que d'autres sont, dans une large mesure, rejetés dans l'oubli. C'est bien le sort qu'a subi l'archétype de la déesse-mère dans notre civilisation.
C'était peut-être nécessaire pour notre développement culturel que l'esprit occidental fût amené à éloigner la déesse-mère pendant un certain temps, plaçant l'accent sur le développement du pôle masculin de la psyché. Mais dans l'esprit les organes délaissés se comportent de la même façon que dans le corps. Nos organes physiques réclament une certaine dose d'attention, et nous ne pouvons nous permettre d'ignorer avec partialité leurs besoins. Si nous délaissons certains centres vitaux, ils provoquent l'apparition d'une maladie du système tout entier. Comme la maladie d'un organe peut aboutir à une détérioration complète de la santé, ainsi un complexe qui ne fonctionne pas de façon juste désorganise l'ensemble de la psyché. On voit alors apparaître une névrose, ou pire, et il faut découvrir ce qui, ayant été négligé, détruit la personnalité tout entière. Une telle vision peut paraître très optimiste et semble impliquer que si l'on a toujours l'attitude juste, si l'on offre des sacrifices et de l'attention à chacun des « dieux » rien ne peut arriver et l'on pourra être en parfaite santé. P.63
Les différentes variantes des contes de fées ne confirment cependant pas tout à fait une semblable conclusion : dans certains d'entre eux, la marraine fait son entrée tout simplement parce qu'il lui plaît de créer des ennuis. Il arrive que l'apparition d'une névrose soit tout simplement l'apparition d'une névrose. Il serait erroné de dire qu'elle ait eu pour origine une attitude fausse - point de vue trop fréquent, du moins à l'arrière-plan du conscient, dans le monde des thérapeutes. L'apparition d'une névrose est parfois due à une attitude unilatérale, mais nous devons tenir compte du fait que la nature peut aussi, spontanément, provoquer des déficiences. Il arrive que « les dieux » créent des difficultés sans que celles-ci soient le fait de l'homme. Au sein de la nature elle-même, il y à des insuffisances, des imperfections, des dissonances et des monstruosités.
. Misère et maladie ou autre calamité s'abattent sur les gens sans que l'on puisse accuser personne de carence morale. Notre culture s'est édifiée sur l'idée d'un Dieu bon et juste ; si le mal fait son entrée, c'est donc, pensons-nous, de notre faute, de celle du vieil Adam, de nos parents ou encore du refoulement : un être humain quelconque est coupable. Mais on peut tout aussi bien dire, dans nombre de cas, que le coupable est Dieu -idée qui ne nous est pas habituelle, bien qu'elle le soit pour certaines autres civilisations. Même dans notre tradition, Dieu peut se mettre dans une humeur terrible dont les effets retombent sur l'humanité, ou laisser agir le diable, comme cela arrivait au Dieu de l'Ancien Testament. Il est important de garder ce trait présent à l'esprit pour que la vision chrétienne trouve son contrepoids dans celle de l'immoralité de la nature,
Pourquoi l'héroïne est-elle victime d'un sort si terrible ? L'une des versions nous dit qu'il en est tout simplement ainsi, et l'autre que la fée-déesse était en colère d'avoir été oubliée. Cela reflète une réelle incertitude concernant ce problème du mal. Il en est comme des conceptions modernes de la lumière. Une théorie affirme que la lumière est constituée de particules, l'autre qu'elle est faite d'ondes ; il semblerait que l'une étant vraie, l'autre ne puisse l'être. De même, ou bien une névrose est due à quelque « transgression » ou refoulement, et peut être guérie par une transformation de l'attitude vis-à-vis de la vie, ou bien elle est une malchance infligée par la nature, que seule la « chance peut guérir. Chaque théorie semble exclure l'autre. Et cependant, toutes deux paraissent justes dans bien des cas. Il faut alors soigner la névrose sous les deux aspects, bien que, rationnellement, ces derniers se contredisent.
Dans le personnage de la méchante fée, la déesse-mère apparaît comme la personnification des sentiments blessés et aigris (le lait maternel devenu aigre). Elle incarne la vanité offensée et la rancour. Ce trait peut éclairer un domaine qui a beaucoup à faire avec les problèmes des femmes . La source de bien des maux et de bien des difficultés dans une vie de femme vient de ce qu'elle a beaucoup de peine à intégrer et à surmonter les blessures affectives ; les sentiments blessés provoquent à leur tour les attaques négatives de l'animus, Dans une multitude de cas, les souffrances de la femme proviennent de cette réaction archétypique qui consiste à ne pas savoir surmonter une blessure, une rancour ou une mauvaise humeur dues à une déception dans le domaine du sentiment. Cette réaction submerge la personne qui se trouve envahie par un bouleversement émotif ou un état de possession. Si cela arrive, il est très utile de se demander : « En quoi ai-je été déçue, ou blessée dans mes sentiments sans en avoir suffisamment pris conscience ? » Très souvent l'origine du trouble apparaît alors. Si vous pouvez remonter à la source du mal et voir où les choses se sont gâtées, l'animus négatif cessera de vous posséder, car c'est là qu'il a fait son entrée. C'est pourquoi, lorsqu'elle est sous l'influence d'un animus négatif, une femme s'exprime toujours sur un ton plaintif et offensé. P.65
Or cette possession par l'animus exaspère les hommes et les met immédiatement hors d'eux-mêmes. Ce qui les horripile le plus est ce ton sous-jacent de reproches plaintifs. Ceux qui sont un peu avertis sur ce point ou ont un sentiment développé et un bon instinct savent que, dans la plupart des cas, cette attitude est un appel déguisé à l'amour. Malheureusement, l'effet produit est généralement l'inverse de celui souhaité, car cette attitude de la femme fait fuir l'objet de ses désirs. Ce ton de reproche traduit en même temps le désir inavoué de rendre ses coups à celui qui l'a blessée. Il y a là un cercle vicieux qui fait qu'une discussion dégénère en une scène caractéristique. La féminité méconnue qui provoque l'animosité de la femme est une réaction de nature archétypique qui se reflète dans les matériaux mythologiques et les contes.
Il est évident que les femmes qui ont un complexe maternel négatif sont celles qui sont le plus portées à ce genre de réaction, du fait qu'elles ont un très grand besoin de la chaleur et de l'attention qu'elles n'ont pas trouvées comme il convenait auprès de leur mère. C'est pourquoi elles ont tendance à se montrer particulièrement susceptibles et ont constamment le sentiment d'être délaissées. Lorsqu'on a suffisamment d'estime pour soi-même, point n'est besoin de se sentir blessé à tout propos. Lorsqu'une jeune fille est sûre d'elle et qu'un homme la laisse pour faire la cour à une autre jeune fille en sa présence, elle ne fait que déplorer le mauvais goût de cet homme : cela ne la jette pas dans le trouble et ne la fait pas douter d'elle-même. Mais si une jeune fille, dans un pareil cas, manque de confiance en elle-même et d'estime de soi, un abîme de sentiment blessé, de découragement et de rancour se crée en elle. Une femme qui a un complexe maternel négatif est sans cesse menacée de cette amertume, chaque fois qu'un homme se trouve en désaccord avec elle ou qu'une autre femme lui marche sur les pieds. Dans ce cas, ce qu'elle a le plus de mal à faire est de surmonter son ressentiment et sa colère ; elle attisera sa blessure pendant des années, la mettra de côté puis l'exhibera encore et encore : elle répond au modèle archétypique de la déesse outragée.
Notre conte étant une histoire collective et non pas personnelle, il faut nous demander en quoi il est caractéristique de notre civilisation. Autrement dit, quel aspect de la déesse-mère, c'est-à-dire de la nature féminine, s'est trouvé artificiellement écarté par le christianisme et par notre société. Ce qui apparaît d'abord et qui est devenu un problème à l'époque moderne, est son aspect sexuel. L'ordre social considère la sexualité comme dangereuse et comme la cause de beaucoup de désordres : elle peut, par exemple, briser des ménages. Dans cette perspective, elle devait être réglementée par la loi et n'être autorisée que dans le mariage. .. l'Eglise catholique romaine .. suggère même qu'une totale abstinence serait préférable ou que la relation sexuelle ne devrait être permise que dans le but de procréer, tout autre usage de la sexualité étant coupable. Mais il est impossible de décider arbitrairement comment il convient de maîtriser un dieu. C'est l'énorme erreur commise dans le système chrétien qui a eu pour conséquence que le dieu s'est mis à se comporter de façon autonome. Cette légalisation de la morale sexuelle n'a jamais été bien observée : ou bien les gens s'y sont tenus et sont devenus névrosés, ou bien ils ont vécu une double vie, ou bien sont « tombés dans le péché » pour le regretter ensuite.
Chez certains animaux, la monogamie fonctionne aussi longtemps que mâles et femelles sont en nombre équivalent. Les babouins . Si en raison de quelque catastrophe naturelle, les mâles adultes deviennent moins nombreux, l'excédent de femelles est réparti entre eux suivant leur rang. Mais dans notre civilisation où règne la loi de la monogamie, un certaIn nombre de femmes n'ont aucune vie sexuelle, et nombreuses sont celles qui demeurent seules . Elles sont hors jeu, ou P.67 en elles sont ressenties comme un danger pour les couples mariés. Or, personne ne porte attention à ce fait d'ordre naturel qu'il faudrait considérer en face. On prétend ignorer un besoin archétypique vital, organique, pourtant évident et qui demande à être vécu. Au lieu de cela des lois sont promulguées et appliquées avec des résultats désastreux : la déesse est ignorée.
C'est ainsi que non seulement Vénus, la déesse de la sexualité, a été méprisée, mais, avec elle, certains des besoins vitaux de la femme. . L'homme se laisse plus aisément porter par l'élan qui le pousse vers les activités intellectuelles. De même, le service militaire pour les femmes pose un problème, car elles semblent moins bien accepter les règlements imposés, leur nature se révolte davantage. Leur personnalité a besoin d'évoluer de façon plus naturelle et moins unilatérale. Il y a là un besoin concret et réel dont on doit tenir compte. Si l'on rapproche ce que nous venons de dire des symboles classiques du soleil mâle et de la lune femelle, d'un point de vue naïf on peut dire que le soleil est digne de confiance : il se lève avec régularité, tandis que la lune est capricieuse et d'humeur changeante. Elle apparaît chaque soir un peu plus tard, et, chaque mois, elle faiblit, décline et disparaît avant de renaître. Cependant en Egypte, la lune était un dieu mâle, Min : ceci est probablement lié à ce que l'homme archaïque est changeant et irrégulier dans son comportement conscient. Néanmoins, la lune est féminine dans la plupart des civilisations et dans certaines langues .
Notre héroïne est donc victime de la malédiction due à la colère de la déesse et à ses sentiments blessés. Dans une variante, l'héroïne n'est pas maudite par une déesse, mais par un prétendant déplaisant qu'elle a repoussé. Pour se venger, celui-ci, qui est magicien, lui jette un sort et l'endort pour cent ans. L'événement a donc lieu plus tard dans sa vie. C'est là une version plus complexe qui introduit le problème de l'animus. Le prétendant malheureux qui maudit la jeune fille est une figure semidivine et nous ramène au cas du malheur immérité, car personne ne peut avoir la présomption de prétendre qu'elle aurait dû l'épouser. Bien qu'ayant l'attitude juste, elle encourt une malédiction. On ne peut pas prétendre non plus que cet homme déplaisant vient à elle pour compenser ses qualités ! Une femme dont la blancheur est excessive attirera probablement l'aspect contraire et il se peut qu'il lui soit demandé d'accepter cet aspect d'ombre d'une façon ou d'une autre, mais le conte ne dit pas que la jeune fille soit trop bonne, il affirme seulement qu'elle est belle et séduisante. .
D'autre part un comportement instinctif juste peut se heurter au comportement collectif ; les névroses collectives existent. Un milieu, une famille entière ou une société peut être névrotique ; quand il y naît un enfant qui, par la grâce de Dieu, a une nature saine, au lieu de s'adapter à la névrose collective, il lui résiste. Prenons le cas d'une mère de famille atteinte de psychose ; .. elle n'aura pas nécessairement des enfants psychotiques ! . un enfant né d'une mère psychotique lui sera allergique et réagira de façon négative à la maladie de sa mère. Haïr sa mère est une réaction instinctive saine en pareil cas. Il y a là une tragédie authentique qui se produit chaque fois que la nature P.69 saine se heurte à une attitude névrotique : un comportement instinctif juste est la cause d'un malheur immérité. C'est le sujet d'un nombre infini de thèmes héroïques. Ce qui est pathologique hait ce qui est sain, et ce qui est sain répugne à ce qui est pathologique et le hait également, tout comme les animaux attaquent celui qui est malade. Un enfant normal qui naît dans un entourage pathologique ne pourra pas soutenir qu'il a raison et que les autres ont tort, car son entourage dira que c'est lui qui est malade, qu'il est névrosé ou psychotique ; c'est là le drame inévitable de bien des vies d'enfants, puis d'adultes. Il suffit alors parfois de dire, lors d'une analyse : « C'est vous qui aviez raison, pourquoi en doutez-vous ? » pour amener la personne il reprendre confiance en elle-même. Parfois, on doit soutenir un être contre la pression de toute notre société, ce qui arrive, par exemple, dans le cas d'un artiste ou d'une personne très introvertie que tout pousse dans nos collectivités à s'extravertir, à se trahir elle-même.
Dans un couple, si l'un des conjoints est névrosé et souffre de refoulements, il accusera sans cesse son conjoint. S'il est, par exemple, affligé d'une perversion sexuelle et qu'il veuille forcer l'autre à y participer alors que ce dernier s'y refuse, le premier accusera le second de manquer d'amour ou de ne pas être « libéré », mais celui-ci n'en restera pas moins écouré. Lequel est névrosé ? Chacun accuse indéfiniment l'autre et il est parfois très difficile de découvrir ce qu'il en est.
Je me souviens d'un cas où une femme avait de terribles symptômes hystériques qui n'apparaissaient qu'en présence de son mari ; elle était tout à fait normale tant qu'elle se trouvait hors de chez elle. Au cours de l'analyse, on découvrit que l'homme était totalement englouti dans un complexe maternel : en ce qui concernait le sentiment, l'amour et l'affection, il ne s'était jamais marié. Lorsqu'ils eurent atteint, lui soixante-sept ans, et elle soixante-deux, il se demandait encore, dans ses lettres à sa mère, s'il ne devait pas divorcer. Alors qu'ils étaient devenus grands-parents, le mari n'avait pas encore décidé s'il devait dire oui ou non à son épouse ! Chaque fois qu'elle rentrait chez elle, elle était prise de nausées : c'était en fait une réaction normale et un excellent signe ; sa nature saine « vomissait » une pareille ambiance. Bien entendu, on peut se demander pourquoi elle avait choisi d'épouser un tel homme. Il arrive néanmoins que des êtres soient tombés dans le malheur sans en être en rien responsables - vérité importante dont il est bon que se souviennent tout particulièrement ceux qui auraient tendance à avoir, consciemment ou non, une attitude moralisatrice au sujet des névroses ou des « problèmes » des autres. Dans la pratique, on peut être amené à dire à une personne : « Vos réactions, considérées par votre entourage (et peut être aussi par ceux que vous avez consu1tés) comme des symptômes névrotiques, quoique gênantes, sont tout à fait normales : votre nature se révolte ou se décourage devant certaines conditions de vie. Ce n'est pas vous qui êtes malade, mais le milieu familial, professionnel ou social où vous êtes plongé. Nous allons travailler à retrouver vos forces et voir comment et dans quelle mesure vous pouvez changer vos conditions de vie .. Il ne faut pas oublier que notre société urbaine, technique et unilatérale est, par bien des côtés, tout entière schizophrène, et que, bien souvent, ce n'est pas l'individu qui est malade, mais bien l'ensemble d'une civilisation qui ignore délibérément les besoins les plus évidents et les plus naturels de l'âme humaine.
Au début du nazisme, il arriva à plusieurs reprises que des Allemands me demandent en quoi ils étaient déséquilibrés, car, tout en se sentant de la répugnance pour le mouvement et incapables d'y adhérer, être si différents des autres les faisait douter de leur propre santé mentale. Ceux qui s'en tenaient à leur sentiment ainsi qu'à leurs réactions instinctives et qui, au sens le plus élevé, demeuraient sains et dans la voie juste étaient cependant pris de doute et ressentaient une grande détresse morale : ils étaient marqués et contaminés malgré eux par la psychose collective montante. L'homme P.71 est, en grande partie, un animal grégaire. Etre isolé de ses semblables est pour lui un facteur d'angoisse. Il faut donc être très lucide et avoir un grand courage pour rester fermement attaché à ce que l'on sent être vrai et juste, si cela est contraire à l'opinion courante ; l'isolement qui découle de ce type de situation fait que l'être est tenté de douter de son propre jugement. C'est là un exemple de situation où non seulement le malheur, mais l'angoisse et le doute s'abattent sur des individus qui ne sont ni fautifs, ni névrosés.
Considérons à présent la question de la malédiction qui pèse sur un individu innocent sous un angle différent. Beaucoup de contes débutent par le thème du prince, ou du marchand ou d'un autre personnage qui traverse la mer, ou pénètre dans une forêt, et qui est arrêté par un esprit malfaisant - un chien noir, ou le diable en personne - qui ne le laisse passer que contre la promesse qu'il lui sera donné le premier objet que le voyageur rencontrera en rentrant chez lui. Parfois, .. c'est un homme tombé dans la misère à qui le Diable procure la richesse sous la même condition. L'homme, croyant qu'il s'agit de son chien ou de quelque être qu'il est prêt à sacrifier, retourne dans sa maison ; son enfant accourt vers lui et il s'aperçoit qu'il l'a vendu au Diable. Cet enfant se révélera être le héros ou l'héroïne du conte dont la tâche principale sera de se libérer seul du sort qui pèse sur lui.
Que, dans ce type de conte, le roi, le marchand ou le meunier agisse contre la vie signifie que l'attitude consciente collective s'est enlisée et que l'énergie vitale ne peut plus s'irriguer normalement. Dans un cas semblable, un renouvellement ne peut se produire qu'à travers un dialogue avec le principe opposé et ce qui a été refoulé par la mentalité collective et considéré le mal (le Diable), ou quoi que ce soit qui était exclu jusque-là. Le Diable personnifie le principe qui entrave le progrès et qui cherche à supprimer toute évolution future (l'enfant) et à s'assurer que la vie continuera dans les vieilles ornières. Dans le tas d'un individu, cela correspondrait à une situation dans laquelle il se sent comme piégé : ne pouvant plus poursuivre dans la même voie, il est acculé à entrer en relation avec l'inconscient d'une façon ou d'une autre et à envisager de conduire sa vie suivant de nouvelles normes. Inévitablement, les conditions du Diable sont tout aussi extrêmes et unilatérales que ce qui existait auparavant, et lui céder reviendrait à provoquer un retournement des valeurs, aussi la tâche de l'enfant est-elle de se libérer en dépassant les opposés.
Jung racontait l'histoire d'un homme d'affaires très correct . Etant un homme, un homme typique avec des réactions trop entières, il tomba dès cet instant dans l'excès opposé de ce qu'il avait vécu jusque-là ; il dépensa tous ses biens et mena une vie dissolue jusqu'à sa mort. Il vécut une parfaite énantiodromie. . L'homme s'était trouvé pris par le Diable, comme le roi ou le meunier des contes, et il lui obéit sa vie durant, car il ne sut pas trouver la voie du milieu, vers la libération.
Un conte de fées qui commence ainsi par une confrontation avec le « Diable » indique donc la nécessité d'un changement et d'une prise en considération de l'attitude opposée à celle qui fut suivie jusque-là. Si l'on rapproche ce thème de l'histoire de La Belle au Bois dormant, nous P.73 voyons que .. une grenouille s'adresse aux parents qui n'ont pas d'enfants et dont le royaume n'est plus fertile depuis longtemps. Loin de menacer, comme le Diable, de dérober l'enfant, la grenouille lui permet de naître. La tension n'est pas aussi grande que dans le premier cas ; l'inconscient propose la possibilité de continuer à vivre sans qu'aucune condition déterminée soit posée ; il offre un nouvel essor à l'attitude consciente déjà existante. Il faut cependant nous attendre, et c'est ce que nous dit l'histoire, à ce qu'un paiement soit exigé ; les demandes de l'ombre s'imposeront, comme elles le font au baptême de la petite princesse. Alors le côté noir de la nature apparaît pour revendiquer ses droits sur l'enfant.


CHAPITRE III LA REVANCHE DE LA DEESSE

. dans une version médiévale du conte les trois marraines fées portent les noms divins de Lucina (Junon), Vénus et Thémis. Junon était entre autres choses la déesse qui aide les mères durant l'accouchement. Le nom de Vénus, déesse de l'amour et de la beauté, parle de lui-même. Quant à Thémis, la Justice et la Vengeance, c'est elle qui joue le rôle de la mauvaise marraine fée. Elle incarne un aspect de la déesse-mère qui a été largement oublié dans notre civilisation . Elle représente un principe féminin de sévérité et de vengeance qui ne coïncide pas avec l'attitude parallèle masculine. Quand nous évoquons vengeance ou punition - la vengeance étant la forme primitive du châtiment - nous pensons aux lois établies, à leur violation et aux peines appliquées conformément à elles. Car c'est là notre coutume.
Faire des lois et décider des peines encourues par ceux qui ne les observent pas est la façon masculine de traiter le problème de la justice. Nos lois sont basées sur le Code romain et la mentalité patriarcale, de telle sorte que nous envisageons généralement la punition comme ayant à faire avec le monde masculin tandis que la charité et l'exception seraient reliées au principe féminin. . P.75 . Le fait que les hommes édictent des lois et traitent des problèmes mondiaux et que les femmes aient le rôle de plaider la clémence suit le vieux modèle familial patriarcal où le père châtie et exige le travail et l'effort et la mère sollicite l'indulgence ; même lorsque ce principe n'est plus appliqué, il demeure malgré tout le modèle. La justice et la punition dans le monde masculin sont rattachées à la notion de lois statistiques, et l'on entend par justice que chacun subisse la même peine pour le même délit ; il n'y a aucune exception, à moins qu'il n'y ait une réglementation pour les couvrir.
C'est là une défense contre le mal, mais c'est une façon unilatérale de considérer le problème. Si l'on en croit les données mythologiques, il existe aussi une justice et un principe de punition et de vengeance féminins. On pourrait dire que la loi, telle que nous la concevons d'un point de vue masculin, est liée au principe du logos ; elle correspond à l'idée fondamentale qu'il faut qu'un certain ordre règne dans la famille et dans la société. Pour cela, des règles sont établies et ceux qui ne s'y tiennent pas sont punis. C'est une protestation contre le chaos, typique d'une certaine attitude face à la vie. Mais, si l'on en croit les données mythologiques, il existe cet autre principe féminin de justice, de vengeance et de châtiment. Je comparerai ce processus au caractère vindicatif de la nature : si, pendant des années, une personne mange à la hâte et sans même prendre le temps de s'asseoir, elle sera punie par des désordres d'estomac. Cela n'a rien à faire avec une législation quelconque, c'est une conséquence naturelle : un comportement incorrect entraîne le malheur et la maladie.
La vengeance et la punition ne dépendent donc pas seulement des décisions humaines, mais aussi des conséquences naturelles. Cela est également vrai sur le plan psychologique. Une attitude fausse (pas nécessairement immorale, mais en désaccord avec la nature) est punie par la malchance ou la névrose, bien qu'aucune loi éthique n'ait été enfreinte. Dans la plupart des mythologies primitives, il existe une figure féminine divine de la nature analogue aux déesses grecques Némésis, la Vengeance ou Thémis, la Justice. Dans la Kabbale juive, la Justice est placée à la gauche de l'arbre des Séphiroth, c'est-à-dire du côté féminin, ce qui montre bien que, selon le symbolisme hébraïque, la justice est une qualité féminine, ce qui peut nous sembler très étrange.
La nature est dure, sévère et cruellement vengeresse. Il n'y a ni jugement ni règle, mais simplement, traduit en termes mythologiques, la revanche de l'aspect sombre de la déesse. . le nom de Thémis fait allusion à la façon dont la nature rectifie la loi masculine dans un sens total et naturel. Les femmes ont tendance à ne pas attacher beaucoup d'importance aux principes de la justice et de la loi, mais à réagir instinctivement contre ce qui leur déplaît par de la méchanceté, réaction qui ressemble à celle de la nature (ce qui ne signifie pas qu'on doive justifier toute réaction de l'animus en se référant à ce que je viens de dire !). L'anima chez l'homme comporte aussi une forme de méchanceté, car elle est comme une femme primitive ; elle a également une façon de réagir aux situations déplaisantes en se rendant carrément insupportable. Laisser monter une humeur au lieu d'appliquer une peine réfléchie et raisonnable n'est pas toujours injustifié : dans certaines situations, se montrer simplement désagréable est la bonne réponse. La renarde qui mord le renardeau parvenu à un certain âge se conduit comme elle le doit ; en agissant ainsi, elle le renvoie à lui-même et l'oblige à prendre sa liberté. Certaines mères font de même et repoussent leurs enfants qui se cramponnent trop à elles ; comme la mère animale, elles les envoient promener. Ceci correspond à l'esprit de revanche de la nature dans son aspect positif, même si, vu de l'extérieur, cela paraît choquant. Si la femme est psychiquement en ordre et fonctionne en accord avec les lois internes de son être, elle peut se P.77 permettre cette sorte de méchanceté instinctive et féminine sans que ce soit de l'animus négatif. L'animal qui veut être nourri trop longtemps par sa mère obtient en contrepartie la méchante mère. Mais ce fonctionnement de la loi féminine n'est pas reconnu par notre civilisation patriarcale, c'est pourquoi elle est considérée comme immorale. Je connais la mère d'une fillette de huit ans qui est très capricieuse et veut sans cesse que sa mère joue avec elle. Pour son après-midi de congé, la mère expédie l'enfant dehors. A la dernière minute, pourtant, l'enfant demande systématiquement quelque chose. Par exemple, elle est suffisamment maligne pour dire qu'elle a fait ses exercices d'arithmétique - ce qu'elle déteste et demander à sa mère de les vérifier. D'un point de rue conventionnel, la mère devrait aider sa fille dans le travail scolaire, mais dans le cas présent et d'un point le vue féminin, la mère fait bien, car c'est une ruse de la fillette pour garder sa mère avec elle. En apparence, l'enfant semble logique et honnête, aussi faut-il une certaine subtilité pour décider qui a raison. Ici se pose la question de savoir si la mère doit suivre la motivation intérieure et se montrer désagréable ou la motivation « supérieure » qui se révèle, à la longue, mauvaise pour les deux. Les femmes qui ont un sens du devoir trop rigide ont des difficultés dans un cas semblable ; elles sont portées à dévier de la réaction instinctive et à penser qu'une bonne mère doit aider l'enfant dans son travail scolaire. C'est un « doit » et par conséquent, du point de vue féminin, une réaction de l'animus et, bien qu'en ce cas il ait une intention bienveillante, c'est tout de même de l'animus. La réaction saine serait de suivre l'instinct et de dire « non » à l'enfant.
Le problème est très subtil, car l'on peut retourner tout ce que je viens de dire pour justifier la paresse, l'égoïsme, ou les idées de l'animus contre l'instinct réel. On est obligé d'être franc et honnête avec soi-même pour comprendre ce que l'inconscient exprime.
La vengeance de la nature est reliée de près à la situation .. de notre temps . Les progrès techniques, l'hygiène et la lutte contre les maladies sont évidemment un bien, mais se leurrer au sujet de l'ombre terrible de cette attitude unilatéralement bonne provoque des situations redoutables. Pour faire face à un problème avec efficacité, il faut l'envisager dans sa totalité, c'est-à-dire savoir évaluer les conséquences néfastes d'une attitude positive, sinon l'on aboutit avec le temps à une situation pire qu'avant. .
Toutes les entreprises charitables bien intentionnées sont fondées sur une Weltanschauung et basées sur des idées d'inspiration chrétienne et humanitaire qui ne prennent pas en considération le côté sombre de la mère nature, Si l'on ignore un dieu ou une déesse, il se manifeste d'autant plus dangereusement. Il fut un temps où, dans l'idée que l'on se faisait de la nature, le bon, le généreux et le mal, l'obscur s'équilibraient dans une certaine mesure, mais depuis le XII et XIII siècles environ, .. les processus ne sont plus censés devoir s'aligner que sur une attitude unilatéralement lumineuse et bonne. Depuis lors, on persista à tort dans une direction qui n'était plus valable sans comprendre qu'une évolution nouvelle était P.79 nécessaire : une transformation était exigée en même temps qu'une conscience de l'existence de « l'autre côté ». Au lieu de cela un raidissement général se produisit à travers toute l'Europe ; ce qui avait été juste se transforma en une attitude névrotique et des mécanismes de défense s'élevèrent contre la situation de masse.
Au plan individuel, prenons le cas d'une fillette grandie dans une ambiance familiale imprégnée d'animus. Elle développera une grande indépendance et des activités intellectuelles - ce qui est tout à fait juste et, par ailleurs, la seule solution en accord avec la situation du moment. Mais la famille s'étant défaite, l'enfant quitte la maison. Si elle exagère son indépendance et devient inabordable sur le plan de la sensibilité, elle tombera dans une attitude névrotique. L'attitude rigide de l'animus, qui était un moyen de défense en conformité avec la situation à un certain moment, devrait s'assouplir pour s'adapter à son nouveau contexte.
La persistance dans une attitude dépassée et qui n'est plus adaptée aboutit à des situations impossibles. C'est un fait tragique que la structure de l'homme soit telle que la persévérance soit nécessaire pour maintenir le principe de la conscience, car c'est justement cette obstination qui entraîne la dissociation. La seule issue est l'attitude préconisée par Jung ; reconnaître ces difficultés, essayer de développer une plus grande flexibilité et une attitude plus ouverte au sein de sa propre attitude consciente et suivre son instinct jusqu'à ce qu'on ait un clair message de l'inconscient. La difficulté est que cette attitude peut se confondre avec de l'instabilité. Il existe, en effet, une sorte d'incapacité infantile à persévérer dans une attitude. Une personne dans ce cas change et hésite, incapable de suivre une route déterminée, ce qui dénote une faible conscience du moi. II arrive que l'on se réfère alors à la recherche d'équilibre entre les opposés, chère à Jung, pour tenter de justifier un manque de caractère ou de légitimer son inconstance infantile.
Pour en revenir à notre histoire, la mauvaise marraine-fée maudit la petite fille, annonçant qu'elle mourra . Mais la dernière marraine atténue la malédiction : au lieu de mourir, elle dormira pendant cent ans. Sommeil et mort étaient dans l'antiquité des frères divins : Hypnos et Thanatos. On pense au sommeil comme à une sorte de mort, c'est pourquoi dans cette histoire l'un et l'autre doivent être compris de façon relative. Psychologiquement, un contenu est « mort » lorsqu'il est complètement endormi. Si je rêve que telle ou telle personne est morte, cela signifie que le complexe représenté par cette personne est totalement refoulé, si bien que je n'en perçois même plus l'existence ; il est mort, il a cessé de participer à ma vie psychique. C'est pourquoi, dans une psychose, il y a tant de symboles de revenants, de cimetières et de cadavres sortant de tombaux ; en ce cas, cela révèle l'existence de toute une vie psychotique dissociée et autonome qui demanderait à être réintégrée. On pourrait dire que le côté sombre de la nature menace, à l'age de la puberté, de séparer cette jeune fille de toute la vie qui l'entoure. C'est en effet une période où les attitudes névrotiques se révèlent souvent.
Sur un plan collectif, cela signifie qu'un certain stade de la féminité est admis à se développer tant qu'il reste au niveau infantile de soumission, mais non au-delà. Les éléments féminins qui ne cadrent pas tout à fait avec notre civilisation sont autorisés durant l'enfance, mais sont bannis dès que la fillette arrive à un âge où cela doit être pris au sérieux dans le monde adulte. Ainsi, au carnaval de Bâle .. il y a un dieu de la liberté sexuelle, dieu que la civilisation chrétienne ne sait pas comment aborder . Pendant cette fête, les règles morales se relâchent, mais il est entendu que ceci ne doit pas être pris au sérieux et que ce sont seulement des amusements enfantins. Nous laissons donc ces choses vivre au niveau du jeu, mais comme adultes nous leur refusons une place dans notre P.81 vie. Nous disons : ceci est bon pour l'enfant, ou pour le Carnaval, ce n'était qu'un délassement. Nous ne le permettons que sous le déguisement innocent de la plaisanterie, mais dès que cela devient sérieux, nous le réprimons.
Un des meilleurs exemples historiques de cette attitude est la façon dont les romantiques jouèrent avec l'image de l'anima. . « tout cela n'était qu'un joli rêve ! ». Beaucoup d'artistes modernes ont la même attitude : ils écrivent sur les sujets les plus sérieux, tout en prétendant que c'est de « l'art pur » ou du « jeu », de façon à rendre impossible de prendre l'idée au sérieux et de se l'appliquer.
Cependant, certains auteurs ont employé des formules analogues dans un but différent. Ainsi, lorsque Shakespeare dit : « Nous sommes de l'étoffe / dont les rêves sont faits », on peut penser qu'il fait de ceux-ci une réalité .
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La dernière marraine-fée transforme la mort en un sommeil de cent ans, ce qui représente une bien longue période de répression. Il peut arriver en effet, dans la pratique, que les problèmes individuels s'aplanissent, tout en laissant le sentiment gênant qu'ils sont plutôt somnolents que résolus. En général, l'attitude consciente est alors telle que les problèmes ne peuvent émerger, ce qui fait qu'ils s'endorment, mais on sent qu'ils reviendront. Le roi a supprimé à la cour tous les fuseaux mais, d'une manière typique, le seul oublié blesse la jeune fille. II est également curieux de remarquer qu'au jour fatidique de ses quinze ans, au lieu de veiller sur leur fille, les parents sont absents. Pour un « acte manqué », il est de taille !
On peut penser que la vieille femme n'est autre que la marraine évincée qui vient consommer la malédiction. .. dans certaines versions, .. elle vivait depuis plus de cinquante ans dans une tour. A présent elle a pris l'apparence d'une vieille femme ordinaire, qui est si vieille et qui vit d'une P.83 façon si retirée qu'elle a (encore) été oubliée. Elle est le côté sombre du principe féminin, l'ombre, le côté imparfait de la mère nature négligé dans notre civilisation et qui, bien entendu, se reflète aussi dans les mères personnelles.
Le fuseau, lui, est un symbole à la fois féminin et phallique. Dans l'Allemagne médiévale, on parlait de la « parenté de fuseau » pour désigner la famille maternelle. C'était aussi l'emblème de Sainte Gertrude qui avait la plupart des qualités des déesses-mères pré-chrétiennes, telles que Freya, Hulda, Perchta, et d'autres. Le fuseau est aussi le symbole des vieilles femmes sages et des sorcières. Le lin qu'elle file est également relié aux activités féminines. Il était généralement planté par les femmes et dans beaucoup de pays les femmes avaient l'habitude d'exposer leurs organes génitaux au lin en croissance en disant : « Je te prie de pousser aussi haut que se trouve mon sexe maintenant. » Semailles, filature et tissage du lin sont donc liés à l'essence de la vie féminine, avec ses implications de sexualité et de fertilité.
... les thèmes de fils et de tissages apparaissent souvent dans ces rêves (les rêves de femmes enceintes et ceux précédant immédiatement ou suivant la naissance.) . Une future mère rêvait que de nombreuses femmes l'emmenaient sur un bateau, bien qu'elle réclamât son mari. Une femme très positive se présenta alors et lui montra une étoffe de soie, lui expliquant comment elle avait été réalisée, les fils en tant tissés de façon à produire un effet moiré et multicolore. La rêveuse sentit que c'était très numineux. Alors deux jeunes femmes, des jumelles, l'entraînèrent par la main vers la partie supérieure du bateau. Un complexe mère négatif faisait que cette femme avait quelque difficulté à accepter d'être mère, aussi l'inconscient lui proposait-il un modèle positif tendant à lui faire retrouver sa féminité et, de ce fait, son instinct maternel.
Ce motif du tissu de couleur changeante composé d'une multitude de fils est lié au chatoiement de l'imaginaire concernant la future maternité. Le mystère entourant le fait de donner la vie est fondamentalement associé à l'idée de filage et de tissage, activités féminines complexes consistant à assembler des éléments naturels dans un certain ordre. L'analogie biologique qui s'impose à notre esprit est que chaque enfant est le résultat de l'arrangement, suivant des modèles déterminés, des facteurs héréditaires de Mendel. Nous savons que chaque être humain est un facteur complexe que nous pourrions décrire comme une toile tissée de toutes les unités ancestrales, tant biologiques que psychologiques, dont il est formé. .
.. chaque nouvel enfant est fait d'un mélange vivant d'éléments psychosomatiques qui se combinent selon un certain modèle pour former un nouvel être. Le mystère concernant la façon dont un enfant devient un tout à partir de modèles psychologiques et physiques hérités est figuré par le tissage. Un enfant de quatre ans demanda un jour à sa grand-mère : « Qui m'a mis ensemble ? » A cette ouvre immense, la femme ne contribue pas consciemment, mais avec son être tout entier, et à travers sa substance totale, aussi bien biologique que psychique. II semble qu'il est extrêmement important et même essentiel pour l'enfant que les phantasmes de la femme enceinte se concentrent dès les premiers P.85 mois sur l'enfant. Je dirais que si une mère pense beaucoup à l'enfant à venir, prie et a des imaginations à son sujet, c'est-à-dire, « file » et « tisse » pour lui, cette activité mentale prépare la terre nourricière où il naîtra. L'attention de la mère qui tourne naturellement autour du mystère de l'enfant à naître et s'émerveille à son sujet, influence son sentiment à son égard et lui offre un sein bienveillant.
La femme au rêve de l'étoffe de couleurs chatoyantes exerce une profession. Elle est très fière de pouvoir avoir son enfant « incidemment », en travaillant jusqu'à la fin. Elle est satisfaite de sa bonne santé et de la vie qu'elle mène, c'est une personne très active, mais je pense que, d'une certaine façon, elle néglige intérieurement l'enfant. A cause de son complexe-mère négatif, elle n'a pas senti spontanément qu'elle devait « tisser » son enfant à l'aide de ses imaginations et de ses espérances, c'est pourquoi ce rêve lui disait quelle devait être son attitude psychique juste.
D'une part, toute personne qui a tricoté, exécuté un tissage ou une broderie sait quel effet bienfaisant ceci peut avoir, car on peut rester tranquille et paresser sans se sentir coupable, et filer ses propres pensées tout en travaillant. On peut se détendre, laisser courir son imagination, puis se lever avec le sentiment d'avoir fait quelque chose ! Ce travail exerce aussi la patience, ce qui, pour un tempérament « animus », est tout à fait utile . C'est une occupation éducative, qui, de plus, aide la nature féminine à s'exprimer, et il est extrêmement important pour les femmes ne pas abandonner ce genre de travail dans la vie fiévreuse actuelle. Mais on peut en abuser, comme de toutes les activités. . Quand tricoter, filer la laine ou tisser est décrit dans un conte comme négatif, on peut penser que la femme est en train de « filer » une intrigue quelconque. Le phantasme de désir est alors tissé en mauvaise toile de sorcière. Si le contexte mythologique du rêve ou du conte de fées rattache cette activité à la vie volontaire et consciente, cela indique une façon de comploter au plan matériel à l'aide d'associations et d'émotions, activité interne typique de la femme ou de l'anima.
Une des tâches de la femme est de créer une certaine atmosphère autour d'elle, car elle est en grande partie responsable de l'ambiance du foyer. Celle-ci dépend de la tonalité de son sentiment et de ses phantasmes au sujet de sa famille. Si ce sentiment est correct, elle peut entretenir l'attitude et l'adaptation justes. Si une épouse a confiance en son mari et en ses enfants sans les surestimer pour autant, le climat sera favorable et les siens désireront mériter cette confiance. Avoir foi dans sa famille et nourrir des espoirs pour elle est un des rôles de l'attitude maternelle et invite à y répondre. Rien n'est plus difficile pour un enfant que de sentir qu'on n'a pas confiance en lui ... Mais inversement, certaines femmes pensent que leur enfant est un héros, un génie, un sauveur, un Christ, ou une princesse et une Vierge Marie, ce qui détruit également l'enfant. Le phantasme du héros-sauveur chez les mères est très souvent la raison profonde de la destruction de leur fils, car cela affecte celui-ci. La mère doit filer la juste sorte de phantasme sans surestimer ni sous-estimer l'enfant, le gardant correctement en son esprit et en son cour, de sorte qu'il puisse suivre son propre chemin.
De telles réalités ont été trop ignorées. On parle de pédagogie, de prévenir les complexes ou de l'âge où il convient de mettre l'enfant sur le pot, comme si les P.87 règles extérieures primaient. Nous avons tendance à ne pas voir que l'imagination et le sentiment de la mère sont ce qui importe le plus. Les femmes savent généralement très bien que si l'enfant est malade, c'est parce que la mère est perturbée. .. pendant que l'enfant est encore dans le sein de sa mère, ce qui arrive à la mère et son état d'esprit peuvent influer sur son développement. Ces fondations invisibles ont beaucoup d'importance dans la création de la situation vitale future. Naturellement, on peut en dire autant de l'anima du père, dont l'éros négligé peut détruire l'enfant - de sorte que l'attitude du père vis-à-vis de la future mère et de la naissance à venir est évidemment primordiale.
En Inde, où il existe de fortes tendances matriarcales, l'enfant est regardé comme une âme réincarnée, et les fils de son existence sont ceux des générations. On pense que tous les êtres font partie d'un même tissu de nature divine. Comme les fils de la trame passent maintes et maintes fois, le fil apparaissant et disparaissant, les êtres humains vont et viennent et toujours un fil éternel les traverse au cours des réincarnations. . Que cette théorie ait été bâtie sur l'observation ou qu'elle soit une explication abstraite, c'est ainsi qu'on y interprète le fait que des modèles psychiques se répètent. En Occident, nous nous considérons plutôt comme des unités isolées, bien que nous parlions, au figuré, de la « chaîne des générations ».
Plus tard, la façon dont les phantasmes inconscients du père affectent ses filles est une évidence quand l'homme qui ne vient pas à bout de son problème d'anima reporte ses imaginations sur elles ; en espérant qu'elles vivront ce qu'il n'a pas vécu et en nourrissant à leur égard des désirs incestueux inconscients, il perturbe leur développement naturel.
Un homme s'étant marié très tard, à cause de son complexe-mère, transforma à son tour sa femme en mère. Quand il eut environ cinquante ans, il devint très instable et eut de nombreux phantasmes sexuels, encore que, en « parfait gentleman », il ne les rendît pas conscients. Un cauchemar revenait périodiquement dans lequel il voyait une de ses filles sous un réverbère, attendant les hommes comme une prostituée. Tout son problème d'éros était projeté sur ses filles. L'une s'enfuit, mena une vie déréglée, tomba malade et mourut. La seconde, pendant quelque temps, fit de même et la troisième devint très prude. Toutes avaient un problème non réglé concernant l'amour et le sexe, dû au filage et au tissage des phantasmes de l'anima du père qu'il n'avait jamais assumés et regardés en face. II les avait légués à la génération suivante et ses filles en supportèrent les conséquences.
Le fuseau, instrument d'une activité essentiellement féminine, est aussi, par sa forme, un objet de caractère phallique. C'est ce qui tournoie et autour de quoi tout pivote. Platon, dans le Timée, compare le monde à un fuseau, axe autour duquel le cosmos tout entier effectue ses révolutions. Dans beaucoup de récits folkloriques revient le thème des aiguilles ou des épines que les magiciens ou les magiciennes, les sorciers et les sorcières piquent dans la tête, l'oil ou derrière l'oreille, ou encore dans le doigt de leur victime, provoquant le sommeil ou la mort. Psychologiquement, une parole piquante peut effectivement tuer. La remarque mordante constitue l'agressivité habituelle des femmes aussi bien que de l'anima. Les femmes ne claquent généralement pas les portes ni ne profèrent de jurons, mais elles lancent quelque remarque subtile, douce et pointue ; c'est la blessure de la sorcière qui atteint précisément le point faible de l'autre.
Il y a dans l'esprit naturel féminin bien des aspects positifs. L'esprit de la femme a l'avantage d'être capable de voir les choses avec réalisme. . Mais l'esprit de nature, dans sa lucidité, peut P.89 aussi toucher les complexes de façon destructrice. Ce mauvais usage est très courant chez les femmes et c'est ce qui arrive ici - l'aspect négatif de la mère nature atteint la fillette et l'endort, tandis que ses parents, eux, sont « absents ».
Le fuseau est particu1ièrement dangereux quand on le tourne contre soi-même : comme il ne se manifeste pas à l'extérieur, il ne peut être appréhendé. Insidieusement, sans que celle qui en est victime s'en rende compte, il la détruit. C'est ainsi que l'on entend fréquemment des femmes dire : « J'ai toujours pensé que je ne me marierais jamais », ou encore : « J'étais stupide, aussi n'ai-je jamais rien réussi dans la vie. » Lorsqu'on leur demande : « Qu'est-ce qui vous fait penser ainsi ? », la réponse est : « Je ne sais pas. » Cette conviction autodestructrice, ayant été acquise dans la prime enfance, est acceptée comme allant de soi et n'a, par conséquent, jamais fait l'objet d'une critique personnelle, ni d'une discussion avec autrui, ni même été exprimée d'une façon ou d'une autre, sinon par des malaises et des traits de comportement : apathie, manque d'entrain et de joie de vivre, échecs répétés, etc. Si la mère elle-même ne se reconnaît pas de valeur en tant que femme, elle transmettra involontairement cette conviction intime à sa petite fille. Au fur et à mesure que celle-ci grandira, elle se rendra compte de ces inhibitions qu'elle prendra pour des lacunes personnelles et, les échecs et les jugements d'autrui venant renforcer la mauvaise opinion qu'elle a d'elle-même, elle perdra le peu qu'elle pouvait avoir de confiance en soi. A partir de là, tout développement intérieur, avec ce qu'il comporte de possibilités créatrices et d'autoréalisation s'éteint, comme s'endort la princesse après s'être piquée.
Tout ce que l'on peut discerner chez de telles personnes parvenues à l'âge adulte, c'est que quelque chose est arrêté en elles. Elles semblent vivre en léthargie et se traîner sous un astre maléfique, sans que l'on sache pourquoi : tout stagne. En général, elles n'en parlent pas à l'analyste, parce qu'elles n'en sont pas conscientes : se confier impliquerait la reconnaissance du fait qu'il existe un problème, ou tout au moins qu'elles aient des doutes à ce sujet. Comme elles ont été « ensorcelées » à un âge où elles ne pouvaient s'en rendre compte, ce n'est pas par manque de franchise qu'elles se taisent : cela ne leur vient tout simplement pas à l'esprit qu'il puisse y avoir là matière à discussion, ni que cela puisse changer. Ce genre de femmes se retrouve un beau jour dans une impasse pareille à celle qui surgit dans le conte. D'après celui-ci l'impasse est due à un complexe-mère, plus exactement à l'animus négatif maternel, car la vieille fileuse est une sorte de mère ou de grand-mère, et le fuseau représente l'animus (le phallus) de la mère.
.. un cas particulièrement critique d'anorexie. . La mère de cette femme avait été infirmière et avait fait sienne une attitude « chrétienne » de renoncement et de sacrifice qui l'amenait à considérer que sa propre vie n'avait aucune valeur et qu'elle ne devait rien en attendre - attitude qu'ont beaucoup de mères de famille, d'infirmières, etc. - ce qui ne l'avait pas empêché d'accaparer le médecin-chef de l'hôpital. Après son mariage, cet animus négatif se manifesta à nouveau ; elle ne cessait de se plaindre à son mari et à ses enfants, déclarant à qui voulait l'entendre qu'elle n'aurait jamais dû fonder de foyer pour pouvoir continuer à exercer son métier.
Les enfants grandirent donc dans cette atmosphère, où l'animus de leur mère leur fit savoir du matin au soir que leur existence même était une erreur et qu'ils avaient tort de vivre. La jeune fille en question cédait à tout ce qu'on lui demandait sans aucun discernement personnel, avec le souci constant d'apaiser tout un chacun. Elle craignait tout le monde, sa conviction profonde étant qu'elle n'avait pas le droit d'exister et devait P.91 essayer de se le faire pardonner. Toute son attitude signifiait : « Je vous en prie, ne me tuez pas, je serai lien sage, et je ferai tout ce que vous voudrez. » On peut dire qu'elle avait été piquée par l'opinion de l'animus maternel qui était devenue sienne. Elle aussi était une « Belle au Bois dormant ».
Lorsqu'elle vint me consulter pour la première fois, j'eus le sentiment curieux qu'on m'avait placé un éteignoir sur la tête et que j'allais m'endormir. Je suis accoutumée à me laisser aller à de tels phantasmes lorsque je reçois d'un patient des impressions de ce genre. Dans le cas présent, j'avais envie de me lever pour aller me mettre la tête sous le robinet d'eau froide. L'atmosphère était (trop) paisible, car elle était entre mes mains comme un jeune caneton : elle ne me contredisait jamais et ne me résistait en aucune façon. Elle m'était par ailleurs sympathique et m'intéressait, et cependant je ressentais en sa présence cette somnolence qui exprimait en fait sa propre situation ; elle ne s'était pas encore éveillée au fait qu'elle avait le droit d'exister. Pendant plusieurs années, le travail consista principalement à lui montrer dans chaque événement de sa vie comment elle s'était constamment laissé faire et avait toujours cédé aux autres passivement ; nous en revenions toujours à cela. Elle était tombée dans un tel abîme de misère qu'elle se trouvait complètement incapable de s'alimenter, car manger et digérer signifie prendre pour soi, réagir, et présuppose un minimum d'agressivité, or elle n'avait aucune réaction vis-à-vis de ce qui l'entourait.
Si nous l'envisageons à présent sur le plan collectif qui est celui du conte, ce thème du sommeil de la princesse nous ramène au fait que certains facteurs de la vie psychique féminine ont été refoulés par une censure consciente. Dans notre civilisation, un des présupposés le plus largement répandus - plutôt relégué à l'arrière-plan de l'esprit que véritablement inconscient est le rapport traditionnellement établi entre le bien, l'activité, l'esprit et l'homme d'une part, et le mal, la passivité, la matière et la femme d'autre part. Déjà, dans le récit biblique, Adam dénonce Eve à Dieu comme étant responsable de la faute, car elle avait écouté le diable. Cette identification du mal et du problème que la femme pose à l'homme se rencontre sans cesse, et les hommes qui souffrent d'un complexe-mère négatif pensent fréquemment ainsi. Notre civilisation étant, pour une large part, patriarcale, ces idées demeurent au fond de bien des positions et des attitudes, tant sociales qu'individuelles.
.. un prêtre catholique.. : « Pourquoi y a-t-il toujours des problèmes avec les femmes ? » Sa remarque était provoquée par le fait qu'une fois de plus une de ses pénitentes avait tenté de le séduire au confessionnal en se comportant de façon révoltante ; c'était le genre de femme qui se promène ensuite en racontant partout que c'est le prêtre (ou l'analyste !) qui a cherché à la séduire, même s'il n'en est rien. Les prêtres portent la robe, ce qui proclame leur désir de ne rien avoir à faire avec le sexe et les femmes. Ce fait est ressenti comme un défi par certaines qui, dès lors, désirent les séduire et éveiller leur virilité. Mais, du point de vue du prêtre, il est évidemment exaspérant d'être sans cesse entouré de femmes hystériques. L'amour est généralement absent de ce genre de réaction, il s'agit bien plutôt d'une pulsion de puissance. Devant cela, le saint homme s'écrie : « Mon Dieu, ces femmes ! », mais ce qu'il ne voit pas, c'est qu'en portant cet habit tout en appartenant à un ordre patriarcal (à la tête duquel se trouve un pape sans équivalent féminin à ses côtés), il constitue en lui-même une sorte de déclaration de guerre envers l'élément féminin. Trois femmes qui s'étaient comportées de façon provocante dans de semblables circonstances avaient des rêves disant clairement qu'il devrait y avoir des prêtresses, ce qui montre bien qu'elles se sentaient insultées. . P.93 .
La situation de base était et reste donc foncièrement patriarcale. Aussi les femmes qui ne prennent pas la peine de réfléchir à ces conditions sociologiques, et celles qui ne s'en rendent même pas compte, les font leurs et sont affectées par un sentiment d'infériorité qui les rend amères et irritables, et qu'elles compensent en se montrant désagréables pour provoquer l'attention. Si l'on ne réussit pas à être normalement reconnu en tant qu'individu et à attirer l'intérêt d'autrui, on déclenche la colère pour se faire remarquer à tout prix ; en réalité, il s'agit d'une tentative légitime mais maladroite (parce que se sachant d'avance vouée à l'échec) pour réclamer le droit à l'existence.
Pour en revenir à notre conte, après que se sont écoulées les cent années, la haie épineuse qui défend l'entrée du château s'ouvre et, dans certaines versions, se met à produire de magnifiques roses. La rose avec ses épines, dit un auteur médiéval, appartient à Vénus et symbolise l'amour, car il n'y a pas d'amour sans souffrances. .. « là où il y a du miel, il y a aussi du fiel. » On peut rattacher les épines des roses à ces terribles coups involontaires que se portent mutuellement les personnes qui s'aiment. Ces échanges de coups d'épées, qui consistent à se toucher aux points les plus vulnérables, sont en réalité des luttes entre animus et anima : ce sera exactement à l'endroit où le sentiment de l'homme est le plus incertain et le plus sensible que la femme enfoncera la pointe de son animus négatif, tandis que c'est là où la femme a le plus besoin d'être acceptée, comprise et encouragée que l'homme lui versera le poison de son anima meurtrière.
La présence de telles épines ou de leur équivalent indique généralement dans les rêves une susceptibilité exaspérée qui s'accompagne toujours d'agressivité. La personne souffre, mais, en se défendant contre sa propre souffrance, elle blesse les autres. S'il me vient un patient ou une patiente très susceptible, je sais que j'en recevrai beaucoup de piqûres désagréables et qu'il est prudent de revêtir une armure protectrice. Ces personnes sont souvent fières de cette sensibilité sans se rendre compte qu'elle leur sert à tyranniser autrui : un mot peu aimable provoquera des drames des mois durant, et vous ne pouvez ouvrir la bouche de peur de les heurter ; elles font des scènes sur tout, boudent et se sentent attaquées à tout propos dans leur merveilleux sentiment.
Pareille attitude, si elle traduit la souffrance d'un être prisonnier de lui-même, cache aussi généralement un complexe de domination fort ordinaire qui apparaît en rêve dans les figures d'ombre. Cette attitude infantile devant la vie sert souvent à ces personnes à manipuler ceux qui les entourent. Quand il s'agit d'une femme, ce qui serait normalement de l'amour devient une haie d'épines où tout homme, en s'aventurant, se fait tellement piquer et déchirer qu'il ne lui reste plus que la retraite. Il n'est pas possible à un homme de s'approcher d'une femme qui est susceptible au point de se sentir ulcérée par la moindre remarque : c'est trop compliqué pour lui, et bien entendu, il abandonne ou son amour meurt transpercé comme les prétendants du conte.
.. la solution du récit est P.95 étrange, puisqu'elle ne comporte apparemment ni mérite à acquérir, ni épreuve dramatique à traverser. Au bout de cent ans, la situation se dénoue toute seule. Il n'est demandé au prince rien de particulier, si ce n'est d'avoir le courage d'entreprendre à son tour l'aventure et, surtout, d'avoir su agir au moment propice. Or nous savons que celui qui agit ainsi est un être qui est parvenu à une certaine maturité psychologique. Celui qui pèse ses actes et leurs mobiles ou qui, spontanément, fait ce qu'il faut au moment juste a atteint un certain degré d'unité, d'équilibre et de vérité intérieure. Comme le dirait Jung, il a atteint son centre et agit sous l'impulsion du Soi, en harmonie (en synchronicité) avec les événements, tant intérieurs qu'extérieurs. On pourrait dire aussi, dans le langage de la vieille sagesse chinoise, qu'il est mû par « l'activité non agissante », le wou-wei et qu'il entreprend son aventure dans l' « Innocence ». Autrement dit, il ne force pas la haie d'épines par décision du moi, mais attend de sentir que le moment en soit arrivé et d'y être poussé du plus profond de lui-même.
On peut tirer diverses leçons de ce passage du conte, et tout d'abord que le problème de la susceptibilité demande à être traité avec beaucoup de patience, et même une certaine passivité. Si l'on essaye de se frayer de force un chemin en montrant à la personne concernée qu'il s'agit, en fait, de pouvoir, on risque d'être envoyé d'une bourrade dans les piquants où l'on se fait prendre, et la re1ation se déchire. II m'est arrivé de perdre le contact dans de tels cas, parce que la personne sortait de chez moi profondément blessée que j'aie osé toucher à ce problème brûlant et déceler une tendance à la domination dans ce qui était, à son avis, une délicatesse d'âme si rare. La seule chose à faire dans un pareil cas est d'attendre que le sujet se retrouve tellement isolé avec son complexe de puissance qu'il s'avoue battu. On constate en effet que, dans la perspective collective qui est la leur, une telle passivité constitue la morale de beaucoup de contes de fées.
Dans les situations qui dépendent du principe féminin (qu'il s'agisse de l'anima chez l'homme ou de la féminité chez la femme), le temps est un élément essentiel ; rien d'autre ne peut aider, et toute interférence serait erronée. Prenons par exemple le cas de l'anima : certains hommes ayant un complexe-mère positif offrent le type du célibataire esthète et poète, à l'âme délicate comme une fleur. Cette fragilité les empêche d'avoir la moindre idée de la façon de s'y prendre pour sortir d'eux-mêmes et faire la cour à une femme. Ils sont prisonniers de leur propre sensibilité et ont peur qu'elle soit blessée. Si la pulsion vitale ne les y force pas, ils demeureront souvent très tard à distance des femmes. Or il arrive fréquemment que, vers 30 ou 40 ans, ces hommes dépassent ce stade de façon soudaine, apparemment sans cause, et que, sans aide thérapeutique, ils entrent en relation avec une femme et fassent un mariage heureux. Il semble que quelque chose ait longtemps mûri en eux, que l'énergie nécessaire se soit accumulée et que, ayant tant attendu, ils rattrapent le temps perdu. Une analyse ne serait guère utile en ce cas et la meilleure chose à faire devant ce type de célibataire peut être de le renvoyer en l'assurant qu'il va bien et de lui conseiller d'attendre de rencontrer une femme qui lui convienne. Il peut arriver, par contre, que d'autres problèmes se posent à cette personne ou qu'une demande d'individuation se dessine en elle, auquel cas l'analyse pourra aider à accélérer le processus de maturation, sans toutefois insister sur l'extraversion ni sur la relation avec les femmes, jusqu'à ce que la haie d'épines s'ouvre d'elle-même, ce que les rêves et les circonstances ne manqueront pas d'indiquer. Ces hommes étant habituellement très introvertis, une éventuelle thérapie devra avant tout respecter et accompagner leur rythme intérieur. Un des principaux rôles du thérapeute sera d'encourager P.97 le patient à accepter sa propre sensibilité et l'apparente lenteur de son développement vital et à s'y tenir, malgré les critiques de ses proches et la pression de la collectivité. Accepter de « ne pas être comme les autres » et pourtant continuer sa route comme on sent que c'est juste exige en effet une grande droiture et beaucoup de courage moral.
. Du point de vue individuel, l'histoire de la Belle au Bois dormant est donc celle d'une femme qui a un complexe mère négatif ou d'un homme chez qui l'anima s'est endormie sous l'influence de ce même complexe.


CHAPITRE IV NEIGEBLANCHE ET ROSEROUGE

. Le début de l'histoire décrit une situation typique : c'est l'Eden de la relation mère-fille, le paradis innocent de l'enfance. Tout y paraît harmonieux, mais un peu trop beau ! D'autre part, il n'y a là que trois personnages ; la situation est incomplète, car .. le chiffre habituel de la totalité est le quatre. L'élément mâle fait entièrement défaut ; il n'y a pas de père, puisque le mari est mort, ni de frère. Cette atmosphère purement féminine est décrite comme idéale et, tant que les enfants sont très jeunes, cela n'est pas très grave. . Avec l'ours apparaît le quatrième masculin.
Si l'on étend ce thème à la situation historique et culturelle de nos sociétés occidentales, on peut dire que les univers masculin et féminin n'entretiennent pas entre eux une relation juste, tant sur le plan humain que sur le plan de l'esprit. Une des façons dont le monde féminin cherche à se défendre et à instaurer son droit propre consiste à se créer des paradis féminins. On observe cela dans les associations ou clubs où les femmes se réunissent . dans certaine famille, mère et fille font cause commune .. faisant peu de cas du père ou des frères. . traitent (les hommes) en grands bébés ou en imbéciles. De même que les hommes ont, de leur côté, des associations destinées à renforcer leur amour-propre ainsi que leur rôle dans la collectivité, les femmes ont besoin de disposer de quelque chose d'analogue .. qui leur permette d'affirmer leur féminité vis-à-vis d'elles-mêmes, leur fournisse un cadre pour prendre conscience de ce qui les différencie des hommes et satisfaire leurs besoins particuliers.
Dans de nombreuses ethnies dites « primitives », les jeunes gens sont initiés aux sociétés secrètes d'hommes, et les jeunes filles aux sociétés de femmes. .
Quant à l'ours, la mythologie grecque en faisait un animal de la Déesse-mère, et les auteurs médiévaux l'associaient à la Vierge Marie. Arctos, la constellation de la Grande Ourse, prend en grec (comme en français) l'article féminin. Il existait en Grèce un culte de la déesse Artémis de Brauron qui avait une forme d'ourse. Des jeunes filles de bonne famille étaient consacrées, entre douze et seize ans, à son service. On les confiait à la déesse à l'âge où les jeunes filles sont aussi difficiles à garder à la maison que les jeunes gens. Pendant cette période, elles se comportaient en garçons manqués, .. ne prenant aucun soin de leur personne .. aussi les appelait-on les « oursonnes ». Ces sociétés avaient pour tâche de renforcer leur personnalité en protégeant sa formation. En les faisant entrer plus tard dans la vie, déjà pourvues d'une certaine maturité obtenue en toute sécurité sous la protection qu'offrait l'affreuse peau d'ours, on permettait à leur personnalité de s'affirmer et de se développer sans se heurter avant l'heure au problème de la sexualité. Cela leur évitait de tomber dans une vie amoureuse et des maternités prématurées et de se retrouver vieilles et usées avant l'âge. Dans ce dernier cas l'évolution P.107 mentale est freinée ou arrêtée parce que la substance vitale est épuisée.
Ce sont plus particulièrement les jeunes filles dotées d'une nature délicate qui ont tendance à se cacher ainsi sous une toison d'ours. . j'ai noté que les filles affublées de peaux d'ours étaient beaucoup plus vives et s'intéressaient davantage aux études ; leurs notes descendaient en flèche dès qu'elles se mettaient à devenir coquettes et commençaient à sortir avec des garçons, s'intéressant désormais davantage à ce côté de leur vie. Celles qui tardaient plus longtemps à s'éveiller à la sexualité avaient une meilleure chance de développer leur personnalité et leur esprit que celles qui s'émancipaient trop tôt.
Que des femmes ou des adolescentes se rassemblent et fassent barrage contre le principe masculin n'est donc pas toujours forcément négatif, dans la mesure où cela a pour conséquence de consolider leur féminité et permet aux deux sexes de se rencontrer plus tard à un niveau plus élevé. Il ne faut pas oublier qu'entre les sexes n'existe pas seulement une attirance instinctive, mais aussi une opposition authentique et qu'ils n'ont jamais cessé de se menacer l'un l'autre - les femmes essayant d'attirer les hommes dans leurs manières féminines, et vice versa. C'est la trame d'une tension nécessaire et tout à fait normale, l'altérité étant la cause même de l'attraction mutuelle des sexes.
Dans notre société, on peut observer que les femmes sont généralement concernées, plus que les hommes, par leurs voisins et les événements familiaux tels que mariages, naissances et décès et par les relations d'ordre personnel ; elles ont tendance à créer des liens avec ceux qui vivent autour d'elles, tandis que les hommes sont davantage portés à s'intéresser à ce qui se passe au-dehors pour se préparer à l'affronter. C'est ce qu'exprime .. au vingtième hexagramme du Yi King « La contemplation à travers la fente de la porte » est « avantageuse pour la persévérance d'une femme » , tandis que « pour un homme. un tel mode de contemplation subjectif et limité est naturellement mauvais ». Autrement dit, le fait de regarder les choses de près, de façon intime, est louable pour une femme, car c'est là son mode naturel de perception. L'homme, par contre, sera davantage porté à nourrir des intérêts plus abstraits et à envisager les choses sous un angle plus collectif. La Chine connaissait la même répartition des centres d'intérêt entre les sexes que notre culture.
Telle est donc la disposition qui semble naturelle et que notre tradition a encouragée, du moins jusqu'à notre époque. C'est pourquoi, pour se réaliser de façon équilibrée dans sa totalité, une femme doit développer son animus, ses qualités intellectuelles et « viriles », tandis que l'homme a besoin de développer son anima, ses qualités « féminines » et son éros ; il devra apprendre à tenir compte des relations individuelles et concrètes et à ne pas se perdre dans son monde rationnel et abstrait.
Le principe masculin et le principe féminin sont destinés à se compléter et à se féconder réciproquement. Un monde purement féminin tel qu'il est décrit au début de notre conte manquerait de largeur d'horizon. Sans le contact avec le principe masculin, il serait trop étroit et trop subjectif. .
La femme qui a un complexe-mère positif tend à avoir confiance en elle-même, ce qui est un bien, mais aussi à s'identifier à sa mère : elle sera vis-à-vis de son mari P.109 et de ses enfants comme l'était sa mère avec les siens, fera la cuisine, arrangera sa maison, comme le faisait celle-ci. Elle aura souvent les mêmes intérêts qu'elle. Il est évident qu'une telle situation présente des dangers et des inconvénients, aussi le conte nous montre-t-il la façon dont les choses peuvent évoluer : un jour d'hiver l'ours, le quatrième élément, se présente, et avec lui s'amorce un développement normal. Examinons de plus près le symbolisme de l'ours, cette fois sous son aspect mâle, tel qu'il apparaît, dans ce conte, à la mère et aux deux fillettes.
Dans le passé, il n'était pas rare que les gens puissent voir une carcasse d'ours suspendue à l'étal du boucher. Or, cette dépouille présente l'aspect grossier d'une silhouette humaine. Cela, comme aussi le fait que l'ours se dresse et marche volontiers sur ses pattes de derrière, a pu suffire pour entraîner la projection, très répandue, suivant laquelle les ours sont des êtres humains. On rencontre partout dans le folklore des contes dans lesquels cet animal est un prince enchanté ou un homme ensorcelé et condamné à errer à travers le monde dans cette peau de bête.
Parmi les adeptes de Wotan existaient les Berserks (Ber = Bär = ours ; Serk = peau ou chemise). « Devenir berserk » était considéré comme un don héréditaire et on racontait par exemple que lors d'une bataille le seigneur, assis dans son château, bâillait soudain effroyablement et tombait dans un sommeil profond comme la mort. Au même moment, un ours apparaissait sur le champ de bataille où il massacrait tous les ennemis. Dès que l'ours avait disparu, le seigneur se réveillait exténué car, devenue « berserk », son âme, incarnée dans l'ours, avait livré bataille. On prêtait à ces ours-fantômes de grands exploits guerriers et ce qui prouvait bien qu'il s'agissait du seigneur, c'était que si l'animal avait été blessé à la patte droite durant le combat, l'homme, à son réveil, portait une blessure à cette main !
Dans les anciens pays germaniques, ce phénomène était tenu pour un authentique talent transmis de père en fils dans certaines familles. C'est seulement plus tard que l'opinion à ce sujet se modifia, de sorte que la faculté de devenir « berserk » prit un sens ambigu et désigna la capacité d'entrer dans de grandes fureurs confinant à une expérience religieuse extatique. C'est la raison pour laquelle, de nos jours, beaucoup de gens craignent de céder à leurs accès de colère. Quand on est en colère, on est possédé par la plénitude de la vie ; on a le sentiment d'être invincible et de faire un avec son propre but ; le doute ou l'incertitude sont balayés. On peut s'exalter jusqu'à éprouver le sentiment d'être entièrement et magnifiquement rempli d'énergie et de chaleur vitales, et l'on pourra dire par la suite : « Je leur ai dit leur fait ! » Se réveiller ensuite et devoir payer la facture est évidemment moins satisfaisant ; on ne se sent plus très divin, mais au contraire un peu stupide. Ce n'est que lorsqu'ils sont en colère que nous savons réellement ce que les autres pensent de nous, comme c'est seulement alors que nous donnons libre cours à nos opinions intimes, bien que leur expression puisse dépasser alors la vérité.
Ce sentiment de plénitude et de puissance qui remplit l'être saisi d'un affect violent correspond, en langage mythologique (qui est aussi celui de l'inconscient et de nos rêves), à la possession par un dieu. Or, être possédé par un dieu, c'est s'identifier à lui, se sentir surhumain, et rien n'est plus dangereux pour un être humain que de perdre le sens de ses limites et de sa personne individuelle. Les Grecs disaient que « Les dieux rendent fous ceux qu'ils cherchent à perdre ». La colère divine est redoutable ; que l'on pense au dieu biblique détruisant presque toute vie sous le déluge, ou au comportement d'Arès pendant la guerre de Troie. La folie destructrice des déesses ne leur cède en rien : en Inde, il arrivait à Kali de massacrer quelques milliers de personnes .. ou encore, en Egypte, à Hathor de se précipiter dans le désert, tuant et dévorant tout ce qu'elle rencontrait de vivant jusqu'à P.111 ce qu'on l'apaise avec de la bière : une fois ivre, elle redevenait pacifique.
Dans notre langage psychologique, les dieux de la mythologie sont des archétypes, et les archétypes ont toujours à la fois un aspect psychique qui tend à se traduire en images, et un aspect instinctif. Ils ont pour base une structure instinctuelle : le fondement biologique de l'archétype de la mère est la maternité, celui de la conjonction est la sexualité, etc. C'est pourquoi l'on peut rattacher chaque dieu à un champ biologique instinctif, le premier étant l'aspect psychique du second. Inversement, l'on peut affirmer qu'à tout dynamisme instinctuel correspond une image, ou un ensemble d'images et un comportement spécifiques. Or, dans le monde animal, l'autodéfense, l'agression et la peur dominent toute une partie de la vie et, pour notre part, nous n'en sommes pas exempts. Les dieux sont donc des représentations de complexes généraux, et Arès-Mars est l'image, dans la culture classique, de l'instinct d'agressivité et d'autodéfense tels qu'ils existent dans la nature.
Chaque dieu archétypique représente une charge dynamique et explosive relativement autonome et, par suite, incontrôlée, et à ce stade, incontrôlable, aussi les dieux sont-ils toujours un peu en-dessous ou en deçà du but par rapport au niveau humain. Les Grecs eux-mêmes se montraient choqués du fait que leurs dieux se comportaient de façon aussi barbare, archaïque et animale et les Stoïciens tentèrent, à l'aide d'arguments philosophiques, d'expliquer ce fait. La déesse-mère et les autres dieux provoquent de formidables dégagements d'énergie là où le dynamisme de la vie se manifeste de la façon la plus intense et la plus impressionnante. Faisant irruption dans le conscient qui a toujours tendance à se figer, à devenir trop étroit et à se pétrifier, ils lui apportent le flot de la vie, mais à la façon de torrents indomptés.
Renoncer à un affect est aussi difficile que de renoncer à n'importe quel symptôme névrotique. Un affect violent nous soulève au-dessus de nous-mêmes et nous donne un sentiment de puissance . Une question d'ordre éthique se pose .. : y a-t-il des situations où il est juste de céder à la colère ? La réponse est intimement liée à la vision du monde la plus profondément ancrée en chacun de nous. Ainsi, du point de vue chrétien, ce n'est généralement pas considéré comme licite, puisque le disciple du Christ devrait être charitable en toute circonstance, rendre le bien pour le mal et, souffleté sur une joue, tendre l'autre. Cependant, le droit à la « légitime défense » y a été habituellement admis. Sur le plan collectif, l'idée de « sainte colère » fut également acceptée, comme on le vit par exemple aux Croisades ou lorsqu'il s'agissait de la « défense de la foi ». Lorsqu'un peuple se trouve injustement attaqué, on admet qu'il se soulève pour se défendre. A plus forte raison, quand il s'agit de combattre un mal collectif tel que le nazisme, le droit à l'indignation et la « sainte colère » est évident. Cependant la colère, même justifiée, porte à des excès, et peut servir de prétexte et d'excuse à tous les abus et aux injustices les plus inhumaines.
Sur le plan individuel, nous avons droit à une certaine autodéfense et il est des cas où parler haut et net et taper sur la table est la seule façon de faire cesser une situation émotive qui monte et se gonfle de soi-même. On en revient toujours à cette question : qui est celui qui se met en colère ? Si c'est un sujet généralement équilibré et bienveillant et qui cherche la vérité intérieure, sa colère sera généralement proportionnée à sa cause et se produira au bon moment. Le droit de se défendre et notre réponse au problème éthique que pose l'instinct d'agressivité sont en réalité le fruit de notre philosophie de la vie et de nos convictions intimes. Ce choix dépend, en dernière instance, de l'idée que nous nous faisons (consciemment ou non) de Dieu. Si Dieu, à nos yeux, n'est que bonté, le choix est clair ; si, au contraire, nous acceptons aussi bien sa face sombre que P.113 sa face lumineuse, l'agressivité, la « noirceur » revêtiront aussi un sens et on en déduira qu'il peut être permis d'user suivant l'instinct de nos griffes et de nos dents, en cas d'attaque injuste dirigée contre nous-mêmes ou contre autrui.
.. exemple de conflit d'ordre psychologique, prenons le cas d'un jeune homme bien élevé et « comme il faut » qui s'évertue à se conduire de façon raisonnable. Le moment arrivera où il déclarera qu'il est adulte, qu'il désire sortir avec une jeune fille de son choix et prendre un studio. Mais voilà que sa mère n'accepte pas les faits .. tentera par tous les moyens de le retenir, préférant le détruire plutôt que de le laisser se libérer d'elle. N'est-il pas, dès lors, en droit de tenir bon, même si elle lui reproche sa cruauté ? Pour tout observateur extérieur et objectif, il est clair qu'il s'agit pour lui d'une question de vie ou de mort et que, s'il n'y a pas moyen d'agir autrement, il a le droit de se montrer rude dans la lutte qu'il aura à soutenir, même s'il n'est pas nécessaire qu'il en devienne berserk et agisse comme un ours enragé. Cependant, au cour de sa personnalité la plus profonde, quelque chose se dressera, car l'affrontement ne pourra pas - et ne devra pas - être évité. Si des individus n'ont pas la conviction intime de leur droit à la vie et que l'on ne parvienne pas à l'éveiller en eux, il est très difficile de les aider par une analyse. Il existe donc quelque chose comme le droit à l'autodéfense et à la contre-offensive lorsqu'il s'agit d'éviter d'être terrassé par l'animus ou l'anima négatifs, ou tout autre mal qui rôde autour de soi ; celui qui en est tout à fait incapable est réellement malade.
Moïse n'eut pas d'autre moyen de libérer Israël de l'esclavage que d'appeler du ciel les sept plaies sur l'Egypte et, lorsqu'il chassa les marchands du temple, le Christ se prêta à un affect, et le sentiment que traduit le récit évangélique est que cet affect intervint de façon juste. Le Christ ne fut pas « doux comme un agneau » autant qu'on l'a prétendu, d'autres textes le confirment, comme lorsqu'il déclare avoir apporté « l'épée et non la paix », ou que le péché contre l'Esprit n'obtient pas de pardon.
Un monde où l'on n'admet rien de rude ne correspond pas à la réalité de la vie, et c'est ici que nous touchons à un problème typiquement féminin. Plus une femme est féminine, moins son animus est agressif et plus la vie a tendance à rouler par-dessus elle. Chacun connaît probablement de ces douces filles qui ont toujours fait ce que souhaitaient papa et maman et qui ne se sont jamais mariées. Elles ont soigné leurs parents jusqu'à leur mort pour s'occuper ensuite des enfants d'autrui. Si elles essaient de se marier, toute leur famille s'y oppose, ne pouvant se passer d'elles.
La femme de ce type, toute de bonté et de féminité, se laisse ni plus ni moins tuer, écraser, et se retrouve flouée par l'existence. Les conditions de vie modernes font que de tels cas sont de moins en moins fréquents, mais jadis ils étaient nombreux. .C'était la vieille fille que (tout en la regardant de haut), tout le monde mettait à contribution, usant et abusant de ses services.
S'il n'est pas juste pour une femme de copier l'homme, il est tout aussi mauvais qu'elle soit trop unilatéralement féminine, car elle risque de se retrouver en marge de la vie et d'être incapable de l'affronter. C'est pourquoi ce monde maternel, dans lequel tout est si aimable et si douillet et où les roses sont sans épines, a grand besoin d'un ours ! Il vient dans la rudesse de l'hiver. Il a un bon naturel et se montre doux avec les fillettes et pourtant, lorsqu'il capture le nain, il n'hésite pas à le tuer d'un seul coup de patte. Sans être inutilement P.115 agressif, il sait quand, ayant atteint la fin de son épreuve, le moment est arrivé de passer à l'action et d'en terminer une fois pour toutes avec une situation absurde. Le tournant de l'histoire se situe au moment où l'ours, saisi d'une juste colère, supprime le nain envers qui les fillettes se sont montrées trop sentimentales.
Il s'agit ni plus ni moins, dans ce conte, du problème de l'intégration du côté masculin, des qualités viriles, au monde féminin. Toute la difficulté consiste à le faire de la façon juste, sans aller trop loin, ce qui reviendrait à tomber dans l'extrême opposé et à prendre non les qualités, mais les défauts masculins. Ainsi, une femme qui s'éveille après avoir été trop passive, trop douce et « féminine », encourt le risque, lorsque son autre côté s'éveille, de se montrer subitement trop agressive par compensation. Cela vient de ce que personne ne parvient à frapper le centre d'une cible du premier coup, sans s'y être exercé : on manque d'abord largement le but. Cela explique les exagérations caractéristiques qui surviennent chaque fois qu'un défaut d'agressivité ou une adaptation insuffisante viennent à être remplacés par des éclats affectifs et autres attitudes désagréables. C'est comme lorsque l'on ouvre un barrage : ce qui a été longtemps retenu et refoulé commence à se précipiter avec violence avant de s'apaiser et de trouver son cours normal. L'attitude juste consiste à éviter de tomber d'un excès dans l'autre et, de femme trop douce et sans personnalité, de devenir une sorte d'homme caricatural, qui s'impose, tranche de tout, est super-intellectuelle et trop ambitieuse, etc. Rester femme tout en intégrant son animus, les qualités viriles qui sont en chaque être humain est un art aussi difficile que, pour l'homme, d'intégrer son anima.
L'ours représente ici une réaction équilibrée : il n'est habituellement ni de mauvaise humeur, ni coléreux, alors que le nain, lui, s'excite sans cesse jusqu'à être dans un état d'irritation constante. L'ours tue simplement son ennemi mortel lorsqu'il en a l'occasion, ce qui est à l'opposé de la faiblesse vindicative et exaspérante manifestée par le nain.
Chez une femme, ces figures représentent deux différentes formes d'animus : l'un d'eux, réagissant continuellement à contre-temps, est irrité et irritant et provoque partout et à tout propos de perpétuelles querelles. Ces disputes jaillissent de la moindre étincelle, à la façon d'un incendie : la voix s'élève ou au contraire le ton baisse, et tout le monde en est affecté. Le nain se livre, en outre, à toute une série d'actes stupides : il se prend la barbe dans la fente d'un arbre, puis l'emmêle à sa ligne de pêche. Si un tel être, qui est réputé fort adroit, ne sait pas fendre un arbre sans se coincer sa longue barbe, ni attraper un poisson sans se prendre lui-même à son attirail de pêche, il n'a que ce qu'il mérite.
Avec ce nain, nous disposons d'une excellente image du caractère contrariant et irritant que peut prendre l'animus. Son comportement reflète la façon dont une femme, adulte et intelligente par ailleurs, peut parfois l'empêtrer dans des querelles et des discussions niaises. L'animus irrité (comme d'ailleurs l'anima dans le même cas) perd tout sens de l'humour ; il se montre ingrat et déborde de soif de puissance. Aux yeux du nain, il va visiblement de soi que les deux adolescentes doivent le tirer de ses déboires, ce qui ne l'empêche pas de les insulter aussitôt après. C'est un des traits classiques de l'animus négatif que de tout exiger à partir de la conviction inavouée que tout lui est dû et qu'il est dans son droit en imposant à autrui son besoin d'aide. Cette attitude revendicatrice est .. compensatrice d'une attitude par trop consentante. Cet excès est inévitable en un premier temps, et l'on peut dire qu'il était nécessaire que surgisse ce nain, car une femme ne peut rencontrer le prince - l'animus positif et la bonne relation à l'homme - sans être passée par ce stade intermédiaire. Pour intégrer l'animus, il faut prendre conscience de son existence en le laissant P.117 d'abord se manifester à l'extérieur, même si, du fait qu'il s'est longtemps trouvé abaissé et refoulé, il commence par se montrer sous un jour peu sympathique. . On n'atteint pas .. le bon équilibre instinctif du premier coup, mais seulement par des détours et en adoptant, au préalable, une attitude surcompensatrice.
Si l'on observe le rôle des nains dans les contes, on notera qu'ils sont, le plus souvent, positifs : ils travaillent dans les mines et amassent des trésors, et sont d'excellents artisans : orfèvres, ils fabriquent des gobelets d'or et autres objets précieux, ce sont d'habiles tisserands et ils connaissent quantité d'arts utiles. Dans un autre conte, les enfants, bénis du fait qu'ils sont nés un dimanche, se rendent à la colline des nains dont ils reçoivent des capuchons capables de rendre invisibles ceux qui s'en coiffent ou encore des liens soyeux invisibles qui permettent de maîtriser jusqu'aux dragons. Un des nains célèbres de la mythologie germanique a pour nom Allwis : Sais-tout. Dans la mythologie grecque et crétoise les Cabires, compagnons de la Grande Mère, sont aussi forgerons et artisans. Les nains sont donc en général des personnages extrêmement positifs ; phalliques, ils ont trait aux pulsions créatrices issues de l'inconscient, aussi n'est-ce que très exceptionnellement que les contes les montrent comme destructeurs. Si dans .. Rumpelstilzchen (de rumpel : bruyant et Stilzchen : échassier), le nain .. tente par deux fois de ravir l'enfant de la fille du meunier, il l'aide cependant d'abord à filer des fils d'or à partir de fétus de paille : ce n'est que dans un second temps qu'il développe soudain son aspect négatif, ce qui oblige à le supprimer. Les nains sont en étroite relation avec le monde féminin, ce qui ressort du fait qu'ils figurent plus souvent dans les rêves des femmes que dans ceux des hommes. Ils représentent souvent la première intuition créatrice venant de l'inconscient et encore à demi-cachée dans le sein de la nature.
Si un nain qui, par définition, est habile, s'avère aussi maladroit que celui de ce conte, il est sa propre négation, il ne devrait pas exister. Il représente l'état de contradiction avec soi-même et d'irritation que provoque la création non vécue. Quand ce genre d'animus s'empare de l'esprit d'une femme, c'est généralement le signe qu'elle possède des dons créateurs qu'elle n'a pas encore réussi à mettre en ouvre. Le débordement de libido créatrice qui n'est pas utilisé à bon escient se transforme en sentiments de frustration et en mauvaise humeur, il crée des complications et risque de jouer de mauvais tours. Si une femme est habitée par un tel état d'esprit, n'en a pas conscience et ne comprend pas ce qui le motive, elle risque d'avoir un effet destructeur sur son entourage. Le remède réside dans quelque activité créatrice ; peut-être cette personne vous dira-t-elle que dans son adolescence elle désirait écrire, ou être peintre, ou faire de la céramique, des études ou je ne sais quoi d'autre, ou bien ses rêves suggèreront une direction à suivre, et elle pourra, dans une certaine mesure, se mettre à exercer ce talent demeuré enfoui jusque-là ; ainsi, le nain pourra entrer dans ses droits en accomplissant ce pour quoi il est doué. Il ne s'agit pas forcément de dons exceptionnels mais de comprendre ce que l'inconscient veut réaliser. Si le conscient de la femme ne vient pas alors en aide à son animus en lui permettant de s'exprimer, celui-ci cherche son propre chemin, interfère dans sa vie et y crée des ennuis. Il exige sa part d'existence et accéder à sa demande équivaut à reconnaître les demandes de l'inconscient.
Dans une structure matriarcale comme celle du début de ce conte, l'ours mâle figure évidemment un aspect de l'animus qui s'oppose au nain. Si, dans un contexte masculin et patriarcal, il représente l'état berserk et la colère froide, dans le contexte féminin qui est celui de ce conte, il représente l'instinct viril agressif correctement P.119 vécu : il sait pour quelle raison il agit et le fait sans les hésitations ni la faiblesse dues à 1'incertitude. Si l'on sent que, dans une situation donnée, l'attitude agressive est juste, il n'est nul besoin de hurler : la colère se transforme et le calme s'instaure, et l'on agit sans hâte superflue : la colère a été intégrée. Transposé sur le plan psychologique, cela signifie qu'une attitude plus adulte et plus adaptée a mûri chez ces jeunes filles, et qu'elles sauront désormais conduire leur vie avec suffisamment d'assurance et de confiance en elles pour trouver leur épanouissement ; une saine réaction instinctive ayant écrasé en elles leurs humeurs infantiles et négatives, elles seront capables de rencontrer le prince.
. autres thèmes dignes d'intérêt. Le premier est celui de la pitié mal comprise : les adolescentes ont pitié du nain, mais elles ne font ainsi que se porter préjudice à elles-mêmes, ainsi qu'au futur époux de l'une d'elles. Ce thème se rencontre également dans d'autres contextes ; ainsi Apulée rapporte, dans .. L'Ane d'or, qu'avant que Psyché descende dans le monde des morts, on lui annonce qu'elle verra un vieillard nageant dans les eaux du Styx qui implorera son secours, mais qu'elle devra rester ferme et passer son chemin. Les femmes tombent fréquemment dans un excès de compassion car l'un des aspects de l'archétype de l'instinct maternel est de provoquer l'émotion de la femme et de la porter à la pitié devant le spectacle de tout être abandonné, en difficulté, condamné ou désemparé. Mais on sait que toute vertu, poussée à l'excès, devient contraire à l'instinct et peut se transformer en son opposé, et l'on voit sans cesse des cas où la pitié mal comprise conduit des femmes à se détruire inconsciemment.
. la pitié peut avoir un effet complètement négatif en maintenant quelqu'un dans un état infantile. Les femmes doivent contrôler leurs instincts maternels naturels et cultiver en elles une certaine objectivité et un certain détachement qui leur permettent de voir où réside en réalité le bien de l'autre.
L'un des cas les plus fréquents, qui est la source de nombreuses projections, est celui où une femme a un mari ou un amant de type analogue au nain - c'est-à-dire un homme qui, souffrant d'un complexe maternel négatif, est névrosé, suicidaire ou sadique. Chaque fois que la femme, ne supportant plus la situation veut dire à l'homme la vérité et rompre, la pitié l'envahit pour le pauvre être désemparé et elle ne peut se résoudre à le « laisser tomber », même si ses rêves confirment qu'il le faudrait .. On s'aperçoit généralement que cette femme fait une projection d'animus négatif sur cet homme. Même s'il n'y a pas d'homme dans son entourage pour la torturer, elle le trouve à l'intérieur d'elle-même : lorsqu'elle est seule, son animus sadique la convainc qu'elle est définitivement solitaire, qu'elle ne vaut rien et n'arrivera jamais à rien. Aussi ce couple reprendra-t-il la relation, car il est moins angoissant d'avoir cet autre à l'extérieur de soi qu'en soi-même et, tant que le problème intérieur ne sera pas résolu, il n'y aura pas d'issue extérieure possible.
La pitié que l'on déverse sur l'autre signifie en réalité que l'on se complaît en son propre point faible ; on répugne à prendre conscience qu'un tel personnage nous habite et à mettre fin à cette situation intérieure et le problème est faussé. Cette mauvaise pitié se rencontre beaucoup moins fréquemment chez les hommes, bien qu'elle plisse aussi exister chez eux.
L'héroïne, dans les contes de fées, tombe souvent dans cette erreur, laissant libre cours à des forces destructrices. Il y a des aspects de la société et des êtres qui sont complètement pourris et qu'il est nécessaire d'éliminer, mais une telle femme s'attache à ce qui est irrémédiablement perdu et, d'une certaine façon, y trouve P.121 son compte. Ainsi en est-il souvent dans des cas comme celui de la femme martyre dont le mari boit.
J'ai connu une famille où il y avait plusieurs fils. Le père et le grand-père étaient tous deux des buveurs invétérés, et les fils, à une exception près, le devinrent aussi. « L'exception » avait une femme exigeante, et la première fois qu'il rentra ivre à la maison, elle lui dit que si cela se reproduisait, elle divorcerait. Or, elle fut la seule à libérer son mari de la tendance familiale destructrice ; tous les autres avaient des femmes plus douces, ayant meilleur caractère, mais éprouvant cette mauvaise sorte de pitié qui les amena à contribuer à la déchéance de leurs propres maris. Certains types maternels couvent le faux ouf de porcelaine, et ne cessent d'espérer en faire éclore un phénix, mais il n'en sort qu'une énorme puanteur. Il y a un moment crucial dans le processus d'individuation d'une femme où elle doit se libérer de cette pitié sans discernement.
Le nain est un voleur qui s'empare des trésors de l'ours. Cette sorte d'animus destructeur dérobe les possibilités et les richesses de l'animus positif. Certaines femmes adorent materner les jeunes hommes - ces génies incompris - auxquels elles offrent l'amour maternel qu'ils n'ont pas reçu. Une femme de cinquante ans qui vivait seule entra en relation avec un jeune homme de vingt ans dont l'adolescence avait été difficile ; . Remplie de pitié pour lui en raison de sa jeunesse misérable, elle l'hébergea gratuitement et lui donna un emploi dans sa propre affaire où, non content de l'escroquer, il accumula des dettes à son nom à elle. Mais cela ne suffit pas à ouvrir les yeux de cette femme ; elle n'eut pas recours à la justice, couvrit ses délits et lui pardonna quand il pleura dans son giron en l'assurant qu'il avait honte de ce qu'il avait fait. Par la suite, il amena chez elle une jeune fille avec qui il vécut et commença à mettre de l'arsenic dans la nourriture de sa bienfaitrice.
C'est là un exemple frappant de compassion mal placée, allant jusqu'à la stupidité la plus totale. C'était par ailleurs une personne très intelligente, mais de ce type de femme seule qui ne sait que faire des sentiments maternels qui l'habitent et les déverse sur ce genre de créature. Dans un tel cas, les richesses de l'animus positif et la capacité de compréhension que cette femme aurait pu utiliser à bon escient si elle avait été plus lucide furent gaspillées. Le conte nous montre qu'une telle pitié vient d'une connivence avec l'animus négatif qui habite le sujet lui-même. On peut supposer en effet que cette femme qui dilapidait sa fortune au bénéfice d'un escroc et d'un meurtrier avait un animus de même espèce que lui. Vues de l'extérieur, ces personnes paraissent si correctes qu'il faut faire un véritable travail de détective pour découvrir en elles le personnage en question. La seule façon de l'obliger à se révéler est d'attaquer directement le problème, en disant par exemple : « Jetez-le dehors ». Il est intéressant de voir alors comment, à ce moment crucial, la personne se met à biaiser et à mentir : l'escroc en elle apparaît. Il se révèle dans la façon très subtile qu'elle a de s'abuser elle-même. Il est en effet impossible qu'une femme normale vive à côté d'un tel homme sans que des soupçons l'envahissent, mais elle cherche à s'aveugler : son propre animus-escroc refuse d'entendre les avertissements et les indications que lui fournit l'inconscient. Il est hautement symbolique que ce soit un homme qui ait tenté d'empoisonner lentement cette femme : les idées fausses de l'animus sont expertes en l'art de fournir des petites doses quotidiennes de poison. Au cours de l'analyse d'un pareil cas, tôt ou tard, il se produit un moment où la personne est acculée à reconnaître qu'elle se ment à elle-même et n'écoute pas les avertissements intérieurs.
Les voleurs peuvent aussi avoir un sens différent. Ainsi, dans le roman d'Apulée, L'Ane d'Or .. les voleurs et les brigands qui s'emparent de l'âne Lucius représentent une ombre qui vient compenser l'attitude trop intellectuelle et esthète de Lucius. L'auteur avait une attitude extrêmement P.123 idéaliste due à un complexe maternel positif. De tels hommes manquent d'agressivité instinctive et primitive ; adolescents éternels, ils possèdent une virilité chthonienne, mais elle est inconsciente, refoulée et autonome et ils sont de ce fait cruels et destructeurs pour les femmes. Mais s'ils parviennent à transformer cela en fermeté, ces forces deviendront constructives. Prisonnier des bandits, Lucius est dominé par son ombre chthonienne.
La plupart des hommes qui ont un complexe maternel positif sont paresseux, car la mère est le sein et elle est aussi le symbole de la matière, et la matière, c'est l'inertie. La mère positive est comme un grand lit de plumes qui retient l'homme prisonnier de son confort. Enfant, il ne réussit pas à l'école et ne se construit pas par l'effort, le travail et l'étude, et adulte il se montre incapable de faire face à la lutte pour l'existence et de gagner sa vie. En conséquence, on verra naître en lui une tendance à devenir un escroc et à demander à sa compagne, ou à sa compagnie d'assurances, de payer pour lui.
Un voleur est un homme qui possède l'instinct positif consistant à chercher à obtenir ce qu'il désire. Ce qui relève d'une attitude saine, car désirer quelque chose est naturel et normal ; cela permet de vivre et rend capable de jouir de l'existence. Mais ce qui est dévié dans l'acte de voler, c'est qu'il s'agit d'un raccourci infantile suggéré par la paresse ; cette attitude malhonnête provient de l'incapacité de travailler et d'économiser de l'argent pour obtenir ce que l'on désire. C'est pourquoi l'ombre-voleur est en partie positive et en partie négative ; positive par le désir de vivre et négative par le niveau trop bas de sa réalisation.
Dans cette catégorie se rangent tous les névrosés qui accèdent en trichant, sans fournir d'effort ni de travail effectifs, à des situations élevées. . Dans le cas d'une femme peut exister, mutatis mutandis, un processus semblable : un animus peut désirer obtenir ce qu'il veut par un raccourci peut recommandable. Ainsi la femme qui faillit être empoisonnée désirait échapper à la solitude et trouver sur qui épancher ses sentiments maternels. Si elle avait chassé l'intrigant, elle se serait retrouvé confrontée avec son problème et aurait dû imaginer une voie qui lui permît obtenir légitimement ce qu'elle cherchait. Cela aurait exigé d'elle un effort de sentiment et de pensée auquel elle se refusait.
Toute situation obscure dans laquelle on tombe est l'invite à une initiation. Etre initié à une chose signifie y entrer. La première étape consiste généralement à accepter une situation pénible, ce qui a un aspect douteux ou négatif : on se fait prendre, ou l'on est « possédé » par quelque chose. Les chamans disent que leur vocation apparaît au cours d'une crise durant laquelle ils tombent au pouvoir des démons ; celui qui peut ressortir de ces ténèbres devient chaman. Et celui qui en demeure prisonnier est un malade mental. On peut considérer que toute maladie psychique est une initiation en puissance et que les pires choses qui puissent nous advenir sont l'occasion d'une initiation, car elles nous plongent dans un lieu qui nous est propre, et dont nous devons apprendre à ressortir.
Pourquoi le méchant nain devient-il prisonnier de sa barbe ? La barbe apparaît dans de nombreux contes de fées. .. Barbe bleue, ce grand tueur de femmes, représentant de l'animus négatif meurtrier, ou Le Roi Barbe-de-Grive qui montre la transformation d'un animus négatif en animus positif. Un troisième aspect est Le vieux Cricrac. Pour empêcher sa fille de se marier, il construit une montagne de verre que tout prétendant devra franchir à pied. Tous ceux qui essaient de le faire disparaissent. Alors arrive un prince que la princesse décide d'aider ; ensemble, ils vont à la P.125 montagne de verre, mais c'est la princesse qui tombe et disparaît. Dans cette montagne vit un démon appelé Rinkrank, le vieux Chevalier Rouge. Il contraint la princesse à l'appeler son mari et lui l'appelle sa femme. Il reste près d'elle pendant la journée, sort la nuit pour voler et revient chargé de sacs de perles. Au bout de quelque temps, la princesse ne supporte plus cette situation : au moment où il passe la tête à l'intérieur de la fenêtre ouverte, elle lui attrape la barbe et lui dit qu'elle ne le laissera pas aller s'il ne lui promet pas de la libérté, ce qu'il est obligé de faire, et elle épouse son prince.
Que représente donc la barbe ? Les poils qui poussent sur les différentes parties de notre corps sont un rappel de notre nature animale ; ils sont les restes du pelage que nous avons perdu et que tous les autres mammifères possèdent. Dans bien des cultures, se raser ou s'épiler signifie s'éloigner de la condition animale. Le poil évoque donc l'idée de quelque chose de primitif et d'instinctif, mais la signification en est différente selon la partie du corps où il pousse. Ainsi, les cheveux sont l'expression de pensées et de phantasmes involontaires et inconscients, parce qu'ils sortent de notre tête.
Il existe une tribu africaine où l'initiation d'un jeune homme avant de pouvoir se marier consiste non seulement à être circoncis et instruit des affaires de la tribu, mais aussi à créer sa propre coiffure. . Tant que cet édifice, ce temple formé de ses cheveux n'est pas construit, on considère qu'il n'est pas parvenu à la maturité spirituelle, n'ayant pas su élaborer son propre point de vue. Sa tâche consiste à exprimer sous une forme symbolique la totalité de son être et, aussi longtemps qu'il n'y a pas réussi, il n'est pas jugé apte à prendre femme.
.. Dalila castra Samson en lui coupant les cheveux. .. mais à quel niveau ? En agissant ainsi, Dalila détruisit l'âme de Samson, c'est-à-dire sa créativité, ses pensées, ses idées : c'est psychologiquement qu'elle le castra. Une femme peut rendre un homme totalement stupide, au point de lui faire perdre tout pouvoir créateur. C'est pourquoi, au temps de la chevalerie médiévale, il n'était pas permis à un chevalier de .. « se gâter en gardant le lit trop longtemps ». S'il renonçait complètement à ses hauts faits et à son combat d'homme pour rester au château avec sa darne, c'est qu'elle s'était emparée de lui. Devenu prisonnier de sa bien-aimée, il renonçait à son idéal, à sa tâche et à son progrès spirituel. C'est ce qui arriva à Samson et c'est de cette façon qu'il perdit sa virilité.
Mais que représente plus particulièrement la barbe ? C'est quelque chose d'involontaire qui pousse autour de la bouche. II arrive que les pensées et les mots jaillissent de notre bouche sans que nous les ayons pensés - ils se forment pour ainsi dire d'eux-mêmes. Le verbalisme automatique et nerveux est un symptôme névrotique typique de notre civilisation hyperintellectuelle, que l'on rencontre particulièrement chez les femmes (bien que non exclusivement !). Ce débit incessant se prolonge interminablement sans que rien d'intéressant ne soit dit. Ce flot de paroles tout à fait autonome et inconscient crée d'énormes difficultés. Le langage se prête à cela et la structure grammaticale d'une langue y invite : si vous commencez une phrase d'une certaine façon, il est difficile de ne pas la terminer structuralement. . P.127
La barbe de l'animus, ce sont ces pensées qui s'expriment involontairement. L'on connaît l'histoire racontée par Jung de ce mari qui souffrait des scènes que lui faisait sa femme, sans qu'il pût jamais la convaincre qu'elle avait effectivement prononcé les paroles incriminées. Un jour, son mari l'enregistra sans qu'elle s'en aperçût, puis à un moment favorable, il lui fit entendre la scène. En dépit du fait qu'elle entendait sa propre voix, elle soutint qu'elle n'avait jamais prononcé ces mots. «Cela » avait parlé, les choses s'étaient dites d'elles-mêmes sans qu'elle en eût conscience.
La barbe du démon ou du nain représente, dans les contes de fées, cet aspect verbeux de l'animus. Il faut l'attraper fermement et lui dire : « Je ne te laisserai aller qu'à telle ou telle condition », et se demander qui parlait, si ce n'était pas moi. C'est dans ce genre de paroles irréfléchies que l'on peut le plus aisément prendre l'animus sur le fait. Le nain s'y empêtre : il se prend à son propre piège et de plus, il fait montre d'un attachement et d'une vanité narcissiques et tout à fait infantiles pour cet attribut encombrant. .. paroles du grand poète persan Attar :
0 toi qui, comme la chèvre, n'as pas honte de ta barbe, tu ne dois pas non plus avoir honte de l'enlever. Tant que tu auras une âme concupiscente et un démon a tes trousses, l'orgueil de Pharaon et d'Aman sera ton partage. Prends donc ce Pharaon par la barbe et tiens-le ferme ; combattez bravement ensemble en vous tenant par la barbe. Mets le pied dans le chemin spirituel et renonce à ta barbe. Jusques à quand t'en occuperas-tu ?.. Celui qui marche avec intelligence dans la voie de la religion néglige sa barbe. Fais plus attention à toi-même qu'à ta barbe.
La barbe, en ce cas, est signe d'âge, d'expérience et de sagesse, mais malheur à celui qui tire orgueil de ces choses ! Quand l'animus part ainsi sur une mauvaise pente, il finit généralement par se contredire : il se fait prendre à son propre flot de pensées inconscientes, c'est pourquoi la seule chose à faire pour les petites filles eût été de le laisser s'arranger avec sa fameuse barbe. Les hommes pris par leur anima (on serait tenté de dire : par l'animus de leur anima), sont également capables de soutenir les raisonnements les plus ahurissants et de se contredire, sans même s'en apercevoir.
Lorsqu'on se surprend ainsi à se démentir, il est bon de s'arrêter pour prendre du recul et de se demander ce que l'on désire vraiment exprimer. Mais, au lieu de cela, les petites filles délivrent le nain, ce qui lui permet de continuer à nuire, jusqu'à ce que l'ours le tue -c'est-à-dire jusqu'à ce que l'animus suscite chez la femme une réaction émotionnelle positive. Les femmes finissent habituellement par se lasser de leur propre animus négatif et cherchent à s'en délivrer.
. L'histoire se termine donc sur le P.129 thème du mariage quaternaire qui est .. un symbole de la totalité. Je renvoie à l'étude de Jung sur le transfert . Il se forme donc à présent une structure toute différente de celle du début de l'histoire. Nous avions deux personnages masculins : le nain et l'ours. Si le nain n'avait pas été une créature aussi malfaisante, l'une des jeunes filles aurait pu l'épouser, tandis que l'autre épousait l'ours. Au lieu de se métamorphoser, le premier est tué et remplacé subitement par le frère de l'ours. On peut se demander si ce frère ne serait pas en quelque sorte le nain qui, à travers la mort, aurait subi une transformation.
Lorsque quelqu'un meurt dans un rêve, cela indique que cette personne ne représente plus de façon valable le contenu inconscient qui s'incarnait en elle. L'énergie psychique qui se trouvait investie sous cette forme ne se perdra pas ; elle réapparaîtra à un autre niveau. Nombreux sont en effet les gens qui rêvent de la mort d'un aspect de leur ombre qui malheureusement est encore bien vivant et réapparaît par la suite sous d'autres formes. Si quelqu'un réussit à placer l'énergie transformée à un niveau plus évolué, le personnage ne remplit plus la même fonction ou bien disparaît. Dans ce récit il semble que la transformation ait eu lieu, car le nain disparu est aussitôt remplacé par le frère de l'ours dont on ne nous avait pas parlé jusque-là, et les deux jeunes filles trouvent chacune leur époux.
La mère est le cinquième personnage, la matrice où se construit la totalité. Jusqu'à un certain point, la totalité est encore dans le vase, dans le sein de la nature. Une possibilité instinctive de progrès s'est formée dans l'inconscient. Lorsque quelqu'un rêve d'une solution positive en harmonie avec l'instinct, une telle possibilité de progrès est constellée. Comme dans le Yi King (hexagramme 32, Hong), il chassait sur un territoire où il n'y avait pas de gibier ; ou encore l'on peut dire qu'il pêchait dans une eau morte, à présent poissonneuse. Un rêve positif montre dans quelle direction le rêveur doit aller pêcher et indique que là le poisson est à sa disposition. Mais, évidemment, il reste toujours l'écart entre la coupe et les lèvres - entre le rêve positif et la solution intégrée, vécue. Il y a néanmoins un espoir de progrès lorsque l'on sait vers quoi se diriger et où se trouvent les énergies. La prise de conscience a eu lieu, mais la transformation doit encore être assimilée, intégrée et incarnée dans la vie. Les intuitifs, en particulier, qui vivent toujours en avant d'eux-mêmes, s'arrêtent à un rêve positif, tout heureux, s'imaginant que la bataille est gagnée.
D'après le conte Le lièvre et le hérisson, un hérisson disputait une course avec un lièvre. Il plaça sa femelle, qui était sa réplique exacte, sur la ligne d'arrivée, et chaque fois que le lièvre terminait un parcours, elle était là et lui disait : « J'ai gagné ! » Finalement le lièvre mourut d'épuisement. L'intuitif place un peu de son intuition à l'arrivée de la course. Il épouse généralement une personne de type sensation, plus lente, et si cette personne lui dit un jour : « J'ai pris conscience de quelque chose, j'ai remarqué ceci ou cela », l'intuitif lui répond ; « Je te l'ai dis il y a cinq ans ! », ou « Je te l'ai toujours dit ! », ce qui est probablement vrai, faisant ainsi perdre à l'autre tous ses moyens. Mais l'intuitif devrait se méfier, car il se trouve toujours à la place de la femme du hérisson, et prend son intuition pour une réalisation.
Pourquoi le nain s'est-il laissé prendre la barbe dans le tronc d'arbre et la ligne de pêche ? Il semblerait que ce soit par pure stupidité, mais même de petits détails de ce genre sont pleins de sens. J'ai souvent observé que les femmes qui, pour la première fois, s'essaient au travail P.131 de l'esprit, à l'université par exemple, avaient un animus enclin à confondre l'instrument du travail intellectuel et son but. Cela est typique d'un animus insuffisamment affermi. De telles femmes apprennent par cour des bibliographies, des lexiques, des règles grammaticales ou techniques, établissent des fichiers, etc., et s'y engloutissent complètement. C'est comme si, dans un premier temps, elles ne pouvaient pas dépasser le niveau de la préparation. .
Quel que soit le sujet étudié, des instruments de travail sont nécessaires. Mais pour que l'étude prenne un sens, il faut qu'elle ait sur l'esprit un effet vivifiant. Les hommes peuvent aussi tomber dans ce piège. L'érudit qui se contente de collationner les matériaux récoltés par d'autres, celui qui écrit sur l'ésotérisme ou l'alchimie sans jamais y aller voir par lui-même, ressortissent de ce type. . Le grand pianiste Paderewski racontait l'histoire suivante : on organisa un jour un concours ; chaque concurrent devait écrire un livre sur l'éléphant. Un français alla au zoo, puis écrivit un petit livre appelé L'Eléphant Amoureux. Après avoir absorbé quantité de vodka, un Russe écrivit un livre intitulé L'Eléphant existe-t-il ? Un Américain publia un ouvrage rempli de chiffres et de photographies appelé Eléphants plus gros et meilleurs. L'Allemand ne prit pas la peine de jeter les yeux sur un éléphant, mais fouilla toutes les bibliothèques et sortit un ouvrage en dix volumes intitulé Remarques Préliminaires introductives à l'Etude de l'Eléphant.
Les esprits insuffisamment développés tombent dans ce piège, qu'il s'agisse de femmes dont l'animus n'est pas suffisamment formé ou d'hommes qui n'ont pas pris conscience de leur anima. Lorsque l'esprit commence à s'éveiller, il traverse généralement cette phase et a besoin de prendre conscience qu'un effort supplémentaire lui est demandé pour devenir réellement créateur. Ayant, traditionnellement, l'esprit généralement moins exercé et moins instruit que les hommes, les femmes tombent souvent dans cette erreur typique qui les prive de leur originalité et en fait d'utiles auxiliaires pour les hommes. Elles sont de bonnes secrétaires aux côtés d'hommes créateurs, rassemblent les documents que l'homme utilise mais, si elles demeurent réduites à ce rôle secondaire, elles ne deviennent jamais créatrices elles-mêmes. P.133
 

CHAPITRE V LA JEUNE FILLE SANS MAINS

La difficulté de la femme à assumer ses propres dons créateurs se reflète dans le grand nombre de versions .. de l'histoire du père qui vend sa propre fille à un esprit du mal. . si l'on en croit les récits folkloriques, être privé de mains est un malheur qui ne concerne que des héroïnes. .

LA JEUNE FILLE SANS MAINS P.135

Le personnage folklorique du meunier est très ambivalent. D'un point de vue naïf, celui du paysan, moudre le blé n'est pas un vrai travail. Le meunier .. a l'astuce de faire travailler à sa place l'eau ou le vent. Le mot grec mêchanê, qui a donné « mécanique », signifie artifice. Jadis le grain était broyé par des animaux ou des esclaves qui tournaient sans fin une meule de pierre, ce qui représentait un travail terriblement pénible. L'utilisation de l'énergie hydraulique ou éolienne est l'une des premières inventions humaines.
. P.141 Il (le meunier) est l'objet tout trouvé d'une projection qui fait de lui un esprit mauvais et un associé du diable.
Mais le moulin est aussi une invention très ingénieuse, qui utilise les énergies naturelles et qui est à la fois créatrice et habile ; de plus, la roue a la forme d'un mandala. Le meunier, .., sait rendre le blé comestible. C'est pourquoi il est aussi une sorte d'Hermès-Mercure et appartient à la même famille mythologique .. Le meunier apparaît donc souvent aussi dans un rôle bienfaisant : il emmagasine la farine à l'époque de l'abondance et distribue les réserves en période de disette. Il est le protecteur du pays. On peut donc dire de lui qu'il possède la qualité mercurielle de la conscience humaine que l'on peut employer au bien comme au mal. Mais dans notre récit il se trouve au bout de ses ressources et c'est pourquoi il vend quelque chose au diable ; l'on peut dire qu'il est alors très proche de son ombre. Bien qu'il agisse à moitié innocemment, dans ce moment de difficulté quelque chose en lui tombe aux mains du démon. Cela traduit le mauvais usage que l'on peut faire de la conscience intellectuelle et l'abus éthique de capacités qui ne relèvent pas du domaine de l'éthique ; c'est la tentation à laquelle risque de succomber toute personne intelligente dans un moment de difficulté. Si vous vous trouvez en difficulté, et que vous soyez honnête, vous avouez avoir besoin d'aide ; mais si vous êtes malhonnête, vous faites appel à de mauvais moyens ; l'intelligence, cette qualité supérieure de la conscience, est alors employée à des fins illégitimes.
Je n'ai pas l'intention de parler ici de la déchéance morale qu'entraîne l'usage immodéré de la technologie dans notre civilisation. Le noud du problème se trouve contenu dans l'abus qui consiste à se sortir d'une difficulté par un artifice conscient. Ce que nous perdons à ce marché, c'est notre âme ; nous imitons le meunier, qui, pensant ne sacrifier qu'un petit coin de nature, « que » son grand pommier, perd sa fille. . Nous n'avons pas assez conscience de notre légèreté vis-à-vis de la nature et nous vendons ainsi nos âmes au diable, perdant dans ce marché un certain nombre de ressources psychologiques. En ville, la vue est toujours la même : la lumière électrique, les voitures, les maisons ; il nous manque ces instants revivifiants de réalité - l'impression mystérieuse d'une sombre nuit pluvieuse, la beauté d'un paysage au clair de lune, un ruisseau d'eau claire .- le visage toujours changeant que revêt la nature dans un paysage préservé.
.. partager les expériences émotives de nos ancêtres .. constituantes de l'homme depuis son origine ; la pleine lune, le sifflement du vent dans les arbres nous ramènent à l'instinct et à la vie inconsciente de toujours. Il y a là tout un niveau d'émotions qui enrichit nos vies et nous relie à nos forces ancestrales. La technologie industrielle nous ravit cela et nous ne percevons pas que nous sommes perdants.. Il est nécessaire de nous retremper .. dans la nature. Certaines personnes sont assez conscientes pour être émues et gênées par la « mort du pommier », mais le pire n'est pas là, le pire, qui est lié à la perte de l'arbre que nous abattons, est la destruction que cela entraîne de toute la vie de la psyché qui lui correspond - de ces expériences qui appartiennent à l'agencement même de la nature en nous.
Du point de vue du meunier, sa fille représente une partie de son anima - c'est-à-dire cette partie de sa vie affective et émotive - qu'il vend aux forces du mal en renonçant à l'arbre, et qui tombe dans les mains du diable. Envisagé du point de vue féminin, c'est le tableau d'une femme qui, en raison d'une constellation spécifique de son complexe paternel, est tombée dans la plus P.143 grande détresse, elle est victime de l'attitude de son père. Que signifie le fait pour le père de vendre sa propre fille au diable parce qu'il est à bout de ressources ? Si un meunier se trouve dans de pareilles difficultés, cela peut signifier soit que dans une catastrophe collective générale, par une attitude tout à fait asociale, il cherche à sauver sa propre peau aux dépens des autres, soit, si son problème est individuel, que quelque chose ne va pas à son moulin : ou bien il fait payer trop cher la farine ou c'est un mauvais ouvrier ou quelque chose de ce genre. Dans ce second cas, il devrait se demander la raison pour laquelle son moulin et ses affaires tournent mal, pourquoi il est le seul à souffrir, de quoi il s'est rendu coupable ou quelles lois de la vie il a transgressées. Dans le conte, il paraît s'agir de la seconde hypothèse et que son problème soit personnel. Symboliquement parlant, les positions intellectuelles de l'esprit humain ont tendance à s'épuiser ; si on a fait appel pendant trop longtemps à un certain aspect de la conscience, on tombe dans la routine. La conscience a besoin de durée, de régularité, mais non de monotonie qui peut dégénérer en habitude, et c'est la perte de l'âme.
C'est ainsi que le meunier qui finit par ne plus remplir la fonction pourrait être un professeur, un homme d'affaires, un médecin, un architecte ou qui que ce soit faisant mauvais usage de ses capacités : la fonction supérieure est usée par la routine ; au lieu de moudre la farine, il ne fait plus que ruminer. Pour une femme, ce pourrait être une infirmière ou une mère devenue une automate au sourire figé, qui apporte la soupe et donne les soins et dont l'efficacité n'est plus qu'une habitude et une technique. Elle met un masque, mais, par-dessous, elle s'ennuie à mourir, ce qui est une maladie due à l'abus de son sentiment extraverti. Ce n'est donc pas seulement la pensée qui a tendance à s'épuiser, mais toute fonction ou activité mentale qui n'est plus irriguée par la vie. Alors apparaît le moment diabolique où le meunier, au lieu de regarder en face sa pauvreté et de découvrir l'importance du pommier ou de quelque chose d'analogue, veut continuer dans la même voie ; ce faisant, il vend sa propre âme et celle de sa fille. Il fait le mauvais choix. Il faudrait être plus souple et plus courageux, capable de voir et d'assumer le fait que la situation est en train d'évoluer vers une crise, en se posant la question : quelles sont les autres possibilités offertes par la vie ? Si, au lieu de cela, on persiste à vouloir continuer dans la même voie, on vend au diable ses propres ressources psychologiques. Si un homme se comporte ainsi, son anima et son éros dégénèrent ; s'il a une fille, celle-ci va grandir face à un père qui réussit dans ses affaires, le domaine scientifique, ou quoi que ce soit d'autre, mais qui n'a pas de cour. Du point de vue affectif, il néglige sa fille. .
La fille n'a pas été nourrie par la fonction d'éros, le sentiment de son père. Ce conte nous montre qu'une telle fille n'étant pas satisfaite au plan affectif, un animus démoniaque, un intellectualisme destructeur, sous une forme ou une autre, risque de prendre possession d'elle. Elle sera ou très ambitieuse ou très froide et prendra la relève de son père, reproduisant son comportement sous la conduite d'un animus efficace et calculateur. Notre héroïne réagit à un tel héritage d'une manière typique : prenant conscience du terrible danger, elle préfère une mutilation à la perte de sa liberté intérieure et sait qu'elle doit quitter ses parents.
. ex.. un père qui était un homme d'affaires très puissant, très entreprenant et très actif dans le domaine politique, mais de glace et n'ayant pas de vie conjugale ni d'amour pour ses enfants. . son éros était complètement dégénéré. Après sa mort, sa fille se consacra à diverses activités intellectuelles ; elle s'essaya à P.145 l'art et à la philosophie. Mais chaque fois qu'elle abordait un domaine relevant d'une activité dite masculine, son comportement tenait de la frénésie. . Quand elle essaya de faire de la musique, elle tomba amoureuse de son professeur de piano : elle étudiait jour et nuit . elle prit conscience de ce qui se passait et comprit que tout ce qu'elle entreprenait était mené par elle de manière destructrice, si bien qu'abandonnant toute autre tentative, elle se cantonna dans ses occupations ménagères et devint peu à peu complètement passive. Elle avait le choix entre conserver ses mains et tomber dans celles du diable, ou renoncer à toute activité intellectuelle et perdre ses mains. Jusqu'à quarante ans, elle demeura dans cette passivité. Elle était comme quelqu'un qui resterait perché dans un arbre parce qu'un monstre l'attend au pied : si elle en descendait, elle était prise par le démon. Dans un cas de ce genre, avant de lui enjoindre d'en descendre, il est prudent de demander à la personne pourquoi elle est là-haut ! Il est probable que la solution qui l'attend en bas est par trop difficile. Dans le conte, la jeune fille choisit une voie de sacrifice héroïque : celle qui consiste à se tenir à l'écart du diable en renonçant à participer à la vie extérieure, plutôt que de tomber entre ses mains.
.. les difficultés de la jeune fille proviennent de son complexe paternel, son père, à un moment de sa vie, a dû trahir son propre inconscient afin de réussir dans sa vie professionnelle et sociale, ou de sortir à bon marché de quelque difficulté, il a vendu son anima (l'aspect inconscient de son éros) au diable. En conséquence, sa fille est victime de l'ombre de son père ; elle souffre de ce que, au lieu de résoudre correctement son propre problème, il a esquivé le conflit. La fille est donc menacée par un animus redoutable : qu'elle s'essaie à quelque chose dans le domaine intellectuel ou qu'elle s'affirme en tant que personne autonome, elle risque d'être possédée par son propre animus négatif ou par un accès de volonté de puissance, et de devenir aussi froide, impitoyable et brutale que l'était son père. Tout ce qu'elle peut faire est de se tenir à l'écart de toute vie de l'esprit.
C'est ce que fait notre héroïne : elle pleure au point que le diable ne peut l'approcher. Elle se protège du danger par une simple attitude, par des larmes qui la lavent, mais le diable insiste et son propre père doit lui couper les mains. Elle est donc mutilée et incapable d'exercer une activité quelconque, tout comme la femme qui essaya de faire du piano ou d'écrire se trouva possédée au point de ne pouvoir continuer.
L'animus non intégré est une sorte d'homme primitif, tout comme l'anima non intégrée est une sorte de femme primitive qui en fait trop, puis s'effondre. Dans les civilisations archaïques, on ne se consacre pas aux activités de façon régulière. Il y a des périodes où l'on s'acharne à travailler, à chasser ou à se battre, déployant une énergie énorme, mais ensuite on semble s'assoupir pour un temps. Le rythme naturel de l'être humain, comme celui de l'animal, est irrégulier et l'animus tend de façon générale à avoir le même comportement. Cela est considérablement aggravé là où est constellé un puissant complexe paternel.
La jeune fille, ayant quitté la demeure de ses parents, arrive à un jardin royal. .
.. le père avait cru vendre un pommier au diable. Ici apparaît le symbole de l'arbre. Cette P.147 image archétypique prend un sens particulier lorsqu'elle est mise en relation avec la psychologie masculine. .. contes .. dans lesquels un roi possède un jardin magnifique qui produit des pommes d'or ; .. un oiseau d'or en dérobe une chaque jour et envoie ses fils à sa recherche. Le thème du roi dont le jardin regorge de fruits rares que des puissances invisibles lui dérobent est très fréquent. En général .. le roi représente la dominante du conscient collectif ; il est par conséquent habituellement aussi un symbole du Soi, dans son aspect relativement accessible, puisque reconnu par la société où le conte s'est formé.
Or, de semblables représentations courent toujours le risque de ne plus exprimer la totalité du Soi, mais seulement l'un ou l'autre de ses aspects, exactement comme la conscience individuelle est constamment menacée de ne plus traduire de façon adéquate la situation psychologique de la personne dans sa totalité : la vie a une telle richesse et se transforme de façon si continuelle qu'il faudrait à la conscience une très grande souplesse pour être capable d'exprimer tout ce qui se passe en elle. Or la conscience est rarement capable de cette attitude idéale et a toujours tendance à être trop étroite ou à demeurer trop longtemps sur une même voie, c'est là une des raisons pour lesquelles nous avons besoin que des rêves viennent nous informer des nouvelles conditions de vie, tant intérieures qu'extérieures.
L'individu, comme la conscience collective, a constamment besoin de s'adapter. On remarquera que les légendes et la mythologie ont tendance à nous présenter les rois impotents, malades, impuissants ou vieillissants, plutôt que resplendissants de santé ; ainsi.. le roi pêcheur du Graal. Cela provient de ce qu'ils sont le symbole de l'inadéquation de l'attitude collective, à laquelle le mythe ou le conte tente de proposer une solution.
Du point de vue de la psychologie individuelle, le Diable voleur est la personnification d'un contenu inconscient qui soustrait de la libido à la conscience.
Lorsque vous êtes déprimé, que vous vous levez le matin de mauvaise humeur et que tout se met à vous paraître ennuyeux et insipide, c'est que quelque chose vous dérobe votre énergie. L'homme primitif qui se réveille dans cet état dit que quelqu'un lui a volé le gras de ses reins ou une de ses âmes, il va voir le guérisseur pour les retrouver et se garde bien d'entreprendre quoi que ce soit tant que tout n'a pas été remis en ordre. Ces pertes de vitalité et d'intérêt indiquent que la vie s'est momentanément retirée du champ de la conscience, ce qui est généralement dû au fait qu'un complexe s'est constellé dans l'inconscient et y attire l'énergie. Sur le plan conscient on est envahi par l'ennui et un sentiment de lassitude, tandis que le contenu des rêves s'enrichit : un flot de vie s'accumule dans l'inconscient, qu'on ne peut saisir. Lorsque la face féminine du Soi ou l'anima refoulée, se met à attirer l'énergie de la conscience collective ou à la troubler, cela se traduit dans l'inconscient collectif par une sorte de sourde opposition, une inertie qui cherche à forcer indirectement l'homme à changer d'attitude. Quand, de son côté, une femme ne peut évoluer comme il serait nécessaire, elle a la réaction naturelle et typique de se montrer désagréable et renfrognée et de gâcher le plaisir de l'homme en lui disant toujours : « Non » Elle lui rend l'atmosphère irrespirable, mais derrière sa passivité hargneuse se cache l'intention à demi inconsciente d'acculer l'homme à se transformer.
.. le mythe Hopi où .. à l'origine ces Indiens vivaient dans les couches profondes de la terre. Chaque fois qu'un de ces niveaux se trouvait P.149 surpeuplé, les femmes rendaient la situation si intolérable que les hommes étaient forcés de trouver le moyen d'atteindre la couche supérieure, si bien que les femmes, qui elles-mêmes ne faisaient rien, forcèrent peu à peu par leur mauvaise humeur les hommes Hopis à accéder au monde de la conscience. Il se passe quelque chose d'analogue lorsqu'une femme se met à devenir exigeante sur le plan affectif. Surtout si elle n'a pas reçu suffisamment d'attention dans sa jeunesse, elle est habitée par une sorte de faim psychologique, de demande, à l'égard de l'homme. Cela peut aller jusqu'à une attitude infantile, mais si cela demeure dans les limites raisonnables, cela peut devenir bénéfique à la relation, car dans le domaine de l'éros, l'homme est guetté par la paresse. Si la femme s'abstient de toute revendication, il peut très bien se laisser aller, pensant qu'il doit s'occuper de choses plus importantes. Si la femme lui rappelle de temps à autre qu'elle a besoin d'une certaine dose d'attention, de sollicitude et d'échanges, il en résulte pour l'anima de l'homme un effet positif qu'il reconnaîtra s'il y prend suffisamment garde. C'est ainsi que la jeune fille, en volant des fruits dans le jardin, non seulement se nourrit, mais attire sur elle l'attention du roi.
On regarde généralement les pommes comme un symbole masculin et les poires comme un symbole féminin . .. analogie avec le jardin d'Eden, où Eve fut poussée à prendre le fruit et à en manger avant de le tendre à Adam ; là, ce n'était pas l'ange mais le diable qui le lui avait offert. Cette inversion s'explique par un changement qui s'est opéré au cours du temps. En effet, dans la Genèse, la pomme représente la connaissance du bien et du mal qui rendrait les hommes semblables à Dieu ; c'est-à-dire que dérober et manger le fruit serait entrer dans le domaine de la totalité divine. C'est le péché de Prométhée que de vouloir dépasser l'inconscience naturelle du Paradis. Le péché est de vouloir devenir conscient et d'intervenir dans le cours naturel du monde, ce dont s'offense la nature, ou, dans le cas de la Genèse, le Créateur. Mais plus tard les pères de l'Eglise.. commencèrent à envisager ce mythe de façon un peu différente : si Eve n'avait pas mangé le fruit et ne l'avait pas donné à Adam, l'homme ne serait pas tombé dans le péché, il n'aurait pas été chassé du Paradis et Dieu ne se serait pas incarné. . ce péché fut une felix culpa - un péché bienheureux- une faute aux conséquences positives.
Dans la légende médiévale du Saint Graal, Perceval n'ose pas violer le tabou qui garde l'entrée dans la connaissance. Il omet de poser la question concernant le Graal ou la blessure du roi, parce qu'on lui a dit qu'interroger était enfantin. Dans la légende, il est comparé à Adam et on l'appelle souvent le troisième Adam, par opposition au premier et au second Adam, le Christ. Le péché de Perceval consiste à ne rien demander, tandis que celui du premier Adam fut de s'aventurer dans le domaine de la connaissance en en goûtant le fruit. Cela reflète une lente évolution de l'attitude envers la conscience : il semble qu'à présent, si l'on en croit, en particulier, les matériaux oniriques, ce soit un péché de ne pas devenir conscient, tandis qu'à l'origine on ressentait que c'en était un de le devenir. Cependant, sous une forme un peu différente, nous retrouvons de nos jours cette appréhension chez nombre de personnes qui, à propos de psychologie des profondeurs et d'analyse prétendent que l'on ne devrait pas remuer de telles choses et qu'il ne faut pas troubler l'eau qui dort de crainte de réveiller les monstres. Il est suffisant .. de suivre son bon sens et d'obéir à la règle générale et il est inutile d'en savoir davantage et d'avoir une attitude personnelle vis-à-vis de ces choses. Mais nous savons que c'est aussi pécher contre la nature que de refuser la conscience. Si une personne vit en-dessous de ses possibilités ou prétend en savoir moins qu'elle ne le devrait, on voit naître en elle des sentiments de culpabilité P.151 et d'autres symptômes névrotiques. Nous sommes donc encore aujourd'hui face au paradoxe que c'est un péché de devenir conscient et que c'en est un de demeurer inconscient. Puisque nous ne pouvons plus vivre dans un état d'innocence édénique, il ne nous reste plus qu'à déterminer notre attitude en décidant quel péché nous préférons. Cependant, la vie nous montre que l'un est régressif et mène à la stagnation, tandis que l'autre va dans le sens de la vie. Ce sont les rêves et les circonstances vitales qui montrent à chacun dans quelle mesure il est de sa nature de devenir davantage conscient.
Dans notre conte, .. le vol commis dans le jardin royal entraîne un résultat positif puisqu'il attire l'attention du monarque sur la jeune fille, que celui-ci l'épouse et qu'il lui fait don de mains d'argent. Celles-ci, sans avoir la valeur de celles qu'elle aura plus tard, lui permettent d'être à demi-valide. . Les récits varient : le plus souvent ce n'est pas le Diable qui subtilise la lettre, mais la cruelle belle-mère, poussée par la jalousie. Ici, la belle-mère de la jeune reine n'est pas méchante. Elle essaie de sauver la vie de la mère et de l'enfant et reproche au roi sa soi-disant cruauté. ..cela reflète une évolution : le principe du mal (le Diable), n'est pas identifié à la femme. Il est distinct des êtres humains qu'il se contente d'influencer.
.. l'héroïne représente le cas de la femme obligée de vivre de façon complètement passive et purement féminine, parce qu'elle est menacée de tomber dans un état pathologique dès qu'elle en sort. Mais la solution qui consiste à échapper au diable en se maintenant à l'écart de la vie ne peut être qu'une solution temporaire. Tôt ou tard la vie réclamera ses droits, le problème réapparaîtra, et très souvent, comme c'est le cas ici, après le mariage. Ainsi bien des jeunes filles renoncent à faire des études et à se cultiver l'esprit, parce qu'elles sentent, parfois à juste titre, que de le faire serait tomber aux mains de leur animus, et les empêcherait de se marier. Mais si l'une d'elles fonde un foyer sans avoir apaisé sa soif de culture, le problème resurgira. Elle a fui la possession par l'animus en se mariant, mais le besoin secret demeure de développer l'autre aspect d'elle-même, et il est très fréquent qu'elle tombe alors sous le coup d'une sorte d'agitation insatisfaite, de révolte ou de dépression. Le diable réapparaît donc et, cette fois, vient troubler la vie conjugale et familiale.
C'est ainsi que le complexe paternel de l'héroïne se heurte au complexe maternel du roi, ce qui crée des difficultés. Elle est condamnée à la passivité et à la solitude, à l'inactivité sociale, si elle veut se sauver du diable. Si une telle femme épouse un homme doté d'un complexe maternel, sa mère ou sa belle-mère viendra prendre la situation en main. La jeune mère étant passive et plutôt négative, incapable de prendre un parti bien précis, la belle-mère interviendra et décidera, par exemple, ce qu'il faut faire pour Noël et ce dont le bébé a besoin. La jeune femme ne peut s'opposer à cet état de fait, car la belle-mère comble un vide. Dans des conditions normales, une jeune femme est capable de se défendre contre la femme plus âgée, mais s'il lui faut en même temps protéger son domaine intérieur secret, elle n'aura pas l'énergie et la possibilité de se défendre à l'extérieur.
Toutes les fois qu'une femme est contrainte à une grande passivité pour échapper au démon qui la poursuit, elle devient une sorte de martyre : le fait même qu'elle se laisse faire, qu'elle soit trop solitaire et n'exige rien, induit les autres à abuser d'elle. Le diable est alors attiré de l'extérieur. Mais la situation ainsi créée a un sens, car, à moins d'être persécutée c'est-à-dire acculée à trouver des ressources en elle-même, cette femme ne retrouvera jamais ses mains vivantes ; elle gardera des mains artificielles P.153 jusqu'à la fin de ses jours. .
Interprété sur le plan du sujet et du point de vue de la femme, le roi, n'étant plus considéré comme le mari mais comme une figure intérieure d'animus, représente une dominante collective de valeur positive. La femme adopte les idées en cours sur la religion, le devoir, la conduite personnelle et règle sa vie sur les normes admises par tous. Cela revient à remplacer une attitude psychique spontanée par une attitude artificielle ; elle accomplit ce qui est juste par devoir et parce que c'est ce qui se fait. Elle a un comportement normal, mais dépourvu de sentiment. C'est ce que signifient les mains artificielles. Le fait qu'elles soient en argent, métal lunaire, tendrait à montrer que ces idées ambiantes sont tout de même adaptées à sa nature féminine, même si elles ne sont pas encore naturelles et individualisées. Chez elle l'éros positif vivant ne peut s'incarner totalement. Nous voyons cela, par exemple, chez des femmes blessées par un complexe maternel négatif ou une image paternelle néfaste. Elles ont beaucoup de mal à élever leurs enfants puisque leurs réactions spontanées vis-à-vis d'eux sont ou bien insuffisantes ou bien inexistantes. Les enfants les perturbent ou les lassent, car elles n'ont pas assez d'instinct maternel positif et d'énergie disponible pour pouvoir accepter les corvées et la routine quotidiennes qui consistent à changer les couches du bébé, à supporter le chahut des aînés, et à tenir en ordre la maison.
D'un certain point de vue les enfants sont terriblement éprouvants, mais une femme dotée d'un instinct maternel et de conditions de vie normales peut les supporter. S'il lui arrive d'être excédée, elle élèvera la voix, mais les choses n'iront pas trop loin et ne nuiront pas à la chaleur de la relation maternelle. Mais si une femme souffre d'un complexe paternel ou maternel négatif non assumé, celui-ci aura sur elle un aspect destructeur qui l'entraînera à dépasser les bornes. Ou encore elle compensera son absence de spontanéité par l'attitude de la
« mère parfaite » qui supporte toute l'irritation que lui causent les enfants. Mais l'opposition en elle, pour être inconsciente, n'en est pas moins forte et, en s'accumulant, peut l'amener à se détacher de l'enfant sans raison, ce qui est l'équivalent d'un meurtre inconscient et représente quelque chose d'encore plus terrifiant. Ces mères ne parviennent pas à s'avouer qu'en un certain sens elles haïssent leur enfant. Au lieu de cela elles surcompensent en lisant des livres de pédagogie et essaient d'être aussi parfaites que possible. Faute de spontanéité, elles ont recours aux recettes, aux normes collectives ou aux théories psychanalytiques.
. Toutes les fois qu'une femme a en elle un animus destructeur non intégré, toutes les activités qui font appel à l'éros, dans sa relation à son mari et aux autres, seront accomplies d'une manière artificielle. Ce qu'elle ne peut donner par sentiment, elle l'accomplit à force de volonté : la spontanéité étant insuffisante pour produire l'action instinctive, les mains artificielles doivent remplacer celles qui ont été coupées. La règle collective prend la place de l'instinct. Ces personnes ont souvent conscience d'avoir en elles une zone morte, maudite. Et la recherche inquiète se poursuit, comme si le diable s'agitait à l'arrière-plan sans vouloir les laisser en paix.
Dans notre conte, le diable intervient de nouveau et crée des malentendus entre le roi et la reine. Rejetée dans la nature, elle est acculée à trouver une relation avec son animus positif au lieu de se conformer aux règles collectives. Elle doit plonger dans la profondeur d'elle-même. Au lieu de la forêt, ce pourrait très bien être le désert ou une île dans la mer ou le sommet d'une montagne. Elle se trouve isolée dans le silence d'un pays vierge, ce qui signifie qu'il lui faut se retirer au fond de sa propre solitude. C'est le moment P.155 où une femme comprendra que, bien qu'ayant un mari et des enfants, ou un métier, elle n'est pas vraiment vivante. Parce qu'elles sont si dépendantes d'une vie relationnelle et qu'elles la désirent tant, la plupart des femmes ont beaucoup de mal à s'avouer à quel point elles sont seules et à en accepter le fait. Se retirer dans la forêt serait accepter consciemment sa solitude et ne pas essayer de créer artificiellement des relations qui ne résolvent en rien le problème. L'expérience m'a montré qu'il est très douloureux mais très important pour les femmes de prendre conscience de leur solitude et d'y faire face. Le terrain vierge est cette part de la psyché qui est demeurée intouchée, sans contact avec les activités et les idées reçues ; y séjourner serait se retirer non seulement des vues et des opinions de l'animus, mais de toute impulsion à obéir aveuglément à ce que la vie sociale semble exiger. Vivre dans la forêt correspond, psychologiquement, à plonger au plus profond de son être intérieur individuel pour, libre de toute convention, en faire la découverte. La vie végétative est une vie spontanée qui apporte la guérison à une femme détruite par un animus ou un complexe maternel négatifs, car elle permet à sa véritable nature de monter en elle et de s'exprimer.
Dans de nombreuses histoires, des femmes sont persécutées, non par le diable, mais par leur belle-mère, si bien que toute la seconde partie de ces contes se rapporte au complexe maternel négatif en même temps qu'au complexe-père, associé au diable. Dans tous les cas, la jeune fille est condamnée à la passivité et doit retrouver la partie de son âme demeurée intouchée. En pratique, si l'on demande à une telle femme ce qu'elle ferait si elle pouvait se dégager de toutes les contraintes de la vie extérieure, elle répond avec désespoir qu'elle n'en sait rien : elle ne se sent capable que de s'asseoir sur le bord de son lit pour pleurer. Vous pouvez lui demander si elle n'aimerait pas parler à quelqu'un, écouter de la musique, prendre contact avec des amis, avoir une activité, mais rien ne l'attire. Si l'on considère les choses sous un autre angle, on peut dire que de retourner à cette couche primitive signifie que l'on ne peut pas vivre au niveau ordinaire qui est celui des autres êtres humains et que c'est une régression. D'un point de vue extraverti, cela apparaît ainsi, mais en réalité les énergies psychiques se sont retirées de la vie extérieure pour se réorganiser et se restaurer. II ne s'agit ni d'une diminution de vie, ni d'infantilisme mais d'une intériorisation. La forêt est le lieu où les choses commencent à changer pour l'héroïne et à revivre ; c'est donc une régression créatrice dont elle fera l'expérience de la réalité divine et d'où elle sortira non seulement guérie, mais incomparablement enrichie.
La jeune fille rencontre l'ange dans la forêt. Si quelqu'un atteint le point zéro où la vie ne signifie plus rien, alors, dit le conte de fées, qu'il retourne complètement à la nature. Selon mon expérience, c'est en effet bien souvent ce qu'il convient de faire. Il est fréquent d'entendre en particulier des femmes dire que la seule façon pour elles de jouir un peu de la vie et de ne pas être accablées par leurs difficultés, est de faire de longues promenades solitaires dans les bois ou de s'asseoir au soleil. C'est là une tendance saine, car, dans de tels cas, il semble que seule la nature dans sa beauté et son essence virginale ait le pouvoir de guérir. Les femmes ont souvent une relation positive très profonde avec la nature ; le contact avec les animaux peut aussi être très bénéfique. . L'animal a en lui cette totalité innocente et spontanée qui leur manque. La relation avec un être humain est difficile et exige des efforts de différenciation, mais la relation avec un animal est simple, et, si l'on y met du sentiment, elle peut aider à retrouver en soi-même la tendresse perdue. . P.157
. Dans des pays où cette croyance n'existe pas, l'ange peut être remplacé, par exemple, par un oiseau, messager de Dieu, ( Ainsi, dans certains textes de l'Islam, le perroquet ou le rossignol sont des symboles du Prophète.) Dans un conte, un vieil homme se révèle être Dieu lui-même, venu aider la malheureuse. L'intervention divine semble donc bien faire partie intégrante de l'histoire et, par conséquent, être significative. Dieu intervient en personne ou par l'intermédiaire d'un messager. En pratique cela signifie que seule une expérience religieuse directe peut tirer cette femme de difficulté : la solitude et l'introversion profonde dans lesquelles elle est plongée et qui, d'un point de vue extérieur et superficiel, pourraient s'interpréter en termes de régression et de maladie mentale sont en fait la condition d'une rencontre avec la vérité intérieure, figurée par l'ange. L'on peut dire que c'est là l'expérience typique de l'ermite.
. cherche dans la solitude l'expérience religieuse personnelle et immédiate qui fera de lui un chaman ou un homme-médecine. Le conte nous montre que la seule manière pour cette femme de guérir sa profonde dissociation et la blessure dont elle souffre est de les transcender. Les normes collectives ne lui servent à rien dans ce cas, car ce serait la ramener à une « normalité » moyenne qui, ne correspondant pas à sa nature, lui serait nuisible. Vivre suivant les conventions serait dissociant pour elle, car elle ne pourra trouver son équilibre qu'à un niveau plus profond et plus individué. Pour elle, la vraie régression serait de s'adapter à une soi-disant normalité. Vouloir, à tout prix, adapter quelqu'un à une normalité moyenne peut mener à la maladie mentale. C'est pourquoi l'héroïne doit nécessairement quitter la société jusqu'à ce qu'elle ait trouvé sa propre vérité. Ce n'est que lorsque celle-ci sera assurée qu'elle pourra retourner à la vie extérieure sans risquer de perdre son identité.
Tout se passe comme si la guérison naissait de l'inconscient lorsqu'au plus profond de la solitude et de la tristesse elle se tourne totalement vers lui ; c'est à ce suprême instant que ses mains lui sont rendues . Dans de nombreuses variantes, les mains guérissent lorsque la jeune femme enlace un arbre de ses bras, c'est-à-dire sous l'effet d'un processus de croissance intérieure naturelle. (Nous retrouvons l'arbre que le père était prêt à sacrifier.) On sait que l'arbre est un des symboles du processus d'individuation. Dans la quête du héros, l'acte héroïque ou la souffrance exceptionnelle sont des conditions du processus, mais parfois également le problème se résout sans que rien de particulier soit accompli.
Il existe dans la psyché un processus naturel de croissance, de maturation et de transformation. Pour quelqu'un qui s'efforce de se comporter selon les normes, attendre, laisser advenir, est parfois ce qu'il y a de plus difficile. Tout en étant un processus naturel de développement, le processus d'individuation s'accompagne toujours d'une suite d'actes conscients. L'arbre ne représente P.159 que l'aspect naturel et spontané du processus. Et il existe en effet des situations où la patience et la non-intervention sont la condition de la guérison.
.. version russe .
Son état de mutilation et d'incapacité rend nécessaire l'intervention divine.. Tout ce que l'on peut faire dans ces cas, c'est aider ces personnes à avoir la meilleure attitude possible, mais seul un miracle peut guérir la blessure et faire en sorte que la femme soit capable de tendre les bras quand les eaux de la vie lui apportent la guérison.
.. les femmes souffrant d'un complexe maternel négatif, de même que les êtres très introvertis, manquent souvent, du moins en apparence, la première partie de leur vie ; elles la traversent comme en rêve. L'existence est pour elles une source constante de souffrance et d'irritation. Mais si elles parviennent à surmonter cette difficulté, elles découvrent dans la seconde moitié de leur existence toute la spontanéité et la jeunesse qui leur ont manqué jusque là. Bien qu'une partie de la vie ait été extérieurement perdue, la vie intérieure et le sens ont été préservés. .. tragédie et aventure.. On n'échappe pas à son destin, il faut en accepter toute la peine, toute la souffrance, avant qu'un jour survienne la solution infiniment simple. Mutatis mutandis, le problème est analogue pour les hommes dont l'anima a été blessée par l'animus maternel. Il peut arriver qu'un homme soit dans l'impossibilité de faire jaillir en lui une authentique réaction masculine chthonienne et d'être spontanément viril. Il se comportera extérieurement selon ce qu'il pense être le modèle masculin, mais sans le sentir de l'intérieur. La virilité authentique est quelque chose de si simple que ceux qui ne la possèdent pas ne peuvent la comprendre.
.. du point de vue de la femme, celle qui a vécu une expérience semblable à celle du conte a été privée de cette phase de vie extérieure dont la femme possédant un complexe mère positif aurait pu profiter. Mais cette dernière restera dans l'inconscience de certains processus psychiques profonds. La première .. qui a dû faire le tour du monde pour trouver la vie, en aura découvert les P.161 richesses et la signification totale, sacrée. Pour elle, le simple fait de vivre est une expérience d'illumination. Elle aura la pleine conscience de ce qu'elle fait, ce qui est le prix de ses souffrances. C'est ce que Jung entendait lorsqu'il disait : « Une partie de la vie a été perdue, mais le sens en est préservé. »
Le roi part à la recherche de sa femme. Si nous envisageons la situation de ce couple, cela signifie qu'après une crise dans la vie conjugale d'une violence telle que la femme a dû se retirer temporairement, la relation naturelle se rétablit, après sa guérison. Si le roi représente également, comme il est probable ici, le principe dominant de la mentalité collective, le sens est que cette femme peut désormais se consacrer à ses activités humaines et occuper dans la société une place normale et adaptée ; toute l'étrangeté qui la tenait à l'écart a disparu : elle peut désormais se comporter de façon spontanée et naturelle, et a retrouvé la joie de vivre.
L'enfant s'appelle « « Riche-en-douleurs ». Il est le fruit d'une femme qui, ayant traversé 1'expérience comp1ète de la souffrance, y a acquis la sérénité et la sagesse. Ayant vécu de grandes épreuves, elle a une maturité qui lui permet tout naturellement d'aider autrui. Les autres iront spontanément vers elle, car ils se reconnaîtront en elle et sentiront qu'elle peut comprendre leur détresse. A partir de ce moment, ce processus peut se poursuivre à condition que l'on soit prêt à accepter de nouvelles épreuves. . Les souffrances obligent à progresser et activent les processus intérieurs. . elle aura d'avantage de capacités et de possibilités créatrices.
Les symboles du roi et du soleil sont très liés, comme .. le symbolisme solaire du pharaon .. ou .. « roi-soleil ». Le roi y est la représentation terrestre du principe solaire. En général le soleil a un sens positif, il apporte lumière et chaleur, mais, dans certains cas, il est considéré comme négatif, car il peut consumer comme le « démon de midi » de la Bible. Il anéantit toute végétation en faisant s'évaporer toute humidité. .. chez les Grecs, les rayons du soleil sont regardés, à l'occasion, comme les flèches meurtrières d'Apollon dont le nom est interprété comme « destructeur » (du verbe apollumi : anéantir). De même, on peut dire que la clarté de la conscience raisonnante, si elle n'est pas temperée par le sentiment, est trop intense et tue. Elle brûle tous ces processus archétypiques mystérieux qui n'ont pas accès au domaine de la conscience collective. Toute personne se trouvant sur le chemin de l'individuation découvrira la nécessité de garder pour elle-même certaines expériences, en particulier dans le domaine de l'amour et du sacré, qui ne peuvent être racontées. Il y a des choses sur lesquelles l'on ne peut même pas se questionner soi-même et qu'il faut laisser dans le clair-obscur pour ne pas les violer, les flétrir et les tuer. Comme le papillon dans le cocon, certains aspects secrets de l'âme ne peuvent se développer que dans le sein de l'obscurité. Le soleil trop clair de la conscience tue la vie. C'est ainsi que, dans la mythologie, des fées ou des trolls, même bienfaisants, sont pétrifiés lorsqu'ils sont frappés par un rayon du soleil : ils ne peuvent vivre que dans la pénombre. P.163
Si nous appliquons le conte au cas d'un homme, on nous dit que, pour retrouver le lien avec son anima, il doit se voiler le visage et se tenir à l'écart du principe de la conscience collective. C'est seulement en fermant les yeux au monde extérieur et, probablement, en refrénant ses tendances à en être le maître, qu'il peut enfin s'unir à son anima et retrouver son épouse. Si l'on applique le conte au cas de la femme et de son animus, le geste du roi de se cacher le visage signifie qu'elle doit écarter les idées religieuses et les principes moraux collectifs pour être libre de réagir selon sa propre vérité. En lui donnant des mains d'argent, le conscient collectif lui a permis d'accéder à un type de vie mi-spontané, mi-factice, et de trouver le minimum d'adaptation nécessaire. Cela revient à dire qu'ici les principes du comportement collectif ne sont pas vraiment négatifs, parce qu'ils n'entraînent pas trop loin. Ces lois, bénéfiques dans une certaine mesure, ne doivent être remises en cause qu'avec tact et discernement, car elles fournissent à cette femme une règle de conduite et une structure morale qui la protègent et l'empêchent de se sentir seu1 et désorientée. Ce voile est une belle image qui signifie que, dans ce cas, les valeurs collectives doivent être protégées du soleil de la conscience trop critique et asséchante.
C'est un trait caractéristique de l'animus, que d'avoir statistiquement raison, ce qui explique pourquoi nous succombons à son attrait ; mais, surtout s'il est négatif, le malheur veut qu'il n'ait pas raison dans la situation donnée. Si vous dites par exemple à une femme solitaire qu'elle devrait rentrer encore davantage en elle-même, s'enfoncer dans la solitude pour y puiser des forces, elle vous répondra qu'elle a besoin de relations, de distractions, et que l'introversion ne ferait qu'empirer les choses, car elle vit déjà trop isolée. Sur le plan abstrait et rationnel, c'est tout à fait exact, mais cela ne s'applique pas à la situation psychique présente. Ce qui est habituellement vrai se trouve être faux en l'occurrence, dans son cas individuel. Mais il ne faut pas dire à l'animus qu'il se trompe, car il sait que, d'une certaine façon, il a raison. Dites-lui : « Oui, c'est vrai, mais à ce moment précis la situation n'est pas telle que vous pensez. »
.. le Roi et la reine se reconnaissent, se retrouvent et l'histoire fini bien. La femme a découvert une relation juste avec son animus devenu une énergie mentale et une force spirituelle positive.
Le mouchoir dont le roi se voile le visage peut signifier aussi que, même lorsque ce qu'elle a à dire a une grande valeur, il peut arriver qu'une femme ait à garder ses opinions pour elle ou à les exprimer seulement avec tact et discrétion. Une personne qui donne sans cesse des conseils est exaspérante. Lorsque le roi laisse glisser le voile, la reine demande à Riche-en-Douleurs de le replacer. L'animus positif a le sentiment juste du moment où il est nécessaire d'avoir recours au silence et au voile. Lors de cette rencontre roi et la reine sont en harmonie de sentiment et d'attitude. C'est l'union des opposés. La douloureuse et mutilante passivité qui était figurée par la perte des mains s'est transformée en une discrétion consciente, aspect positif de la privation antérieure.
Le symbole du voile est présent dans presque toutes les religions et correspond au fait que les expériences les plus profondes non seulement doivent rester secrètes, mais le restent par le fait même que leur nature est inexprimable. Il convient d'ajouter que la personne qui en sait plus que les autres et n'est pas modeste et discrète se rend insupportable aux autres et se fait traiter en brebis galeuse .. car personne n'apprécie qu'on lui fasse la leçon. Dans une querelle, par exemple, chacun pense avoir raison ; un témoin expérimenté ne peut prendre parti, car il voit bien qu'il s'agit d'un problème d'ombre et que chacun projette la sienne sur l'adversaire. On accusera alors le spectateur de lâcheté, et il peut arriver que ce soit le cas, mais une personne qui voit plus loin que les protagonistes se trouvera dans l'impossibilité d'intervenir et P.165 devra être prête à accepter d'être mal jugée. Dans la vie collective cette position peut en effet passer pour un manque de caractère et une incapacité de prendre fait et cause pour la justice, sans qu'aucune explication ne soit possible, car cela ne ferait qu'attirer davantage l'agressivité sur soi : il faut avoir recours au voile. Le processus d'individuation impose une certaine discrétion et, parfois, il faut avoir le courage d'être mal jugé plutôt que d'agir mal à propos.
. Il (St Nicolas de Flue) possédait cette santé instinctive qui sait qu'il est inutile de parler aux gens de ce qu'ils ne peuvent saisir. On peut même blesser certains esprits en leur exposant de choses pour lesquelles ils ne sont pas mûrs et auxquelles ils ne sont pas destinés. .. interpréter les rêves avec prudence, de sorte que l'interprétation qu'il en donne reste accessible à la compréhension et à la capacité d'intégration du patient et ne la dépasse pas. D'autre part, devant un rêve ou une expérience très numineux, le silence et le respect sont souvent la seule attitude juste.
.
Il y a des gens qui appartiennent au Moyen Age et même à la préhistoire et qu'il serait dangereux d'en déraciner tant qu'il n'y a pas d'indices précis que quelque chose en eux demande à aller plus loin ; agir autrement serait destructeur. .
. l'héroïne ne guérit que parce qu'elle a accepté P.167 de s'écarter de la vie collective et de demeurer seule dans les bois. Ce thème est très fréquent et me semble correspondre de façon caractéristique à l'un des problèmes de la psychologie féminine. De l'extérieur, cette retraite peut sembler une période de complète stagnation, a1ors qu'en réalité.. il s'agit d'un temps d'initiation et d'incubation qui permet qu'une profonde dissociation psychique se répare et que des problèmes se résolvent ; de plus, la personnalité s'enrichit grâce à des expériences intérieures profondes. Ce thème fait contraste avec la quête plus active du héros masculin qui doit souvent s'en aller dans l'Au-delà et abattre le dragon, trouver le trésor ou conquérir la princesse. Il lui faut habituellement faire un long voyage et accomplir quelque haut fait. Au lieu de tout simplement s'éloigner de la vie active. Il semble donc bien y avoir une différence caractéristique entre les voies des principes masculin et féminin, la seconde étant plus passive, plus contemplative. Ceci a évidemment affaire avec les divergences entre l'animus et l'anima. En psychologie masculine, on peut dire que l'anima amène l'individu à s'empêtrer dans la vie et ses problèmes, le met en relation avec les instincts et les pulsions, et se confronte ainsi à un problème éthique. Mais l'anima ne pose jamais directement à l'homme le problème de sa Weltanschauung ; elle le place plutôt, de façon indirecte, dans une situation extérieure telle qu'il se trouve obligé de reconsidérer toute son attitude envers la vie. La femme, elle, dès qu'elle entre en con tact avec l'inconscient, est plus directement confrontée à la philosophie de la vie et au problème du mal, parce que l'animus est concerné par les idées générales et les concepts. Dès qu'elle entreprend le voyage à l'intérieur d'elle-même, elle se trouve en face du problème spirituel.
La jeune fille de notre conte se trouve confrontée à un problème religieux profond, puisqu'elle est mise en relation d'abord avec le Diable, puis avec l'Ange. .. le Mauvais essaie de s'emparer d'elle, mais c'est sous la protection de l'ange qu'elle parvient à se libérer. Elle rencontre donc la divinité sous ses deux aspects, l'obscur et le lumineux, l'ange étant le messager de Dieu ou Dieu lui-même . P.169


CHAPITRE VI LA FEMME QUI DEVINT ARAIGNEE

Dans le conte esquimau que je me propose d'examiner à présent se reflète également la confrontation avec les puissances du bien et du mal, ce qui prouve que ce n'est pas seulement un problème caractéristique de notre civilisation. Cette confrontation se produit dès que l'on entre en relation avec l'inconscient. .

LA FEMME QUI DEVINT ARAIGNEE

L'héroïne de cette histoire .. sort de l'ordinaire, puisqu'elle refuse le destin commun des femmes qui est de ce marier à un certain âge et de perpétuer la vie de la tribu. Le conte finit mal, ce qui est fréquent dans les récits archaïques, mais cependant guère plus que dans ceux de notre civilisation. Enfreindre un tabou ou désirer quelque chose hors du commun, y est ressenti comme négatif, et il est habituel que de tels récits aient un dénouement fâcheux. . Ceci est caractéristique des récits où quelqu'un souhaite une chose contraire aux règles habituelles de la collectivité.
On trouve néanmoins l'idée contraire dans certains contes de fées, par exemple dans Amour et Psyché et dans L'alouette qui saute et qui chante dont le thème général peut se résumer comme suit : un père annonce à ses trois filles qu'il part en voyage et leur demande ce qu'elles aimeraient qu'il leur rapporte. Deux d'entre elles désirent des bijoux, mais la troisième veut une « alouette-lion », qui se révèle être un époux animal, une sorte d'esprit-époux, auprès duquel, après maintes tribulations, elle trouve un grand bonheur. (cf. La Belle et la Bête)
Dans ce conte, le souhait extraordinaire de la jeune fille, après une longue aventure et des complications diverses, mène à une union réussie avec l'époux merveilleux et tout se termine heureusement, tandis que, dans le conte esquimau, le vou extraordinaire mène à la catastrophe : l'histoire aurait pu se terminer autrement. On peut penser que, si elle avait ouvert les yeux à temps, grâce à son expérience personnelle et à sa connaissance des mystères de l'Au-delà, elle aurait pu éclairer sa tribu. Elle serait devenue pour celle-ci celle qui « sait », l'initiée qui a découvert ce qui se passe dans l'inconscient. La faute qui consiste à ne pas ouvrir les yeux assez vite au retour sur terre suffit à donner à l'histoire son issue négative. Psychologiquement, cela signifie que si la conscience est trop faible, l'expérience de l'inconscient, au lieu d'être enrichissante, devient négative.
Le grand problème que nous devons garder en mémoire dans tout travail analytique est de savoir si le conscient du patient, la substance de sa personnalité (qui est un facteur que l'on sent mais qui est impossible à définir) sont assez forts pour supporter le choc de l'inconscient. Certaines personnes font d'étonnantes expériences dans le domaine de l'inconscient collectif, mais, en raison d'une certaine faiblesse de réaction, n'en retirent aucun bénéfice. Ainsi .. les schizophrènes . Au moment crucial où le matériau devrait être consciemment intégré, tout échoue. . elle (ex. d'une patiente) vous racontait ces choses avec beaucoup de détails, mais comme absente ; elle dévidait son fil, P.179 comme une araignée, le parcourant de haut en bas et de bas en haut sans se sentir concernée. Dans de pareils cas, on a le sentiment d'être en face du vide ou en l'air : les éléments sont surprenants et intéressants, mais c'est comme s'il n'y avait pas de sujet derrière.
La femme-araignée dit à l'héroïne de garder les yeux fermés jusqu'à ce qu'elle touche terre. . ce genre de personne ne désire pas regarder en face la nécessité du retour à la réalité, car ce peut être une bien grande chute que de se retrouver brusquement dans le réel quotidien après avoir été l'épouse du dieu de la lune. L'on peut préférer rester « dans la lune » !
C'est là très souvent la raison pour laquelle les gens ne veulent pas guérir ; ce refus comprend une certaine part de choix conscient. Le retour à la misère quotidienne est un bien pauvre substitut aux épousailles avec un esprit, ou, comme ici, avec le dieu de la lune. Dans ce conte, il y a, de plus, une sorte d'incapacité ou de paresse. De même, dans le cas de cette femme hospitalisée, j'avais le sentiment qu'elle n'était pas retenue par la peur . elle était plutôt endormie. . On pouvait, à n'importe quel moment, lui demander de raconter une histoire ; elle dévidait un long fil archétypique, puis s'en allait : c'était une fileuse de phantasmes, une araignée qui n'ouvrait pas les yeux sur le monde.
Les « esprits-têtes » sont, pour les tribus circumpolaires, des personnages qui vivent dans les profondeurs de la mer. Les Arabes et certaines tribus africaines croient aussi en l'existence de ces esprits que l'on rencontre dans le désert où ils se déplacent en roulant. On les considère comme des êtres plutôt dangereux, des magiciens. Ils constituent une race puissante qui vit sous la terre ou dans la mer et sont parfois supposés incarner les esprits des morts, la pure essence des morts étant contenue dans la tête. Ils sont appelés tantôt « crânes », tantôt « têtes ».
Une jeune fille s'attache donc à un tel esprit au lieu de s'attacher à un être humain, et se trouve très heureuse avec lui. C'est là une illustration merveilleuse de ce que nous appelons si sèchement et si techniquement « la possession par l'animus », formule abstraite qui signifie que la femme qui a épousé une « tête » est inaccessible, inapprochable sur le plan humain, car elle poursuit un dialogue incessant avec cet élément spirituel autonome.
Ce dialogue peut, à certains moments, être tout à fait positif et constituer un véritable et irremplaçable enseignement intérieur. Il n'est négatif que s'il « tourne en rond » et ne débouche pas sur la vie. Si l'on pouvait s'observer dans cet état de possession par l'animus, on constaterait, comme on le ferait pour quelqu'un d'autre, que l'on poursuit inlassablement une conversation intérieure, une réflexion, débattant de choses qu'on est dans l'impossibilité de confier à d'autres. On ne peut reprocher à une femme d'être dans cet état, car il est totalement involontaire et il n'existe pour elle aucun « point d'Archimède » d'où elle pourrait observer le P.181 phénomène. Seul un témoin extérieur remarque qu'elle a l'esprit absent. Elle-même est tellement absorbée qu'elle ne peut s'en apercevoir. L'animus et le courant incessant d'opinions et de raisonnements qu'il entraîne son merveilleusement bien représentés par cette image de la tête autonome.
Dans ce conte, c'est le père qui entend le « mari ». Une possession par l'animus est naturellement particulièrement irritante pour l'homme ; il ne peut supporter la présence de ce processus intérieur chez une femme. On peut observer cela dans la vie courante, par exemple quand une fillette commence à penser par elle-même. Le père sent l'animus de sa fille grandir et, ayant abhorré le même processus chez sa mère, sa femme ou chez d'autres, il cherche à l'écraser. C'est une tragédie vieille comme le monde, que les activités intellectuelles naissantes chez les filles sont blessées ou vouées à l'échec par la réaction paternelle. De nombreuses femmes se trouvent sérieusement estropiées spirituellement et intellectuellement parce que leur père, à un moment crucial a décrété qu'elles ne pouvaient réussir. . Un père ne devrait jamais décourager sa fille de cette façon, car cela a un effet désastreux sur son développement intellectuel et affectif ; ce n'est pas de cette façon que l'on peut délivrer quelqu'un de la possession par l'animus.
L'animus et l'anima, lorsqu'ils font leur apparition, in statu nascendi, ne sont ni évolués, ni séduisants. Les garçons qui atteignent l'âge de la puberté, au moment où l'éros commence à se manifester et fait problème, se mettent à ne plus travailler, s'opposent à tout ce que l'on dit, se montrent désagréables et restent à traîner çà et là, sales, dépenaillés et le visage couvert d'acné. Ils ont une imagination morbide, sont submergés par de la sentimentalité, des réactions physiques, des fantasmes sexuels et autres, et se montrent totalement vagues et stupides. Voilà à quoi ressemblent les débuts de l'hétérosexualité et le premier éveil de l'anima ! En les connaissant mieux, on découvre que ces garçons écrivent aux filles des poèmes terriblement sentimentaux : c'est une période où leurs mères et leurs sours, par des réflexions moqueuses, peuvent blesser ou détruire quelque chose en eux, tout comme le père avec ses filles. Il faut ignorer avec discrétion ces phénomènes et fermer les yeux sur ce processus de formation ; l'évolution de l'anima chez le garçon et de l'animus chez la fille passe nécessairement par certaines étapes. Lorsqu'il fait son apparition, il est intransigeant et extravagant ; apparemment, les pères de chez nous ne sont pas seuls à s'en irriter, et les pères esquimaux en font tout autant.
Notre héroïne veut entrer dans la mer ; elle veut pénétrer dans les eaux de l'inconscient collectif, mais elle en est rejetée. Ceci est une conséquence de sa propre blessure, car, .. « cela » en elle refuse d'en connaître davantage. L'animus créateur est si sensible à ce stade naissant qu'il n'est plus possible par la suite de retrouver l'enthousiasme de l'adolescence. La jeune fille doit choisir entre deux voies ; elle renonce à celle qui la ramènerait vers la terre et monte, par dépit, vers le ciel, malgré l'avertissement donné par l'esprit. Sachant le danger, elle est vraiment responsable de son choix. « Peu m'importe où je vais, puisque tu ne veux plus vivre avec moi ! » .
D'autres contes, ainsi que divers matériaux archétypiques, montrent que la tendance, chez une fille, à épouser une tête est généralement due à son complexe paterne. Ici l'histoire ne le précise pas, mais la réaction brutale du père vis-à-vis de l'esprit-tête aimé de sa fille confirme cette hypothèse. L'animus de la mère peut aussi P.183 être responsable, mais cela prend alors une forme légèrement différente, comme dans Blanche-Neige, où c'est la marâtre (la mère négative et son animus) qui oblige la fille à partir vivre dans la forêt, qui devient pour elle un lieu d'incubation. Comme La Belle au Bois dormant, elle y est endormie, et enfermée dans un cercueil de verre. Si une femme se trouve chassée de la vie active, cela peut donc être le fait soit de l'anima de son père, soit de l'animus de sa mère. Mais pourquoi toujours faire retomber la faute sur les parents ? En effet, depuis les débuts de l'humanité, l'homme apporte dans le monde une certaine proportion d'inconscient négatif : cet héritage se transmet d'une génération à l'autre, et peut-être en sera-t-il toujours ainsi. Peut-être cela fait-il partie de la condition humaine. Par ailleurs, nous subissons non seulement l'influence de nos parents visibles, mais aussi de leur inconscient, normalement et sous toutes les latitudes. C'est une façon très rationnelle et causale de penser qui conduit à toujours prétendre que le responsable d'un problème est l'Odipe, l'anima du père ou l'animus de la mère ou toute autre chose. Tout le monde naît de parents imparfaits ayant une attitude consciente et inconsciente ambivalente. En fait, nous savons que, lorsque des parents vivent reliés à leur inconscient, la pression qu'ils infligent à leurs enfants est moindre et plus saine, mais aucun être humain ne peut échapper complètement au fait d'être influencé par l'inconscient de ses parents. La raison pour laquelle une fille est davantage affectée par l'anima du père et une autre par l'animus de la mère est en partie liée, à mon avis, aux dispositions fondamentales de l'enfant. Chez l'une se développera un fort complexe paternel et chez l'autre il sera moindre. Le problème est compliqué, mais, de façon générale, on constate qu'une fille qui, dans sa jeunesse, est plus fascinée par l'image de son père que par celle de sa mère est plus sujette à être coupée de la vie. Dans la pratique, il est utile de souligner que quiconque désire entreprendre une analyse doit abandonner le point de vue causal systématique trop courant et fataliste selon lequel on ne peut remédier à un problème hérité des parents ; c'est là une attitude absolument infantile. La seule solution vraie est de prendre la responsabilité de ce que l'on est et de faire l'effort nécessaire pour casser la chaîne de la malédiction qui se prolonge de génération en génération. Cela se trouve exprimé par les rêves : une personne, appelée à « racheter » ( à réparer) les erreurs de son père ou de sa mère rêvera par exemple que, si elle réussit là où son père ou sa mère a échoué, elle brisera le sort néfaste ; cela traduit mythologiquement le fait qu'elle pourra ainsi se libérer de ses propres complexes parentaux.
. un homme qui, ne s'étant jamais opposé aux humeurs de sa mère, était passé sous la domination de sa femme à qui il permettait tout afin de vivre en paix dans une atmosphère agréable. Son fils eut beaucoup de difficultés à affirmer sa virilité, mais se trouva contraint de le faire. II épousa une jeune fille à l'animus assez puissant, et la situation parentale se répéta car, dès le premier mois de mariage, elle ne voulut en faire qu'à sa tête. Il rêva plusieurs fois qu'il lui fallait racheter son père mort, en agissant vis-à-vis de sa femme comme son père n'avait pas su le faire. On lui montrait que la responsabilité lui incombait de ne pas perpétuer ce complexe, pour éviter que son propre fils n'en hérite à son tour. Il lui fallait interrompre la transmission de la malédiction ancestrale, ce que l'inconscient exprimait comme à rebours, en lui enjoignant de racheter ses ancêtres. Celui qui est appelé à devenir conscient doit travailler à rompre ce que le bouddhisme nomme « la chaîne des causes ».
. je reçus un jour une femme à qui sa mère avait toujours escroqué de l'argent, et, croyez-le ou non, j'envoyai par erreur à cette femme une note dépassant nettement ce qu'elle me devait ! Si l'on n'est pas suffisamment conscient et de sa propre ombre et des complexes parentaux d'un patient, on se trouve acculé P.185 au rôle du père ou de la mère et l'on risque de tomber dans des pièges ; ce genre de personne vous forcera à un comportement relevant du modèle qu'elle porte en elle et qui est si collectif qu'il est parfois difficile à déceler. Toute personne en analyse tente inconsciemment de faire entrer l'analyste dans son modèle ancestral. Il est donc possible aussi que les dispositions de l'enfant provoquent les réactions des parents. La conception moderne d'une simple relation causale et linéaire ne correspond pas à une juste évaluation des faits, mais relève d'une superstition caractéristique de notre civilisation.
L'héroïne monte au ciel en passant par un trou, un vide. L'image du vide central qui permet le passage d'un monde à l'autre se retrouve dans toutes les voies mystiques. C'est une description typique chez les Esquimaux qui pensent que le ciel, où règne l'Esprit de la Lune, est le reflet de la terre. Ce dieu est une figure d'animus ; il diffère de l'Esprit-tête vivant dans la mer en ce qu'il n'est pas l'esprit individuel d'un mort, mais le dieu de la tribu, reconnu par tous, un dieu à qui l'on ne voue pas un grand amour, mais que l'on prie pour avoir de la chance à la chasse ou à la pêche. Dans ces régions, où la survie dépend d'une bonne prise, il est le dieu de la fécondité, le dispensateur de nourriture. Ceci est intéressant, car, si l'on n'est pas entré en détail dans l'étude des mythes, on a tendance à penser que le principe divin masculin a toujours affaire avec le domaine de l'esprit, et la déesse-mère avec l'abondance de récoltes, la fécondité des animaux, etc. Pour beaucoup de tribus esquimaux, c'est en effet une divinité féminine qui dispense la nourriture, telle Sedna qui vit au fond de la mer et veille à la reproduction des animaux marins et à qui les chamans doivent rendre visite pour débarrasser sa chevelure des poux ou pour la guérir de quelque blessure, après quoi l'abondance du gibier et la chance reviennent. Ici, par contre, c'est un dieu masculin qui exerce cette fonction. Il faut donc éviter toute interprétation systématique. A l'époque romaine, la lune était une divinité hermaphrodite. En Afrique du Nord existait un dieu lunaire ithyphallique ; ainsi, en Egypte, le dieu lunaire Min était représenté avec un énorme sexe en érection ; c'était un dieu de la fécondité, dont l'animal était le taureau.
Si la lune n'est pas toujours féminine, elle est, par contre, toujours une divinité de la nature et de la fécondité. L'idée de fécondité peut donc être attribuée aussi bien a un principe masculin qu'à un principe féminin. .. beaucoup de mythologie parlent de « Notre mère la terre » et de « Notre père le ciel », la terre est féminine et le principe céleste masculin. Mais en Egypte, c'était l'inverse : Geb, le principe terrestre, est une divinité masculine, et Nout, la déesse du ciel, est féminine. La question qui se pose est alors celle-ci : en quoi la civilisation égyptienne différait-elle de la plupart des autres ? Ce qui est très frappant, c'est le concrétisme des idées. Comme presque tous les peuples, les Egyptiens croyaient en l'immortalité de l'homme, mais peu ont traduit cette idée par une conservation aussi complète du corps que l'était la momification. On assurait l'immortalité en immortalisant le corps : ce qui, dans beaucoup d'autres civilisations, est une réalité spirituelle, est chez eux quelque chose de concret, à un point qui frappa même les anciens Grecs. Leurs dieux devaient aussi passer par des phases de renouveau : les statues étaient transportées jusqu'au Nil pour y être lavées et ointes. Tout ce qui appartient habituellement au monde de l'âme ou de l'esprit était considéré chez eux comme du domaine de la terre. Ce renversement psychologique signifie que les états d'âme, les émotions et les sentiments ont une connotation spirituelle, tandis que ce qui normalement relève du mental est ressenti comme concret.
A quelle sorte d'attitude envers la vie correspond un principe de fécondité qui serait masculin au lieu de féminin ? Pour un chasseur actif, la forêt ou la mer sont P.187 des images de l'épouse ; il y pénètre et y prend ce dont il a besoin. Il y faut aussi, bien sûr, de la magie et de la chance, mais son attitude est d'abord celle du héros entreprenant et aventureux. Le « tu » qu'il adresse à la nature, il l'adresse comme à une femme. En conséquence, la nature est ressentie comme irrationnelle, rusée, cruelle et inconstante, elle est aimée ou haïe comme une femme, et la fécondité ou la dispensatrice de nourriture est, en ce cas, une déesse. Mais des hommes dont l'attitude affective est introvertie et qui ne sont pas portés à agir, ou pour qui ce n'est pas l'essentiel, vivront la nature comme un principe de vie actif masculin et se sentiront les bénéficiaires de ses dons. Peut-être, pour les Esquimaux, cela est-il en rapport avec l'extrême dureté des conditions de survie, laquelle dépend, pourrait-on dire, de la bienveillance des éléments auxquels l'homme est livré presque totalement : le blizzard, la tempête de neige, la nuit polaire, le froid. La présence ou l'absence de gibier ne sont pas des choses qu'il peut contrôler. Dans cette tribu, les hommes prient la Lune en élevant dans sa direction des récipients à eau qui sont un symbole féminin et dans lesquels le dieu placera ou non les animaux, suivant son bon plaisir ; ils implorent ainsi sa clémence et sa générosité. Le fait de partir pêcher dans leurs kayaks munis de harpons n'est pas ressenti comme actif : c'est la mystérieuse nature qui leur envoie les animaux, les poissons, les phoques et les rennes. Leur chasse ou leur pêche dépend de la présence ou non du gibier, le rôle du chasseur est donc ressenti comme passif. Le chasseur se sent dans le rôle de l'épouse en face d'une nature mâle. De même, si une femme rêve du dieu de la Lune, cela traduit une attitude passive vis-à-vis de l'inconscient. L'inconscient est ressenti par elle comme un phénomène actif qui l'affecte et dont elle attend tout.
Le conte précise que le dieu de la Lune ne peut être vaincu que par la magie de la femme-araignée, et on nous laisse entendre que ceci se produit régulièrement et que cette femme est la grande force qui fait décroître la lune. L'héroïne entre donc dans le jeu des opposés que sont le dieu lunaire et l'araignée, le masculin et le féminin. L'araignée est bienveillante dans ce récit, tandis que l'Esprit de la Lune est une sorte de dieu créateur à l'humeur changeante. La femme-araignée est, dans ce contexte, un symbole du Soi, car elle est positive et a plus de pouvoir que la lune. Mais, en dépit de l'aide de celle-ci contre cet animus destructeur, sorte de Barbe Bleue, l'héroïne ne parvient pas à retrouver la terre. Le thème de l'éveil, des yeux qui doivent s'ouvrir, se rencontre dans de nombreux contes ; il est particulièrement fréquent dans les civilisations primitives où une partie de la vie se déroule dans une sorte de léthargie. Mais il ne faut jamais oublier que ceci n'est une question ni de race ni de culture et que nous rencontrons dans nos populations des individus qui se trouvent en ce cas. II faut écarter de l'analyse les personnes incapables de dialoguer avec l'inconscient et pour qui tout contact avec ce dernier ne serait que destructeur. . Il faut observer le sujet pour voir qui apporte ces rêves et ces visions et s'il a ta moindre »possibilité d'une intégration, même partielle, ! :es éléments considérés. L'impossibilité d'engager une personne sur la voie du processus d'individuation se révèle, entre autres, dans de petits détails des rêves, c'est pourquoi il faut interpréter ceux-ci avec le plus grand soin. Dans notre conte, il y a deux détails de cette sorte : le premier est le fait que la jeune fille choisisse le mauvais chemin en s'entêtant dans son dépit vis-à-vis de la tête, et le second, qu'elle ouvre les yeux trop tard.
La possession, la maladie mentale et l'état de chaman sont très proches. Cependant on peut commettre une erreur encore plus grave en s'effrayant des matériaux archétypiques que vit le sujet dans ses rêves et ses visions et en y voyant de la schizophrénie que si l'on prend en traitement une personne incapable d'évoluer. On peut rencontrer dans les rêves et visions d'une personne tout à fait normale des éléments oniriques tels que la montée au ciel, la rencontre de l'esprit-araignée ou du dieu Lune, les quatre morceaux de peau, etc. J'ai vu des rêves initiaux où la mer inondait tout le pays, où les tombes s'ouvraient et les corps, roulant çà et là, reprenaient vie - ce qui aurait pu être un signe de psychose, alors que ces personnes n'étaient que momentanément submergées par l'inconscient collectif. La guérison et la transformation profonde d'un être exigent souvent de passer par de telles crises, par de telles initiations. S'il s'agit d'une psychose, cela apparaît dans la pauvreté de réaction du sujet devant les images de l'inconscient, dans son manque de vitalité et dans son extrême passivité. De tels signes sont les indices d'un état grave de possession et de faiblesse du complexe du moi et, lorsqu'on en constate la présence de façon habituelle, on ne peut travailler utilement au plan de l'inconscient.
La santé mentale de base se reconnaît également dans le fait que le sujet, très écrasé par ses difficultés, désire progresser, ne se complaît pas dans les images et cherche humblement à appliquer dans sa vie ce qu'il comprend lui être demandé.
Au début d'une analyse, une femme fit ce rêve : Elle assistait au mariage ou au couronnement de la reine Elisabeth. Cela se passait dans une ville médiévale inconnue où étaient dressées de grandes tribunes, et une foule enthousiaste emplissait les rues. Un long cortège s'avança, ayant à sa tête quatre chevaux noirs et quatre alezans dont les poitrails et les queues ressemblaient à ceux de coqs. Puis venaient le Dieu-Soleil et la Reine qui semblait une déesse. Suivaient des troupeaux d'éléphants, de lions et autres animaux. Cherchant une place d'où elle pût voir le cortège, la rêveuse s'aperçut que ses chaussures étaient sales et qu'elle devait les nettoyer. Mais à ce moment une petite fille très puérile et quelque peu arriérée intervint et détourna son attention. Ce fut la fin du rêve. Ces images montrent qu'il y avait une activité énorme dans l'inconscient de cette personne, ce qui aurait pu être un signe de santé : un mariage (une union des opposés), est amorcé au niveau mythologique entre le dieu solaire mâle et la reine déesse. Chercher sa place personnelle dans la foule, vis-à-vis de cet événement intérieur, est une réaction juste, car, si elle trouve sa place, elle est sauvée. Qu'elle ne la trouve pas immédiatement dénote en elle une certaine faiblesse, mais cela même pourrait n'être pas fatal. Elle prend ensuite conscience qu'elle doit nettoyer ses chaussures, s'occuper de mettre de l'ordre dans sa vie personnelle, ce qui est également juste. Ce qui importerait vraiment serait qu'elle nettoie sa propre attitude dans la vie, qu'elle ne triche pas, prenne son analyse au sérieux et accueille ce que la vie lui envoie, or il se révéla que c'était une grande menteuse. Le personnage infantile, la petite fille arriérée, détourne son attention du fait qu'elle doit nettoyer ses chaussures et le rêve s'évanouit sans apporter de solution. Tout tournera court, dit le rêve, en raison d'une puérilité que la rêveuse semble dans l'incapacité de surmonter.
Etant donné que l'élément malsain ou dangereux n'apparaissait qu'en un seul endroit du rêve, je décidai de tenter une analyse qui, pendant quelques semaines, progressa, bien que se heurtant toujours à cet infantilisme. P.191 cette femme récriminait sans cesse, se laissait porter par les événements et était toujours dépendante des autres. .. elle se plaignait sans arrêt de la propriétaire tout en continuant de subir son influence. .. symptômes caractéristiques de manque de maturité. .
L'élément dangereux apparaît souvent dans l'ultime détail d'un rêve, mais il peut aussi se montrer dans le cours du rêve ou dans une allusion infime, et la beauté de l'ensemble des images ne garantit pas contre lui. Le rêve que nous venons de citer est un rêve classique d'initiation, mais il finit mal, de même que dans le conte, à cause de la faiblesse de la personnalité consciente du sujet. . Il est très important de ne pas engager des gens dans un processus qui les dépasse. .
Jung a cité dans son séminaire sur les rêves d'enfants, celui d'une petite fille qui voyait le « Bonhomme Hiver » venir lui toucher le ventre. Jung fait remarquer que l'élément pathologique tenait à ce que le rêve n'avait suscité aucune réaction chez l'enfant. Et pourtant, le Bonhomme Hiver est un démon du froid et de la mort qui devrait inspirer la terreur. Si elle s'était éveillée sous l'effet de la peur ou si elle avait simplement dit : « Alors, je m'éveillai », cela eût été une réaction. Les gens ont parfois une réaction émotive qui est une sorte de dénouement : le rêve produit un effet de choc. . Il est caractéristique des schizophrènes de rapporter des rêves horribles sans la moindre émotion . C'est là un symptôme sérieux. Dans le cas de psychose latente, on rencontre aussi très souvent un rationalisme particulièrement étroit qui repousse absolument toute interprétation symbolique. J'ai observé qu'une extrême étroitesse d'esprit, qui peut se rencontrer chez de brillants intellectuels, si elle persiste, peut être un symptôme grave. Elle est souvent due à la peur et à l'angoisse devant un noud psychotique profondément enfoui. En ce cas, le concrétisme est un mécanisme de défense : devant une chose irrationnelle ou symbolique, le sujet a l'impression que n'importe quoi peut arriver et se barricade dans la prison rigide de ses idées et de ses obsessions.
J'ai connu le cas d'une femme psychotique qui avait une obsession : elle agrafait tous ses papiers. Je lui demandai pourquoi, et elle me répondit « qu'un jour » la fenêtre pourrait s'ouvrir et le vent mettre tout en P.193 désordre. Cette hantise était hautement symbolique : le vent représente, traditionnellement l'esprit de l'inconscient, le souffle divin. Cet esprit risquait de faire un jour irruption dans sa vie et elle craignait de ne plus jamais pouvoir sortir de l'état de confusion mentale qui en résulterait. Elle était prisonnière d'une minutie et d'une étroitesse d'esprit extrêmes dans tous les domaines, ce qui était un pur mécanisme de défense. De telles personnes manquent totalement d'esprit d'aventure, elles ont peur et sont prisonnières d'un rationalisme très significatif. La mesquinerie exprime la même chose. On ne peut se laisser aller ni prendre de risques ; il faut que tout soit en ordre, parce que la structure mentale trop rigide peut sauter à tout moment. Il est donc aussi important pour l'analyste d'observer les réactions du sujet que le symbolisme même des contenus de l'inconscient. Cette absence de réaction est le signe d'une disposition morbide ou, comme dans notre conte, d'une nature trop fruste et trop faible pour pouvoir entrer dans un processus de prise de conscience. Dans ce dernier cas, de simples conseils de bon sens ont plus d'effet qu'une exploration de l'inconscient, dangereuse pour ces personnes. Si le conscient est trop peu structuré, le mettre en présence de l'inconscient de façon imprudente risque d'achever de le défaire et l'on doit, au contraire tenter de consolider la conscience du moi.
 

CHAPITRE VII LES SIX CYGNES

. (cf. récits) la quête de la femme ne consistait pas, comme celle du héros, à combattre un dragon ou à accomplir quelque haut fait, mais prenait la forme plus passive et plus intérieure de la retraite hors de la vie active et de la recherche de l'attitude juste à travers une période d'incubation. . Les 2 contes suivants traitent également de cet aspect de l'animus qui met une femme à l'écart, pour un temps, de la vie active. . leur thème principal est le même : c'est celui de la sour qui décide de racheter ses frères changés en oiseaux.

LES SIX CYGNES

LES SEPT CORBEAUX

Remarquons tout d'abord une intéressante variation en ce qui concerne les nombres : il y a six cygnes et sept corbeaux, mais, à la fin des deux contes, il reste huit personnes en présence. Dans l'un ce sont le roi, la reine et les six frères cygnes sauvés, et dans l'autre, la sour ne se mariant pas, ils sont également huit. .. problème bien connu de la relation entre le sept et le huit, qui est une variante de celle du trois et du quatre qui joue un rôle si important dans le symbolisme des nombres. . Jung compare le passage du trois au quatre à la structure de la psyché et à l'intégration de la quatrième fonction qui est une étape très délicate de l'évolution psychique. Le passage du sept au huit est une variante du même problème, mais le pas dangereux étant divisé, le passage est plus facile. Les nombres sept et huit symbolisent par conséquent une approche plus différenciée de la fonction inférieure et du problème du mal ou de ce qui est refoulé. Dans le symbolisme des nombres, sept est habituellement considéré comme le nombre du processus d'évolution. C'est aussi celui des sept planètes de l'astrologie .. ; celles-ci sont les éléments de base de l'horoscope et représentent les éléments archétypiques fondamentaux qui constituent toute personnalité humaine. L'idée est qu'en chaque personne, Saturne, Mars, la Lune, etc., se combinent en une configuration spécifique. Chaque personne doit, à un moment ou à l'autre, vivre et réaliser ces éléments fondamentaux, bien que, selon la structure de l'horoscope, la façon dont cela se produit soit toujours différente. II y a les sept jours de la semaine, les sept notes de 1'octave. Etc. Parfois sept est le nombre de la totalité, et parfois c'est le huit, en tant que retour au un, à l'unité prise au niveau supérieur, comme c'est le cas dans l'octave musicale. Le nombre sept comprend une certaine part de tension interne, car il se subdivise en trois et quatre. .. Jacob Bôhme .. dit que le sept est la tension entre le haut et le bas, la trinité spirituelle et les quatre éléments terrestres, tandis que le huit est l'éclair qui relie les deux, le sept appelant le huit. .. St Augustin rappelle que, d'après la Genèse, les six jours de la semaine correspondent au travail de la création, tandis qu'au septième jour, Dieu se reposa. Mais il ne s'arrête pas là et ajoute que si les sept premiers nombres concernent ce qui se déroule dans le temps, le huit, lui, correspond à l'éternité. Nous devons donc prendre en compte le huitième élément qui serait « hors du temps ». Le huit, comme le quatre, représente la totalité, le Soi ; avec le huit nous sortons du processus d'évolution pour entrer dans la condition éternelle stable. Ces deux contes posent donc ce problème du passage du trois au quatre ou du sept au huit, P.201 ce qui revient au même. Dans le premier, le problème est plus différencié .
. le roi, qui s'est perdu, doit promettre d'épouser la fille de la méchante vieille en échange de sa délivrance. .. le roi, qui représente le principe dominant de la conscience collective, est très souvent, dans les contes de fées, malade ou dans une situation difficile. Ainsi en est-il du roi du Graal. Le conte nous présente donc une conjoncture classique, celle où le principe de la conscience collective, parvenu à une impasse, n'est plus capable de diriger ni de fonctionner correctement ; il est perdu dans la forêt, c'est-à-dire dans les profondeurs de l'inconscient. Le roi, le moi conscient, ne peut sortir de là seul. La présence de la vieille femme à la tête branlante peut faire supposer qu'il a été victime d'un ensorcellement qui l'a amené à se perdre. Cette vieille se révèle être un aspect maléfique de la Grande Mère. Car elle est l'instigatrice du sort infligé aux cygnes. .
Le branlement mécanique de la tête est souvent un attribut des personnages diaboliques. Il existe les contes de fées où l'héroïne pénètre dans la chambre interdite où elle découvre un squelette branlant du chef. .. une version de ce thème où l'héroïne, pénétrant dans la chambre interdite, y rencontre une figure de la Grande Mère appelée Maria la Maudite ; assise sur une balançoire de feu. L'idée archétypique selon laquelle les démons sont animés d'un mouvement de balancement mécanique, expression de leur condition de non-racheté se trouve exprimée dans de nombreuses descriptions des enfers : Sisyphe doit éternellement rouler le même rocher vers le haut de la montagne, et les Danaïdes sont condamnées à remplir un tonneau percé, tandis que Tantale s'efforce sans cesse d'atteindre les fruits et l'eau qui apaiseraient sa faim et sa soif. Il existe un rythme éternel de l'absurde, un carrousel incessant du non-sens, qui mène à proximité du but sans jamais permettre de l'atteindre, et qui est l'essence même de la torture morale. Aussi la mythologie l'attribue-t-elle aux démons et aux êtres maudits.
En psychologie, ce thème apparaît dans des cas d'obsession et aussi de psychose, ainsi que dans les matériaux oniriques. La torture qu'il comporte est une épreuve même pour le témoin extérieur : c'est la répétition de phases positives où des éléments constructifs apparaissent, où le sujet semble aller mieux, où on a l'impression que le mouvement va vers la vie - un débutant naïf pourrait même croire que son patient est guéri. Mais, au moment décisif, tout s'effondre, car le moi est trop faible pour assimiler ce mouvement ; car flux et reflux, phase constructive et décomposition se succèdent. Il arrive que cette alternance elle-même cesse et que le patient devienne muet et comme stupide et se pétrifie ; aucun processus intérieur ne semble plus se poursuivre ni être capable d'émerger. Dans la mythologie, cet état est imputé au côté obscur de la divinité : c'est le châtiment, le séjour en enfer que les dieux infligent aux âmes égarées. La déesse-mère elle-même est parfois représentée ainsi. Ce mouvement absurde confère à la vieille femme du conte son caractère diabolique. .
.. le roi épouse la jeune fille de la forêt. Mais comme il craint qu'elle ne maltraite les enfants qu'il a d'un premier mariage, il essaie de les protéger, ce qui est exceptionnel dans les contes car, en général, lorsque le roi est prisonnier d'un mariage maléfique, ses enfants sont directement persécutés par leur belle-mère. Ici, il réussit à mettre ses enfants à l'écart et leur rend visite, guidé par la pelote magique qui joue le rôle de fil d'Ariane ; mais cela ne les met pas à abri du danger. Le principe dominant de la conscience collective étant usé, les enfants représentent les P.203 promesses de renouveau. Le principe de conscience nouvelle qu'ils incarnent est momentanément écarté par le roi en personne. Au plan individuel, lorsque le principe de la conscience n'est plus valable, une transformatIon s'avère nécessaire. C'est un moment critique : la personne craint la dépression qui est absolument indispensable au renouveau, elle a, peur de lâcher prise et de se trouver pour un temps face à une impression de vide. De plus, la lâcheté ou l'intérêt conscients la poussent souvent à s'agripper au passé et à entraver le processus d'évolution, et c'est là que le mal entre en jeu.
Que signifie le fait que les enfants soient psychologiquement mis à l'écart ? Cela reflète un comportement qui est fréquent chez les individus qui atteignent ce tournant crucial ; ils se construisent une double vie ; ne réprimant pas totalement le changement qui s'annonce, ils lui permettent de s'exprimer dans une sorte d'existence parallèle. . Ils font une concession à l'autre part d'eux-mêmes, mais si cela n'est pas suffisant ni intégré de façon juste, cela n'a aucun effet. Si leur destin est de devoir passer par la dépression pour parvenir à un changement d'attitude complet, une générosité totale est nécessaire et un compromis mesquin ne servira de rien. Dans le conte, la belle-mère s'empare finalement des enfants, tout comme si leur père n'avait pas essayé de les sauver.
Appliqué à l'attitude collective, le tournant dangereux est le moment où le principe féminin refoulé et devenu, de ce fait, maléfique, réapparaît à la conscience. Toute notre tradition historique présente le féminin comme négatif, car le principe de la nature n'est pas reconnu ; la conscience est trop masculine et trop rationnelle, ce qui provoque la réaction négative du monde inférieur. C'est pourquoi la seule femme du conte, l'héroïne mise à part,
est une sorte de déesse-mère cruelle.
Dans Les sept corbeaux, c'est le père lui-même qui, dans un moment de colère, prononce la malédiction. Ce n'est pas le conscient du père qui s'exprime par là mais un mouvement affectif incontrôlé, c'est-à-dire son anima négative : ses paroles dépassent sa pensée ; la situation est donc analogue à celle des six cygnes. Le père, tout comme le roi, représente l'attitude consciente habituelle, la norme collective, la loi, mais celle-ci est sous-tendue par un arrière-plan obscur qui s'exprime dans ces mouvements affectifs incontrôlés qui apportent la destruction.
Dans la seconde histoire est posé le problème chrétien de l'urgence de baptiser la petite fille dès que possible. Mais ses frères cassent la cruche . le baptême efface le péché originel, assure à l'enfant le salut de l'âme et, après la mort, le bonheur éternel, la visio beatifica. Si l'enfant est malade, la coutume est de procéder à un baptême d'urgence. Si l'on prend cet événement comme symbolique du destin de la petite fille, on peut dire que, vraisemblablement, l'enfant aura du mal à s'insérer dans la tradition chrétienne. Le père essaie de forcer le destin, et, ce faisant, provoque l'accident. Le parallèle psychologique à cela serait la situation provoquée par un conscient qui s'agrippe aux P.205 anciens principes et aux anciennes traditions. .. apparaît alors le côté obscur du père dont la malédiction involontaire retombe sur les garçons.
. Ces oiseaux (cygne et corbeaux) ont un symbolisme analogue sous bien des aspects : ainsi tous deux étaient des oiseaux d'Apollon. Le cygne a une histoire mythique passionnante. .. celle de Léda .. Shwan a la même racine que le mot latin sonare. Qui signifie résonner ou sonner, ce qui fait allusion au fameux « chant du cygne ». Bien que le fait ait été démenti par la plupart des naturalistes, on attribuait à cet oiseau le fait d'émettre un très beau chant au moment de sa mort. . vieillissants, les cygnes ne peuvent plus plonger avec assez de vivacité pour se nourrir ; affaiblis par le jeûne, et n'ayant plus la force de rejoindre des régions plus tempérées pour y passer l'hiver, ils finissent prisonniers de la glace, dévorés par les autres animaux, ou bien ils meurent lentement de faim. A leurs derniers instants, ils poussent une plainte amère. Ce cri étrange instants, lancés par les vieux cygnes mourant sur la glace est probablement ce qui a donné lieu à la légende sur le chant du cygne. La beauté de l'oiseau, l'attrait de son plumage immaculé, ont suggéré l'idée que c'est un être surnaturel. On dit qu'il connaît à l'avance le moment de sa mort et on le suppose capable - comme de nombreux autres oiseaux - de prédire l'avenir et le temps qu'il fera. L'expression allemande : mir schwant signifie avoir un vague pressentiment ou une intuition, une idée concernant l'avenir.
Parce qu'il connaît l'avenir, le cygne est l'oiseau sacré d'Apollon dans la mythologie grecque et de Njôdr dans la mythologie nordique. Il joue un grand rôle dans le thème mythologique célèbre de la jeune fille-cygne dont il existe de nombreuses variantes. Un chasseur rencontre, par exemple, trois belles jeunes filles qui, s'étant dépouillées de leurs vêtements de plumes, se baignent. Il emporte l'un de ces vêtements, si bien que l'une d'elles est dans l'impossibilité de retrouver sa forme d'oiseau. Il enlève la jeune fille et l'épouse, mais il fait plus tard une erreur ou se comporte mal avec elle. Reprenant son plumage, elle s'envole et disparaît à jamais, à moins qu'il ne la retrouve après un long et pénible voyage et de multiples aventures. Si, vous promenant seul dans les
bois, vous rencontrez un être étrange dont vous ne savez s'il est une hallucination ou un être réel, regardez ses pieds, .., car les êtres démoniques ont des pieds de cygnes, preuve qu'ils ne sont pas des êtres humains, mais des esprits. Dans l'ancienne Angleterre, on jurait par le cygne . Comme à tous les volatiles, on lui a, de tout temps, associé certaines qualités démoniques, qui correspondent psychologiquement aux intuitions, pressentiments, idées et sentiments qui surviennent brusquement, comme de nulle part, et qui disparaissent de même
Lorsqu'il s'agit du thème de la jeune fille-cygne, racheter l'anima de sa condition de volatile signifierait pour l'homme qu'il accepte de se concentrer sur ses états d'âme et ses pensées semi-conscientes en se demandant pourquoi elles lui viennent. Symboliquement, il capture la femelle cygne, l'empêchant de devenir un simple état d'âme et de s'envoler par la fenêtre avant qu'il ait pu retenir la valeur humaine que cet oiseau représente. Il lui faut d'abord s'emparer du vêtement de plumes pour rendre à l'oiseau sa qualité humaine. Mais il ne suffit pas de le faire une fois. Même celui qui a compris ce qu'est l'anima peut très bien la laisser un jour reprendre son vêtement de plumes et s'envoler par la fenêtre ! De P.207 même, si une femme ne surveille pas quotidiennement son animus, il reprend vite son ancienne forme volatile. Un constant effort conscient est nécessaire pour que ces entités intérieures s'humanisent en restant reliées à la conscience, car les épouses-cygnes et les frères-oiseaux- amants tendront toujours à reprendre leurs vêtements le plumes et à s'envoler. C'est pourquoi, pris négativement, le cygne représente la qualité inconstante et inhumaine de l'anima. Sous son aspect positif, il représente la possibilité de la connaissance et de hautes réalisations intérieures. On comprend dès lors 1'importance que les anciens alchimistes donnaient à la « fixation du volatil ».
Par rapport à la conscience chrétienne, le cygne représente un contenu préchrétien. .. Le cygne est le compagnon naturel de Wotan. Si un aspect déjà relié à la conscience humaine est contraint de reprendre son aspect d'oiseau, il subit une régression. Autrement dit, des contenus de l'inconscient déjà partiellement intégrés peuvent, en raison d'une détérioration de l'attitude humaine consciente, être à nouveau refoulés dans l'inconscient.
Historiquement, toute une série d'événements appartenant à notre culture relèvent de ce type. Au douzième et treizième siècles, les pays de culture germaniques virent les chevaliers chrétiens se mettre au service de leurs dames, tandis que dans les régions occitanes, troubadours et fedeli d'amore développaient le culte de la femme et de l'éros. Le symbolisme de l'inconscient était accepté et trouvait sa place dans la vie. A cela s'ajoutait une certaine reconnaissance de la nature, du corps et de la matière. Ce n'est pas un hasard si, à cette époque, l'alchimie et son symbolisme furent si florissants. Mais sous l'influence de la Réforme et de l'extraversion néfaste de la Renaissance, ces mouvements disparurent. . et le service d'amour, redisparut. C'est ainsi qu'une attitude psychologique extrêmement prometteuse, comportant la reconnaissance du principe féminin, se trouva tout à coup réprimée par le raidissement de l'attitude chrétienne consciente, raidissement dû en partie à la cassure provoquée par la Réforme et la Contre-réforme, mais aussi au développement du progrès technique rationnel qui apparut alors. Certains aspects du service d'amour ne semblaient plus admissibles à la conscience chrétienne. A 1'époque médiévale, on avait eu l'esprit plus large et une morale moins étroite. Le développement historique rationnel a évidemment eu de nombreux aspects positifs, mais, en ce qui concerne l'anima, ce fut une régression. Les contes des princesses-oiseaux montrent qu'elle fut contrainte de fuir après s'être à nouveau glissée dans son plumage de cygne.
. De façon curieuse, en mythologie, on a de tout temps considéré que le corbeau était blanc à l'origine. Ainsi, dans la mythologie du nord de l'Amérique et la mythologie circumpolaire, il est une figure prométhéenne, devenue noire d'avoir été brûlée en apportant le feu et la lumière à l'humanité. Des légendes germaniques affirment aussi que les corbeaux étaient blancs à l'origine et la mythologie grecque dit qu'ils devinrent noirs sous l'effet de la malédiction d'Apollon, pour avoir commis un péché. Dans le folklore, la corneille est considérée comme la femme du corbeau, tout comme le P.209 cheval est le mari de la vache. Le corbeau est un oiseau ambigu : lorsque Noé l'envoya en mission, il quitta l'arche, découvrit la terre asséchée, mais resta à se repaître des cadavres et ne revint pas. Noé l'attendit en vain, puis envoya à son tour la colombe qui lui rapporta la branche d'olivier ; depuis lors, le corbeau fut mal coté . le Père Hugo Rahner fait de la colombe l'esprit céleste et du corbeau l'esprit du diable et des sorcières. Mais, puisque les opposés contiennent toujours la semence de leur propre contraire, les corbeaux ont aussi été considérés comme des oiseaux très sacrés : ils apportent la nourriture à St Jean dans l'île de Patmos et à Elie au désert. Dans la tradition chrétienne, le corbeau est aussi un messager de Dieu qui apporte l'aide divine aux saints et particulièrement aux ermites. Il est étrange de constater qu'il y a toujours eu deux façons simultanées et apparemment contradictoires d'envisager le symbolisme du blanc et du noir. Le qualificatif français blanc et l'allemand blank ont la même racine qui signifie « brillant » et peut s'appliquer à toute surface polie, qu'elle soit blanche ou noire. Psychologiquement ceci est aisé à comprendre et correspond à l'identité secrète des contraires. Dès qu'un opposé atteint son point extrême il contient déjà son inverse. De ce point de vue l'on peut dire que le corbeau représente les pensées sombres en même temps que la lumière qui tout à coup peut en surgir et les transpercer. . L'oiseau figure les concepts et les intuitions involontaires qui apparaissent en nous tout à coup. Nous croyons que ces pensées sont de notre fait, alors qu'elles se posent dans nos têtes, tels des oiseaux. Ce sont des contenus autonomes. L'idée qui me vient à cet instant n'est pas la mienne, je ne l'ai pas encore « pensée », sinon je l'aurais déjà saisie et mise en cage ; elle m'est tout simplement venue. A ce stade où je n'ai pas encore vraiment décidé si oui ou non je la fais mienne, elle a forme d'oiseau. Elle représente un éveil préconscient. Attraper l'oiseau serait en prendre possession à l'aide de la réflexion critique.
Dans les rêves, les corbeaux sont généralement l'expression de pensées tristes, mélancoliques. .. voir des tableaux peints par des personnes déprimées, où au-dessus d'un bois sombre, d'un désert ou d'une mer déchaînée, des multitudes d'oiseaux noirs traduisent les pensées désolées, déprimantes que l'on a en un pareil moment, telles que : « Je suis une (ou un) moins que rien, je n'irai jamais mieux, je n'arriverai à rien. » Le corbeau est alors un oiseau de malheur. Mais il est aussi un messager de Dieu parce qu'une dépression peut être féconde, créatrice, si l'on accueille de façon juste les pensées noires qu'elle sécrète, si l'on se dit : « En effet, je suis peut-être une moins que rien, mais en quel sens ? » Le meilleur moyen de venir à bout d'une dépression n'est pas de la combattre.. c'est d'y pénétrer. Il vaut beaucoup mieux laisser monter ces pensées sombres, les accueillir, non pour les ressasser, mais en se demandant ce qui nous fait penser ainsi. Alors, très souvent ces pensées noires qui étaient prisonnières des profondeurs de l'âme apportent le pain dont on a besoin. Le but réel d'une dépression est de nous remettre en contact avec l'inconscient, avec le principe divin. Les ascètes et les ermites entraient volontairement en dépression et s'y abandonnaient jusqu'à ne plus rien savoir et jusqu'à épuisement de leurs forces. La conscience rationnelle a périodiquement besoin d'être obscurcie pour que la lumière nouvelle puisse jaillir, et avec elle de nouvelles possibilités créatrices, c'est pourquoi le cygne et le corbeau traduisent des réalités très proches. La même chose est exprimée en alchimie où le corbeau figure la nigredo, ce noir qui est le premier arcane, la matière première du grand ouvre : il est nécessaire d'accepter de se confronter avec l'ombre et avec l'obscurité de l'inconscient dans la mort du moi, pour que se produise la « transmutation » P.211
Chez un homme, l'héroïne de ce conte représenterait aspect de son anima qui est lié à ses pensées inconscientes non agréées par la mentalité traditionnelle. Chez une femme, cela signifierait que la femme pense selon des voies réprouvées officiellement. Tout particulièrement dans notre civilisation, l'esprit féminin est naturellement proche de la nature aussi bien sous ses formes positives que négatives. .. les femmes aiment à traiter les sujets originaux rejetés par l'ensemble de la pensée officielle scientifique et religieuse. Comme elles prennent de façon moins absolue le travail de l'esprit, elles ont le grand avantage de pouvoir se montrer plus libres et plu souples à son sujet car, si quelque chose n'a pas une importance vitale, pourquoi ne pas en traiter avec audace ?
.. façons différentes dont fonctionnent un esprit d'homme et un esprit de femme. XX
Les convictions ultimes de la femme se situent dans le domaine de l'amour et des problèmes concernant celui-ci. Dans la sphère intellectuelle, elle est plus libre. Une transformation de ses idées scientifiques n'est pas pour elle une question de vie ou de mort, elle accepte d'examiner le problème, de vérifier, et si l'examen est concluant, d'adopter la nouvelle conclusion. Cela explique pourquoi les femmes sont les premières à se rallier aux mouvements naissants. Il faut plus de temps aux hommes pour adopter de nouveaux éléments et de nouvelles idées. La façon plus détendue de penser des femmes leur permet d'avoir sur l'homme une influence très positive en l'amenant à une attitude plus souple. La femme dans ce cas est créatrice en ce qu'elle produit sur l'homme un effet fécondant, grâce à son attitude fantaisiste, libre et vivifiante. Le danger lié à cette tendance féminine positive serait de se laisser asservir par un mouvement qu'elle adopte ou l'homme dont elle est l'inspiratrice. Hitler était suivi par une horde de furies qui avaient perdu tout sens critique. Il est mythologiquement juste de dire que les femmes sont davantage en harmonie que les hommes avec les idées dans leur état naissant. Elles y trouvent plus de liberté et peuvent y communiquer avec les contenus réprimés de l'inconscient qui commencent à émerger. De nombreuses civilisations connaissent ce type de prêtresse, voyante, médium qui sait « sentir le vent » et prédire le temps qu'il fera ou les événements futurs.
Dans le conte, la tâche de la femme est de ramener dans le champ de la relation humaine un contenu qui s'y trouvait auparavant, les cygnes ou les corbeaux. Pour cela, elle ne doit ni parler ni rire pendant six ans et confectionner des chemises de stellaires. C'est en opposant les chemises de stellaires aux chemises de la sorcière qu'elle pourra racheter ses frères. L'envoûtement et le désenvoûtement se pratiquent souvent dans les contes de fées au moyen d'un vêtement ou d'une peau d'animal, une peau de loup ou d'ours par exemple, dont P.213 on recouvre la personne concernée. Dans de nombreux contes, il faut s'emparer rapidement du vêtement magique ou de la peau d'animal. La peau ou le vêtement représentent la façon dont une personne se conduit ou bien ils sont le masque, la persona, sous lesquels quelqu'un se cache. Je veux avoir une apparence différente de ce que je suis ; en ce cas, le vêtement devient un déguisement, le personnage que je veux montrer aux autres. Les nombreuses cérémonies mystiques où les participants apparaissent complètement dévêtus sont celles où se révèle la vérité nue. Par contre, le vêtement peut être l'expression fidèle de ce que l'on est, la manifestation authentique de la personne. Il semble que la plupart des gens aient l'impression de n'être qu'une masse informe et vague de pensées et d'actions et qu'il leur est très difficile de s'exprimer et de permettre aux autres de les situer. Si l'on est la proie d'une émotion, il faut l'exprimer, mais les gens très fortement introvertis pensent que l'autre devrait être assez fin pour deviner leur état d'âme : ils demeurent enfouis sous la peau animale, n'ayant aucun moyen de montrer à l'autre ce qu'ils redoutent, ce qui leur déplaît ou ce qu'ils pensent de lui. Quand, envahi par l'émotion, vous êtes dans l'incapacité de vous exprimer et de dire ce qui la provoque, vous devenez comme un animal. Il faut que l'affect soit différencié et intégré pour pouvoir être exprimé.


 

 

P.255 :
Baba Yaga va dormir, laissant la fillette trier le bon grain du mauvais. Ce thème se retrouve dans beaucoup de contes .. C'est une des tâches mythologiques typiques de l'héroïne. C'est une épreuve P.255 de patience, où l'on doit éviter toute précipitation et que l'on ne peut bâcler. Le mot grec pour « trier », krino, signifie distinguer, séparer A de B. C'est un travail de discrimination qui exige patience et soin et qui s'exerce sur un mode différent de celui du logos masculin. Lorsque ce dernier est confronté à du chaos, il procède en établissant des lois et des critères .. Le Logos, aussi bien chez l'homme que dans l'animus de la femme, travaille pour ainsi dire à vol l'oiseau en prenant les choses de haut.
Le principe féminin a, lui aussi, une façon d'établir un ordre clair, mais il y parvient par un processus psychologique différent : il sélectionne un nombre infini de faits qui montrent que ceci est ceci et cela, cela, activité qui compense l'identité archaïque. Il est important pour les femmes d'entrer dans les détails, de voir, par exemple, où un malentendu a commencé, car celui-ci est souvent dû à un manque de clarté. Tirer au clair une situation dans le détail est comparable au tri du grain. Dans un problème de relation entre personnes c'est une attitude nécessaire. Si ennuyeux et inutile que cela paraisse, un problème psychologique ne peut se résoudre sans qu'on l'étudie sous tous ses angles et en détail, jusqu'à ce qu'il soit épuisé.
On constate que les femmes ont souvent tendance à se complaire dans une certaine imprécision qui aboutit à ces superbes imbroglios de sorcières où plus personne ne sait plus où l'on en est. . puis elle fera une scène si les choses ne s'arrangent pas à son gré. C'est la façon des femmes de succomber à leur ombre : celle-ci ne peut pas jouer de la même façon si l'on est précis. Les hommes savent en faire autant, quoique de façon un peu différente : ainsi un homme laissera dans le vague ses intentions en faisant la cour à une femme qui lui plaît .. Ou encore, il établira le budget de la maison sur le papier . Inconsciemment il préfère ne pas tenter l'expérience, ou la fausser, ayant bien trop peur de s'apercevoir que sa femme fait des miracles, et qu'il dépenserait bien plus qu'elle.
Je me souviens d'un exemple d'imprécision féminine : une femme avait une petite fille à qui des chaussures le ski ne convenaient plus. Elle fit essayer les chaussures à sa belle-fille qui les trouva trop grandes pour elle. . l'aïeule, pensant que sa belle-fille n'en voulait pas, dit à une autre de ses filles de les prendre, mais elles demeurèrent introuvables .. il s'ensuivit une dispute générale, simplement parce que ces dames n'avaient pas pris la peine d'exprimer clairement leurs intentions : la belle-fille, après avoir eu l'air de refuser les chaussures, les avait emportées ! Derrière tout cela se cachait une « participation mystique » entre ces femmes. Certaines femmes font la même chose a propos de l'argent, provoquant des complications sans nombre ; il s'agit toujours de l'omble sorcière. Le processus du passage à la conscience, chez une femme, suppose qu'à l'intérieur d'elle-même, elle démêle clairement ses réactions positives et négatives. Il est bien entendu que l'homme doit en faire autant s'il ne veut pas être la proie des ruses de son anima.
Aussi, lorsque la sorcière impose à la jeune fille cette tâche, c'est comme si elle lui disait que, si elle est capable de faire ce tri, elle ne tombera pas en son pouvoir. Chaque fois que se produit une situation embrouillée, il est bon de se demander pourquoi elle a été ainsi laissée dans le vague. On découvrira généralement qu'on désire P.257 avoir à la fois l'argent et le gâteau : la belle-fille désirait les chaussures, sans toutefois les devoir à sa belle-mère. . C'est ainsi que l'ombre parvient à s'introduire dans une situation et à compliquer les choses les plus simples. Mais derrière un incident aussi futile se cache un malaise plus profond. La situation confuse avait en réalité sa source dans le fait que la grand-mère n'avait pas réussi à se mettre elle-même en bons termes avec l'archétype de la mère : promettre des chaussures à sa fille, puis à sa belle-fille, pour ensuite tout laisser en suspens, c'est faire preuve de paresse aussi bien dans la relation avec ces personnes que dans la recherche d'une solution. Cette femme n'ayant pas une relation juste avec l'archétype de la mère en elle, cela entraînait une certaine incertitude de sa part au niveau de l'instinct : elle ne savait qui entourer de ses soins maternels, ni à quels besoins répondre ou ne pas répondre, et elle n'était pas non plus au clair quant à la nécessité de garder sa famille unie. Une telle femme a généralement trop sacrifié sa propre existence et ses propres besoins à sa famille, aussi en arrive-t-elle inconsciemment à détester amèrement celle-ci, ce qui, dans ce cas, s'exprimait par des symptômes physiques et un comportement qui provoquait la discorde parmi les siens. Ses rêves révélaient clairement qu'elle en avait assez de cette situation, mais le seul moyen qu'elle connaissait de s'en sortir était de tomber malade .. Elle jouait toujours ce tour au pire moment, juste quand sa famille avait besoin d'elle et que sa présence aurait été utile (ce qui fait partie du mécanisme de ces affects inconscients). Ainsi donc, si l'on creuse assez profondément, sous une pareille imprécision, on découvre qu'un important problème est constellé.
. Les grains de blé sont étroitement liés à la déesse-mère dans son aspect souterrain ; ils sont, entre autres choses, le symbole des âmes des morts, des esprits des ancêtres. Dans la Grèce antique, on plaçait dans la maison, à côté de l'âtre, des pots remplis d'un mélange de grains de blé, de figues et d'autres ingrédients. Ces récipients représentaient symboliquement les entrailles de la terre, du monde souterrain où reposent les morts en attendant de renaître. On appelait les esprits des morts, les « Démétriens » , ceux qui appartiennent à Déméter et qui reposent dans son sein comme le blé qui ressuscite au printemps. .. à l'époque de la Toussaint chrétienne, on découvrait ces pots pour signifier que l'on rouvrait l'accès du monde souterrain. .. mundus patet : le monde est ouvert. Pendant trois jours, les esprits des morts revenaient parmi les vivants, ils rôdaient par la maison et participaient aux repas où une place et une portion de nourriture leur étaient réservées. Après ces trois jours, on les expulsait hors du foyer à l'aide de branches d'olivier et d'eau bénite, en leur enjoignant de retourner dans leur propre monde et de ne plus venir hanter ni troubler les vivants, et l'on remettait les couvercles sur les pots. Le blé est donc lié, à un niveau symbolique très profond, au mystère de la vie, de la mort et de la transformation, comme dans la métaphore biblique où Jésus parle du grain de blé tombé en terre qui, s'il meurt, porte beaucoup de fruit.
Les grains de pavot font également allusion au monde des morts et des esprits. Ils sont nourrissants tout en ayant un effet soporifique et hallucinatoire .. Dans les écrits alchimiques, les graines, la semence représentent, par analogie, la « multiplication » de la pierre ou de l'or. .. lorsque la pierre philosophale est réalisée, on ouvre le vase pour permettre à la pierre de faire rayonner sa force transformante, sa « semence », de sorte que tout métal touché par elle est transmué en or. « Or philosophique et non vulgaire », ajoutent-ils, pour bien en préciser le caractère spirituel et désintéressé. La pierre P.259 philosophale .. est fabriquée à l'intérieur du vase hermétiquement clos .. elle subit une dissolution dans les ténèbres avant de ressusciter ; ce n'est qu'une fois l'opération achevée que l'on peut ouvrir le vase.
L'analogie psychologique avec ces processus alchimiques et mythologiques est évidente : lorsqu'on réussit consciemment et positivement à se rattacher à une constellation archétypique, à se centrer, l'effet s'en fait largement ressentir et rayonne autour de soi. Si le « faiseur de pluie » ou l'homme-médecine entre en contact de façon juste avec le Soi et, à travers lui, avec les énergies de l'au-delà, tout peut arriver .. Confucius dit que si l'homme noble est assis dans sa chambre et qu'il pense les pensées justes ou écrit les choses justes, il est entendu à des milles à la ronde. Le philosophe taoïste Tchoang-Tseu .. dit que, tant que le gouverneur d'un pays prend sur lui de décider de ce qui est souhaitable, l'empire va de mal en pis, quelles que soient les lois qu'il promulgue, bonnes ou mauvaises. Mais qu'il se retire en lui-même et, intérieurement, prenne l'attitude juste, et les problèmes de l'empire se résolvent comme d'eux-mêmes. L'histoire du gouverneur de la Terre Jaune est une variante de ce thème : Arrivant chez Brume Originelle, la brume des premiers jours, il déclara qu'il voulait faire la chose juste et être intérieurement juste, pour que son peuple soif fidèle et que chacun ait de quoi manger. Brume Originelle répondit simplement : « Je n'ai pas la moindre idée de la façon dont tu peux réaliser cela. Alors le gouverneur de la Terre Jaune quitta son empire et, pendant trois mois, resta assis sur de la paille dans une hutte. Puis il retourna voir Brume Originelle et lui dit : « Puis-je humblement te demander comment je pourrais me mettre en ordre ? » Brume Originelle répliqua qu'il ne devait pas s'efforcer de changer les événements, mais rester dans la réalité intérieure sans s'occuper de l'extérieur, demeurer là où il était. Alors le gouverneur demanda : « Et qu'en est-il de la nature ? » Ce à quoi Brume Originelle répondit : « Vous pensez toujours que la nature tire à sa fin, mais elle n'en est qu'à ses débuts ; vous pensez toujours que la nature connaît ses buts, mais elle va beaucoup plus loin ; vous pensez toujours que la nature a déjà tout donné, mais la nature a encore beaucoup de choses en réserve. » Ensuite, elle ajouta : « Je ne veux pas parler aux mortels ; les êtres dépérissent et meurent. Je suis seule, je suis éternelle. » Et elle se détourna du gouverneur de la Terre Jaune.
Ces idées se réfèrent au fait que l'on atteint, en tout dernier lieu, un mystère dans lequel apparaît l'universalité et l'unicité du monde matériel ; la sagesse consiste à s'unir à ses rythmes cosmiques. Cette unicité de la nature, tant matérielle que psychique, se manifeste généralement dans ce que Jung a appelé des événements synchronistiques. .. si quelqu'un réussit à se situer de façon juste face à un problème, des « miracles » commencent à se produire, et que même les événements extérieurs se mettent en place d'une façon que l'on n'aurait pu ni imaginer ni réaliser rationnellement. On ne devrait pas penser en termes de cause et d'effet dans ce contexte, car l'on n'a pas, à proprement parler, « causé » la juste mise en P.261 place des événements. .. le Yi King dit que l'homme supérieur est celui qui reconnaît les germes et agit en conséquence et met ainsi le monde en ordre. Trier les graines, c'est trier les germes, les symboles, les images archétypiques des situations naissantes et les clarifier. Si, patiemment, l'on y réussit, on vit mieux des situations même impossibles et souvent celles-ci se démêlent et il se présente des solutions imprévisibles.
Il est difficile de dire jusqu'à quelles profondeurs pénètrent ces vues, mais je crois qu'elles sont étroitement liées à l'inconscient féminin. Dans une large mesure, les femmes ont un pouvoir de vie et de mort sur les êtres qui les entourent, et ceci non seulement au plan psychologique, mais parfois même physique. II est bon qu'une femme ait conscience de ce pouvoir de créer un climat autour d'elle car, si elle n'en a pas conscience, celui-ci risque de se dégrader. Ce serait pourtant de l'inflation destructrice que de tomber dans l'excès inverse et de penser qu'elle est individuellement responsable de tout ce qui se produit autour d'elle, car elle se prendrait alors pour la déesse-mère en personne ! En tant qu'individu, elle n'est évidemment responsable que de ses actions volontaires ou de ses refus de prendre conscience de ses affects négatifs. Se charger d'une responsabilité surhumaine est dangereux ; j'ai vu des cas-limites devenir psychotiques sous l'influence d'un sentiment de culpabilité disproportionnée.
. C'est, au fond, de la pure inflation et de la pensée magique archaïque, car il est tout à fait naturel que des gens qui vivent ensemble souhaitent parfois la mort l'un de l'autre. Je n'ai jamais analysé un être humain, homme ou femme, sans remarquer en lui de tels désirs mi-conscients, mi-inconscients. C'est la nature, et il est préférable de l'accepter. . Si le moi s'identifie à ces sentiments, le démon est lâché. En toute femme la partie obscure du Soi détient le pouvoir de souhaiter la vie ou la mort. Si l'on n'utilise pas ce pouvoir à mauvais escient dans une sorte de magie blanche ou noire, si l'on en prend conscience et si le moi reste dans les limites de ses fonctions, son effet peut être immense : les êtres s'épanouissent au contact d'une femme qui est en accord avec elle-même, parce qu'elle se rapproche alors de l'aspect positif de la déesse-mère, de celle qui fait pousser le blé. Mais qu'elle soit en désaccord avec la vie intérieure, il émanera d'elle les effets d'Hécate, la déesse de la mort et un vent de destruction soufflera sur ses proches. Il est utile de noter les effets que l'on produit plutôt que les actions que l'on accomplit. Parfois des enfants ont l'air merveilleusement bien et s'épanouissent dans une maison où la mère crie et les voue à tous les diables. Pourquoi ? Parce que, à sa manière, elle est juste et en « Tao » : son instinct vis-à-vis de ses enfants comporte quelque chose de vital et de vrai qui leur donne un sentiment de sécurité, même quand elle les tarabuste quelque peu. La tâche de la jeune fille dans ces contes devrait être celle de toute femme : elle consiste à pénétrer dans les profondeurs secrètes de faits apparemment insignifiants pour y apporter conscience, discrimination et sélection, afin de ne plus être possédée par surprise par ses affects et ses motivations inconscientes. Pénétrer dans ce royaume et y séparer le bien du mal correspond, pour l'héroïne, aux actions du héros qui tue le dragon, construit une nouvelle ville ou délivre les gens de la terreur.
Voici un exemple d'échec de ce processus. Une femme .. partie de pêche avec son mari et ses deux fils dans une rivière. Le bateau s'était retourné. Les deux garçons ne sachant pas nager, leur père les avait ramenés sur la rive, mais là, il s'était P.263 effondré, terrassé par une crise cardiaque et il était mort sur l'heure. . Peu après, le fils cadet, âgé de sept ans, commença à se comporter de manière tout à fait psychotique . les médecins .. pensèrent que ce comportement était lié au traumatisme dû à cet horrible accident, à la mort du père et à l'attente dans le noir près du cadavre. . je m'enquis des rêves de l'enfant. Elle (la mère) me raconta, entre autres, celui-ci :
L'enfant était enfermé dans une chambre où il y avait une télévision -ce qui était rare dans ce pays (Afrique du Sud), à l'époque où ces événements se déroulaient et constituait donc un détail intéressant. La porte de la chambre était fermée et une voix disait : « Tu devras rester ici à jamais, car ta vie est un échec. » Ici se trouve affirmé un début d'état psychotique : il est emprisonné avec les images de son propre inconscient, coupé de la vie et son existence est ressentie comme un échec - à sept ans ! Le tableau extérieur confirmait cette déclaration, ce qui entraînait un pronostic peu encourageant. Pourtant quelque chose en moi se révoltait, je ne pouvais l'accepter et je pensais que le rêve avait peut être une signification prospective car, d'après certains indices, il ne semblait pas indiquer une psychose ; il était simple, clair et bien construit. Ce qui est signe de santé. C'était une gifle en pleine figure, mais si bien appliquée ! Je me suis donc demandé à qui profiterait la situation du rêve et j'ai aussitôt pensé à un sujet atteint d'une ambition démente et morbide. Pour quelqu'un de maladivement ambitieux, envisager sa vie comme un échec et considérer qu'il n'y a plus qu'à s'asseoir dans une chambre et que tout est fini est une façon de se sentir exceptionnel. Je demandai à la mère si l'enfant avait essayé de toujours se hausser aux premières places, par exemple à l'école. Elle me répondit que non .. Je me demandai alors si ce n'était pas elle qui était ambitieuse pour l'enfant. Frappant au hasard, je lui dis que la situation n'avait rien à voir avec l'accident de son mari, mais avec elle ; qu'elle était démesurément ambitieuse pour l'enfant, ce qui le ravageait. Elle s'effondra et pleura, hurla, sanglota - des torrents de larmes - et reconnut que c'était vrai. Elle avait toujours entretenu des phantasmes de héros qu'elle projeta d'abord sur son mari, un être plutôt malheureux, sensible, introverti et sans défense, et avait été déçue. Je n'ai pas abordé avec elle la question de sa responsabilité inconsciente probable dans la noyade de son mari, qui ne devait plus pouvoir supporter de n'être pas à la hauteur et de ne pas parvenir à satisfaire aux demandes de sa femme. Mais je lui fis remarquer qu'après la mort de son mari, tout le poids de ces demandes ambitieuses était retombé sur ses fils ; comme elle préférait le plus jeune, c'était lui qui en avait souffert le plus. Après l'accident, elle avait lu des livres de psychologie .. descriptions de ce qui arrive à un enfant sans père, du complexe d'Odipe, etc. Elle avait fortement décidé que son fils ne serait pas un « fils à sa maman », mais, par ambition personnelle inconsciente, elle avait été trop loin en se montrant très dure envers lui, voulant le forcer à devenir un héros.
Imaginez la situation d'un enfant qui subit le choc terrible de la perte de son père et que la mère, au lieu de le réconforter, traite avec froideur, lui imposant des exigences au-dessus de ses forces. C'était une femme dure, mais pleine de vitalité et assez intelligente, aussi pouvais-je lui faire part de mes conclusions. Le jour suivant, elle revint et me dit que l'enfant avait dormi huit heures tout à fait normalement et que, le matin, P.265 il s'était levé pour se rendre à l'école. L'archétype du héros était constellé en elle, mais elle avait été trop paresseuse pour tenter de vivre elle-même au niveau plus élevé qui lui était demandé et que permettaient ses propres possibilités ; elle s'en était donc déchargée sur son mari, puis sur son fils. Vivre soi-même une vie « héroïque », c'est-à-dire au maximum de ses capacités, est difficile. Ses phantasmes de héros étaient les graines, les germes qu'elle aurait dû trier ; si elle avait compris ce qui était en eux, elle aurait cultivé en elle-même ces exigences héroïques au lieu de les projeter sur son mari ou sur son fils, et elle aurait probablement découvert qu'elle avait elle-même quelque chose d'intéressant à vivre. Une énergie positive au fond de son âme avait eu ces effets négatifs, parce qu'elle n'avait jamais regardé en elle pour la clarifier. Les gens essaient toujours de projeter leurs phantasmes sur les autres ; une personne bien portante secoue ceux-ci et s'en débarrasse instinctivement, mais une personne faible ou trop sensible en souffre. Si j'avais dû analyser le mari, je n'aurais pas rejeté la faute sur sa femme, mais regardé ce qui, en lui, n'allait pas et attirait ces projections.
Quant à cette femme, elle avait un animus puissant qu'il eût fallu utiliser au mieux. L'expérience montre .. que l'on n'est possédé par l'animus que s'il est réprimé et qu'on n'utilise pas les énergies et les possibilités positives et créatrices qu'il représente. . Si une femme donne place dans sa vie à un animus puissant et affirme sa personnalité de façon créatrice et juste, l'équilibre se fait avec son côté féminin . Les énergies masculines et les énergies féminines ou, comme dirait la philosophie chinoise, le yang et le yin, se complètent et s'épousent alors, donnant naissance, suivant le langage alchimique, à l'hermaphrodite, fruit du mariage du roi et de la reine, du soleil et de la lune.
.. on peut tout aussi bien dire qu'un homme a choisi une telle femme parce qu'il avait des tendances suicidaires. Dans une situation de ce genre, il y a toujours deux personnes impliquées ; l'attitude à avoir est toujours individuelle et dépend des circonstances et des rêves du sujet. A quelqu'un qui est écrasé de culpabilité, il est bon de montrer que les sentiments hostiles qu'il sent en lui ne sont pas volontaires et qu'il n'est pas vraiment responsable, alors que l'on devra, au contraire, aider celui qui ne reconnaît pas ces sentiments à déceler ce qui, en lui, est négatif.
Trier le grain, c'est donc essayer de prendre pleinement conscience d'une situation pour discerner ce que signifie
tel ou tel affect ; c'est être aussi humblement consciencieux que possible, en évitant l'inflation et les jugements catégoriques. Dans la pratique, cela demande une grande discipline personnelle et une droiture absolue. Persévérer dans cette voie est, d'après les contes, l'une des tâches héroïques de la femme. Cela fortifie la conscience et le sentiment de la responsabilité ; le diable nous dit toujours qu'on n'en est pas à un grain près .. et nous sommes pris ! . P.267

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Le facteur décisif, c'est que l'anima] (l'instinct) se montre plus fort que la magie noire et que le livre de la connaissance. Le magicien possède bien la connaissance absolue, mais elle sort d'un livre, elle est codifiée, alors que le héros bénéficie de la sagesse vivante du cheval. C'est la différence entre ces deux pouvoirs rivaux. Jung alla un jour jusqu'à dire que la bonté qui allait au-delà et à l'encontre de l'instinct n'était pas bonne, et que l'iniquité anti-instinctive ne pouvait pas réussir. Si j'essaie d'être meilleure que mes instincts ne le permettent et que je leur fasse trop violence, je perds mon équilibre intérieur et je cesse d'être bonne. Je ne peux faire le mal nécessaire à la survie que si je suis mes instincts. En faisant plus de mal que mes instincts ne l'admettent, je me détruis moi-même. L'instinct, l'animal en moi, s'il est sain, est le juge ultime, car il dose mes bonnes et mes mauvaises intentions. Ainsi les nazis . en transgressant la mesure de l'instinct, .. ont rendu le mal qu'ils avaient mis en mouvement contra naturam, pour ne plus pouvoir l'arrêter, jusqu'à en être eux-mêmes anéantis. C'est la loi du dragon qui se dévore lui-même. Il en va de même de la bonté qui, basée sur le programme conscient d'un savoir livresque ou spiritualiste, s'exaspère et se coupe de la nature intérieure et de l'instinct, et en devient destructrice.
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.. le sage taoïste tente de montrer que la bonté qui nécessite un effort artificiel n'est pas la bonté, et peut tout aussi bien servir les desseins d'un brigand. De plus un brigand peut se montrer, par nature, bien intentionné, et être un bon bougre. Etre vrai, authentique et fidèle à sa nature est plus important que d'être moral ou immoral artificiellement. Je fais plus de tort si je suis artificiel ; d'une façon ou d'une autre, que si je suis simplement, instinctivement, sainement moi-même. Dans ce cas je cause aussi certains dommages - puisque vivre, c'est tuer - mais le tort causé est relativement faible. C'est la raison pour laquelle Tchoang-Tseu reproche aux moralistes d'exiler l'homme hors de sa bonté naturelle - cette bonté qui signifie simplement être et survivre en causant le minimum de tort.
Revenons maintenant à la poupée qui est un symbole de cette justesse intérieure .. D'autres contes fournissent des symboles de rédemption similaires. Les petits chats blancs . On voit .. à quel point l'attitude juste est liée à l'instinct et comment le chat, pourtant souvent considéré comme immoral, est représenté comme absolument positif. Le carrosse tire par les quatre chats symbolise naturellement la totalité, la structure quaternaire de la conscience. L'instinct dont on est conscient est exactement l'opposé de l'instinct qui nous conduit inconsciemment. Ainsi une attitude équilibrée est retablie, qui compense l'attitude consciente habituelle du moi.
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Le dernier stade de la transformation nous ramène à une humanité toute simple et positive.
Un élément primordial du processus d'individuation de la femme est l'intégration de l'animus. .. la femme trahie et abandonnée, comme la déesse esquimaude Sedna, est généralement rendue amère et négative. . si des femmes vivent trop longtemps seules sans se trouver en contact avec des hommes, elles succombent généralement entre les mains de l'animus. Il est très difficile de supporter la solitude sans être submergé par l'inconscient et, par conséquent, lorsqu'il s'agit d'une femme, par l'animus. .
Le besoin de créer des liens avec les autres est de la plus haute importance, car cela correspond à l'essence de la nature féminine. Mais ce besoin, poussé trop loin, devient négatif, il devient un besoin de dépendance, de s'accrocher aux autres .. C'est un grand mal qui peut détruire le lien que ces dernières (les femmes) réussissent si bien à créer. Si l'éros de la femme, qui est un authentique intérêt pour l'autre, un désir d'établir la relation, une disponibilité, devient par trop dépendant et a besoin de l'autre, il descend déjà un échelon vers son aspect dévorateur. Si l'on éprouve de l'intérêt pour les relations humaines, on ressent aussi de grandes difficultés à trouver un juste équilibre. . C'est là toute la différence entre une solitude positive, c'est-à-dire indépendante, et celle de la femme ou de la mère dévorante. Cette femme solitaire joue un rôle positif, elle représente donc l'art de vivre indépendante, qualité que les femmes ont grand-peine à acquérir, car elle nécessite une attention envers soi-même liée à une observation des pulsions de l'ombre. C'est le symbole de cette femme seule, qui, maintenant, dans une absence totale d'égoïsme, devient l'intermédiaire entre Wassilissa et le roi. .
. le symbolisme de ces belles chemises de soie. . par l'intermédiaire des chemises, la jeune fille entre en relation avec lui et gagne son amour. II est dit que le fil est si merveilleusement fin et le tissu si délicat que les P.305 chemises elles-mêmes ne peuvent être cousues que par celle qui a fabriqué ces matériaux.
Transposé dans le domaine de la psychologie et de la pratique, que signifie donc le fait que le principe conscient régulateur, grâce au travail de l'héroïne, porte désormais les chemises les plus douces et les plus fines du royaume ? Je dirai qu'elles lui confèrent une certaine finesse ; son attitude, de grossière et rude, devient subtile et nuancée. On dit : « La chemise est plus proche de la peau que le manteau ». Un tel roi ne règnera pas sur la base de règlements. II ne fera pas de discours indigestes .. mais se montrera capable saisir, très subtilement, le caractère particulier d'une situation. C'est ce qu'une anima différenciée accorde à l'homme et le sentiment conscient à la femme - la possibilité de vivre de façon tout à fait adéquate les instants de la vie, ce qui est une chose très mystérieuse et très subtile. C'est une attitude intime qui permet de prendre les choses exactement comme elles sont au lieu de prononcer sur elles des jugements catégoriques ; c'est la justesse du sentiment. Ici le rôle positif du principe féminin ne consiste pas à dominer, mais à donner au principe régulateur toute la subtilité nécessaire. Voilà ce à quoi la femme peut travailler. . Pris symboliquement, il sera un roi qui peut s'adapter à une situation, la voir de l'intérieur et la sentir par-delà toute réaction collective et générale.
Si l'héroïne du conte symbolise la femme plutôt que l'anima, cela signifie qu'elle confère une certaine subtilité à son animus. L'animus est souvent un peu à côté du sujet parce qu'il manque de nuances, ce qui est très irritant pour autrui. II a tendance à émettre des jugements tout faits sans se soucier du contexte. . vous êtes sûres de vous tromper tant que vous suivez une recette, car chacune des possibilités est à moitié juste. De plus, si vous êtes sous l'emprise de votre ombre, l'animus trouvera toujours des arguments pour justifier tout ce que vous aurez envie de faire. . L'animus de la femme s'expose à de grands risques en agissant ainsi, car, ce faisant, il épouse l'ombre. L'ombre veut « faire quelque chose », « posséder» et l'animus s'empressera de fournir la justification rationalisante de cette attitude ; animus et ombre s'allient en un mariage bien connu, les désirs de l'ombre étant soutenus par les opinions collectives toutes faites que l'animus souffle à la femme en toutes circonstances ..
Au contraire, donner de la subtilité à l'animus signifie le rendre capable de trouver une solution adaptée à chaque situation et de savoir instinctivement ce qui est juste dans tel cas particulier. Etre mariée à un roi qui porte de si belles chemises filées, tissées et cousues par le travail habile de ses propres mains indiquerait que l'on possède un jugement plein de discernement et de sagesse. L'acquérir est une des plus hautes et des plus importantes tâches du processus d'individuation de la femme. Cette sagesse subtile et juste, ce discernement par rapport aux situations et aux êtres est l'une des qualités les plus précieuses de la femme accomplie. P.307