III LA FONCTION TRANSCENDANTE

AVANT-PROPOS
Cet essai date de 1916. . Comment peut-on en pratique se confronter avec l'inconscient ?
J'est la question que se pose la philosophie de l'Inde, p particulièrement le bouddhisme, et la philosophie zen. Elle est d'ailleurs indirectement la question fondamentale de toutes les religions et philosophies.
L'inconscient n'est pas seulement telle ou telle chose, mais l'inconnu qui nous affecte immédiatement. Il nous paraît psychique mais on ne peut pas en dire plus sur sa nature véritable que sur celle de la matière .
Celui qui a quelque chose à dire parle en termes de « on doit » et « on devrait » et ne remarque pas quelle pitoyable impuissance il avoue de la sorte. Tous les moyens qu'il recommande sont en fait exactement ceux qui ont échoué. La psychologie, comprise en son sens profond, est connaissance de soi. . On a de bonnes raisons de croire que l'être humain a en général une aversion bien enracinée à en savoir davantage sur lui-même, et c'est là ce qui explique pourquoi le progrès extérieur n'a été accompagné d'aucune évolution et amélioration intérieures comparables.
La méthode de « l'imagination active » décrite plus loin est l'auxiliaire le plus important pour la production de ces contenus de l'inconscient qui se trouvent, pour ainsi dire, immédiatement au-dessous du niveau de la conscience et, s'ils sont activés, sont le plus susceptibles de faire irruption spontanément dans le conscient. La méthode n'est donc pas sans danger et ne devrait pas si possible être utilisée sans le contrôle d'un spécialiste. Un des moindres risques réside dans le fait que la procédure peut ne pas conduire à un résultat positif puisqu'elle glisse aisément dans ce que Freud nomme « association libre », auquel cas le patient se trouve pris dans le cercle stérile de ses propres complexes dont il est de toute façon incapable de sortir. Un autre risque, anodin en soi, tient à ce que, bien que d'authentiques contenus puissent être produits, le patient manifeste à leur égard un intérêt exclusivement esthétique et par là demeure pris dans une fantasmagorie dont il ne résulte à nouveau aucun bénéfice. Le sens et la valeur de ces fantasmes ne se révèlent que par leur intégration dans l'ensemble de la personnalité, c'est-à-dire au moment où l'on est confronté non seulement avec ce qu'ils signifient mais aussi avec ce qu'ils exigent au plan moral.
Enfin, troisième risque, qui peut en certaines circonstances être très sérieux : les contenus subliminaux possèdent déjà une charge énergétique si élevée que, si on les libère par P.149 imagination active, ils peuvent subjuguer le conscient et s'emparer de toute la personnalité. Ceci crée un état qui -temporairement du moins - ne se distingue pas facilement de la schizophrénie et peut même amener un « épisode psychotique ». La méthode de l'imagination active n'est donc pas un jouet pour enfants. La sous-estimation que l'on fait généralement de l'inconscient ajoute considérablement aux dangers de cette méthode. D'autre part, nul doute qu'elle constitue un précieux auxiliaire pour le psychothérapeute.


Sous le terme de « fonction transcendante » i1 n'y a rien de mystérieux, de suprasensoriel ou de rnétaphysique à entendre, mais une fonction psychologique pouvant à sa façon être comparée à une fonction mathématique de même nom et qui est une fonction des nombres imaginaires et réels. La « fonction transcendante » provient de l'union des contenus conscients et inconscients.
L'expérience a montré .. que le conscient et l'inconscient font rarement coïncider complètement leurs contenus et leurs tendances. Ce manque de parallélisme n'est pas . dû au hasard ou dénué de sens, mais il résulte de ce que l'inconscient se comporte face à la conscience sur un mode de compensation ou de complémentarité. On peut aussi formuler inversement ce fait et dire que la conscience agit sur un mode complémentaire face à l'inconscient. Ce rapport vient de ce que :
1 . les contenus de l'inconscient possèdent un seuil d'intensité, de sorte que tous les éléments trop faibles restent dans l'inconscient ;
2. La conscience peut, de par ses fonctions d'orientation, inhiber tout matériau qui ne convient pas (Freud parle de censure), de sorte que tout matériau inconvenant tombe dans l' inconscient ;
3. La conscience élabore le processus temporaire d'adaptation, alors que l'inconscient contient tous les matériaux oubliés du passé : l'individuel ainsi que les traces de comportement hérité qui constituent les structures de l'esprit humain ;
4. L'inconscient contient aussi les produits fantasmatiques qui n'ont pas encore dépassé le seuil d'intensité mais qui, au cours du temps et si les conditions sont favorables, parviendront à la lumière de la conscience.
Il en découle que la positIon complémentaire de l'inconscient par rapport à la conscience apparaît d'elle-même.
Le caractère assuré et orienté des contenus conscients est une acquisition tardive de l'histoire humaine . Ces qualités sont souvent endommagées chez le névrosé qui se distingue donc de l'homme normal en ce que chez lui le seuil de conscience est plus mobile, ou en d'autres termes, la cloison entre conscient et inconscient est plus perméable. Le psychotique pour sa part est entièrement soumis à l'influence directe de l'inconscient.
Ce caractère assuré et orienté du conscient est une acquisition extrêmement précieuse que l'humanité a obtenue au prix des plus grands sacrifices et qui de son côté, a rendu à l'humanité les plus grands services. . la science, la technique et la civilisation. supposent toutes la durabilité, la régularité, l'orientation vers un but du processus psychique. . En général la valeur sociale diminue à mesure qu'augmente l'action de l'inconscient. Il existe certes des exceptions, à savoir les individus doués d'aptitudes créatrices. La perméabilité de la cloison entre conscient et inconscient constitue en fait pour eux un avantage. .
Il est .. nécessaire que chez chaque individu le processus psychique soit aussi stable et assuré que possible car les nécessités de l'existence l'exigent. Mais à cet avantage .. s'attache aussi un grand inconvénient : le fait qu'elles soient orientées inhibe ou exclut tous ces éléments psychiques qui semblent ou qui ne sont pas acceptables en ce qu'ils risquent d'infléchir la direction choisie et de conduire le processus à un but non souhaité. Mais comment reconnaître que ces éléments exclus « ne conviennent pas » ? On le sait par un acte de jugement qui détermine la direction de la voie prise et voulue. Ce jugement est partial et entaché de préjugé car il choisit une seule possibilité aux dépens de toutes les autres. Le jugement, pour sa part, est toujours issu de l'expérience, c'est-à-dire qu'il se réfère au connu. Il ne se base donc en général jamais sur le nouveau qui est encore inconnu et qui dans certaines circonstances pourrait considérablement enrichir le processus orienté. Il ne peut évidemment pas s'y appuyer puisque les contenus inconscients ne sont pas accessibles à la conscience.
Par de tels actes de jugement le processus dirigé devient nécessairement unilatéral, même quand il est apparemment dénué de préjugé. .. la rationalité du jugement peut elle-même devenir préjugé ; car est raisonnable ce qui nous paraît raisonnable. Ainsi ce qui nous semble déraisonnable est condamné à l'exclusion à cause même de son caractère irrationnel, qui peut être vraiment irrationnel, mais qui peut tout aussi bien apparaître comme tel sans l'être si on le considère d'un point de vue plus élevé.
L'unilatéralité est une propriété inévitable parce que nécessaire dans le processus orienté, car orientation équivaut à unilatéralité. Celle-ci est à la fois un avantage et un inconvénient. Même quand aucun inconvénient n'est décelable extérieurement, il existe toujours dans l'inconscient une contre-position flagrante, à moins que nous ne soyons en présence du cas idéal où toutes les tendances psychiques unies s'exercent dans une direction unique . La contre-position dans l'inconscient est inoffensive aussi longtemps qu'elle ne manifeste pas une valeur énergétique supérieure. Mais si la tension augmente par suite d'une unilatéralité trop grande, la contre-tendance fait alors P.153 irruption dans le conscient, et habituellement au moment même où il serait le plus important de réaliser le processus dirigé. Ainsi celui qui parle fait un lapsus au moment où il lui importe de ne rien dire de sot. Ce moment est critique parce qu'il manifeste la tension énergétique maximale qui peut facilement accroître la tension déjà grande de l'inconscient et libérer le contenu inconscient.
Notre vie civilisée d'aujourd'hui exige une activité consciente concentrée et orientée, ce qui constelle par suite le risque d'une coupure radicale d'avec l'inconscient. Plus l'on veut s'éloigner de l'inconscient par un fonctionnement orienté, plus on a de chances de se créer une contre-position qui, lorsqu'elle fait irruption, peut avoir de fâcheuses conséquences.
La thérapie analytique nous a fortement montré l'importance des influences inconscientes, et . qu'il est peu sage d'escompter qu'au terme du traitement l'inconscient se trouvera éliminé ou immobilisé. . l'inconscient peut intervenir et les perturber de façon apparemment imprévisible.
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L'espoir de Freud qu'on puisse épuiser l'inconscient ne s'est pas réalisé. La vie onirique et l'intrusion de l'inconscient se poursuivent - mutatis mutandis - sans que rien ne les gêne.
Il existe un préjugé très répandu qui conçoit l'analyse comme une « cure », à laquelle on se soumet pendant un certain temps et dont on ressort guéri. C'est une erreur de profane qui a son origine dans les premiers temps de la psychanalyse. Le traitement analytique peut être considéré certes comme un réajustement de l'attitude psychologique accompli avec l'aide du médecin. Naturellement cette attitude nouvellement acquise et mieux adaptée aux circonstances intérieures et extérieures peut se maintenir longtemps, mais il n'existe que très peu de cas où une seule « cure » donne un résultat positif aussi durable. . on ne doit pas se laisser leurrer par le caractère humain - trop humain - du praticien ; bien au contraire on doit toujours se rappeler le fait que la vie de l'inconscient continue et qu'elle produit des situations toujours problématiques. .l'analyse n'est pas une « cure » effectuée une fois pour toutes, mais d'abord un réajustement plus ou moins fondamental. Il n'existe pas de modification qui serait absolue et durable. La vie demande toujours à être de nouveau reconquise. Il y a, bien sûr, des attitudes collectives qui permettent de résoudre des conflits typiques. Une attitude collective permet à l'individu de s'intégrer sans friction dans la société puisqu'elle agit sur lui comme n'importe quelle autre condition de vie. Mais la difficulté pour le patient tient précisément non à ce que sa constitution individuelle puisse s'adapter sans friction à une norme typique mais à ce qu'elle exige la solution individuelle d'un conflit si l'on veut que l'ensemble de la personnalité puisse demeurer en vie. Aucune solution rationnelle ne peut accomplir cette tâche et il n'existe pas de P.155 norme collective qui puisse remplacer sans perte une solution individuelle.
La nouvelle attitude acquise au cours de l'analyse devient habituellement, après un temps plus ou moins long, insuffisante à quelque point de vue, et cela tient inévitablement au courant permanent de la vie qui exige une adaptation toujours renouvelée car aucune adaptation n'est réalisée une fois pour toutes. 0n pourrait certes exiger de l'analyse que sa méthode permette que les réorientations s'opèrent sans difficulté dans la vie ultérieure.. Nous voyons souvent que des patients ayant subi une analyse approfondie ont des difficultés considérablement moindres dans les réajustements ultérieurs. . En fin de compte il est au plus haut point improbable qu'il puisse exister une thérapie capable d'éliminer toutes les difficultés. L'être humain a besoin des difficultés, elles sont nécessaires à sa santé. Ce n'est que leur poids indu qui nous conduira à vouloir intervenir.
Le problème thérapeutique fondamental n'est pas d'éliminer la difficulté temporaire, mais de savoir comment faire face avec succès aux difficultés ultérieures. .. Quelle attitude mentale et morale s'impose face aux influences perturbantes de l'inconscient, et comment peut- elle être induite chez le patient ?
La réponse consiste évidemment à lever la séparation entre conscient et inconscient. Cela ne s'obtient pas en condamnant les contenus de l'inconscient unilatéralement par une décision consciente, mais bien plutôt en reconnaissant leur sens de compensation du conscient et en le faisant entrer en ligne de compte. La tendance de l'inconscient et celle du conscient sont en fait les deux facteurs qui constituent la fonction transcendante. On l'appelle transcendante parce qu'elle permet le passage organique d'une attitude à une autre, c'est-à-dire sans perte de l'inconscient. La méthode constructive présuppose des intuitions déjà au moins présentes potentiellement chez le patient et qui, par conséquent, peuvent être amenées à la conscience. Si le médecin ignore tout de ces possibilités, il ne peut rien développer dans cette perspective chez le patient ..
Dans la pratique, le médecin qui a reçu la formation adéquate médiatise la fonction transcendante chez le patient, c'est-à-dire qu'il l'aide à réunir conscient et inconscient, et ainsi à parvenir à une nouvelle attitude. Dans ce rôle .. réside l'une des diverses significations du transfert : le patient s'attache par le transfert à la personne qui semble lui promettre un changement d'attitude ; par le transfert il cherche à obtenir ce changement, indispensable pour lui, même quand il n'en est pas conscient. Le médecin acquiert donc pour le patient la valeur d'une figure indispensable et d'une importance absolument vitale. Si infantile que puisse paraître semblable dépendance, il s'y manifeste un espoir essentiel qui, s'il est déçu, vaudra au médecin une haine intense. Il importe donc de savoir de quelle attente cachée dans le transfert il s'agit : on a tendance à n'interpréter cette attente que dans le sens réductif d'un fantasme érotique infantile. Mais cela signifierait que ce fantasme qui, en général, se rapporte aux parents, est pris littéralement, comme si le patient - ou plutôt son inconscient - nourrissait encore la même attente qu'il avait à l'égard de ses parents quand il était enfant. En apparence l'attente est la même, d'aide et de protection, que celle que l'enfant avait vis-à-vis de ses parents, mais entre-temps l'enfant est devenu un adulte, et ce qui était normal chez l'enfant devient chez l'adulte impropre. L'attente est devenue l'expression métaphorique du besoin d'aide en situation de crise, besoin non encore perçu consciemment. . P.157
. Mais si on voit le transfert sous cet angle (à partir de l'éros infantile ), on n'en comprend plus le but et le sens, et l'interpréter comme fantasme sexuel détourne du problème réel. On ne doit pas chercher le sens du transfert dans ses antécédents historiques mais dans sa finalité. . Les fantasmes appellent non pas une interprétation concrétiste et réductrice mais bien qu'ils doivent être saisis de façon constructive. .
Ce traitement constructif de l'inconscient, c'est-à-dire à travers la question du sens et du but, fournit la base d'une compréhension de ce processus que je nomme fonction transcendante. ..
. La méthode repose sur le principe que le symbole (c'est-à-dire l'image onirique ou le fantasme) n'est plus considéré sémiotiquement, comme signe dans une certaine mesure de pulsions élémentaires, mais bien symboliquement au sens propre, « symbole » exprimant le mieux possible un état de fait complexe et qui n'est pas encore clairement saisi par la conscience. . Il faut donc renoncer à décomposer le symbole à ce stade de l'analyse. La méthode pour dégager le sens indiqué par le symbole est donc la même que celle que l'on utilise dans l'analyse réductive : on recueille les associations du patient. La question à poser est donc : à quel sens tendent les associations A, B, C, etc., si on les considère en même temps que le contenu manifeste du rêve ?
Une patiente célibataire a rêvé que quelqu'un lui tendait une épée très ancienne, somptueusement ornée, exhumée d'un tumulus.
Associations de la patiente :
La dague du père, qu'un jour il fit briller au soleil devant elle.. Son père était à tout point de vue un homme énergique, volontaire, de tempérament impétueux, et aventureux dans ses relations amoureuses. Une épée de bronze celtique. La patiente se vante de ses origines celtiques. Les Celtes ont du tempérament, ils sont impétueux, passionnés. Les ornements ont un aspect mystérieux, vieille tradition, runes, signes d'une sagesse ancienne, culture antique, héritage de l'humanité ramené du tumulus au jour.
Interprétation analytique :
La patiente a un complexe paternel prononcé et un riche réseau de fantasmes érotiques autour du père qu'elle a perdu tôt. Elle se mettait toujours à la place de la mère, manifestant de fortes résistances au père. Elle n'a jamais pu accepter d'homme semblable au père, et ainsi a toujours choisi contre son gré des hommes de constitution délicate et névrosée. Dans l'analyse également, violentes résistances au père- médecin. Le rêve révèle son désir de « l'arme » du père ; une théorisation hâtive ne ferait ici qu'indiquer un fantasme phallique.
Interprétation constructive :
C'est comme si la patiente avait besoin d'une telle arme. Son père avait l'arme. Il était vigoureux et vivait selon son tempérament, en assumant aussi les difficultés, ce qui le conduisait à une existence animée de passion, mais sans être névrosé. Cette arme est un antique héritage de l'humanité qui est enfoui chez la patiente et ramenée au jour par les fouilles (l'analyse). Cette arme a un rapport avec l'intuition, la sagesse. Elle est un moyen d'attaque et de défense. P.159 L'arme du père était une volonté passionnée et inflexible par laquelle il se frayait un chemin dans la vie. La patiente était jusqu'alors l'opposé à tous égards. Elle est sur le point de réaliser que l'être humain peut aussi vouloir, et non pas seulement être poussé comme elle l'avait toujours cru. La volonté fondée sur la sagesse et l' expérience de la vie et sur une connaissance intérieure est un vieil héritage de l'humanité qui est aussi en elle, mais jusqu'alors enfoui, car elle est, à ce point de vue aussi, la fille de son père, dont elle ne s'est pas jusqu'à présent montrée digne avec son comportement d'enfant gâtée et larmoyant. Elle était extrêmement passive et livrée aux fantasmes sexuels.
Point n'est besoin dans ce cas que le médecin apporte un complément d'analogies. Les associations de la patiente ont fourni tout ce qui était nécessaire. Certes on pourrait objecter que l'utilisation du rêve relève de la suggestion. Mais ce serait oublier complètement qu'une suggestion, si elle ne répond pas à une préparation intérieure, ne sera jamais acceptée, ou si elle est acceptée par suite d'une insistance particulière, elle disparaîtra aussitôt. Une suggestion durablement acceptée correspond toujours à un état de grande préparation psychologique que la suggestion ne fait que révéler. Cette objection est donc vaine et elle prête à la suggestion un pouvoir magique qu'elle ne possède nullement, sinon la thérapie par suggestion serait d'une efficacité inouïe et elle rendrait parfaitement superflues toutes procédures analytiques. .
.. revenons à la question de la fonction transcendante. Nous voyons que cette fonction semble dans le traitement être induite pour ainsi dire, artificiellement parce qu'elle a reçu l'appui essentiel du médecin. Mais si le patient doit en arriver à se tenir sur ses propres jambes, il ne doit pas indéfiniment se référer à une aide extérieure. L'interprétation des rêves serait certes idéale, un moyen idéal de synthèse de données inconscientes et conscientes, mais l'analyse des rêves par soi-même présente une trop grande difficulté.
Pour que se constitue la fonction transcendante, il nous faut les données de l'inconscient. Le rêve se présente ici comme l'expression la plus aisément accessible des processus inconscients. Il est pour ainsi dire un pur produit de l'inconscient. . Les modifications possibles de l'image du rêve originelle proviennent d'une couche plus superficielle de l'inconscient et constituent ainsi un matériel inconscient également utilisable. . Cela vaut aussi pour les nombreuses représentations ultérieures qui apparaissent « spontanément » dans le demi-sommeil ou immédiatement au réveil. Puisque le rêve est issu du sommeil il porte toutes les marques de l' « abaissement du niveau mental » c'est-à-dire d'une faible tension énergétique : discontinuité logique, fragmentation, formations analogiques, associations superficielles d'ordre linguistique, phonétique, visuel, contaminations, irrationalité de l'expression, confusion, etc. Quand la tension énergétique se renforce, les rêves acquièrent une allure plus ordonnée, une composition dramatique, ils présentent des rapports de sens clairs et la richesse de leurs associations augmente.
Puisque la tension énergétique est habituellement très faible dans le sommeil, les rêves, comparés aux contenus conscients, sont des expressions de moindre valeur de l'inconscient ; ils sont difficilement intelligibles dans une perspective constructive, mais ils le sont au contraire davantage dans une perspective réductive. Les rêves constituent donc dans l' ensemble un matériau inapproprié, assez difficilement utilisable pour la fonction transcendante parce qu'ils exigent trop du sujet.
Nous devons par conséquent chercher d'autres sources :
I1 y a par exemple les interférences inconscientes dans l'état de veille, les « intuitions spontanées », les perturbations P.161 inconscientes du comportement, les erreurs de mémoire, les oublis, les actes symptomatiques, etc. Ces matériaux sont généralement plus valables pour la méthode réductive que pour la méthode constructive : ils sont trop fragmentaires et manquent de la continuité indispensable pour la compréhension du sens.
Une autre source réside dans les fantasmes spontanés. Ils apparaissent sous une forme relativement composée et cohérente et ils contiennent des éléments significatifs souvent manifestes. De nombreux patients possèdent la capacité de produire en tout temps des fantasmes qu'ils peuvent « laisser monter » simplement en éliminant l'attention critique. On peut utiliser ces fantasmes mais cette aptitude est plutôt rare. On peut cependant la développer par un entraînement particulier, de sorte que le nombre des personnes capables de ces libres fantasmes puisse être sensiblement accru. L'entraînement consiste à apprendre systématiquement à éliminer l'attention critique, de façon à créer un vide de la conscience qui favorise l'émergence des fantasmes tout prêts. A condition bien sûr, qu'il existe déjà des fantasmes chargés de libido effectivement prêts à émerger. .
. à quoi bon tout ce dispositif, et pourquoi faut-il laisser émerger les contenus inconscients ? Ne suffit-il pas qu'ils se révèlent de temps en temps d'eux-mêmes, et le plus souvent désagréablement ? Point ne serait donc besoin d'amener de force l'inconscient à la surface ; ce serait plutôt un but du traitement analytique que de vider l'inconscient des fantasmes et de le rendre ainsi inopérant.
. considérer de plus près ces scrupules puisque les méthodes de prise de conscience des contenus inconscients sont nouvelles, inhabituelles, et qu'elles paraissent peut-être étranges. Nous devons donc tout d'abord nous confronter avec ces objections naturelles pour qu'elles ne nous empêchent pas de poursuivre la démonstration des méthodes en question.
Les contenus inconscients nous sont .. nécessaires pour compléter ceux du conscient. Si l'attitude du conscient était un peu moins « orientée », l'inconscient pourrait couler de lui-même, ce qui est le cas de tous les individus chez qui le degré de tension du conscient semble demeurer bas, comme par exemple chez les primitifs. . c'est celui qui connaît le moins son côté inconscient qui en est le plus influencé. Mais il n'en a pas conscience. La participation secrète de l'inconscient dans la vie est toujours et partout présente ; on n'a pas à la chercher. Ce que l'on cherche c'est d'amener à la conscience par notre action thérapeutique des contenus inconscients sur le point d'affleurer ; ainsi est évitée l'ingérence cachée de l'inconscient et les conséquences fâcheuses qui en résultent.
.. pourquoi ne peut-on pas laisser l'inconscient à lui-même ? . La psyché étant comme le corps vivant un appareil qui assure son autorégulation, le contre-effet se prépare toujours dans l'inconscient. Si le fonctionnement conscient n'était pas dirigé, les influences contraires de l'inconscient s'exerceraient librement, mais le travail d'orientation les exclut. Il n'empêche naturellement pas le contre-effet : celui-ci se produit néanmoins. Mais l'attention critique et la volonté dirigée en suspendent l'effet régulateur parce que le contre-effet comme tel ne paraît pas compatible avec l'action consciente. A tel point que la psyché de l'homme civilisé n'est plus un appareil autorégulateur mais qu'elle est comparable à une machine dont le contrôle P.163 automatique de vitesse est si insensible qu'elle peut fonctionner jusqu'à en être détériorée alors que d'autre part elle est soumise à l'arbitraire d'une volonté unilatérale.
Si le contre-effet inconscient est réprimé, il perd son inf1uence régulatrice. Il se met alors à agir dans le sens du processus conscient en l'accélérant et en l'intensifiant. . il se crée alors une situation où non seulement aucun contre-effet inhibiteur ne se produit mais où également son énergie vient s'ajouter à celle de l'orientation consciente. Cela favorise naturellement l'intention consciente qui, n'étant plus inhibée, peut se réaliser hors de toute proportion, au détriment de l'ensemble. .
La facilité avec laquelle on élimine le mouvement contraire est proportionnelle au degré de dissociabilité de la psyché et mène à la perte de l'instinct caractéristique, mais nécessaire, chez l'homme civilisé puisque la puissance originelle des pulsions rend extrêmement difficile l'adaptation sociale.
Mis à part les exemples quotidiens rencontrés dans la pratique, je mentionne le cas de Nietzsche tel qu'il se manifeste dans Ainsi parlait Zarathoustra. La découverte de « l'homme supérieur » tout comme celle de « l'homme le plus hideux » correspond à la régulation inconsciente car les « hornmes supérieurs » veulent amener Zarathoustra dans la sphère de l'humanité moyenne comme elle l'a toujours été. Mais le « lion moral » de Zarathoustra « rugit », repoussant toutes ces influences, surtout la pitié, dans la caverne de l'inconscient. L'influence régulatrice se trouve ainsi réprimée, mais pas le contre-effet secret de l'inconscient.. Nietzsche.. cherche d'abord son adversaire en Wagner à qui il ne peut pardonner le Parsifal, mais il concentre bientôt toute sa colère sur le christianisme et en particulier sur saint Paul qui, sous certains rapports, a connu le même sort que lui. On sait que la psychose a d'abord produit chez lui l'identification avec le « crucifié » et ensuite avec le Dionysos démembré. Le contre- effet avait dans cette catastrophe atteint la surface.
Un autre exemple est ce cas de mégalomanie que nous rapporte le chapitre IV du Livre de Daniel. Alors qu'il se trouvait au faîte de sa puissance, Nabuchodonosor eut un rêve qui lui annonçait le désastre s'il ne s'humiliait pas, Daniel interpréta le rêve avec beaucoup de compétence mais sans être écouté. Les événements ultérieurs justifièrent son interprétation car après avoir fait taire l'influence régulatrice de l'inconscient Nabuchodonosor tomba dans la psychose qui contenait précisément cette action opposée à laquelle il avait voulu se soustraire : lui, le seigneur de la terre, devint comme un animal.
Une de mes connaissances me raconta un jour un rêve dans lequel il marchait du sommet d'une montagne dans le vide.
On prend conscience de la facilité avec laquelle on néglige les influences régulatrices et on voit qu'il faudrait prendre en considération la régulation inconsciente nécessaire à notre santé mentale et corporelle. . la simple auto-observation et l'auto-analyse intelectuelles sont des moyens insuffisants pour établir le contact avec l'inconscient. 165
.. La tendance à éviter le plus possible ce qui est désagréable est tout à fait légitime. La connaissance des influences régulatrices peut en fait dans de nombreux cas permettre d'éviter des expériences mauvaises inutiles. On peut s'épargner de nombreux détours . des conflits épuisants. C'est bien assez que de faire des détours et de commettre des fautes en terrain inconnu et inexploré ; mais se perdre dans des régions habitées sur les grands routes, est tout simplement exaspérant. On peut l'éviter par la connaissance des facteurs de régulation. La question est alors : de quels moyens et de quelles possibilités disposons- nous pour connaître l'inconscient ?
S'il n'y a pas libre production de fantasmes, il faut alors recourir à une aide artificielle. L'occasion pour un individu de la réclamer en est surtout donnée quand il se trouve dans un état psychique de dépression ou de perturbation dont on ne trouve pas de cause satisfaisante. . une explication causale n'est habituellement satisfaisante que pour celui qui se trouve en dehors de la situation, et encore en partie seulement. . il lui suffit de savoir la cause du problème car il ne sent pas la demande qui se cache pour l'autre dans sa dépression. Le patient souhaiterait bien moins une réponse à la question de l'origine qu'à celle du but ou de la façon de trouver un soulagement. C'est dans l'intensité même de la perturbation émotionnelle que réside la valeur, c'est-à-dire l' énergie que le patient devrait avoir à sa disposition pour remédier à son état d'inadéquation. On n'obtient rien en réprimant cet état ou en le dévaluant par des considérations rationnelles.
Pour pouvoir capter l'énergie située au mauvais endroit on doit prendre l'état émotionnel comme base ou point de départ de la procédure. On acquiert le plus de conscience possible de cet état en s'y plongeant sans retenue et en fixant par écrit tous les fantasmes et autres associations qui émergent. Il faut laisser le plus de jeu possible au fantasme, mais pas jusqu'au point qu'il quitte l'orbite de son objet, c'est-à-dire de l'affect, en déclenchant un processus de chaîne associative. L' « association libre », comme on la nomme, s'éloigne de l'objet et conduit à toutes sortes de complexes dont on n'est pas assuré qu'ils se relient à l'affect et qu'ils ne représentent pas des déplacements qui s'y substituent. Par ce souci de l'objet on obtient une expression de l'état psychique plus ou moins complète et cette expression reflète le contenu de la dépression dans son ensemble sous une forme concrète ou symbolique. . une situation nouvelle est créée par là, puisque l'affect qui n'était d'abord pas relié est devenu une représentation claire et articulée à des degrés divers grâce à la rencontre et à la coopération du conscient. Cela constitue donc le début de la fonction transcendante, c'est-à-dire l'action conjointe des facteurs inconscients et conscients.
La perturbation émotionnelle peut être traitée d'une autre façon, . en lui donnant du moins une forme sensible. Les patients qui possèdent quelque talent pour la peinture ou le dessin peuvent exprimer l'affect par une image. L'important n'est pas ici de produire une représentation esthétiquement. mais d'assurer le champ libre au fantasme et de permettre à tout le processus de s'accomplir aussi bien que possible. Dans les deux cas est créé un produit influencé à la fois par l'inconscient et par le conscient, qui inclut dans une seule production l'effort de . l'inconscient pour se faire jour et celui du conscient pour devenir substance. P.167