VI CONFRONTATION AVEC L'INCONSCIENT

Après la séparation avec Freud...ayant à coeur d'acquérir une nouvelle attitude à l'égard de mes malades ... Je décidai d'attendre sans préjugé ce qu'ils raconteraient d'eux- mêmes... Ils racontaient spontanément leurs rêves et leurs imaginations et je posais simplement quelques questions : "Quest-ce que cela évoque pour vous ?" Ou "comment voyez-vous cela, comme en le comprenez-vous ? D'où cela vient-il ?"
Des réponses et des associations que fournissaient mes malades, les interprétations découlaient comme d' ellse-mêmes. J'aidais simplement les patients à comprendre leurs images par eux-même.
Il est juste de prendre les rêves tels quels, comme base d'interprétation, car telle semble être leur intention.
Ils constituent le fait dont nous devons partir. . Le besoin d'un critère se fit sentir de plus en plus, je devrais même dire la nécessité d'une orientation initiale au moins provisoire.
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J'avais expliqué les mythes des peuples du passé ; j'avais écrit un livre sur le héros, ce mythe dans lequel l'homme vit depuis toujours.
« Mais dans quel mythe vit l'homme de nos jours ?
-Dans le mythe chrétien, pourrait-on dire.
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-Mais quel est ton mythe, à toi, le mythe dans lequel tu vis ? »
... P.199
Voir rêves 980401 et 980402
. au départ j'avais partagé l'opinion de Freud selon laquelle l'inconscient recèle des vestiges d'expériences anciennes. Mais des rêves comme celui-là (cf morts qui s'animent parce que je les regarde) et l'expérience vivante, réelle de l'inconscient m'amenèrent à la conception que ces vestiges ne sont pas seulement des contenus morts, ni des formes usées de la vie, mais qu'ils font partie intégrante de la psyché vivante. .. hypothèse à partir de laquelle .. se développa ma théorie des archétypes.
Les rêves que je faisais m'impressionnaient beaucoup mais ne parvenaient pas à m'aider à surmonter le sentiment de désorientation qui m'habitait. Au contraire, je continuais à vivre comme sous la domination d'une pression interne. Par moments, celle-ci était si forte que j'en vins à supposer qu'il y avait en moi quelque perturbation psychique. En raison de quoi, à deux reprises, je passaI ma vie entière en revue dans tous ses détails, m'attardant en particulier à mes souvenirs d'enfance, car je pensais qu'il y avait peut-être quelque chose dans mon passé qui pouvait entrer en ligne de compte comme cause de ladite perturbation. Mais cette plongée dans les images de mon passé resta infructueuse et je dus m'avouer mon ignorance. Je me dis alors : « J'ignore tout à un tel degré que je vais simplement faire ce qui me vient à l'esprit. » Je m'abandonnai de la sorte consciemment aux impulsions de l'inconscient.
Dans cet état d'esprit, la première chose qui se produisit P.201 fut l'émergence d'un souvenir d'enfance datant de ma dixième ou onzième année. .. j'avais joué passionnément avec des jeux de construction. .. j'édifiais de petites maisons et des châteaux . A ma grande surprise, ce souvenir émergea accompagné d'une certaine émotion.
« Ah, ah ! me dis-je, là il y a de la vie ! Le petit garçon est encore dans les environs et possède une vie créatrice qui me manque. Mais comment puis-je parvenir jusqu'à elle ? » Il paraissait impossible que l'homme adulte enjambât la distance entre le présent et ma onzième année. Toutefois, si je voulais rétablir le contact avec cette époque de ma vie, il ne me restait rien d'autre à faire qu'à y retourner et y accueillir une fois de plus, pour le meilleur et pour le pire, l'enfant qui s'y adonnait aux jeux de son âge.
Ce moment fut un tournant de mon destin. Je ne m'abandonnai finalement à la plongée dans le jeu qu'après des répulsions infinies et non sans éprouver un sentiment d'extrême résignation. Ceci n'alla pas sans susciter l'expérience douloureuse de l'humiliation de ne pouvoir réellement rien faire autre que de jouer.
. je me mis à construire .. tout un village. Mais il manquait une église à celui-ci ; Je commençai donc une construction carrée, surmontée d'un tambour hexagonal que coiffait une coupole à base carrée. Or, une église comporte aussi un autel. Mais quelque chose en moi répugnait à l'édifier.
. j'aperçus une pierre rouge, une sorte de pyramide à quatre pans haute d'environ quatre centimètres. . je tenais là mon autel ! Je le plaçai au milieu, sous la coupole, et tandis que je faisais cela, me revint à l'esprit le phallus souterrain de mon rêve d'enfance. .. sentiment de satisfaction.
Chaque jour, .. je m'adonnais aux constructions. . Ce faisant, mes pensées se clarifiaient et je pouvais saisir, appréhender de façon plus précise des imaginations dont je n'avais jusque-là en moi qu'un pressentiment trop vague.
Naturellement, tout cela n'allait pas sans que je me fisse des idées sur la signification de mes jeux, et je me demandais : « Mais au fond, que fais-tu ? Tu construis une petite agglomération, et tu accomplis cela comme s'il s'agissait d'un rite ! » Je ne savais que répondre. Mais j'avais la certitude intérieure que j'étais sur la voie qui me menait vers mon mythe. Car la construction ne représentait qu'un début. Elle déclenchait tout un courant de phantasmes que par la suite j'ai notés avec le plus grand soin.
Des situations de cette nature, des déroulements de ce type-se sont renouvelés dans ma vie.
Chaque fois qu' il m'est arrivé de me sentir bloqué, je peignais ou je sculptais une pierre ; et chaque fois, c'était un rite d'entrée qui amenait des pensées et des travaux. . P.203 .
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Vers l'automne 1913, la pression que j'avais jusque-là sentie en moi sembla se déplacer vers l'extérieur, comme si quelque chose planait dans l'air. . C'était comme s'il ne s'agissait plus d'une situation psychique, mais comme s'il y allait d'une réalité concrète. .
. visions . j'en vins à la conclusion que ces visions me concernaient personnellement et je supposai que j'étais menacé par une psychose. La pensée d'une guerre ne me vint pas à l'esprit. ....
rêve 980403 .
Le 1er août éclata la Guerre mondiale. Ma tâche me parut désormais clairement établie : je devais tenter de comprendre ce qui se passait et dans quelle mesure ma propre expérience vivante était liée à celle de la collectivité. Pour celà, il me fallait tout d'abord faire le point en moi-même. Je commencai cette activité de réflexion en notant les phantasmes qui m'étaient venus à l'esprit durant la période où je me livrais aux jeux de construction. Ce travail de notation passa dorénavant au premier plan.
Un flot incessant de phantasmes se trouva déclenché par cette activité ; je fis tout mon possible pour ne pas en perdre P.205 mon orientation et pour découvrir la voie à suivre. Je me trouvais plongé sans aide aucune dans un monde totalement étranger, et tout m'y semblait difficile et incompréhensible. Je vivais continuellement dans une tension extrême et j'avais souvent l'impression que des blocs gigantesques se précipitaient sur moi. Un fracas de tonnerre succédait sans trêve au fracas précédent. «Tenir le coup » dans cette épreuve fût une question de force brutale. Plus d'un y a succombé. Nietzsche, Hölderlin . Mais il y avait en moi une force vitale élémentaire, quasi démoniaque, et dès le début, il fut pour moi bien entendu que je devais trouver le sens de ce que je vivais dans ces fantasmes. Le sentiment d'obéir à une volonté supérieure en résistant aux assauts de l'inconscient était inébranlable et sa présence constante en moi me soutint - tel un fil conducteur - dans l'accomplissement de cette tâche. (. L'Odyssée : « Heureux celui qui a échappé à la mort »)
J'étais souvent tellement bouleverssé qu'il me fallait recourir à des exercices de yoga pour maîtriser les émotions. Mais comme mon but était de faire l'expérience de ce qui se passait en moi, je ne cherchais refuge en ces exercices que le temps de recouvrer un calme qui me permît de reprendre le travail avec l'inconscient. Dès que j'avais le sentiment d'être à nouveau moins même, j'abandonnais à nouveau le contrôle et laissais la parole aux images et aux voies intérieures. Les Indiens, au contraire, utilisent le yoga dans le but d'éliminer complètement la multiplicité des contenus et des images psychiques.
Dans la mesure où je parvenais à traduire en images les émotions qui m'agitaient, c'est à dire à trouver les images qui se cachaient dans les émotions, la paix intérieure s'installait. Si j'avais laissé les choses demeurer sur le plan de l'émotion, il y a lieu de penser que j'aurai été déchiré par les contenus de l'inconscient. Peut-être aurais-je pu les refouler, les dissocier ou, les scinder ; mais alors, j'aurais .. été victime d'une névrose et les contenus de l'inconscient m'auraient tout de même détruit. Mon expérience eut pour ésultat de m'apprendre combien il est salutaire du point de vue thérapeutique, de rendre conscientes les images qui résident, dissimulées, derrière les émotions.
Je notais mes imaginations aussi bien que je le pouvais et je me donnais de la peine pour exprimer aussi les conditions et le contexte dans lesquels elles étaient apparues. . une « langue emphatique », car celle-ci correspond au style des archétypes. Les archétypes parlent de façon pathétique et redondante. Le style de leur langue m'est pénible et heurte mon sentiment ...
Sous le seuil de la conscience, tout était vivant.
Dès le début, j'avais conçu la confrontatlon avec l'inconscient comme une expérience scientifique que j'effectuais sur moi-même et . aussi une expérience qui fut tentée avec moi. Une des plus grandes difficultés que j'eus à surmonter fut de supporter mes sentiments négatifs. Je m'abandonnais librement aux émotions que je ne I.>ouvais toutefois pas approuver. Je notait les fantasmes qui me semblaient souvent insensés et à l'encontre desquels j'éprouvais de violentes résistances. Car tant que l'on ne comprend par leur signification, les fantasmes apparaissent souvent comme un mélange infernal d'éléments solennels et d'éléments ridicules. . Ce n'est que grâce au pIus grands efforts que je suis finalement parvenu à sortir du labyrinthe.
Pour saisir les fantasmes qui m'agitaient de manière souterraine, il me fallait me laisser tomber en eux ; or, j'éprouvais à l'adresse de celà non seulement des résistances, mais .. de l'angoisse. Je craignais P.207 de perdre le contrôle de moi, de devenir une proie de l'inconscient ... Il me fallait cependant tenter de m'emparer de ces images. Si je ne le faisais point, je risquais qu'elles ne s'emparassent de moi. . je ne pouvais pas attendre de mes malades qu'ils entreprissent jamais ce que je n'aurais pas moi-même osé accomplir.
. J'avais à connaître cette matière et ces domaines en fonction d'une expérience personnelle, et je possédais tout au plus à leur sujet quelques préjugés théoriques de valeur douteuse ...

F020301
Ces images me laissèrent consterné. Naturellement, je vis que la pièce de résistance en était un mythe du héros et un mythe solaire, un drame de la mort et du renouvellement, l'idée de renaissance se trouvant exprImée par le scarabée égyptien. A la fin, aurait dû survenir le jour nouveau. Au lieu de ce dernier avait surgi l'insupportable flot de sang, un phénomène exceptionnellement anormal, à ce qui me parut. II me revint alors à l'esprit la vision du sang que j'avais eue l'automne de la même année et je renonçai à toute autre tentative de comprendre.
Six jours plus tard .. rêve 980404 du meurtre de Siegfried .Page 208
. « Il te faut comprendre le rêve, et tout de suite ! » . « Si tu ne comprends pas le rêve, tu dois te tirer une balle dans la tête ! » . « Mais ce rêve traite du problème qui agite actuellement le monde ! » Siegfried, pensai-je, représente ce que les Allemands voulaient réaliser, c'est-à-dire imposer héroïquuement leur propre volonté. « Là où il y a une volonté il y a une voie ! Or, c'était aussi précisément cela que j'avais voulu. Mais cela n'était plus nossible. Le rêve montrait que l'attitude incarnée par Siegfried, le héros, ne me correspondait plus, à moi. C'est pourquoi il avait fallu que celui-là succombât.
Après l'accomplissement en rêve de cet acte, j'éprouvai une compassion débordante, un peu comme si j'avais été moi-même atteint par les balles. Cela exprimait mon identité secrête avec le héros ainsi qu'avec la souffrance dont l'homme fait l'expérience lorsqu'il est contraint de sacrifier son idéal et son attitude consciente. Et pourtant, il fallait bien mettre un terme à cette identité avec l'idéal du héros, car il est des valeurs plus hautes que la volonté du moi, auxquelles il faut apprendre à se soumettre.
...
Le sauvage à la peau bronzée qui m'avait accompagné et qui avait pris en propre l'initiative du guet-apens est une incarnation de l'ombre primitive. La pluie montre que la tension entre le conscient et l'inconscient était en train de se résoudre. .
Pour appréhender les phantasmes, je partais souvent de la représentation d'une descente. Une certaine fois, je dus même faire plusieurs tentatives pour pénétrer dans la profondeur. A la première, j'atteignis pour ainsi dire une profondeur de trois cents mètres. La fois suivante, il s'est agi déjà d'une profondeur cosmique. Ce fut comme un voyage dans la lune ou comme une descente dans le vide. .
F020302 avec Elie, Salomé et le serpent ...
.. j'essayai de me rendre plausible l'apparition des personnages bibliques dans mon imagination en invoquant le fait que mon père avait été pasteur. Mais cela n'expliquait encore rien. Car que signifiait cet homme âgé ? Que signifiait Salomé ? Pourquoi étaient-ils ensemble ? Ce n'est que bien des années plus tard, quand j'en sus bien davantage, que le lien de l'homme âgé et de la jeune fille m'apparut parfaitement naturel.
Au cours des pérégrinations des rêves, on rencontre souvent un homme âgé accompagné d'une jeune fille; et dans de nombreux récits mystiques on trouve ce même couple. .. Simon le Mage .. et Hélène.. Klingsor et Kundry, LaôTseu et la danseuse. (Odipe et Antigone)
. Dans les mythe le serpent est souvent l'adversaire du héros. De nombreux récits témoignent de leur parenté. .P.211
Salomé est une représentation de l'Anima. Elle est aveugle, car elle ne voit pas le sens des choses. Elie est le personnage du prophète vieux et sage ; il représente l'élément de la connaissance, et Salomé l'élément érotique. On pourrait dire que ces deux personnages incarnent le Logos et l'Eros. Mais une telle définition est déjà trop intellectuelle. Il est plus significatif de laisser ces personnages être tout d'abord ce comme quoi ils m'apparurent à savoir des expressions de processus se déroulant dans les arrière-plans inconscients.
. un autre personnage surgit de l'inconscient. Il avait pris forme à partir de la figure d'Elie. Je l'appelai Philémon. .
Philémon, ainsi que d'autres personnages de mon imagination, m'apportèrent la connaissance décisive qu'
il existe dans l'âme des choses qui ne sont pas faites par le moi, mais qui se font d'elles-même et qui ont leur vie propre. Philémon représentait une force que je n'étais pas. En imagination, j'eus avec lui des conversations et il dit des choses que je n'aurais pas pensées consciemment. .Il m'expliqua que je procédais avec les pensées comme si je les avait créées, alors qu'à son avis elles possédaient une vie propre ... C'est de la sorte qu'il m'apprit petit à petit l'objectivité psychique, « la réalité de l'âme ».
Grâce aux dialogues avec Philémon, la différenciation entre moi et l'objet de ma pensée se clarifia. Lui aussi, Philémon, s'était en quelque sorte dressé objectivement en face de moi, et je compris qu'il y avait en moi une instance qui pouvait énoncer des dires que je ne savais pas, que je ne pensais pas, voire des choses qui allait à l'encontre de moi-même.
Psychologiquement parlant, Philémon figurait une intelligence intuitive des choses, supérieure à celle dont disposait le moi. . De temps en temps, j'avais l'impression qu'il était comme physiquement réel. Je me promenaIs avec lui dans le jardin et il était pour moi ce que les Indiens appellent un guru.
Chaque fois qu'une nouvelle personnification se dessinait à mon horizon mental, je le ressentais presque comme une défaite personnelle. Car cela voulait dire : « Cela aussi tu l'a ignoré si longtemps ! » Et je sentais une peur s'insinuer en moi, la peur que la série de ces formes puissent être sans fin et que je puisse me perdre dans des abîmes d'ignorance insondables. Mon moi se sentait dévalorisé . Page 213
. Philémon que, .. je devais accepter comme « psychagogue ». .
. La plupart des êtres ont des hommes vivants comme gurus. Mais il en a toujours qui ont un esprit pour maître.
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Plus tard, le personnage de Philémon se trouva relativisé par l'apparition d'un autre, que je dénommai Ka. Dans l'ancienne Egypte, le « Ka du Roi» passait pour être sa forme terrestre, l'âme incarnée. Dans mon phantasme, l'âme-Ka venait d'en bas, hors de la terre, comme d'un puits profond. Je la peignis dans sa forme terrestre sous forme d'un hermès dont le socle était de pierre et la partie supérieure de bronze. Tout en haut de l'image apparaît une aile de martin-pêcheur ; entre cette dernière et la tête du Ka plane une nébuleuse ronde et lumineuse. L'expression du Ka a quelque chose de démoniaque, on pourrait dire aussi de méphistophélique. Dans une main, il tient une forme qui ressemble à une pagode colorée ou à un coffret de reliques et, dans l'autre, un stylet avec lequel il travaille au premier. Il dit de lui-même : « Je suis celui qui enterre les dieux dans l'or et les pierres précieuses. »
Philémon a un pied paralysé, mais c'est un esprit ailé, tandis que le Ka est une espèce de démon de la terre ou des métaux. Philémon incarne l'aspect spirituel, le "sens". Le Ka, au contraire est un génie de la nature comme l'anthroparion (L'anthroparion est un « petit homme », une sorte d'homuncule. Le groupe des anthroparions comprend les gnomes, les dactyles de l'antiquité et l'homoncule des alchimistes. Le Mercurius alchimique était, lui aussi, en tant qu'esprit du mercure, un anthroparion.). Le Ka est celui qui rend tout réel, mais qui voile l'esprit du martin-pêcheur, le sens, ou qui le remplace par de la beauté, par « l'éternel reflet ». (Allusion à un passage du Faust : « Ce reflet coloré, c'est la Vie.)
Avec le temps, j'ai pu intégrer cesdeux figures. L'étude de l'alchimie m'y a aidé.

. « Mais qu'est-ce que je fais ? Tout cela n'a sûrement rien à voir avec de la science. Alors, qu'est-ce que c'est ? » Une voix dit alors en moi : « C'est de l'art. » J'étais suprêmement étonné . « Peut-être mon inconscIent a-t-il formé une personnalité qui n'est pas moi, mais qui voudrait s'exprimer et manifester sa propre opinion. » Je savais que la voix provenait d'une femme, et je la reconnus . Elle était devenue un personnage vivant à l'intérieur de moi-même.
Naturellement, ce que je faisais n'était pas de la science. Alors, qu'est-ce que cela aurait pu être, sinon de l'art ? Il semblait n 'y avoir au monde que ces deux possibilités ! Telle est la façon typiquement féminine d'argumenter. P.215
. « Non, ce n'est pas de l'art, au contraire, c'est de la nature. » . je réfléchis que « la femme en moi » ne disposait pas d'un centre de la parole et je lui proposai de se servir de mon langage. Elle accepta cette offre et exposa aussitôt son point de vue en un long discours.
Je fus extraordinairement intéressé par le fait qu'une femme, qui provenait de mon intérieur, se mêlât à mes pensées. Réfléchissant à cela, je me dis qu'il s'agissait probablement de l' « âme» dans le sens primitif du terme ; et je me demandai pourquoi l'âme avait été désignée du nom d'anima. Pourquoi se la représente-t-on comme étant féminine ? Plus tard, je compris qu'il s'agissait dans cette figuration féminine en moi d'une personnification typique ou archétypique dans l'inconscient de l'homme, et je la désignai du terme d'anima. J'appelai la figure correspondante dans l'inconscient de la femme animus.
Ce fut tout d'abord l'aspect négatif de l'anima qui m'impressionna. J'éprouvais à son égard appréhension, timidité dérérente comme à l'adresse d'une présence invisible. Puis j'essayai de trouver un autre mode de relation avec elle . J'écrivais pour ainsi dire à une autre partie de moi-même qui défendait un autre point de vue que celui de mon conscient . et je recevais, à ma grande surprise, des réponses assez extraordinaIres. Je me faisais l'impression d'être tel un patient en ana]yse auprès d'un esprit féminin !
Chaque soir, je me mettais à mes notes ; car je pensais : si je n'écris pas à l'anima, elle ne peut pas comprendre mes phantasmes. Mais il y avait encore un autre motif à mon travail assidu : les choses une fois écrites, l'anima ne pouvait pas les déformer, les usurper pour en manigancer des instrigues. À ce point de vue, c'est une grande différence si on a simplement dans l'esprit de raconter quelque chose ou si on l'écrit réellement. Dans mes « lettres », j'essayais d'être aussi honnête que possible, m'inspirant de la vieille sentence grecque : « Abandonne ce que tu possèdes et tu recevras. »
Ce n'est que lentement que j'appris à distinguer entre mes pensées et les contenus de la voix. .
Ce qui surtout importe, c'est la différenciation entre le conscient et les contenus de l'inconscient. Il faut en quelque sorte isoler ce dernier, et la façon la plus facile de le faire est de les personnifiéer, puis d'établir, en partant de la conscience, un contact avec ces personnages. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut leur soustraire de leur puissance, qu'autrement ils exercent sur le conscient. Comme les contenus de l'inconscient possèdent un certain degré d'autonomie, cette technique n'offre pas de difficultés particulières. Mais se familiariser avec le fait général de l'autonomie des contenus inconscient est une tout autre "paire de manche". Et c'est pourtant en ce point d'articulation que réside la possibilité même de commercer avec l'inconscient.
En réalité, la malade dont la voix retentissait en moi, exerçait une influence désastreuse et fatidique sur les hommes. Elle était parvenue à persuader un de mes collègues qu'il était un artiste incompris. Il l'a cru et en a été lourdement victime. La cause de son échec? Il ne vivait pas en fonction de la conscience qu'il avait de lui-même, mais de l'appréciation des autres. Or, cela est dangereux. Dès lors il ne fut plus sur de lui et cela le rendit perméable aux insinuations de l'anima ; car ce qu'elle dit est souvent d'une grande force de séduction et d'une rouerie sans bornes.
. L'anima aurait aussi pu me convaincre que j'étais un artiste méconnu et ma prétendue nature d'artiste m'aurait donné le droit de négliger le réel. . P. 217 ( cf. Nono: les gens ne sont pas aptes à se connaître et calquent leur comportement sur l'avis des autres)
. L'ambiguïté de l'anima, porte-parole de l'inconscient, peut anéantir un homme, en bonne et due forme. Finalement, c'est toujours le conscient qui reste décisif, le conscient qui doit comprendre les manifestations de l'inconscient, les apprécier, et prendre position à leur endroit.
Mais l'anima a aussi un aspect positif. C'est elle qui transmet au conscient les images de l'inconscient ... Pendant des décennies, je me suis toujours adressé à l'anima quand je trouvais que mon affectivité était perturbée et que je m'en sentais agité. Cela signifiait alors que quelque chose était constellé dans l'inconscient. En pareil moment, j'interrogeais l'anima : « Qu'est-ce-qui se passe à nouveau ? Que vois-tu ? Je voudrais le savoir ! » Après quelques résistances, elle produisait régulièrement et exprimait l'image qu'elle discernait. Et dès que cette image m'était livrée, l'agitation ou la tension disparaissait ; tout l'énergie de mes émotions se transformait de la sorte en intérêt et en curiosité pour son contenu. Puis je parlais avec l'anima à propos des images, car il me fallait les comprendre aussi bien que possible, à l'instar d'un rêve.
Aujourd'hui, je n'ai plus recours aux conversations avec l'anima, car je n'ai plus de ces émotions qui les rendaient nécessaires. ... Aujourd'hui, les idées me sont immédiatement conscientes, car j'ai appris à accepter et à comprendre les contenus de l'inconscient. Je sais comment je dois me comporter en face des images intérieures. Je puis lire le sens des images directement dans mes rêves et n'ai plus besoin d'une intermédiaire.

Concerne le "livre noir" et le "livre rouge" ... Dans le « Livre rouge » j'ai entrepris l'essai vain d'une élaboration esthétique de mes phantasmes ; mais il n'a jamais été terminé. . j'ai renoncé à temps à « l'esthétisation » et je me suis concentré très sérieusement sur la compréhension indispensable. J'avais compris que tant d'imagination nécessitait un terrain solide et je devais tout d'abord revenir entièrement dans la réalité humaine. . Il me fallait tirer des conclusions concrètes des connaissances que l'inconscient m'avait transmises, et cela devint la tâche de ma vie et son contenu.
L'élaboration à tendance esthétique .. me fut nécessaire .. car .. j'acquis la notion de la responsabilité morale à l'égard des images. . aucune langue, si parfaite soit telle, ne saurait remplacer la vie. Si une langue essaie de remplacer la vie, non seulement elle en sera détériorée, mais la vie le sera aussi.
Pour parvenir à la libération de la tyrannie des préconditionnements de l'inconscient, il faut deux choses : s'acquitter de ses responsabilités intellectuelles aussi bien que s'acquitter de ses responsabilités morales.
. ironie du sort qu'il m'ait fallu, en tant que psychiatre, au cours de mon expérience, rencontrer pour ainsi dire pas à pas ce matériel psychique qui fournit les pierres à partir desquelles se construit une psychose.
.. ce monde d'images inconscientes qui plonge le malade mental dans une confusion inextricable est aussi la matrice de l'imagination créatrice des mythes, imagination avec laquelle notre ère rationnaliste semble avoir perdu le contact. Certes, l''imagination mythique est partout et toujours présente, mais elle est tout aussi honnie que crainte, et cela semble même une expérience bien risquée ou une aventure douteuse que de s'abandonner au sentier incertain qui conduit dans les profondeurs de l'inconscient. Ce sentier passe P.219 pour être celui de l'erreur, de l'ambiguïté et de l'incompréhension. .. Goethe : « Pousse hardiment la porte devant laquelle tous cherche à s'esquiver ! » Or, le deuxième Faust . est un chaînon de l'Aurea Catena, (.. allusion a un écrit alchimique, Aurea Catena Homeri (1723). Cette chaîne veut désigner une succession d'hommes sages qui, commençant par Hermès Trismégiste, relient la terre et le ciel.) cette chaîne d'or qui, depuis les débuts de l'alchimie philosophique et de la gnose jusqu'au Zarathoustra de Nietzsche, représente un voyage de découvertes - le plus souvent impopu]aire, ambigu et dangereux vers l'autre pôle du monde.

Naturellement, tandis que je travaillais à mes phantasmes, j'éprouvais le besoin, .., d'avoir « un point d'attache dans ce monde » et je puis dire que celui-ci me fut donné par ma famille et le travail professionnel. Il était pour moi vitalement nécessaire d'avoir une vie rationelle qui allait de soi, comme contrepoids au monde intérieur étranger. La famille et la profession demeurèrent pour moi la base à laquelle je pus toujours faire retour et qui me prouvait que j'étais réellement un homme existant et banal. Les contenus de l'inconscient pouvaient parfois me faire sortir de mes gonds. Mais la famille et la conscience que j'avais un diplôme de médecin, que je devais secourir mes malades, que j'avais une femme et cinq enfants .. des réalités qui me sollicitaient et s'imposaient à moi. Elles me prouvèrent, jour après jour, que j'existais réellement et que je n'étais pas seulement une feuille ballottée au gré des vents de l'esprit, comme un Nietzsche. Nietzsche avait perdu le contact avec Ie sol sous ses pieds parce qu'il ne possédait rien d'autre que le monde intérieur de ses pensées . ce que j'avais en vue c'étaient ce monde-ci et cett vie-ci .. Je ne perdais cependant jamais de vue que toute cette expérience à quoi je me livrais concernait ma vie réelle, dont je m'efforçais de parcourir le domaine et d'accomplir le sens. Ma devise était : Hic Rhodus, hic salta !
De la sorte, ma famille et ma profession furent toujours une réalité dispensatrice de bonheur et la garantie que j'existais normalement et réellement

. En 1916 . naissance des « Les Sept sermons aux Morts »
(Expérience de la "maison hantée").P.221
Il faut prendre cette expérience comme elle a été . Elle était probablement liée à l'état d'émotion dans lequel je me trouvais alors et au cours duquel des phénomènes parapsychologiques peuvent intervenir. Il s'agissait d'une constellation inconscient et je connaissais bien l'atmosphère singulière d'une telle constallation en tant que numen d'un archétype : « Signes avant-coureurs, apparitions, avertissements s'amoncellent ! » (Goethe, Acte V, Minuit) Notre intellect voudrait naturellement se prévaloir d'une connaissance scientifique à ce sujet ou encore, de préférence, anéantir toute l'expérience en tant que contraire à la règle. .
F020304 . l'âme, l'anima, crée la relation avec l'inconscient. Ce qui, dans un certain sens, est aussi une relation à l'égard de la collectivité des morts; car l'inconscient correspond au mythique pays des morts, le pays des ancêtres. De sorte que si, dans un fantasme, l'âme disparaît, cela veut dire qu'elle s'est retirée dans l'inconscient ou dans "le pays des morts". Cela équivaut à ce que l'on appelle la perte de l'âme .. « Au pays des morts », l'âme suscite une activation secrète et confère une forme aux traces ancestrales, aux contenus collectifs de l'inconscient. De même qu'un médium, elle donne aux « morts» la possibilité de se manifester. C'est pourquoi, très vite après la disparition de l'âme, les « morts » apparurent chez moi . A cette époque et désormais toujours plus clairement, les morts me sont apparus comme porteurs des voix de ce qui est encore sans réponse, de ce qui est en quête de solution, de ce qui est en mal de délivrance. Car les questions auxquelles, de par môn destin, je devais donner réponse, les exigences auxquelles j'étais confronté, ne m'abordaient pas de l'extérieur mais provenaient précisément du monde intérieur. . les conversations avec les morts, les « Sept sermons », forment une sorte de prélude à ce que j'avais à communIquer au monde sur l'inconscient : ils sont une sorte de schéma ordonnateur et une interprétation des contenus généraux de l'inconscient.

. s'est installé le sentiment que je ne devais plus n'appartenir qu'à moi. A partir de ce moment, ma vie appartenait à la communauté. . P.223
. Dès lors, je me mis au service de l'âme. Je l'ai aimée et haïe, mais elle était ma plus grande richesse. Me vouer à l'âme fut la seule possibilité de vivre mon existence comme une relative totalité et de la supporter.
.
Je mis le plus grand soin à comprendre chaque image, chaque contenu, à l'ordonner rationnellement et surtout à le réaliser dans la vie. Car c'est cela que l'on néglige le plus souvent. On laisse à la rigueur monter et émerger les images, on s'extasie peut-être à leur propos, mais le plus souvent on en reste là. On ne se donne pas la peine de les comprendre, et encore bien moins d'en tirer les conséquences éthiques qu'elles comportent. Ce faisant, on sollicite les efficacités négatives de l'inconscient.
Même celui qui acquiert une certaine compréhension des images de l'inconscient, mais qui croit qu'il lui suffit de s'en tenir à ce savoir est victime d'une dangereuse erreur. Car quiconque ne ressent pas dans ses connaissances la responsabilité éthique qu'elle comporte succombera bientôt au principe de puissance. Des effets destructeurs peuvent en résulter, destructeurs pour les autres, mais aussi pour le sujet même qui sait. Les images de l'inconscient imposent à l'homme une lourde responsabilité. Leur non-compréhension, aussi bien que le manque de sens de la responsabilité éthique privent l'existence de sa totalité et confèrent à bien des vies individuelles un caractère pénible de fragmentarité.
. ,'expérience et le vécu de l'inconscient m'avaient intellectuellement gêné à l'extrême. Après avoir terminé les Métamorphoses et symboles de la libido en 19111, il m'avait été impossible, trois ans durant, de lire le moindre ouvra~e . P. 225
....si l'on se concentre sur ce que veut et dit la personnalité intérieure, la douleur (émotionnelle) passagère est vite surmontée. .
. J'éprouvais de la façon la plus aiguë l'opposition entre le monde extérieur et le monde intérieur. Je ne pouvais pas encore saisir le jeu harmonieux de ces deux mondes, dont je suis aujourd'hui averti. Je ne voyais aIors qu'un contraste inconciliable entre l'extérieur et l'intérieur.
. je m'efforçais de montrer que les contenus de l'expérience psychique sont "réels", non pas en tant que mon seul vécu personnel, mais en tant qu'expériences collectives qui peuvent aussi se répéter chez les autres hommes. .

. En m'appuyant sur ces images (mandala), je pouvais observer, jour après jour, les transformations psychiques qui s'opéraient en moi ...
. Car je n'étaient nullement libéré du préjugé général, ni de la présomption de la conscience selon lesquels chaque idée de quelque importance qui vous vient à l'esprit est un mérite personnel, tandis que les réactions inférieures prendraient naissance par hasard ou proviendraient même de sources extérieures. Cette irritation et ce désaccord avec moi-même suscitèrent le lendemain un mandala modifié : il était amputé d'une partie du cercle et la symétrie en était troublée.
. Mandala signifie : "Formation - Transformation, voilà l'activité éternelle du sens éternel ».(Faust) P.227
Le mandala exprime le Soi, la totalité de la personnalité qui, si tout va bien, est harmonieuse, mais qui ne tolère pas que l'on s'abuse soi-même.
... J'avais fait l'expérience vivante que je devais totalement abandonner l'idée de la souveraineté du moi.
.Je fus obligé de vivre moi-même le processus de l'inconscient. Il me fallut d'abord me laisser emporter par ce courant, sans que je puisse savoir où il me conduirait.
.. à peindre les mandalas .. je vis que .. tout convergeait vers un certain point, celui du milieu. Je compris plus clairement que le mandala exprime le centre. Il est l'expression de tous les cheminements; il est sente qui mène vers le milieu, vers l'individuation.
Durant les années 1918-1920 ,je compris que le but du développement psychique est le Soi. Vers celui-ci il n'existe point de développement linéaire, mais seulement une approche circulaire, « circumamenbulatoire. » Un développement univoque existe tout au plus au début ; après, tout n'est plus qu'indication vers le centre. Avoir cela me donna de la solidités et, ! progressivement, la paix intérieure se rétablit. Le savais que j'avais atteint, avec le mandala comme expression du Soi, la découverte ultime à laquelle il me serait donné de parvenir. Un autre en saura peut-être davantage, mais pas moi.
. Le Secret de la fleur d'or .P. 229

Par ce rêve (Liverpool , Magniolia) je compris que le Soi est un principe, un archétype de l'orientation et du sens : c'est en cela que réside sa fonction salutaire.
Les années durant lesquelles j'étais à l'écoute des images intérieures constituèrent l'époque la plus importante de ma vie, au cours de laquelle tout les choses essentielles se décidèrent... Toute mon activité ultérieure consista à élaborer ce qui avait jailli de l'inconscient et qui tout d'abord m'inonda. Ce fut la matière première pour l'oeuvre d'une vie.