I. Le sacrifice

 

Dans de nombreux rituels, le sacrifice se présente de deux façons opposées, tantôt comme une  « chose très sainte » dont on ne saurait s'abstenir sans négligence grave, tantôt au contraire comme une espèce de crime qu'on ne saurait commettre sans s'exposer à des risques également très graves. .. ambivalence .

. le sacrifice et le meurtre ne se prêteraient pas à ce jeu de substitutions réciproques s'ils n'étaient pas apparentés. .

. Pourquoi ne s'interroge-t-on jamais sur les rapports entre le sacrifice et la violence ?

. Une fois qu'il est éveillé, le désir de violence entraîne certains changements corporels qui préparent les hommes au combat. Cette disposition violente a une certaine durée. Il ne faut pas voir en elle un simple réflexe qui interromprait ses effets aussitôt que le stimulus cesse d'agir. . il est plus difficile d'apaiser le désir de violence que de le déclencher, surtout dans les conditions normales de la vie en société.

On dit fréquemment la violence  « irrationnelle ». Elle ne manque pourtant pas de raisons ; elle sait même en trouver de fort bonnes quand elle a envie de se déchaîner. . La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange. A la créature qui excitait sa fureur, elle en substitue soudain une autre qui n'a aucun titre particulier à s'attirer les foudres du violent, sinon qu'elle est vulnérable et qu'elle passe à sa portée.

Cette aptitude à se donner des objets de rechange, n'est pas réservée à la violence humaine. .. ex. du poisson qu'on ne peut pas priver de ses adversaires habituels, ses congénères mâles, avec lesquels il se dispute le contrôle d'un certain territoire, sans qu'il retourne ses tendances agressives contre sa propre famille et finisse, par la détruire.

. se demander si le sacrifice rituel n'est pas fondé sur une substitution du même genre, mais en sens inverse. On peut concevoir.. que l'immolation de victimes animales détourne la violence de certains êtres qu'on cherche à protéger, vers d'autres êtres dont la mort importe moins ou n'importe pas du tout. P.11

 

« On choisissait toujours, parmi les animaux, les plus précieux par leur utilité, les plus doux, les plus innocents,  les plus en rapport avec l'homme par leur instinct et par leurs habitudes.

« On choisissait dans l'espèce animale les victimes les plus humaines, s'il est permis de s'exprimer ainsi. »

 

 . Les rapports entre la victime potentielle et la victime actuelle ne doit pas se définir en termes de culpabilité et d'innocence. Il n'y a rien à « expier ». La société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime « sacrifiable », une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu'elle entend à tout prix protéger.

. la violence terrifiante, sa brutalité aveugle, l'absurdité de ses déchaînements, ne sont pas sans contrepartie : elles ne font qu'un avec sa propension étrange à se jeter sur des victimes de rechange, elles permettent de ruser avec cette ennemie et de lui jeter, au moment propice, la prise dérisoire qui va la satisfaire. Les contes de fées qui nous montrent le loup, l'ogre ou le dragon avalant goulûment une grosse pierre à la place de l'enfant qu'ils convoitaient pourraient bien avoir un caractère sacrificiel. P.13

On ne peut tromper la violence que dans la mesure où on ne la prive pas de tout exutoire, où on lui fournit quelque chose à se mettre sous la dent. . Caïn et Abel.. Le texte biblique ne donne sur chaque frère qu'une seule précision. Caïn cultive la terre et il offre à Dieu les fruits de sa récolte. Abel est un pasteur ; il sacrifie les premiers-nés de ses troupeaux. L'un des deux frères tue l'autre et c'est celui qui ne dispose pas de ce trompe violence que constitue le sacrifice animal. Cette différence entre le culte sacrificiel et le culte non sacrificiel ne fait qu'un, en vérité, avec le jugement de Dieu en faveur d'Abel. .

Dans l'Ancien Testament et les mythes grecs, les frères sont presque toujours des frères ennemis. La violence qu'ils paraissent fatalement appelés à exercer l'un contre l'autre ne peut jamais se dissiper que sur des victimes tierces, des victimes sacrificielles. La « jalousie » que Caïn éprouve à l'égard de son frère ne fait qu'un avec la privation d'exutoire sacrificiel qui définit le personnage.

. la substitution sacrificielle a pour objet de tromper la violence. la bénédiction de Jacob par on père Isaac.

Les chevreaux servent de deux manières différentes à duper le père, c'est-à-dire à détourner du fils la violence qui le menace. Pour être béni et non maudit, le fils doit se faire précéder par l'animal qu'il vient d'immoler et qu'il lui offre à manger. Et le fils se dissimule, littéralement, derrière la fourrure de l'animal sacrifié. L'animal est toujours interposé entre le père et le fils. Il empêche les contacts directs qui pourraient précipiter la violence. Deux types de substitution.. un frère à un autre et celle de l'animal à l'homme. .

En se détournant de façon durable vers la victime sacrificielle, la violence perd de vue l'objet d'abord visé par elle. La substitution sacrificielle implique une certaine méconnaissance. Tant qu'il demeure vivant le sacrifice ne peut pas rendre manifeste le déplacement sur lequel il est fondé. Il ne doit oublier complètement ni l'objet originel ni le glissement qui fait passer de cet objet à la victime réellement immolée, sans quoi il n'y aurait plus substitution du tout et le sacrifice perdrait son efficacité. . P.15

. Le personnage de Jacob est souvent associé à la manipulation rusée de la violence sacrificielle. Dans l'univers grec, Ulysse joue parfois un rôle assez semblable. .. cf. le Cyclope.

Au moment crucial, chaque fois, l'animal est interposé entre la violence et l'être humain qu'elle vise..

 

On a toujours défini le sacrifice comme une médiation entre un sacrificateur et une « divinité ». Etant donné que la divinité n'a plus, pour nous modernes, aucune réalité, tout au moins sur le plan du sacrifice sanglant, c'est l'institution tout entière, en fin de compte, que la lecture traditionnelle rejette dans l'imaginaire. .

L'arrière-plan redoutable que nous venons d'entrevoir, avec son économie de la violence, s'effacerait entièrement.

L'opération sacrificielle.. suppose une certaine méconnaissance. Les fidèles .. ne doivent pas savoir le rôle joué par la violence. Dans cette méconnaissance, la théologie du sacrifice est.. primordiale. C'est le dieu qui est censé réclamer les victimes ; lui seul, en principe, se délecte de la fumée des holocaustes ; c'est lui qui exige la chair amoncelée sur ses autels. C'est pour apaiser sa colère qu'on multiplie les sacrifices. . P.17

. L'interprétation du sacrifice comme violence de rechange.

. sa fonction sociale.

 . un dénominateur commun de l'efficacité sacrificielle.ce sont les dissensions, les rivalités, les jalousies, les querelles entre proches que le sacrifice prétend d'abord éliminer, c'est l'harmonie de la communauté qu'il restaure, c'est l'unité sociale qu'il renforce. Tout le reste découle de cela. Si on aborde  sacrifice par cet aspect essentiel, par cette voie royale de la violence.. on s'aperçoit vite qu'il n'est vraiment étranger à aucun aspect de l'existence humaine, pas même à la prospérité matérielle. .

. les sacrifices, la musique, les châtiments et les lois ont une seule et même fin qui est d'unir les cours et d'établir l'ordre. P.19

. Le sacrifice rituel  ne peut pas se comparer au geste spontané de l'homme qui donne à son chien le coup de pied qu'il n'ose pas donner à sa femme ou à son chef de bureau. . Mais les Grecs ont des mythes qui ne sont guère que des variantes colossales de cette petite histoire. . Ajax massacre les troupeaux destinés à la subsistance de l'armée.. il confond de paisibles animaux avec les guerriers . L'holocauste se déroule hors de tout cadre rituel et Ajax passe pour un dément. . Le sacrifice institutionnalisé repose sur des effets très analogues à la colère d'Ajax, mais ordonnés, canalisés et disciplinés par le cadre immuable dans lequel ils sont fixés.

. Médée, comme Ajax, nous ramène à la vérité la plus élémentaire de la violence. Quand elle n'est pas satisfaite, la violence continue à s'emmagasiner jusqu'au moment où elle déborde et se répand aux alentours avec les effets les plus désastreux. Le sacrifice cherche à maîtriser et à canaliser dans la « bonne » direction , les déplacements et substitutions spontanés qui s'opèrent alors. P.21

. On ne peut pas immoler l'homme pour sauver l'homme. opinion.. perpétuellement contredite par la tragédie grecque.

Selon la Clytemnestre d'Euripide, le sacrifice d'Iphigénie, sa fille, serait justifiable s'il avait été décrété pour sauver des vies humaines. . P.23

Pour qu'une espèce ou une catégorie déterminée de créatures vivantes (humaine ou animale) apparaisse comme sacrifiable, il faut qu'on lui découvre une ressemblance aussi frappante que possible avec les catégories (humaines) non sacrifiables, sans que la distinction perde sa netteté.  Dans le cas de l'animal.. la distinction saute aux yeux. Dans le cas de l'homme. il y a les prisonniers de guerre, il y a les esclaves, il y a les enfants et les adolescents non mariés, il y a les individus handicapés, les déchets de la société, tel le pharmakos grec. Dans certaines sociétés, enfin, il y a le roi.

Cette liste comporte-t-elle un dénominateur commun. ?  On trouve là, d'abord, des êtres qui n'appartiennent pas, ou à peine, à la société. Dans la plupart des sociétés primitives, les enfants et les adolescent non encore initiés n'appartiennent pas, eux non plus à la communauté ; leurs droits et leurs devoirs sont à peu près inexistants. On n'a donc affaire, pour l'instant, qu'à des catégories extérieures ou marginales.

Mais le roi.. ? ..dans son cas, c'est cette position même, centrale et fondamentale, qui l'isole des autres hommes, qui fait de lui un véritable hors caste. Il échappe à la société « par le haut », tout comme le pharmakos lui échappe « par le bas ». Il a d'ailleurs un répondant, en la personne de son fou. Sous tous les rapports, le fou est éminemment « sacrifiable », le roi peut se soulager sur lui de son irritation, mais il arrive aussi que le roi soit lui-même sacrifié, et parfois de la façon la plus rituelle et régulière.

Définir la différence entre sacrifiable et non sacrifiable par l'appartenance plénière à la société n'est pas vraiment inexact mais . les femmes n'appartiennent pas vraiment à la société et pourtantt jamais ou presque elles ne sont sacrifiées. (inquisition, mort du mari. ?) La femme mariée garde des attaches avec son groupe de parenté. L'immoler serait toujours courir le risque de voir l'un des deux groupes interpréter le sacrifice comme un véritable meurtre et entreprendre de le venger. . le thème de la vengeance ici apporte une grande lumière. . P.25

. le sacrifice est une violence sans risque de vengeance.

 

Mais les sociétés qui n'ont pas de rites proprement sacrificiels, comme la nôtre, réussissent très bien à s'en passer ; la violence intestine n'est pas absente, sans doute, mais elle ne se déchaîne jamais au point de compromettre l'existence de la société. (BOF quand on la considère à l'échelle planétaire). P.27

. Pourquoi la vengeance du sang, partout où elle sévit constitue-t-elle une menace insupportable ? La seule vengeance satisfaisante, devant le sang versé, consiste verser le sang du criminel. .

La vengeance constitue donc un processus infini, interminable. Chaque fois qu'elle surgit. Elle risque de provoquer une véritable réaction en chaîne aux conséquences rapidement fatales dans une société de dimensions réduites. La multiplication des représailles met en jeu l'existence même de la société. C'est pourquoi la vengeance fait partout l'objet d'un interdit très strict.

Chacun embrasse et condamne la vengeance avec la même fougue suivant la position qu'il occupe, de moment en moment, sur l'échiquier de la violence.

I1 y a un cercle vicieux de la vengeance. C'est le système judiciaire qui écarte la menace de la vengeance. Il ne supprime pas la vengeance : il la limite effectivement a une représaille unique dont l'exercice est confié à une autorité souveraine et spécialisée dans son domaine. Les décisions de l'autorité judiciaire s'affirment toujours comme le dernier mot de la vengeance. .P.29

.Il n'y a pas de différence de principe entre vengeance privée et vengeance publique, mais il y une différence énorme sur le plan social : la vengeance n'est plus vengée ; le processus est fini ; le danger d'escalade est écarté.

Si la vengeance est un processus infini, ce n'est pas à elle qu'on peut demander de contenir la violence, c'est elle, en vérité, qu'il s'agit de contenir. . P.31

S'il n'y a pas de remède décisif contre la violence. les mesures préventives, par opposition aux curatives vont jouer un rôle de premier plan. .

.le sacrifice polarise les tendances agressives sur des victimes réelles ou idéales.. toujours non susceptibles d'être vengées. Le sacrifice empêche les germes de violence de se développer. Il aide les hommes à tenir la vengeance en respect.

.il dépérit là où s'installe un système judiciaire. P.33

.La prévention religieuse peut avoir un caractère violent. La violence et le sacré sont inséparables. L'utilisation  « rusée » de certaines propriétés de la violence, de son aptitude, notamment, à se déplacer d'objet en objet.  guerre notamment. . P.35

. pour rester efficace, le sacrifice doit s'accomplir dans l'esprit de pietas . Nous commençons à entrevoir pourquoi il fait figure à la fois d'action coupable et d'action très sainte, de violence illégitime aussi bien que de violence légitime. .

 

Parmi les « tabous » primitifs, l'un des plus connus.. porte sur le sang menstruel. Il est impur. Les femmes .. sont (alors) tenues de s'isoler. On leur interdit de toucher les objets d'usage commun, parfois leurs propres aliments qu'elles pourraient contaminer. (cf. Népal, or croyance fécondité pendant cette période)

 ..Il faut envisager les menstrues dans le cadre plus général de l'effusion de sang. La plupart des hommes primitifs prennent des précautions extraordinaires pour ne pas entrer en contact avec le sang. Tout sang répandu en dehors des sacrifices rituels, dans un accident par exemple, ou dans un acte de violence, est impur. Cette impureté universelle du sang versé relève très directement de la définition que nous venons de proposer : l'impureté rituelle est présente partout où l'on peut craindre la violence. Tant que les hommes jouissent de la tranquillité et de la sécurité, on ne voit pas le sang. Dès que la violence se déchaîne, le sang devient visible ; il commence à couler et on ne peut plus l'arrêter, il s'insinue partout, il se répand et s'étale de façon désordonnée. Sa  fluidité concrétise le caractère contagieux de la violence. . Le sang barbouille tout ce qu'il touche des couleurs de la violence et de la mort. C'est bien pourquoi il  « crie vengeance ».

Toute effusion de sang fait peur. Il ne faut donc pas s'étonner, a priori, que le sang menstruel effraie. . Jamais, certainement, les hommes n'ont eu la moindre difficulté à distinguer le sang menstruel du sang répandu dans un meurtre ou dans un accident. Or, l'impureté du sang menstruel.. a un rapport évident avec la sexualité. . 

Les formes les plus extrêmes de la violence ne sauraient être directement sexuelles du fait même qu'elles sont collectives. .

La sexualité est impure parce qu'elle se rapporte à la violence.

.l'humanisme contemporain, fait bon ménage.. avec le pan-sexualisme de la psychanalyse, fût elle agrémentée de son instinct de mort. . l'impureté du sang menstruel a un rapport direct avec sexualité.  .. mais le rapport est plus direct encore avec la violence indifférenciée. .

Le rapport étroit entre sexualité et violence, héritage commun de toutes les religions. La sexualité a fréquemment maille à partir avec la violence, et dans ses manifestations immédiates, rapt, viol, défloration, sadisme, etc., et dans ses conséquences plus lointaines. Elle cause diverses maladies, réelles ou imaginaires ; elle aboutit aux douleurs sanglantes de l'accouchement, toujours susceptibles d'entraîner la mort de la mère, de son enfant ou même des deux en même temps. . La sexualité (comme l'amour, l'amitié, bref les meilleurs sentiments humains n'échappent pas à la violence) provoque d'innombrables querelles, jalousies, rancunes et batailles ; elle est une occasion permanente de désordre. P.57

Tout comme la violence, le désir sexuel tend à se rabattre sur des objets de rechange quand l'objet qui l'attire demeure inaccessible. Tout comme la violence, le désir sexuel ressemble à une énergie qui s'accumule et qui finit par causer mille désordres si on la tient longtemps comprimée. (Beaucoup de personnes semblent pouvoir accepter la notion d'énergie quand des affects sont en jeu ; l'accepter dans un concept global régissant l'être humain physique, psychique paraît plus difficile) . le glissement de la violence à la sexualité, et de la sexualité à la violence s'effectue très aisément. .. La sexualité contrecarrée débouche sur la violence. .. L'excitation sexuelle et la violence s'annoncent un peu de la même façon. La majorité des réactions corporelles mesurables sont les mêmes...

.. pensée qui s'arrête au sang menstruel comme à la matérialisation de toute violence sexuelle. il y a lieu de se demander si le processus de symbolisation ne répondrait pas à une  « volonté » obscure de rejeter toute la violence sur la femme exclusivement. Par le biais du sang menstruel, un transfert de la violence s'effectue ..au détriment du sexe féminin.

 

. Le moindre contact provoque une souillure dont il faut se débarrasser non seulement pour soi-même mais  pour la collectivité, tout entière menacée de contamination.

Avec quoi va-t-on nettoyer cette souillure ? .. C'est le sang lui-même, mais le sang des victimes sacrificielles, cette fois, le sang qui demeure pur s'il est rituellement versé. .

.. du sang répandu par mégarde ou par malice ; c'est là le sang qui sèche sur la victime, il perd vite sa limpidité, il devient terne et sale, il forme des croûtes et ce sang qui vieillit sur place ne fait qu'un avec le sang impur de la violence, de la maladie et de la mort. .. s'oppose le sang frais des victimes qu'on vient d'immoler, toujours fluide et vermeil . 

La métamorphose physique du sang répandu peut signifier la double nature de la violence. . Le sang peut littéralement donner voir qu'une seule et même substance est à la fois ce qui salit et ce qui nettoie, ce qui rend impur et ce qui purifie, ce qui pousse les hommes à la rage, à démence et à la mort et aussi ce qui les apaise, ce qui les fait revivre.

. l'ambiguïté du sang .. En n'accédant à ce jeu (paradoxal de la violence) qu'à travers le sang ou d'autres objets symboliques .. le religieux l'appréhende imparfaitement mais jamais il ne l'élimine entièrement, à la différence de la pensée moderne..

. identité du mal et du remède dans l'ordre de la violence. Tantôt la violence présente aux hommes un visage terrible ; elle multiplie follement ses ravages ; tantôt au contraire, elle se montre sous un jour pacificateur, elle répand autour d'elle les bienfaits du sacrifice.

Les hommes ne pénètrent pas le secret de cette dualité. Il leur faut distinguer la bonne violence de la mauvaise ; ils veulent répéter sans cesse la première afin d'éliminer la seconde. Le rite n'est rien d'autre. Pour être efficace.. la violence sacrificielle doit ressembler le plus possible à la violence non sacrificielle. C'est pourquoi il y a des rites qui nous apparaissent comme l'inversion inexplicable des interdits. Dans certaines sociétés.. le sang menstruel peut devenir aussi bénéfique au sein du rite qu'il est maléfique en dehors de lui.

La nature double et une du sang, c'est-à-dire de la violence, est illustrée dans une tragédie d'Euripide, Ion. .. deux gouttes d'un seul et unique sang, celui de la Gorgone. L'une est un poison mortel, l'autre un remède. ..

Rien de plus différent que ces deux gouttes de sang et pourtant rien n'est plus semblable. Il est donc facile.. de confondre les deux sangs et de les mélanger. Que ce mélange se produise et toute distinction s'efface entre le pur et l'impur. Il n'y a plus de différence entre la bonne et la mauvaise violence. Tant que le pur et l'impur demeurent distincts, en peut laver même les plus grandes souillures. Une fois qu'ils sont confondus, on ne peut plus rien purifier. P.61

 

II La crise sacrificielle

 

Le fonctionnement correct du sacrifice exige.. une apparence de continuité entre la victime réellement immolée et les êtres humains auxquels cette victime est substituée.

Tout changement, même minime, dans la façon dont les espèces vivantes et les êtres humains sont classés et hiérarchisés risque de dérégler le système sacrificiel. .. Impuissance à s'adapter aux conditions nouvelles ..

S'il y a trop de rupture entre la victime et la communauté, la victime ne pourra plus attirer à elle la violence ; le sacrifice cessera d'être  « bon conducteur ». .. Si au contraire, il y a trop de continuité, la violence ne passera que trop aisément. Le sacrifice perd son caractère de violence sainte pour se  « mélanger » à la violence impure.

Dans La Folie d'Héraklès d'Euripide.. Le sujet réel est l'échec d'un sacrifice, la violence sacrificielle qui tourne mal. .. Héraklès tue Lycos. Après cette dernière violence, commise à l'intérieur de la cité, le héros a plus besoin que jamais de se purifier et il s'apprête à offrir un sacrifice. Sa femme et ses enfants sont auprès de lui. Il croit soudain reconnaître en eux de nouveaux ou d'anciens ennemis et, cédant à une impulsion démente, il les sacrifie tous. Le drame nous est présenté comme l'ouvre de Lyssa, déesse de la Rage, envoyée par deux autres déesse Iris et Héra.Mais sur le plan de l'action dramatique, c'est la préparation sacrificielle qui déclenche la folie meurtrière. .. présence du rite à l'origine du déchaînement..

Le sacrifice projeté par le héros ne réussit que trop à polariser sur lui la violence. Celle-ci est simplement trop abondante, trop virulente. Le  sang versé dans de terribles travaux et en dernier lieu dans la cité elle-même, égare l'esprit d'Héraklès. Au lieu d'absorber la violence et de la dissiper au-dehors, le sacrifice ne l'attire sur la victime que pour la laisser déborder et se répandre de façon désastreuse aux alentours. Le sacrifice n'est plus apte à accomplir sa tâche ; il vient grossir le torrent de la violence impure qu'il ne peut plus canaliser. Le mécanisme des substitutions s'affole et les créatures que le sacrifice devait protéger deviennent ses victimes.

Entre la violence sacrificielle et la violence non sacrificielle, la différence est loin d'être absolue. le sacrifice, doit se définir comme violence purificatrice. C'est pourquoi les sacrificateurs eux-mêmes sont tenus de se purifier après le sacrifice. .

 Le retournement catastrophique du sacrifice est un trait essentiel.. de l'Héraklès mythique. P.65

. dans Les Trachiniennes de Sophocle.. Héraklès a blessé à mort le centaure Nessus qui poursuivait Déjanire. Avant de mourir, le centaure offre à la jeune femme une tunique enduite de sperme ou, selon Sophocle, de son sang mélangé à celui de l'hydre de Lerne. (.. thème des deux sangs qui n'en font qu'un.. )

. c'est le retour du héros qui ramène avec lui une belle captive dont Déjanire est jalouse. L'épouse envoie au-devant de son époux son fidèle serviteur qui apporte en cadeau la tunique de Nessus. Avant de mourir, le centaure avait affirmer à Déjanire qu'il lui suffirait de faire revêtir la tunique à Héraklès pour s'assurer de son éternelle fidélité. Il avait aussi recommandé à la jeune femme de tenir la tunique éloignée du feu, à l'abri de toute source de chaleur, jusqu'au jour où elle devrait servir.

Héraklès, revêtu de la tunique, allume un grand feu, pour célébrer un sacrifice purificateur. La flamme réveille la virulence du poison. C'est le rite qui fait virer l'enduit du bénéfique au maléfique. Héraklès se tord de douleur et il mourra peu après sur le bûcher qu'il demande à son fils de lui préparer. Avant de mourir, il écrase contre un rocher le fidèle serviteur Lichas. Le suicide de Déjanire s'inscrit, lui aussi, dans le cycle de violence ouvert par le retour d'Héraklès et par l'échec du sacrifice. La violence, une fois de plus se déchaîne contre les êtres que le sacrifice aurait préserver.

. Une impureté toute particulière s'attache au guerrier qui rentre dans la cité.. On admet sans peine que ses terribles travaux aient pu accumuler sur Héraklès une quantité prodigieuse d'impureté.

.. Le guerrier qui rentre chez lui risque de ramener la violence dont il est imprégné à l'intérieur de la communauté. Le mythe d'Horace.. est un exemple de ce thème. Horace tue sa sour avant toute purification rituelle. Dans le cas d'Héraklès, l'impureté triomphe du rite lui-même. .. le sacrifice, quand il  « tourne mal » entraîne chaque fois une réaction en chaîne. .

e retour du guerrier n'a rien de proprement mythique. .. c'est de l'histoire. .. P.67

.. caractère contagieux de la violence dont le guerrier est saturé ; ..prescrire des purifications rituelles. .. empêcher la violence de rebondir et de se répandre dans la communauté. 

.. Le sacrifice est un acte social ; les conséquences de son dérèglement ne peuvent pas se limiter à tel ou tel personnage marqué par le  « destin ».

.. la tragédie grecque (se situe) dans une riode de transition entre un ordre religieux archaïque et l'ordre plus  « moderne », étatique et judiciaire, qui va lui succéder. .

.. dans Héraclite..  décadence du sacré, de son impuissance à purifier l'impur. . analogues chez les prophètes .. de l'Ancien Testament.. (ils) dénoncent en des termes d'une violence extrême l'inefficacité des sacrifices et de tout le rituel. Ils lient de façon très explicite à cette décomposition religieuse la détérioration des rapports humains. L'usure du système sacrificiel apparaît toujours comme une chute dans la violence réciproque ; les proches qui sacrifient ensemble des victimes tierces, s'épargnaient réciproquement ; ils tendent désormais à se sacrifier les uns les autres. ..

La notion de crise sacrificielle paraît susceptible d'éclairer certains aspects de la tragédie. C'est le religieux, qui fournit son langage.. le criminel se considère moins comme un justicier que comme un sacrificateur. P.69

.

.. substitution de la parole au fer dans le combat singulier. Que la violence soit physique ou verbale, le suspens tragique est le même. (cf. mots d'esprit de Catherine D.) Les adversaires se rendent coup pour coup, l'équilibre les forces nous empêche de prédire l'issue de leur conflit.  . combat entre Etéocle et Polynice.. Polynice perd sa pique et Etéocle perd la sienne. Polynice est blessé, Etéocle l'est également. Chaque violence nouvelle provoque un déséquilibre qui peut passer pour décisif jusqu'au moment où la riposte vient non pas simplement le redresser mais créer un déséquilibre symétrique et de sens inverse.. La mort des deux frères ne résout rien. Elle perpétue la symétrie de leur combat. Les deux frères étaient les champions de deux armées qui vont s'affronter.conflit.. purement verbal. ..la tragédie.. comme prolongement verbal du combat physique, querelle interminable.. suscité par ..une violence préalable.

. La tragédie est l'équilibre d'une balance qui n'est pas celle de la justice mais de la violence. . Si le conflit s'éternise, c'est parce qu'il n'y a aucune différence entre les adversaires.

. L'impartialité est un refus délibéré de prendre parti, un ferme propos de traiter les adversaires de la même façon. L'impartialité ne peut pas trancher, elle ne veut pas savoir si l'on peut trancher ; .. fausse supériorité. . où bien l'un des adversaires a raison et l'autre tort, et il faut prendre parti, ou bien les torts et les raisons sont si également distribués de part et d'autre qu'il est impossible de prendre parti. . Les hommes répugnent à admettre que les « raisons » sont les mêmes de part et d'autre, c'est-à-dire que la violence est sans raison.

La tragédie commence là où s'effondrent.. les illusions des partis et celle de l'impartialité. Dans Odipe roi..  Odipe, Créon et Tirésias sont aspirés tour à tour dans le conflit que chacun se croyait capable d'arbitrer impartialement. .. P.73

.

Les tragiques nous montrent des personnages aux prises avec une mécanique de la violence dont le fonctionnement est trop implacable pour donner prise au moindre jugement de valeur, pour permettre toute distinction, simpliste ou subtile, entre les « bons » et l es « méchants ». ..

S'il n'y a pas de différence entre les antagonistes.. c'est parce que la violence les efface toutes. .

Le  « destin », toujours ironique - il ne fait qu'un avec la violence - fait accomplir à Héraklès le projet sinistre de son rival ; c'est lui, en fin de compte, qui sacrifie sa propre famille. Plus la rivalité tragique se prolonge plus elle favorise la mimesis violente, plus elle multiplie les effets de miroir entre les adversaires. .

. . La destruction des différences apparaît de façon particulièrement spectaculaire là où la distance hiérarchique et le respect sont, en principe, les plus grands, entre le fils et le père, par exemple. . P.75..

Odipe.. (Sophocle) .. ressemble à son père, dans ses désirs, dans ses soupçons, dans les actions qu'il entreprend. Si le héros se lance inconsidérément dans l'enquête qui causera sa perte, c'est parce qu'il réagit de la même façon que son père à un même avertissement : quelque part, dans le royaume, un assassin possible se cache, un homme qui désire prendre la place du roi régnant sur le trône et dans le lit de Jocaste.

Si Odipe finit par tuer Laïos.. c'est Laïos, le premier qui s'est efforcé de le tuer. C'est Laïos, le premier, qui lève son bras contre Odipe dans la scène du parricide.. Il constitue une représaille dans un univers de représailles.

Au sein du mythe oedipien (de Sophocle) toutes les relations masculines sont des relations de violence réciproque.

. La crise sacrificielle, c'est-à-dire la perte du sacrifice, est perte de la différence entre violence impure et violence purificatrice. Quand cette différence est perdue, il n'y a plus de purification possible et la violence impure, contagieuse, c'est-à-dire réciproque, se répand dans la communauté.

. la différence entre le pure et l'impur ne peut pas s'effacer sans entraîner avec elle toutes les autres différences. . La crise sacrificielle doit se définir comme une crise des différences, c'est-à-dire de l'ordre culturel dans son ensemble. P.77

. Quand le religieux se décompose, ce n'est pas seulement, la sécurité physique qui est menacée, c'est l'ordre culturel lui-même. l'érosion de toutes les valeurs va se précipiter.

. On ne peut pas toucher au sacrifice, en somme, sans menacer les principes fondamentaux dont dépendent l'équilibre et l'harmonie de la communauté.

XXX

 

III Odipe et la victime émissaire

 

. le point de vue psychologique au sens littéraire et traditionnel fausse dans son principe même la lecture de la pièce. .

Ce héros aurait un caractère bien à lui ».  « généreux », mais « impulsif » .. « une propension à la colère ».

La  « noble sérénité » vient d'abord ; la  « colère » vient ensuite.. Odipe .. a toujours agi sous l'influence de ce même défaut.

..la colère est partout présente dans le mythe.

Chacun, d'abord se croit capable de maîtriser la violence mais c'est la violence qui maîtrise tous les protagonistes successivement, les insérant à leur insu dans un jeu, celui de la réciprocité violente, auquel ils croient toujours échapper du fait qu'il prennent pour permanente et essentielle une extériorité accidentelle et temporaire.

Les trois protagonistes se croient supérieurs au conflit. .. P.107

. Chacun croit contempler du dehors, en observateur détaché, une situation qui ne le concerne en rien. Chacun veut jouer le rôle de l'arbitre impartial, du juge souverain. .

La force qui aspire les trois hommes dans le conflit ne fait qu'un avec leur illusion de supériorité ou, si l'on veut, avec leur hubris. .

. Chacun révèle de mieux en mieux la vérité de l'autre qu'il dénonce mais sans jamais y reconnaître la sienne.

Si le mythe ne pose pas explicitement le problème de la différence,  le rés erésou               façon ai I5mlo~ 5up Ue formelle. C i[i'l ~9 3hhimsq 31 ~~9'5,aohulo~ 31~~e sollY~~r ;i tte solution, c'est le s serveurs, Suivant les procédu exte nou8 arrivom à de nOl Vll t~1 hl~ilt,tlltfflt mI QII » :.'- s sur le serveur après avoir traillé en ~ .

 

VI Du désir mimétique au double monstrueux

 

. La violence (réciproque) détruit tout ce que la violence (unanime) avait édifié. Tandis que meurent les institutions et les interdits qui reposaient sur l'unanimité fondatrice, la violence souveraine erre parmi les hommes mais personne ne parvient à mettre durablement la main sur elle. Toujours prêt, en apparence, à se prostituer aux uns et aux autres, le dieu finit toujours  par se dérober, semant les ruines derrière lui. Tous ceux qui veulent  posséder finissent par s'entre-tuer. . P.213

. Tant qu'un individu quelconque cherche à incarner cette violence, il suscite des rivaux et la violence demeure réciproque.

. Dans la rencontre d'Odipe et de Laïos au carrefour, il n'y a d'abord ni père ni roi ; il n'y a que le geste menaçant d'un inconnu qui barre son chemin au héros, il y a ensuite le désir de frapper, le désir qui frappe cet inconnu et qui se dirige, aussitôt, vers le trône et l'épouse, c'est-à-dire vers les objets qui appartiennent au violent. Il y a, enfin, l'identification du violent comme père et roi. C'est la violence, en d'autres termes, qui valorise les objets du violent.  . La violence est père et roi de tout. (Héraclite)

Rien n'est plus banal, en un sens, que cette primauté de la violence dans le désir. Quand il nous est donné de l'observer , nous la nommons sadisme, masochisme, etc.

. La violence est à la fois l'instrument, l'objet et le sujet universel de tous les désirs. C'est bien pourquoi toute existence sociale serait impossible s'il n'y avait pas de victime émissaire, si au-delà d'un certain paroxysme, la violence ne se résolvait en ordre culturel. Au cercle vicieux de la violence réciproque, totalement destructrice, se substitue alors le cercle vicieux de la violence rituelle, créatrice et protectrice.

. l'homme est la proie d'un « instinct de violence ». .P.215

Les animaux sont individuellement pourvus de mécanismes régulateurs qui font que les combats ne vont presque jamais jusqu'à la mort du vaincu. . l'homme, lui, est privé de sembla mécanismes.

. l'illusion ancestrale qui pousse les hommes à poser leur violence hors d'eux-mêmes, à en faire un dieu, un destin, ou un instinct dont ils ne sont plus responsables et qui les gouverne du dehors. Il s'agit une fois de plus de ne pas regarder en face la violence, de trouver une nouvelle échappatoire, de se procurer, dans des circonstances de plus en plus aléatoires, une solution sacrificielle de rechange. .

Dans tous les désirs .. observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. Il ne s'agit pas ici d'identifier prématurément ce rival, de dire avec Freud : c'est le père,.. c'est le frère. Il s'agit de définir la position du rival dans le système qu'il forme avec l'objet et le sujet. Le rival désire le même objet que le sujet. La rivalité n'est pas le fruit d'une convergence accidentelle des deux désirs sur le même objet. Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable.  Le rival est le modèle du sujet. Non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir.

. Une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, parfois même avant, l'homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté.. d'un être supérieur désire quelque chose, il ne peut s'agir que d'un objet capable de conférer une plénitude d'être encore plus totale.  Ce n'est pas par des paroles, c'est par son propre désir que le modèle désigne au sujet l'objet suprêmement désirable.

. le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle.

Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d'être. Il se déclare hautement satisfait de lui-même ; il se présente en modèle aux autres ; chacun va répétant : « Imitez-moi » afin de dissimuler sa propre imitation.

Deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimesis portant sur le désir  débouche automatiquement sur le conflit. Les hommes sont toujours partiellement aveugles à cette use de la rivalité. Le même, le semblable, dans les rapports humains, évoque une idée d'harmonie : nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses. P.217

. ni le modèle, ni le disciple ne sont disposés à reconnaître qu'ils se vouent l'un l'autre à la rivalité. Même s'il a encouragé l'imitation, le modèle est surpris de la concurrence dont il est l'objet. . Le disciple, lui, se croit condamné et humilié. Il pense que son modèle le juge indigne de participer à l'existence supérieure dont il jouit lui-même.

. Le modèle se juge trop au-dessus du disciple, le disciple se juge trop au-dessous d'un modèle pour que l'idée d'une rivalité, c'est-à-dire de l'identité des désirs, puisse les effleurer l'un et l'autre. .

L'homme ne peut pas obéir à l'impératif « imite-moi» qui retentit partout, sans se voir renvoyé presque aussitôt à un « ne m'imite pas » inexplicable qui va le plonger dans le désespoir et faire de lui l'esclave d'un bourreau le plus souvent involontaire. Les désirs et les hommes sont ainsi faits qu'ils s'envoient perpétuellement les uns aux autres des signaux contradictoires, chacun d'autant moins conscient de tendre à l'autre un piège qu'il est en train de tomber lui-même dans un piège analogue. . le double bind, le double impératif contradictoire, ou plutôt le réseau d'impératifs contradictoires dans lesquels les hommes ne cessent de s'enfermer les uns les autres .. phénomène extrêmement banal, .. fondement même de tous les rapports entre les hommes.

. là où l'enfant est exposé au double bind, ses effets, sur lui, seront particulièrement désastreux. Ici ce sont tous les adultes, à commencer par le père et la mère, ce sont toutes les voix de la culture, dans notre société tout au moins, qui répètent sur tous les tons « imite nous », « imite moi », « c'est moi qui détiens le secret de la vraie vie, de l'être véritable. ». Plus l'enfant est attentif à ces paroles séduisantes, plus il est prompt et ardent à suivre les suggestions qui viennent de partout , et plus désastreuses seront les conséquences des heurts qui ne vont pas manquer de se produire. L'enfant ne dispose d'aucun repère, d'aucune distance, d'aucune base de jugement qui lui permettrait de récuser l'autorité de ces modèles. Le Non qu'ils lui renvoient retentit comme une condamnation terrible. Une véritable excommunication pèse sur lui. Toute l'orientation de ses désirs, c'est-à-dire la sélection future des modèles va en être affectée. .

. Chaque fois que le disciple croit trouver l'être devant lui, il s'efforce de l'atteindre en désirant ce que l'autre lui désigne ; et il rencontre chaque fois la violence du désir adverse. . La violence et le désir sont désormais liés l'un à l'autre.. La violence est père et roi de tout. . le Logos Phobou, .. c'est le langage du mimétique et de la violence, qui n'a pas besoin de paroles pour se transmettre de l'un à l'autre.  .

 

. caractère alternatif. La colère, par exemple, ne saurait être permanente ; elle vient par accès ; elle surgit sur fond de sérénité, elle succède à sa propre absence ; c'est pourquoi on la dit toujours soudaine, imprévisible. La tyrannie, .. se caractérise essentiellement par l'instabilité. . P.221

Il y a toujours un tyran et toujours des opprimés .. mais les rôles alternent. .. il y a toujours de la colère mais quand un des frères ennemis se déchaîne, l'autre réussit à garder son calme .

Tout est alternance, .. mais il y a aussi, toujours active, une tendance invincible de notre esprit à immobiliser l'alternance sur un de ses moments. .

. Le manichéisme immobile des bons et des méchants, la rigidité d'un ressentiment qui ne veut pas lâcher sa victime quand il la tient s'est entièrement substituée aux oppositions tournantes de la tragédie, à ses revirements perpétuels.

. l'alternance est rapport ; . A première vue l'alternance paraît gouvernée par la possession et la privation alternées de l'objet que les frères ennemis se disputent. Cet objet paraît si important que le posséder et en être privé, tour à tour, équivaut à une inversion complète de statut, à un passage de l'être au néant et du néant à l'être. Etéocle et Polynice, .. occuper(nt) alternativement le pouvoir suprême qu'ils sont incapables de partager. P.223

. Que la violence soit physique ou verbale, un certain intervalle de temps s'écoule entre chacun des coups. . Momentanément démontée par le choc la victime a besoin d'un certain délai pour rassembler ses esprits, pour se préparer à répondre à son adversaire. Tant que cette réponse se fait attendre, celui qui vient de frapper peut s'imaginer qu'il a vraiment porter le coup décisif . .

Le désir, .. s'attache à la violence triomphante ; il s'efforce désespérément de maîtriser et d'incarner cette violence irrésistible. Si le désir suit la violence comme son ombre, c'est bien parce que la violence signifie l'être et la divinité. .

Le kudos, c'est la fascination qu'exerce la violence. Partout où elle se montre, elle séduit et épouvante les hommes . Dès qu'elle paraît, l'unanimité tend à se faire, contre elle ou autour d'elle, ce qui revient au même. Elle suscite un déséquilibre, elle fait pencher le destin d'un côté ou de l'autre. Le moindre succès violent tend à faire boule de neige, à devenir irrésistible. Ceux qui détiennent le kudos voient leur puissance décuplée ; ceux qui en sont privés ont les bras liés et paralysés. Possède toujours le kudos celui qui vient de frapper le plus grand coup, le vainqueur du moment, celui qui fait croire aux autres et peut lui-même s'imaginer que sa violence a définitivement triomphé. P.225

. Dans le monde moderne, .. il n'est personne qui n'ait observé les effets spirituels de la violence triomphante, dans l'érotisme, dans les conflits de toutes sortes, dans les sports, dans les jeux de hasard. La divinité, chez les Grecs n'est rien d'autre que cet effet de violence poussé à l'absolu. L'épithète kudros désigne une certaine majesté triomphante, toujours présente chez les dieux ; les hommes n'en jouissent que de façon temporaire et toujours aux dépens les uns des autres. Etre un dieu c'est posséder le kudos en permanence, en rester le maître incontesté, ce qui n'a jamais lieu parmi les hommes.

Ce sont les dieux qui confèrent le kudos, tantôt à l'un, tantôt à l'autre, mais ce sont aussi des adversaires qui se l'arrachent. L'interpénétration du divin et de l'humain au niveau du conflit est ici si flagrante .. (Benvéniste)..renonce à séparer les deux domaines.

Tant qu'il y a le kudos, c'est-à-dire l'enjeu suprême et inexistant que les hommes ne cessent de s'enlever les uns aux autres, il n'y a pas de transcendance effective pour rétablir la paix. C'est la décomposition du divin dans la réciprocité violente. L'alternance du kudos entre les deux partis ne diffère en rien de l'alternance tragique. On peut se demander si la division des dieux en deux camps, dans l'Iliade n'est pas un développement tardif. A l'origine, il ne devait y avoir qu'un seul dieu, le kudos personnifié qui oscillait d'un camp à l'autre avec le succès changeant des combats.

. L'oscillation du kudos n'est pas simplement subjective, elle n'est pas non plus objective : elle est rapport de dominant à dominé qui ne cesse de s'inverser. . P.227

? ? ?

Le principe fondamental, toujours méconnu, c'est que le double et le monstre ne font qu'un. Le mythe, bien entendu, met en relief l'un des deux pôles, généralement le monstrueux, pour dissimuler l'autre. Il n'y a pas de monstre qui  ne tende à se dédoubler, il n'y a pas de double qui ne recèle une monstruosité secrète.

C'est au double qu'il faut donner la précédence, sans toutefois éliminer le monstre ; dans le dédoublement du monstre c'est la structure vraie de l'expérience qui affleure. C'est la vérité de leur propre rapport, obstinément refusée par les antagonistes qui finit par s'imposer à eux mais sous une forme hallucinée, dans l'oscillation frénétique de toutes les différences.

L'identité et la réciprocité que les frères ennemis n'ont pas voulu vivre comme fraternité du frère, proximité du prochain, finit par s'imposer comme dédoublement du monstre, en eux-mêmes et hors d'eux-mêmes, sous la forme la plus insolite, en somme, et la plus inquiétante qui soit.

Il ne faut pas demander à la médecine.. de nous guider dans une exploration du double. Les médecins.. s'amuser du foisonnement des formes monstrueuses et éliminer les aspects cruciaux de l'expérience, la réciprocité, l'identité partout de la violence. .climat de déréalisation qui triomphe.. en déclarant purement et complètement imaginaires l'ensemble des phénomènes hallucinatoires, en refusant, en d'autres termes, de repérer l'affleurement de symétries réelles sous la fantasmagorie délirante. Cette déréalisation se situe dans le prolongement direct du processus sacralisant qui dissimule à l'homme l'humanité de sa violence : dire que le double monstrueux est dieu et dire qu'il est purement imaginaire . incompréhension complète du religieux. P.237

.Dans l'expérience collective du double monstrueux les différences ne sont pas abolies mais brouillées et mélangées. Les doubles sont tous interchangeables sans que leur identité soit formellement reconnue. Ils fournissent donc, entre la différence et l'identité le moyen terme équivoque indispensable à la substitution sacrificielle, à la polarisation de la violence sur une victime unique qui représente toutes les autres. Le double monstrueux fournit aux antagonistes incapables de constater que rien ne les sépare, c'est-à-dire de se réconcilier, exactement ce dont ils ont besoin pour arriver à ce pis-aller de réconciliation qu'est l'unanimité moins un de l'expulsion fondatrice. C'est le double monstrueux, ce sont tous les doubles monstrueux en la personne d'un seul - le dragon aux mille têtes des Bacchantes-  qui font l'objet de la violence unanime .

Le repérage du double monstrueux permet d'entrevoir dans quel climat d'hallucination et de terreur se déroule l'expérience religieuse primordiale. La violence décisive va s'accomplir à la fois contre l'apparition suprêmement maléfique et sous son égide. .

 

. références au double, au dédoublement, à la vision double. . Dans Les Bacchantes, .. le double monstrueux est partout. . l'animalité, l'humanité et la divinité sont prises dans une oscillation frénétique ; tantôt on confond les bêtes avec les hommes ou les dieux, tantôt au contraire on confond les dieux et les hommes avec les bêtes. . 

 

  • Et moi, je crois voir deux soleils, deux fois Thèbes et le mur aux sept portes.

Toi, je te vois comme un taureau qui me précède.

- Tu vois bien ce que tu dois voir.

 

Dans ce passage.. le thème du double apparaît d'abord sous une forme complètement extérieure au sujet, comme vision double d'objets.. éléments hallucinatoires ; . Penthée associe la vision double à celle du monstre. Dionysos est à la fois homme, dieu, taureau . P.239

.

- Je crois les voir en te voyant.

 

. C'est l'identité de tous les doubles qui devient manifeste, celle de la victime émissaire et de la communauté qui l'expulse, celle du sacrificateur et du sacrifié. Toutes les différences sont abolies. . P.241

. phénomènes de possession et l'usage rituel des masques.

Sous le terme de double monstrueux, nous rangeons tous les phénomènes d'hallucination provoqués par la réciprocité méconnue, au paroxysme de la crise. Le double monstrueux surgit là où se trouvaient dans les  étapes précédentes un « Autre » et un « Moi » toujours séparés par la différence oscillante. Il y a deux foyers symétriques d'où sont émises à peu près simultanément les mêmes séries d'images.  . deux types de phénomènes -et il doit y en avoir bien d'autres - .. peuvent se succéder rapidement, passer les uns dans les autres, se confondre plus ou moins. Le sujet .. perçoit d'abord les deux séries d'images comme également extérieures à lui-même ; c'est le phénomène de la « vision double ». Tout de suite après, l'une des deux séries est appréhendée comme « non moi » et l'autre comme « moi ». Cette seconde expérience est celle du double proprement dit. Elle retient l'idée d'un antagoniste extérieur au sujet, idée essentielle pour le déchiffrement des phénomènes de possession.

Le sujet verra la monstruosité se manifester en lui et hors de lui en même temps. Il doit interpréter tant bien que mal ce qui lui arrive et il va nécessairement situer l'origine du phénomène hors de lui-même. L'apparition est trop insolite pour ne pas être rapportée à une cause extérieure, étrangère au monde des hommes. L'expérience tout entière est commandée par l'altérité radicale du monstre. P.243

Le sujet se sent pénétré, envahi, au plus intime de son être, par une créature surnaturelle qui l'assiège également en dehors. . Aucune défense n'est possible contre un adversaire qui se moque des barrières entre le dedans et le dehors. Son ubiquité permet au dieu, à l'esprit ou au démon d'investir les âmes comme il lui plaît. Les phénomènes de possession ne sont qu'une interprétation particulière du double monstrueux.

. l'expérience de la possession se présente, fréquemment, comme une mimesis hystérique. Le sujet paraît obéir à une force venue du dehors ; . Un rôle se joue en lui, celui du dieu, du monstre, de l'autre qui est en train de l'envahir. . Le double monstrueux .se substitue à tout ce que chacun désire à la fois absorber et détruire, incarner et expulser. La possession n'est que la forme extrême de l'aliénation au désir de l'autre.

. Les phénomènes de possession peuvent jouer tantôt  le rôle du remède, tantôt celui de la maladie, tantôt  les deux à la fois suivant les circonstances et les cas. . P.245

. Comme tant d'autres aspects de l'expérience primordiale, la possession peut devenir l'objet principal des préoccupations religieuses. .. «  cultes de possession ». Les séances collectives débouchent sur une immolation sacrificielle qui en marque le paroxysme. .

 

Une autre pratique rituelle, .. s'éclaire à la lumière du double monstrueux, l'usage des masques. .On ne peut pas dire que les masques représentent le visage humain mais ils lui sont presque toujours liés en ceci qu'ils sont destinés à le recouvrir, à le remplacer ou, d'une façon ou d'une autre, à se substituer à lui.

Comme la fête dans laquelle il joue souvent un rôle de premier plan, le masque présente des combinaisons de formes et de couleurs incompatibles avec un ordre différencié qui n'est pas, au premier chef, celui  la nature mais celui de la culture elle-même. Le masque unit l'homme et la bête, le dieu et l'objet inerte. Le masque juxtapose et mélange des êtres et des objets que la différence sépare. II est au-delà des différences, il ne se contente pas de transgresser celles-ci ou de les effacer, il se les incorpore, il les recompose de façon originale ; il ne fait qu'un, en d'autres termes, avec le double monstrueux. . P.247

Le masque ne constitue pas une apparition ex nihilo ; i1 transforme l'apparence normale des antagonistes. . Le masque se situe à la frontière équivoque entre l'humain et le « divin », entre l'ordre différencié en train de se désagréger et son au-delà indifférencié qui est aussi le réservoir de toute différence, la totalité monstrueuse d'où va sortir un ordre rénové. Il n'y a pas à s'interroger sur la « nature » du masque ; il est dans sa nature de ne pas en avoir, parce qu'il les a toutes. .

 

VII Freud et le complexe d'Odipe

 

. La tendance mimétique fait du désir la copie d'un autre désir et débouche nécessairement sur la rivalité. Cette nécessité, à son tour, fixe le désir sur la violence d'autrui. .

La conception mimétique n'est jamais absente chez Freud mais elle ne parvient jamais à triompher ; son influence s'exerce en sens contraire. en faveur d'un désir rigidement objectal, autrement dit du penchant libidinal pour la mère qui constitue l'autre pôle de la pensée freudienne sur le désir. .

Parmi les notions qui tirent leur force d'un mimétisme mal dégagé certaines appartiennent au groupe des identifications. . « L'Identification », a pour objet le père .

Il y a ressemblance manifeste entre l'identification au père et le désir mimétique défini plus haut : l'une comme l'autre consiste à choisir un modèle. Ce choix n'est pas déterminé par les rapports familiaux ; il peut porter sur tout homme qui occupera, aux côtés fils, à la portée de son regard, la place normalement dévolue au père dans notre société, celle de modèle.

. le désir mimétique n'est enraciné ni dans le sujet  ni dans l'objet mais dans un tiers qui désire lui-même et dont le sujet imite le désir. .

Une identification passive et féminine conduirait le fils à se vouloir l'objet du désir paternel. En quoi peut consister l'identification active et virile.. ? L'identification est un désir d'être qui cherche tout naturellement à se réaliser au moyen d'un avoir, c'est-à-dire par 1'appropriation des objets du père. . P.251

. Après l'identification au père vient le penchant libidinal pour la mère qui apparaît, .. , et se développe d'abord de façon indépendante. On dirait, à ce stade, que le désir pour la mère a deux origines. La première est l'identification au père, le mimétisme. La seconde est la libido directement fixé sur la mère. Ces deux forces agissent dans le même sens et ne peuvent que se renforcer mutuellement. . l'identification et le penchant libidinal « entrent en contact » et le penchant libidinal subit un renforcement. .

. quand le fils se heurte à l'obstacle paternel, .. son identification finit par se confondre avec le désir de remplacer le père même auprès de la mère. . P.253

? ? ?

. les effets de la rivalité mimétique.. aboutiss(ai)ent toujours, en fin de compte, à la violence réciproque. Mais cette réciprocité est le résultat d'un processus. S'il y a un stade, dans l'existence individuelle, où la réciprocité n'existe pas encore, où les représailles demeurent impossibles, c'est bien au stade de l'enfance, c'est dans les rapports entre les adultes et les enfants. C'est bien là ce qui rend l'enfance si vulnérable. L'adulte est prompt à prévoir la violence et il réplique à la violence par la violence, il répond du tac au tac ; le petit enfant, par contre, n'a jamais été exposé à la violence, c'est bien pourquoi il s'avance sans la moindre méfiance vers les objets de son modèle. Seul l'adulte peut interpréter les mouvements de l'enfant comme un désir d'usurpation ; il les interprète au sein d'un système culturel qui n'est pas encore celui de l'enfant, à partir de significations culturelles dont l'enfant n'a pas la moindre idée.

Le rapport modèle/ disciple exclut par définition l'égalité qui rendrait la rivalité concevable dans la perspective du disciple. Ce disciple est dans la position du fidèle vis-à-vis de la divinité ; il imite ses désirs, mais il est incapable d'y reconnaître quelque chose d'analogue à son propre désir ; il ne comprend pas, en somme, qu'il peut « marcher sur les brisées » de son modèle, constituer pour lui une menace. .

La première porte fermée, le premier accès barré, le premier non du modèle, même s'il est très léger, même s'il est entouré de toutes sortes de précautions, risque d'apparaître comme une excommunication majeure, une expulsion dans les ténèbres extérieures. .

. Le désir du parricide et de l'inceste ne peut pas être une idée de l'enfant, c'est de toute évidence l'idée de l'adulte, l'idée du modèle. Dans le mythe c'est l'idée que l'oracle souffle à Laïos, longtemps avant qu'Odipe soit capable de désirer quoi que ce soit. Le fils est toujours le dernier à apprendre qu'il est en marche vers le parricide et l'inceste, mais les adultes.. sont là pour le renseigner. P.257

. C'est parce qu'il n'y a pas conscience du modèle comme rival, c'est parce qu'il n'y a pas désir d'usurpation. Le disciple, même adulte et à plus forte raison enfant, est incapable de déchiffrer la rivalité comme rivalité, symétrie, égalité. Confronté par la colère du modèle, le disciple est obligé en quelque sorte de choisir entre lui-même et ce modèle. Et il est bien évident qu'il va choisir le modèle. La colère de l'idole doit être justifiée, et elle ne peut être justifiée que par l'insuffisance du disciple, par un démérite secret qui oblige le dieu à interdire l'accès du saint des saints, à fermer la porte du paradis. Loin de se dissiper, donc, le prestige de la divinité, désormais vengeresse, va se trouver renforcé. Le disciple se croit coupable sans savoir exactement de quoi on le juge ; indigne, pense-t-il, de posséder l'objet qu'il désire ; cet objet va donc paraître plus désirable que jamais. L'orientation du désir vers les objets protégés par la violence de l'autre est amorcée. Le lien entre le désirable et la violence qui se noue ici pourrait bien ne jamais se dénouer.

. L'observation quotidienne de sentiments tels que l'envie et la jalousie montre que les antagonistes adultes ne parviennent pratiquement jamais à ramener leur antagonisme au simple fait de la rivalité. .

. l'attribution au fils d'une conscience claire de la rivalité constitue une invraisemblance criante. . P.259

.

L'individu  « adapté » est celui qui réussit à assigner aux deux injonctions contradictoires du double bind - sois comme le modèle, ne sois pas comme le modèle- deux domaines d'application différents. L'adapté partage le réel de façon à neutraliser le double bind. . A l'origine de toute adaptation individuelle ou collective, il y a l'escamotage d'une certaine violence arbitraire. L'adapté est celui qui réalise lui-même cet escamotage ou qui réussit à s'en accommoder, s'il est déjà réalisé pour lui par l'ordre culturel. L'inadapté ne s'accommode pas. La « maladie mentale » et la révolte, tout comme la crise sacrificielle à laquelle elles ressemblent, vouent l'individu à des formes de mensonge et de violence bien pires assurément que la plupart des formes sacrificielles propres à réaliser l'escamotage en question, mais néanmoins plus véridiques. Au départ de nombreux désastres psychiques il y a une soif de vérité forcément méconnue par la psychanalyse, une protestation obscure mais radicale contre la violence et le mensonge inséparables de tout ordre humain. . P.261

. le meilleur fils ne fait qu'un, en règle générale, avec le pire. C'est Jacob plutôt qu'Esaü, c'est le fils prodigue plutôt que le fidèle,. Le meilleur fils imite avec une passion qui fait du père pour lui, de lui pour le père l'obstacle auquel l'un et l'autre reviennent sans cesse se heurter, la pierre d'achoppement que le médiocre réussit mieux à esquiver.

. Surmoi ou moi idéal. Les rapports du Surmoi avec le moi ne se bornent pas. «  à lui adresser le conseil : « Sois ainsi » (comme ton père), mais ils impliquent aussi l'interdiction : « Ne sois pas ainsi » (comme ton père) ; autrement dit : « Ne fais pas tout ce qu'il fait ; beaucoup de choses lui sont réservées, à lui seul. »

. La définition du Surmoi suppose tout autre chose que la conscience mythique de la rivalité ; il repose.. sur l'identité du modèle et de l'obstacle, une identité que le disciple ne parvient pas à repérer. Le Surmoi n'est rien d'autre que la reprise de l'identification au père, située désormais non plus avant le complexe d'Odipe mais après. .

 

 

Conclusion

. il existe mille formes intermédiaires entre la violence spontanée et ses imitations religieuses, même si on ne peut jamais observer directement que ces dernières.. affirmer l'existence réelle de l'événement fondateur. . le considérer à la fois comme origine absolue, passage du non-humain à l'humain et comme relative, origine des sociétés particulières. P.462

.La théorie de la victime émissaire présente.. une supériorité formelle sur la théorie transformiste. Le caractère inaccessible de l'événement fondateur n'y fait pas figure seulement de nécessité incontournable, dénuée de valeur positive, stérile.Pour retenir sa vertu structurante, la violence fondatrice ne doit pas apparaître. .

Bien que la violence fondatrice soit invisible, on peut toujours la déduire logiquement des mythes et des rituels, une fois qu'on a repéré les articulations réelles de ceux-ci. . la pensée religieuse .. est tout bonnement incapable de repérer le mécanisme de la victime émissaire. Il ne faut pas croire qu'elle fuit un savoir qui la menacerait. Ce savoir ne la menace pas encore. C'est nous-mêmes, en vérité, que ce savoir menace. P.465 

. quel est l'aspect du processus fondateur qui devrait être le mieux caché. la plupart.. nommeraient sans doute l'élément d'arbitraire dans la sélection de la victime. La conscience de cet arbitraire paraît incompatible avec la divinisation de cette même victime.

. cet aspect là n'est pas caché ;. facteur hasard dans le choix de la victime.

.. La pensée moderne.. comme toutes les pensées antérieures, cherche à rendre compte du jeu de la violence et de la culture en termes de différences. . préjugé le plus enraciné de tous.

Parmi les rites qu'on voit le plus souvent qualifiés d' « aberrants », ou traités comme tels, figurent.. ceux qui comportent des espèces de compétitions sportives ou même ce qu'il faut bien désigner comme des jeux de hasard.  .jeu de ballon. jeu de toupie. partie de dés. P.467

. Le jeu en question ne se pratique pas en dehors des cérémonies funéraires. L'idée profane de jeu est absente. C'est nous qui la projetons sur le rite. Cela ne veut pas dire que le jeu soit étranger au rite ; c'est des rites que nous viennent nos principaux jeux. Mais nous inversons, comme toujours, l'ordre des significations. . nos propres jeux sont des rites plus ou moins désacralisés. .

Comme tout passage, la mort.. est violence ; le passage dans l'au-delà d'un membre de la communauté risque, entre autres périls, de provoquer des querelles parmi les survivants ; il y a les possessions du défunt qu'il faut se partager. Pour surmonter la menace de contagion maléfique, il faut en appeler.. au modèle universel, à la violence fondamentale.. aux enseignements transmis à la communauté par le sacré lui-même. . la communauté a saisi et retenu le hasard dans la décision libératrice. Quand on laisse la violence se déchaîner, c'est le hasard, en fin de comte, qui règle le conflit. Le rite veut faire jouer le hasard avant que la violence ait l'occasion de se déchaîner. On entend forcer la chance, forcer la main du sacré en l'obligeant à se prononcer sans plus attendre ; le rite va droit au résultat final pour réaliser une certaine économie de violence.

. Dans les coutumes populaires, dans les contes de fées, on a souvent cours au hasard, soit pour « tirer les rois », soit, au contraire, et ce contraire est toujours un peu « la même chose », pour désigner celui qui doit remplir une mission pénible, s'exposer à un péril extrême, se sacrifier à l'intérêt général, jouer, en somme, le rôle de victime émissaire :

 

On tira-t-à la courte paille

Pour savoir qui serait mangé

 

. le tirage au sort. ex. Jonas..

Le hasard, qui ne peut pas se tromper puisqu'il ne fait qu'un avec la divinité, désigne Jonas. . C'est le tirage au sort qui désigne la victime ; son expulsion sauve une communauté.

Dans le monde moderne, le thème du hasard paraît incompatible avec une intervention de la divinité ; il n'en est pas de même dans l'univers primitif. Le hasard a toutes les caractéristiques du sacré : tantôt il fait violence aux hommes, tantôt il répand sur eux ses bienfaits. Nul n'est plus capricieux que lui, plus abonné à ces revirements, à ces oscillations qui accompagnent les visitations sacrées. . Le choix de la victime par l'épreuve ordalique rend plus évident encore le lien entre le hasard et la violence fondatrice. . P.471

.cf. fête de Zeus à Cos.. Hestia..  Le choix de la victime n'est pas confié aux hommes mais à une violence qui ne fait qu'un avec le hasard sacré. . ce mélange de tous les boufs initialement distingués par tribus et par fractions .cette confusion dans une masse commune constitue un préalable obligatoire à l'épreuve ordalique. . La résolution arbitraire et violente qui sert de modèle à l'épreuve ordalique n'intervient qu'au paroxysme de la crise sacrificielle.. les hommes d'abord différenciés et distingués par l'ordre culturel, ont été confondus par la violence réciproque en une masse commune. .P.473

. Si les mythes et les rituels sont d'une diversité infinie c'est parce qu'ils visent tous un événement qu'ils ne parviennent jamais à atteindre. .

. Frazer : « .. cette notion (le bouc émissaire) se ramène à une simple confusion entre ce qui est matériel et immatériel, entre la possibilité réelle de colloquer un fardeau concret sur les épaules d'autrui et la possibilité de transférer nos misères physiques mentales à quelqu'un d'autre qui s'en chargera à notre place. .. pouvoir étrange que possède l'esprit humain de donner aux ternes scories de la superstition un faux éclat d'or étincelant. »

. Que fait-il, en effet, sinon escamoter la violence au sein même du sacrifice ? Il ne parle que de « fardeau », de « misères physiques et mentales ». la notion .. de transfert devrait nous rendre plus discrets ; elle pourrait même nous faire soupçonner que quelque chose nous échappe. . P.477

. Dans les interprétations religieuses, la violence fondatrice est méconnue mais son existence est affirmée. Dans les interprétations modernes, son existence est niée. C'est la violence fondatrice pourtant, qui continue à tout gouverner.

. L'interprétation se trompe toujours. Elle se trompe quand elle croit à tout instant appréhender la vérité alors qu'elle est dans l'interminable ; elle se trompe également quand elle finit par renoncer à la vérité pour se dire dans l'interminable. . L'interprétation devient de plus en plus « irréelle » ; elle dégénère en un bredouillage ésotérique et en même temps elle  « s'aigrit » ; elle tourne à la polémique active : elle se pénètre de violence réciproque. Loin de contribuer à chasser la violence, elle l'attire comme le cadavre attire les mouches. Il en est d'elle, en somme, comme, de toutes les formes sacrificielles ; ses effets bénéfiques tendent à s'invertir en maléfiques quand elle entre en décadence. La crise intellectuelle de notre temps n'est rien d'autre.

. Aucune société.. ne peut vivre « dans le sacré », c'est-à-dire dans la violence. Vivre en société c'est échapper à la violence, non certes dans une réconciliation véritable.. mais dans une méconnaissance toujours tributaire, d'une façon ou d'une autre, de la violence elle-même. P.479

. La tendance à effacer le sacré, à l'éliminer entièrement, prépare le retour subreptice du sacré, sous une forme non transcendante mais immanente, sous la forme de la violence et du savoir de la violence. La pensée qui s'éloigne indéfiniment de l'origine violente s'en rapproche à nouveau mais à son insu car cette pensée n'a jamais conscience de changer de direction. Toute pensée décrit un cercle autour de la violence fondatrice.

. la violence essentielle revient  sur nous de façon spectaculaire, non seulement sur le plan de l'histoire mais sur le plan du savoir. C'est pourquoi cette crise nous convie, pour la première fois, à violer le tabou que ni Héraclite ni Euripide en fin de compte n'ont violé, à rendre pleinement manifeste, dans une lumière parfaitement rationnelle, le rôle de la violence dans les sociétés humaines. P.481