Introduction

Si nos mythologues s'accordent à opposer Muthos et Logos, les racines mêmes de leur nom, si en raccourci, ils les font relever, l'un du cerveau droit, qui ouvre au mystère, aux espaces potentiels de l'intériorité de l'Homme, à la mélodie., l'autre du cerveau gauche qui préside à la parole, à la logique, au temps et aux rythmes, ne pouvons-nous enfin tenter de les unir pour conduire notre pensée vers une plus grande profondeur des choses et libérer nos mythologues de cette schize dans laquelle nombre d'entre eux s'aliènent ?
Je ne veux pas parler ici des « mythes » forgés au cours de l'Histoire . mais de ceux qui fondent chacune des grandes traditions du monde. De ces mythes fondateurs, la source nous échappe radicalement ; ils postulent un « surunivers » de qualité divine et ont tout d'abord donné naissance aux différentes cultures, voire aux diverses religions, dans le sens où l'Homme a toujours eu un P.7 besoin impératif de se relier à l'invisible, au mystère, à Dieu. .
.. le mythe semble être au collectif ce qu'est le rêve à la personne. .. privé de ce temps nocturne du sommeil paradoxal pendant lequel il rêve, l'Homme meurt. Une société privée de ses mythes fondateurs n'est-elle pas menacée de mort ? Rêves et mythes ont une source également mystérieuse à laquelle va se désaltérer d'une façon tout aussi mystérieuse, mais indiscutablement impérative, une part secrète de l'être .
L'instinct de vie irrépressible de l'Homme fait revenir actuellement celui-ci vers ces récits mythiques .Les formations scolaires et universitaires ont surdéveloppé le Logos et rendu muet le Muthos. Mueïn, « se taire », de même racine que Muthos, a dévié du silence contemplatif vers un silence négateur et mortifère. . l'Homme demande à son âme un rendez-vous de toute urgence.
Aujourd'hui le retour aux mythes se révèle être l'exigence d'un retour aux rites porteurs de sens et recréateurs de la société .contribuer à ouvrir chaque personne à la profondeur de ses origines.
Il ne fait pas de doute, en effet, que le mythe est le récit des origines. Mais de quelles origines est-il question ?
Lorsque notre propre Tradition, par exemple, pose d'entrée de jeu dans le Livre de la Genèse le mot hébreu Bereshit qui n'a jamais voulu dire « au commencement » mais « dans le principe », elle n'en appelle pas à notre historicité et nous porte à méditer sur 1'« orient », le « très antique » en nous, sur l'espace-temps de nos origines intérieures, celles de l'Etre. Pour rendre compte de cet « en dedans », le mythe utilise les matériaux narratifs qui nous sont connus dans notre monde extérieur ; mais alors que ce dernier reste plat et linéaire quand on ne sait pas lier les événements le constituant à leur véritable cause, le monde intérieur que décrivent les mythes se déploie quant à lui en une sorte de spirale dont chaque anneau fait résonner le récit au niveau de conscience auquel le lecteur est susceptible d'accéder. La « conscience » est ici l'expérience personnelle d'un éveil intérieur à une réalité insoupçonnée jusque-là, et ceci à différentes octaves correspondant aux progressives dimensions du Réel qui se laisse ainsi appréhender. Ce Réel est à l'intérieur comme à l'extérieur de nous ; cosmos intérieur et cosmos extérieur sont les P.9 deux pôles d'une même réalité, mais l'Homme étant actuellement bloqué au stade du premier anneau de la spirale, nous n'en percevons que l'immédiateté du dehors, sorte de coque dure qui cache le fruit.(cf ?Rêve du ../../02 chataigne) Ce n'est que dans la réalisation de l'immense potentiel d'énergies constituant son cosmos intérieur que l'Homme dans sa personne peut atteindre à ces étapes d'expérience où l'énergie, devenue information, construit les champs de conscience successifs nouveaux. (L'énergie non réalisée s'exprime en violence parfois créatrice mais souvent destructrice à l'extérieur ou s'imprime en nous dans la maladie.)
Cette expérience de la pulpe du fruit, voire du noyau lui-même, .. ne peut être que subjective et liée à la puissance transformante et informante de l'esprit en 1'Homme, la puissance de l'Eros ; .. elle est alors objective pour ceux qui communient au même Réel ; elle est en train de devenir objective aussi dans un collectif encore restreint que forme une aile avancée des physiciens de la physique quantique, lorsqu'ils parlent de ces différents niveaux du Réel comme du déploiement d'un univers « replié » ou « impliqué » - le « surunivers » -, où tout est connecté, où tout ne fait qu'un!
Pour ces physiciens, cet univers est celui-là même de la conscience ; il est celui de nos origines, celui du Principe de tout être. Noyau de l'Etre et clef de voûte du Réel, il rejoint le « Vide » du Tao comme l' « Ailleurs » d'Einstein, ou encore le « Rien » de notre propre Tradition, dont on ne peut plus dire aujourd'hui qu'il n'est rien, pas plus que, pour ces physiciens, le Vide n'est vide! En cet « Ailleurs » qu'est l'au-delà du cône de la lumière et dont la trame, disent-ils, est formée de tachyons - particules de masse nulle -, le temps est aboli et l'univers infini est celui d'un présent éternel - JE SUIS.
Là est l'articulation bouleversante de la physique et de la mystique : JE SUIS est YHWH, .le Christ dit qu'Il est Celui-là : «Avant qu'Abraham fût, JE SUIS. » Mais Il dit aussi : « Si vous ne croyez pas que JE SUIS, vous resterez dans votre péché. »
De ce « péché », les autres traditions parlent aussi ; leurs mythes se font écho les uns les autres : chez les Grecs, Prométhée dérobant le feu du ciel dans la forge d'Héphaïstos au lieu d'être introduit par la voie juste en ce lieu pour y conquérir le matériau divin ; Pandore (tous les dons), .., ouvrant la boîte interdite et laissant échapper les énergies qu'elle ne sait pas plus gérer que Prométhée ne peut maîtriser le feu ; Thésée soulevant avant l'heure la pierre révélatrice de ses origines royales et tuant le Minotaure de sa massue de cuir sans avoir appris à manier l'épée d'or ; Dédale et Icare, et tant d'autres. . Chez les Hébreux, les hommes de la tour de Babel qui, tournant le dos à leur orient, se répandent dans la plaine de Shinéar « où l'on crie » et « l'on titube ») et construisent là une tour prétentieuse, certains, tel P.11 Icare, d'atteindre le ciel et bientôt dispersés dans l'errance. Tous sont frères et sours d'Adam, chassé du jardin d'Eden après avoir mangé le fruit de l'Arbre de la Connaissance qu'il n'avait pas mûri en lui-même !
Je pourrais multiplier les exemples pour confirmer ce que dit le mythe : l'Homme venant en ce monde, même s'il refuse de le savoir, est, dès le départ, étranger à lui-même ; il est « dans le péché ». Cette expression culpabilisante hors d'un juste contexte biblique . a été rejetée .. rejeté du même coup la réalité de l'état que cette expression dénonçait, ce qui revenait à le normaliser. .. les sciences humaines .. nous installent dans une situation d'exil de nous-mêmes, situation labyrinthique qui se joue sur la scène psychique - celle de la psyché animale - sans aucune autre levée de rideau possible. Elles donnent valeur d'absolu au « moi » et à la fonction sexuelle .. ignorant la dimension Verbe à laquelle conduit l'Eros au-delà du sexe, comme celle du vrai « Je » -le « JE SUIS en devenir » de tout être - au-delà du moi-ego ; elles ne nous guident aucunement vers nos origines, dans ces parts de l'être où l'Homme pourrait traverser son mystère, vivre sa poétique prophétique, son sacre royal et trouver son identité divine.
Je rends grâce cependant aux hommes et aux femmes dont Jung est le chef de file, .. qui ont percé le mur de l'exil pour entrer à l'écoute du divin en eux et dans leurs patients ; leur travail se poursuit dans l'ombre et n'en est peut-être que plus dense.
Mais l'« Institution », quant à elle, continue de maintenir l'Homme aveugle et sourd à son mystère, boiteux aussi - cette infirmité est un mythologème important retrouvé dans diverses cultures - car, identifié à l'infime part « lumière », émergée, qu'il connaît de lui, confondu avec le potentiel qui constitue son côté « ténèbres », l'Homme ne peut travailler ces dernières ; symboliquement il ne marche que sur un côté de lui, et le drame est qu'il ne le sait pas ; il est boiteux et n'en a nulle conscience ; identifié au pôle lumière, il donne une enflure au moi-ego que plus ou moins il déifie, ne cherchant pas à entrer en résonance avec JE SUIS. En exil de lui-même, coupé de ses ténèbres et du noyau fondateur divin qu'elles recèlent, il est en exil de Dieu. Dans cette situation, au lieu d'opérer le Grand Ouvre, la transmutation en or symbolisant l'Homme relié à lui-même, de nombreux aspects des religions ne font que du « plaqué or ».
On peut alors penser que ce qui différencie cet Homme du schizophrène abîmé dans son seul monde intérieur, ses ténèbres, sans pouvoir de communication avec le monde extérieur, consiste en ce qu'il reste, lui, coupé de son intériorité et investi dans le seul mais il a normalisé cette pathologie et en a fait la P.13 référence de santé ! Qui sait si certains schizophrènes le sont pas plus proches que lui de leur ontologie ?
Si j'ai parlé plus haut de la schize du mythologue, sans aucun doute est-ce parce que celui-ci reste fidèle à l'Institution plus qu'à lui-même et que l'Institution se veut conforme au monde de l'exil qu'elle a, .. , normalisé ; il oppose alors Muthos et Logos et, pour n'être pas boiteux, il réduit le mythe à sa propre logique. Mais si le mythe est l'histoire de notre intériorité, il ne peut conduire qu'au Logos, au Verbe fondateur dont il est le messager. En chemin, chaque anneau du Réel, chaque terre intérieure construite, chaque niveau de conscience atteint, comporte sa logique interne, icône du Logos, qui le structure et lui donne force de pénétration puis d'envol pour une prochaine étape. Muthos et Logos, dans cette perspective, sont Esprit et Verbe ; inséparables l'un de l'autre, ils s'épousent et se distancient pour s'épouser encore jusqu'à n'être plus qu'un dans la dernière terre, la « Terre promise », où l'Homme est JE SUIS.
Le mot « péché », aussi bien en hébreu (Hata) qu'en grec ( Amartia), signifie « viser à côté, manquer la cible » ; il dénonce la conséquence inévitable de- cet état d'exil où l'Homme, séparé de lui-même et donc des autres, enflé dans son moi-ego et ayant peur des autres, se vit en rapport de force avec eux et tue ; il dénonce le meurtre. Ce n'est d'ailleurs qu'à l'occasion du meurtre d'Habel par Qaïn que le mot « péché» apparaît dans le récit biblique, et pour désigner davantage celui qui fait manquer la cible - le Satan enneni -que le fait de manquer la cible : « Le péché se couche à ta porte, il pose son désir sur toi ... »
Dans l'esprit du mythe biblique, la cible est l'origine même de l'être, son orient qui a force de principe et de finalité. Adam est appelé à retourner à son origine : enrichi de l'information-connaissance acquise à partir des énergies qui sont en lui à l'état potentiel dès le départ et que, par la puissance de l'Esprit, il a à réaliser. Lorsque la flèche de l'Eros ne vise plus ce but, elle tue ! Et nous ignorons cela ! Redoutable ignorance qui nous maintient dans la tragique lignée symbolique des descendants de Qaïn ou de ceux de Prométhée avant que, au maximalisme de leur souffrance, ces deux héros ne se retournent.
Comment effectuer ce retournement ? Comment sortir de cette situation d'exil et devenir en JE SUIS ce « Je » unique qui se sait universel ? Comment retrouver le chemin de notre origine ? Que faire pour nous réorienter ?
N'est-ce pas obéir à l'ordre biblique « Va vers toi » donné par deux fois à Abraham par YHWH ? N'est-ce pas nous mettre aux ordres de Krishna, avec Arjuna, dans la Bhagavad-gita ? N'est-ce pas encore suivre les plus authentiques maîtres spirituels qui, quelle que soit leur appartenance religieuse extérieure, nous conduisent vers notre Christ intérieur ? Comment entendre la voix du Christ historique qui est aussi le Christ intérieur de tout Adam, disant : « Si vous ne croyez pas que JE SUIS vous resterez dans votre péché » ?
A cette question répond la libération de Barabbas ; P.15 le « Fils du Père » est libéré de sa prison et remis dans l'axe de l'Arbre de la Connaissance, parce que Jésus, le Fils du Père, meurt et ressuscite en archétype sur l'Arbre de Vie. Par là chacun doit entendre qu'il peut quitter la prison de l'exil, se libérer de ses chaînes et retrouver ses normes ontologiques, c'est-à-dire entrer en résonance en lui avec JE SUIS, un « JE SUIS en devenir », Fils du Père, sa véritable identité.
La quête de l'humanité chantée à travers le monde dans tous ses mythes, depuis toujours, n'est que celle-là, celle de sa véritable identité qui conditionne celle de Dieu :

« On ne peut aller au Père que par le Fils. »
.

.. je disais des mythes fondateurs que leur source nous échappe radicalement et que, posés en axiomes, ils postulent un « surunivers » de qualité divine. Il est temps maintenant de préciser ceci : JE SUIS est la semence de l'Homme, l'Image divine qui le fonde, son « principe».
A l'inverse de Descartes, j'affirme que « JE SUIS, donc je pense, j'aime, je marche. ».
La semence contient en promesse l'Arbre tout entier et l'Homme, sous cette irrépressible poussée, grandit ; il a grandi jusqu'ici selon une programmation subtile comme, en raccourci, se développe un enfant dans le ventre de sa mère. .
. au moment de la naissance du Christ, tout nous porte à contempler en cet enfant-Dieu l'émergence de JE SUIS dans l'humanité, en un temps homologue au sixième mois de gestation de l'Homme rappelant le sixième jour de la Genèse. Avec le Christ, l'Instant insaisissable se laisse saisir, le Créé donne naissance à l'Incréé, l'éternité s'incarne dans le temps historique d'un sixième mois de gestation.
Des fondateurs de religions, des plus grands prophètes, des saints, aucun n'a pu dire de lui-même JE SUIS. Tous n'étaient que sur le chemin du devenir. Seul le Christ est JE SUIS, Fils de Dieu et Fils de l'Homme. .
Dans ce sens, le Livre de la Genèse lui non plus n'est pas comparable aux autres Livres sacrés de l'humanité : révélé par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï, dans un « bouche à bouche », du Verbe divin au verbe de l'homme, il est le Verbe vu par le peuple qui se tenait P.17 en bas de la montagne. ( Ex. 20,18 : « Le peuple voyait les voix. », passage généralement non traduit dans les bibles françaises.) Les mythes bibliques sont une révélation directe ; ses récits historiques, une objectivation de notre histoire intérieure .
Les mythes qui s'enracinent dans l'éternité gardent mémoire du futur historique, de Celui qui est. Le noyau fondateur de l'inconscient collectif des peuples est cette mémoire. L'origine des mythes est ce dépôt secret que chaque culture a développé selon son génie propre et dont l'évocation réactive en chacun sa véritable identité enfouie sous les enflures du moi exilé.
Tous les peuples connaissent d'une connaissance secrète le mystère de l'incarnation, de la mort et de la résurrection du Christ. .
Mais les peuples ne s'ouvriront que peu à peu à la conscience ontologique de ce qui est inscrit dans leur mémoire primordiale. Aujourd'hui encore, .., ils se conforment à l'Institution qui les sécurise mais qui leur fait subir dans leurs personnes la même réduction que celle accordée aux mythes, dans le registre de l'exil. . Echappons à ce « filet de l'oiseleur » qui conforte notre culture dans un ronron psychologique, pour l'élever au rang du seul vrai problème que nous posons à ce mystère de la vie, celui de notre réelle identité.
N'est -ce pas cette quête qui, en Grèce tout particulièrement, dès l'aube des temps, mobilise ses héros ? L'énigme que pose la Sphinge à Odipe ne peut -elle être entendue, dans l'intensité d'un nouveau souffle ? .
Dans Le Féminin de l'Etre, j'ai tenté de montrer que derrière le refoulement sexuel dénoncé par Freud se cachait un profond refoulement spirituel. Cette réalité plus subtile .. éclate aujourd'hui, et nous devons sans doute ce phénomène en grande partie à celui qui a débondé le bouillonnant baril des interdits et qui, du même coup, a donné un élan irréversible à l'exigence d'un moi nouveau. Ce moi nouveau, encore ignorant d'être un « JE SUIS en devenir », commence à chercher une réponse à son appel : « Qui suis-je ? »
N'est-ce pas là, en profondeur, la quête d'Odipe ? . P.19 . le premier anneau de la spirale que j'évoquais plus haut et qui repose en terre d'exil ne doit pas rabattre en son espace carcéral le somptueux déroulement possible de ses autres anneaux.
L'ancêtre d'Odipe, fondateur de la ville de Thèbes, est Cadmos lancé à la recherche de sa sour, Europe, enlevée puis violée par Zeus. Nous verrons que cette quête deviendra celle
d'Odipe.
De son côté Europe donne au dieu de l'Olympe trois fils, donc Minos qui deviendra roi de
Crète. C'est au cour labyrinthique de l'île que Thésée affrontera le Minotaure, monstre dont nous verrons la filiation avec Minos et donc avec Europe.
La mort du monstre m'amènera à reprendre la clé de lecture employée pour le mythe d'Odipe pour jeter un regard nouveau sur celui de Thésée. Le héros qui oublie et abandonne sur une île Ariane, elle-même petite-fille d'Europe, nous révélera ses tristes limites.
La personne mythique d'Europe recouvre ces deux récits ; mais qui est-elle, elle-même, face au continent qui porte son nom et dont elle rêve qu'il va lui être donné, au moment même où Zeus quitte l'Olympe pour venir vers elle ? L'Europe qui est en train de se construire ne peut-elle puiser dans ces mythes fondateurs de son histoire quelques précieuses informations ? .

ODIPE

Odipe chez ses ancêtres

P.45 :
Le char est un aspect de lui-même, de son corps particulièrement ainsi que de son ego. . le char est tiré par les chevaux de sa libido et monté par l'esprit qui jusqu'ici a été le sien, hérité de ses ancêtres gauchers et boiteux et dont il ne peut se libérer tant qu'il n'est pas entré en contact conscient avec lui-même .Odipe va, boiteux, sur le chemin, mais dans le sens contraire à celui du char. Cela signifie que le maître du char, comme son ancêtre Cadmos, tourne le dos à la ville sainte et à l'épreuve qu'elle implique, espérant de la Pythie de Delphes la recette magique pour supprimer l'affrontement terrifiant ; cela signifie aussi qu'Odipe, encore inconscient de lui-même, n'est cependant plus dépendant de son ancienne nature façonnée dans l'exil. Boiteux, certes, il l'est encore, mais il le sait maintenant ; sa blessure de naissance réactivée par la roue du char est à vif. Sa libido est désormais tout entière investie dans une quête plus ardente et plus impétueuse que celle des plus folles amours ; son esprit, entre les mains d'un autre maître que celui de l'exil. Paradoxalement, sa blessure réactivée prend voie de guérison. Marchant dans le sens P.45 contraire à celui du char, Odipe entre en contradiction avec l'ancienne part de lui-même héritée de ses ancêtres. Tuant Laïos et son cocher, il tue symboliquement en lui le maître de l'exil, l'artisan de toute infirmité, celui de toute séparation, le « diviseur » diabolos.
En ce premier face-à-face il a détruit en lui-même le « vieil homme ». Un second face-à-face lui permettra de construire 1'« homme nouveau ».
Aux portes de Thèbes, le monstre l'attend. Qui est-il ? Le Trétramorphe - celui qui a quatre formes - est un animal aux pieds de taureau, au tronc de lion, aux ailes d'aigle et au visage d'Homme. Il est un mythologème central depuis la plus haute Antiquité ; . dans la Bible, chacune des formes correspond à un « vivant » et tous quatre président à la description du char divin dans la célèbre vision du prophète Ezéchiel :
Dans les mystères chrétiens, chacun de ces « vivants » correspond à un évangéliste : saint Luc au taureau ; saint Marc au lion ; saint Jean à l'aigle ; saint Matthieu à l'homme.
Le monstre que rencontre Odipe, quoique un peu différent, obéit dans l'essentiel à la structure des quatre vivants ; il est appelé « la Sphinge » car son visage est féminin ; il a de plus une queue de serpent.
Il correspond aux quatre étages du corps humain et symbolise les étapes progressives de l'Homme durant sa vie lorsque celle-ci obéit à la dynamique programmée en lui dans ses différents corps subtils et jusqu'à son enveloppe physique.
Le taureau correspond à l'enfance et l'adolescence ; il est la fertilité au niveau de la procréation et la puissance physique. Son aire est celle qui va des pieds Jusqu aux hanches. Au niveau des hanches se situe la « Porte des hommes » ; elle est celle que passe Jaqob . Cette partie du corps de la Sphinge est ornée d'une queue de serpent. Il semble qu'elle ramasse en un bloc massif l'histoire des ancêtres et que le triste sort de Cadmos et Harmonia exilés et changés en serpents soit très présent dans l'ouvre restauratrice du quatrième de la lignée. Cette étape correspond dans toutes les traditions à la purification par l'eau - voire au baptême d'eau de saint Jean Baptiste. Lorsque l'Homme ne vit pas cette purification, il ne connaît aucune naissance « par en haut » et stagne toute sa vie dans les marécages de l'inconscience, dans l'âme-groupe animale, mais n'entre pas dans une véritable dimension d'Homme. De Corinthe à Thèbes, Odipe assume la matrice d'eau. P.47
Le lion correspond à l'âge adulte pris dans le sens de la véritable dimension d'Homme. Son aire va des hanches aux épaules. Au niveau des épaules se situe la « Porte des dieux » ; elle est celle que passe Noé sortant de l'arche et connaissant l'ivresse et la nudité (symbole de la totale connaissance acquise dans le fruit de l'Arbre de la Connaissance mûri avec justesse). Cette étape correspond dans toutes les traditions à la purification par le feu - au baptême de feu qu'apporte le Christ .
Le lion est celui qui conduit l'Homme à mourir et renaître à lui-même autant de fois que cela sera nécessaire. C'est l'étape de l'arche de Noé, que Cadmos avait refusée - ce qui l'avait fait régresser dans le déluge d'eau de l'exil - et qu'Odipe va vivre. Symboliquement, l'Homme meurt dans cette matrice de feu, avec le corbeau ; il ressuscite avec la colombe jusqu'à atteindre à l'accomplissement total de lui-même, conquis par les nombreuses victoires remportées sur ses « animaux » intérieurs.
L'aigle conduit l'Homme dans son passage de la « Porte des dieux », lorsque tout est accompli ; il a alors acquis la vision totale et la puissance Verbe ; il va vers la Voix une. Cette dernière étape est ouvre de gestation dans la matrice du crâne.
Le visage humain est celui que nous portons sur nos épaules et qui change au fur et à mesure que s'accomplit cette dynamique de vie. Symboliquement, de nombreuses décapitations s'opèrent chez celui qui obéit à la loi ontologique de l'accomplissement. Lorsque l'Homme passe la « Porte des dieux », symboliquement aussi ce dernier visage est androgyne, mâle par rapport à lui-même et féminin par rapport à Dieu.
. tout monstre rencontré par les héros mythiques, toute situation monstrueuse rencontrée par les héros que nous sommes appelés à devenir, sont l'objectivation des énergies potentielles qui nous sont données dès la naissance en vue de notre construction ; elles nous paraissent terrifiantes tant que nous ne les avons pas intégrées, mais divines lorsqu'elles sont devenues nôtres ; elles sont gardiennes du noyau de l'être, le Verbe fondateur. Bien sûr, ces énergies se retournent contre celui qui refuse de les « épouser » et le « dévorent » . Autrement dit, ces objectivations sont celles d'une part inconnue de nous-mêmes.
. pour enlever Europe, Zeus avait successivement pris les apparences d'un taureau puis d'un aigle : deux aspects de la Sphinge, mais pas celui du lion, le lion étant l'animal royal qui préside à la matrice de feu, au centre du Grand Ouvre. Ce dernier n'étant pas accompli, Zeus fût-il dieu - et il s'avère ici davantage démon - ne pouvait prendre le visage d'Homme. Semblable au serpent de la Genèse, Zeus enlève la sour de Cadmos comme le Satan abolit tout rapport entre Adam et son « autre côté », sa Adamah-lshah. P.49
Mais celle qui se dresse devant Odipe se présente sans masque ; elle est la Sphinge dans son intégralité ; et si notre analyse est juste, elle se présente comme 1'« autre côté » d'Odipe, dans les quatre étapes de lui-même qu'il a à conquérir. Pieds de taureau ? Ceux d'Odipe sont tellement abîmés ! Mais c'est le lion, dans le Grand Ouvre d'accomplissement, qui apportera la guérison.
. le mythe archaïque rapporté par Pausanias fait de la Sphinge une fille bâtarde de Laïos, ce qui signifie une sour d'Odipe! Avec la Sphinge, Odipe rencontre bel et bien sa sour, celle vers laquelle Cadmos n'avait pas eu la force d'aller. . S'il n'avait tué en son « père » le « diviseur », le descendant de Cadmos n'aurait pas pu retrouver sa sour et, de ce fait, accomplir sa lignée.
Nouveau face-à-face pour Odipe qui se voit devant l' « autre côté » de lui-même, devant cette « sour » inconnue dont il devra épouser les plus redoutables énergies, pour atteindre à la lyre, à la Voix une, dont elle est la gardienne ; quelqu'un en lui, le sait.
. la déambulation labyrinthique du héros depuis Corinthe jusqu'à Thèbes a imprimé en lui une information indélébile et formelle. Toute déambulation, en effet, mobilise le corps de telle sorte qu'elle active en lui, la part la plus archaïque de l'être - plus particulièrement celle du cerveau -, vierge de culture et de toute fonction pensée, et que cette part, d'une façon tout à fait privilégiée, devient réceptive au plus subtil de la communication avec les choses et les événements rencontrés, indissociables du marcheur ; elle est en soi une mémorisation vitale dont, sous l'effet d'un événement choc ultérieur, les informations parviendront au cortex et se révéleront à l'Homme qui pourra alors les formuler. En ce sens, l'expérience du labyrinthe est indispensable à la vie de l'hémisphère droit du cerveau dans lequel se joue l'élaboration d'un tissage de l'être, non plus seulement à l'horizontale comme cela se fait dans l'hémisphère gauche, mais à la verticale, vers les plus grandes profondeurs de la personne. C'est lui seul, ce lent tissage, qui précipitera un jour l'intéressé au cour du labyrinthe où il verra la lumière, et comprendra l'énigme.
. Reprenons l'énigme.

« Qui, sur terre est un être à deux, à quatre, à trois pieds, dont la voix est unique ? Seul il change sa nature parmi ceux qui se meuvent sur le sol, en l'air et dans la mer. Mais quand il marche en s'appuyant sur plus de deux pieds, c'est alors que ses membres ont le moins de vigueur. »

Sur quatre pieds, il l'a été durant tout son temps d'identification au monde animal, dans l'âme-groupe parentale ; sur trois pieds, si l'on compte le bâton du vieillard ou celui sur lequel il doit s'appuyer depuis P.51 qu'il se sait boiteux, .. sur deux pieds, il n'a jamais pu l'être réellement tant sa blessure l'a fait souffrir. Ce n'est pourtant que sur deux pieds ( ou sur trois, mais avec une autre valeur du trois .. ) qu'il pourra parvenir à la verticalisation de son être, à la sortie du labyrinthe et à sa réunification. Les quatre étages de la Sphinge témoignent du changement de nature de celui qui fait l'objet de l'énigme. Au sommet est la Voix une.
Odipe reconnaît sa sour ; elle le reconnaît et s'incline ; elle meurt et ressuscite en lui. Odipe franchit la « Porte des Hommes », Le temps du labyrinthe est terminé. Comme Noé est entré dans la Tébah avec tous les animaux qu'il a à conquérir, Odipe entre dans Thèbes, la « cité aux sept portes », muni de « tous les dons » de sa sour-épouse, qu'il devra intégrer. . Odipe épouse sa sour dont nous verrons qu'elle devient Jocaste de ce côté-ci de la Porte ; elle est sa mère car d'elle lui naissent quatre enfants qui ne sont autres que quatre étapes de lui-même.
Comme de sa mère Adamah, dans le mythe biblique, Adam est appelé à naître, Odipe, véritable Adam (Homme), sait que « seul l'Homme vraiment Homme change sa nature parmi ceux qui se meuvent sur le sol, en l'air et dans la mer ». Odipe, oidos pous, « pied enflé », n'est-il pas aussi oida pais, 1'« enfant qui connaît » ? Et parce qu'il connaît maintenant le chemin, Odipe, devenu Homme véritable, se tient enfin sur « deux pieds », oi dipous ; il peut se verticaliser ; pour cela il assume quatre naissances symboliques et parvient à la dimension royale de son être.


Thèbes, matrice de feu Odipe roi

Le mythe archaïque semble installer Odipe sur le trône de Thèbes et l'y faire mourir paisiblement sans le conduire dans le (( grand voyage nocturne » - selon LI ~implique !'épreuve dans la matrice de feu 1. >phocle, lui, ne laisse pas le héros dans cette quiétude béate et, , araissant savoir ce que royauté veut dire, se saisit d'Odipe pour le mener à la conquête de sa dimension royale intérieure.
Sophocle fut-il initié aux mystère d'El eu sis ? S serais tentée de nt !'ouvre du poète dan son ensemble, et celle-ci plus particulièrement qui concerne Odipe, offre, à n'en pas douter, une dimeniion de lecture profondément exhaustive. ,e poète qui, avec le prophète, voit l'intérieur 53 les choses, prirla mesure de l'amplitude qu'il pourrait donner au récit et l'on peut supposer que c'est en connaisseur du sens de cette dynamique qu'il s'empara du héros pour le conduire, depuis ses « pieds nfIés », non seulement jusqu'à la royauté, mais jusqu'à la Voix une. (
R oici le peuple de Cadmos rassemblé d ue celui qui l'a délivré de a Sphinge et qui, s'il n'est lui-même un dieu, est certainement capable d'entendre la voix des dieux !Jour avoir su répondre à une telle énigme, 'lue celuilà, donc, le délivre maintenant d'un nouveau fléau, une peste maudite ! l l1e peste qui fait périr toutes semences, celles de la terre, des troupeaux et jusqu'à :elles qui pénètrent le ventre des femmes. T out est rappé de stérilité. La vie s'arrête ; et le « noir Hadès thésaurise les gémissements et les pleurs ».
Edipe qui, lui, a quatre enfants de la reine Jocaste t que la peste n'a pas frappé s'associe cependant à la 1ouleur de son peuple ; il, jà il a dépêché au sancluaire de la Pythie son beau-frère, Créon, afin d'apJrendre de l'oracle ce qu'il devra faire pour tirer la cité de ce nouveau péril ;

« Laïos gouvernait autrefois ce pays, rapporte ! Il fut tué et le dieu nous commande aujourd'hui sans ambages de punir ses meurtriers. »

L'ordre est clair. Mais beaucoup moins claire la façon de s y prendre ! Qui sont les meurtriers ? Jamais personne n'a éclairci l'affaire. Le roi était parti consulter la Pythie de Delphes à propos de la Sphinge ; ... Odipe décide alors de l'éc1airir lui-même ..
« Quel que soit le coupable, proclame-t-il, j'interdis, en tous lieux où s'étend mon autorité souveraine, que personne l'accueille, lui adresse la parole, l'associe aux prières, aux sacrifices, aux lustrations ; vous devez tous l'écarter de vos maisons comme vous portant souillure, ainsi que l'oracle pythique vient de me le signifier. » Odipe jure qu'il combattra pour la cause de ce roi dont il a épousé l'épouse, comme s'il était son propre père.
Le coryphée auquel il s'adresse lui suggère alors de consulter un prince de la divination qui a pour nom Tirésias. .
Il est aveugle et se présente devant Odipe, appuyé sur un bâton en bois de cornouiller (aune) dont la vertu est la divination. Odipe le supplie de P.55 lui révéler la vérité. Troublé, Tirésias lui demande la permission de se retirer. Odipe insiste . Tirésias s'explique alors davantage, disant que ce qu'il sait ferait le malheur du roi et qu'il refuse de le dévoiler. Hors de lui, Odipe soupçonne Tirésias d'avoir conçu le crime et poussé à bout, n'y tenant plus, Tirésias profère malgré lui la terrible vérité : Odipe est l'auteur du meurtre ! Le roi se raille du devin et ne peut croire ses paroles, mais le devin, lui, va maintenant jusqu'au bout de la révélation : Odipe a tué son père et épousé sa mère ! .
Oedipe, se retourne contre son beau-frère Créon .. dont il imagine qu'il a ourdi ce complot pour éliminer le roi et reprendre sa place sur le trône de Thèbes. Créon, « homme-pierre », se défend avec noblesse de cette accusation .
Oedipe, atteint en plein cour, commue la peine de mort en exil, mais il crache méchamment la haine que lui inspire l'accusé. Celui-ci se retire avec noblesse et non sans prévoir le chagrin qui accablera le roi quand sa colère sera tombée. .

Au-delà de l'enveloppe externe du mythe, de sa dimension narrative, la tragédie de Sophocle sollicite du spectateur une ouverture de cour aux mystères de l'intériorité. .
La Sphinge, sour d'Odipe, s'est inclinée .. En passant la porte de Thèbes, Odipe avait intégré « la première nature de son être changeant », celle de son enfance et de son adolescence, que la partie « taureau » du corps de la Sphinge P.59 munie d'une queue de serpent lui révélait. . cette queue de serpent venait rappeler la présence du maître auquel s'étaient donnés Cadmos et son épouse en fuyant les épreuves qui les attendaient dans la cité aux sept portes et en choisissant l'exil ; peut-être le signe du serpent était-il aussi prémices d'une autre dimension de Cadmos que seul Odipe, à la quatrième génération, assumerait. En tuant le roi Laïos, le quatrième descendant de Cadmos avait tranché la tête du prince de l'exil ; il peut maintenant redonner à la cité sa royauté ontologique. Pour cela, Odipe vainqueur entre à Thèbes, en devient roi et s'attaque au maître de sa deuxième nature, le lion.
Symbole de toute-puissance et de souveraineté .., le lion invite l'Homme qui aborde sa dimension à « dominer sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux de la terre et sur tout ce qui rampe », c'est-à-dire sur tous les éléments de son cosmos intérieur, sur tout ce qui en Odipe autrefois rugissait, criait, hurlait, mordait ou déchirait, tuait même, selon sa première nature inconsciente et qui maintenant doit être consciemment pris en main, élément nommé par élément nommé, pour en retourner les énergies en informations. Autrement dit, le lion invite l'Homme à autant de morts et résurrection qu'il est nécessaire pour atteindre en lui à toutes les mesures du réel . Dans la cité sainte, en épousant sa mère, Odipe prend ces mesures : il obéit à leurs lois et fait l'expérience de leur justesse. Jusque là Odipe s'appuyait sur des valeurs bien définies : telle était la vérité, telle l'erreur ; telle était la sagesse, l'éthique relative à l'intelligence des choses perçues, telle la folie ; telle la juste logique qui donnait cohérence aux lois du monde, tel le mensonge ; telle la lumière, telles les ténèbres, etc. Et voici que maintenant, chaque fauve de sa forêt intérieure, devenu information, construit en lui un niveau de conscience autre, qui bouleverse les critères faisant référence jusque-là, et les nouvelles valeurs sitôt émergées disparaissent à leur tour pour en laisser advenir d'autres encore qu'une nouvelle énergie intégrée a mises en place ! Dans cette nouvelle déambulation Odipe ne titube plus ; sa rencontre avec sa sour devenue mère-épouse, son acceptation de la rencontre, l'ont fait entrer en résonance avec son vrai « Je », sa véritable identité tant recherchée, qui maintenant fait roc, de même qualité que le roc jeté autrefois au milieu des hommes semés sur l'ordre d'Athéna. Odipe est en train d'advenir à lui-même.
Dans cette opération « le lion dévore le taureau », dit l'alchimiste, qui signifie par là l'intégration des « nombreux dons » (Polydoros) de l'Homme au niveau de la royauté, intégration qu'avait fuie Cadmos. Mais Cadmos, malgré son erreur, avait construit la ville de Thèbes qu'Amphion et Zéthos avaient embellie et fortifiée et dans laquelle aujourd'hui Odipe est apte à assumer ses noces avec lui-même . Epouser implique de mourir à une partie de soi pour intégrer et réaliser en soi une partie de son autre côté, à l'issue de quoi l'être entre dans l'expérience d'un plus-être qui est véritablement P.61 expérience de résurrection, nouvelle naissance. .
Comme Adam qui .. est appelé à naître de sa matrice intérieure, la Adamah, et qui pour cela doit la pénétrer afin d'en nommer toutes les énergies (les animaux) et de les retourner en lumières-informations nécessaires à sa croissance, Odipe est appelé à épouser sa mère, Jocaste, matrice de son intériorité et à naître d'elle selon la loi inhérente à ses « changements de nature ». Le potentiel d'énergies qui est en Adam est appelé Ahat en tant que sour, Adamah en tant que mère et Ishah en tant qu'épouse. La fonction change mais la personne nommée est la même. Dans notre mythe, le changement de nom va de la sour, la Sphinge, à la mère-épouse, Jocaste. Jocaste ou Epi-caste signifie « pureté divine » ou « pureté au-dessus » ; elle est en effet celle qui va permettre à Odipe sa totale purification dans la matrice de feu qu'est la chambre nuptiale. Feu d'un amour infini, le feu divin est celui que décrit la Bible sous le nom du Guihon dont le mot francisé est la « Géhenne », les Enfers ! Gahon est le « ventre », Guihon le ventre en lequel se construit l'enfant intérieur, le vrai « Je » qu'indique la lettre Yod en hébreu.
C'est en ce « ventre » que Jésus invite Nicodème, docteur de la loi en Israël, à pénétrer pour renaître du feu . Pour entrer dans cette intelligence, il faut avoir dépassé la loi qui ritualise 1'extérieur et entrer dans le mystère de l'intérieur ! Toutes les « descentes aux enfers » des mythes n'ont de sens que là. Jocaste est ce « ventre » pour Odipe ; elle est l'espace des grandes profondeurs d'Odipe que celui-là doit pénétrer, « épouser », pour assumer sa dimension royale et atteindre à celle de l'aigle.
Dans cette dynamique, Odipe a de Jocaste quatre enfants. Couple de sublime fécondité ! Ses enfants réalisent les quatre étages de la Sphinge et les « quatre natures changeantes » d'Odipe, son total accomplissement.
-Ismène, « force lunaire », est la force tout extérieure de l'Homme en exil ; l'exil est un monde de nuit, celui de la procréation, qui se joue sur un rythme lunaire. Cette force est celle du taureau.
-Polynice, « nombreuses victoires », est le lion vainqueur de ses « animaux » intérieurs et ressuscitant de toutes les morts que ce Grand Ouvre implique. « Si le grain ne meurt, il ne peut porter de fruits. » Le lion garde la porte des enfers.
-Etéocle, « vraie clé », est l'aigle, gardien de la « Porte des dieux », au niveau de la gorge, là où l'Homme devient Verbe et tend à la Voix une. A ce niveau corporel, les clavicules, « petites clés », ferment la porte que nul ne peut pénétrer s'il n'est devenu Verbe, ce que l'aigle vérifie. L'aigle est le serpent verticalisé, celui que la Sphinge portait en prémices.
-Antigone, « face à la naissance », est le visage de femme. Appuyé sur l'épaule d'Antigone, Odipe connaîtra sa dernière naissance. Ayant fait « ouvre mâle » en lui-même, assumé ses enfers, il connaîtra P.63 une autre matrice, celle du crâne, et naîtra d'elle, telle Pallas Athéna jaillissant tout étincelante et casquée d'or du crâne de Zeus. Mais c'est hors de Thèbes qu'Odipe achèvera cette course.
Cependant, si quatre enfants du couple royal sont nés, ils ne sont pas tous encore réalisés. Certes Odipe est devenu « lion », mais il doit aller plus loin ; il est à l'apogée de sa gloire et la logique du mythe ne peut que faire sonner le glas de cette gloire atteinte pour conduire le héros plus loin encore en lui-même. Le devin Tirésias l'y conduit ; il est la mémoire d'Odipe.
La langue hébraïque indique magistralement par le mot Zakor l'unique mouvement qui associe le verbe « se souvenir » au substantif « mâle ». « Se souvenir », c'est faire ouvre « mâle » en soi, « épouser ». De même, à ce niveau ontologique et royal, être « mâle» que l'on soit homme ou femme -, c'est « se souvenir » de sa véritable identité : l'image divine fondatrice, « JE SUIS en devenir » que chacun est dans son « principe ».
Or c'est elle, cette identité divine, qu'Odipe était venu quérir auprès de la Pythie de Delphes. Et l'oracle, .. , renvoie l'Homme à lui-même pour qu'il découvre en son intériorité ce qui y est inscrit depuis toujours. Les épousailles d'Odipe avec sa mère des profondeurs ont déjà conduit le héros à mémoriser sa jungle intérieure, mais il doit se souvenir de plus loin encore. .
Il semble que, si Odipe est devenu fécond, de cette fécondité essentielle à laquelle tout être humain est appelé, s'il a levé la stérilité de sa personne, il ne l'a pas encore réalisé au niveau du collectif dont chacun est aussi responsable. N'oublions pas la qualité de l'être à laquelle la Sphinge a invité Odipe : celle de la Voix une. Et la Voix une a dimension universelle. Le peuple de Thèbes représente pour Odipe cet « universel » qui reste à guérir. . Jusque-là le héros a assumé la matrice d'eau ; il était encore à ce moment celui qui marche sur quatre pieds, confondu avec son monde animal intérieur, dans son parcours de Corinthe à Thèbes ; puis il a vécu la matrice de feu dans la cité sainte où il a assuré sur deux pieds sa verticalisation ; il doit se diriger maintenant vers les plus hauts lieux de son être.
A cette étape, la tragédie de Sophocle fait intervenir ce concours d'événements cités plus haut, qui obligent Odipe à prendre conscience du Grand Ouvre qui se joue en lui ; le pôle féminin du héros est accompli ; Jocaste qui le représentait n'est plus ; elle disparaît. Sophocle ne pouvait faire mourir la reine Jocaste, .. nouvelle manifestation de la Sphinge étrangleuse, que par étranglement. La P.65

THESEE

De Trézène à Athènes

Exercer une fonction royale ne veut pas toujours dire avoir atteint en soi à une telle dimension.
Le roi d'Athènes, Thésée, se serait-il voilé les yeux s'il avait pu soutenir le face-à-face avec ce qui s'ouvrait devant Odipe aux Portes d'airain et se faire jusqu au bout témoin du passage de son ami dans le séjour des dieux ? Non, ses yeux restés ceux d'un mortel, éblouis par l'éclat des mille soleils qui reçurent Odipe .. se fermèrent. Et pourtant, la bienveillance du roi envers le vieillard mendiant, la protection qu'il lui promit jusqu'à sa mort dans une parole donnée qu'il ne reprendrait pas, l'honneur qu'il mit à lui être fidèle, .. nous .. enclins à reconnaître en lui le héros légendaire qu'honore encore aujourd'hui la Grèce.
Mais le héros que célèbre notre nature d'exilés n'est peut-être pas celui que reconnaît l'Olympe. Entre le roi et le mendiant, c'est devant le mendiant que le ciel s'est ouvert. . P.81
.
Thésée est fils d'Egée, roi d'Athènes. Quelque épouse qu'eût Egée .. le roi ne pouvait avoir d'enfants. ; il résolut d'aller consulter la Pythie de Delphes afin d'en connaître la cause et d'y mettre un terme.

« Tu ne dois en aucun cas délier le col de ton outre gonflée de vin avant d'avoir atteint le plus haut d'Athènes », lui dit-elle.

Egée n'ayant su décrypter l'énigmatique réponse rendit visite à Médée, la magicienne ; celle-ci fit serment d'user de son art pour lever l'opprobre du roi si lui-même lui promettait protection . Ce pacte ayant été conclu, Egée, rempli d'espoir, se dirigea vers Trézène dont le roi Pitthée, son ami, avait une fille, Aérhra, fort éprouvée ; son futur époux était tombé en disgrâce et banni de la cité. Sous les enchantements de Médée, Aéthra s'éprit d'Egée qui lui-même se vit poussé par la magicienne dans le lit de la jeune femme. Au cours de la nuit, après que les deux amants se furent étreints et qu'Egée eut « délié le col de son outre gonflée de vin », Aéthra fuit sa couche où reposait celui qui venait de sombrer dans les lourdeurs de l'ivresse, et se réfugia sur l'île de Sphaéra .. Là, elle reçut la visite du dieu Poséidon qui s'unit à elle.
Bien que Poséidon ne réclamât aucun droit de paternité sur l'enfant qui allait naître de la jeune femme doublement honorée durant cette nuit magique, Thésée naquit à Trézène, fils du roi d'Athènes Egée et de Poséidon, souverain seigneur des océans, des îles et des rivages, dieu des plus grandes profondeurs sous-marines, maître des sources et des rivières. Mais cette divine filiation resta enfouie dans le cour d'Aéthra ; seul Pitthée en répandit discrètement le bruit.
Quelques mois avant la naissance de l'enfant, Egée, rappelé à Athènes par des devoirs royaux, quitte Trézène et reprend la mer. Auparavant il recommande à Aéthra de ne pas exposer leur fils comme il est souvent coutume de le faire pour des bâtards mais de l'élever dans la discrétion et selon les normes de son rang. Il dépose sous un énorme rocher une épée d'or et des sandales d'or, les insignes royaux qu'elle devra remettre à l'enfant lorsqu'il sera en âge de connaître sa véritable identité et de l'assumer. Aéthra met bientôt au monde un fils qu'elle nomme Thésée car il a une « position ». . P.83
. force étonnante se double d'une belle intelligence et d'une grande beauté. Séduction, ruse, rigueur au combat, le jeune homme sait jouer de toutes ces armes pour arriver à ses fins.
Un jour, Héraclès se trouve invité à dîner à Trézène, chez le roi Pitthée ; il est recouvert de la peau du lion qu'il vient de vaincre à Némée et qu'il jette négligemment sur un siège. . Thésée affronte courageusement celui qu'il croit encore vivant ; . Plus tard, notre jeune héros, obéissant au rituel des Comyries (tonte des cheveux), sacrifie à Apollon les boucles frontales de sa chevelure, mais il refuse de se laisser raser la tête comme cela se doit.
. émerveillée de la précocité de son fils, Aéthra conduit Thésée devant le rocher qui garde enfouis sous son énorme masse les insignes royaux déposés par Egée. Thésée sera-t-il capable de rouler la pierre ? Piqué au vif, le jeune homme, qui ne connaît pas le secret de la pierre, s'attaque à elle et d'une puissante aisance la soulève. .. Interrogée, Aéthra révèle à Thésée son identité royale ; elle tait ses origines divines et donc ses affinités subtiles avec les demeures marines ; elle ne peut alors s'étonner que, décidé aussitôt à rejoindre le roi son père, Thésée refuse de s'y rendre par la mer et qu'il choisisse la route de terre. La route de terre est cependant des plus dangereuses ; infestée de bandits, elle conduit impitoyablement à la mort. Mais Thésée serait-il moins fort que son cousin Héraclès ? Cette course ne va-t-elle pas lui permettre de rivaliser de gloire avec le héros ? Sa détermination est absolue, il partira par la voie de terre qui longe la côte, malgré les supplications de sa mère.
Thésée dit adieu à Aéthra ainsi qu'au roi Pitthée et part sans un regard en arrière, fermement résolu à ne se présenter devant son père qu'en vainqueur de tous les bandits qui oseront l'attaquer. Le premier d'entre eux est Périphétès, géant à six bras, que l'on disait fils de Poséidon et qui tue de son énorme massue de cuir tous les voyageurs passant sur cette route. Thésée se précipite sur lui, arrache à ses mains la massue de cuir qu'il abat sur le géant.
Désormais Thésée poursuit son chemin, muni de l'épée d'or, mais aussi de la massue de cuir qu'il brandit fièrement comme Héraclès le fait de la peau du lion. Vainqueur de Périphétès, Thésée débarrasse la route de nombreux autres bandits qui jouaient de leur sadisme le plus odieux pour venir à bout de leurs victimes ; parmi eux Sinis, petit-fils de Corinthos, lui-même fils bâtard de Poséidon ; puis le père de Sinis, le fameux Procruste au lit funeste, et Sciron le bandit, lui aussi fils de Poséidon, qui par ruse précipite dans la mer ses malheureuses victimes alors dévorées par P.85 d'énormes tortues ; . Leur disparition porte maintenant Thésée au même rang que son cousin Héraclès ; leurs travaux se valent bien, et, de plus, ceux de Thésée sont gratuits, à l'inverse des travaux qu'Héraclès, meurtrier de sa famille, doit accomplir en réparation de son crime.
Auréolé de la renommée qu'il acquiert, Thésée atteint les côtes de l'Attique ; il reçoit au temple de Zeus-le-très-clément la purification du sang qu'il a fait couler durant son voyage et se voit bénéficier de l'hospitalité des Phytalides ; pour la première fois depuis son départ de Trézène, il est soigné, revêtu d'un somptueux vêtement et ses blonds cheveux bouclés sont nattés avec art. Interpellé par des maçons qui construisent le toit du temple d'Apollon et qui se moquent de lui, le prenant pour une fille sans chaperon, Thésée, en un tour de main, dételle les boufs de leur charrette et lance celle-ci dans les airs à la hauteur du toit. Impressionnés, les ouvriers se retirent et Thésée fait une entrée triomphale dans la cité d'Athènes.

La double origine du héros grec est remarquable. Thésée est fils de roi, mais le roi est un mortel dont la fonction royale ne l'a pas porté au rang des dieux. En revanche, la filiation divine qui relie Thésée à Poséidon, si discrète soit-elle, et sans doute à cause de sa discrétion même, lui donne une force que nul .. ne vient dissiper. Cette force investie au départ de la vie de l'adolescent aux niveaux physique et psychique revêt en Thésée une puissance exceptionnelle. Choyé par sa mère et son grand-père, .. admiré par eux, l'enfant grandit en apprenant d'eux le devoir de travailler ses dons dans l'érection d'une personnalité de noble essence.
Toute personnalité est essentielle à acquérir dans les catégories de la vie du « moi » répondant aux valeurs du collectif et à celles du monde ; dans un premier temps, chacun sait que ce « moi » doit se construire, être connu de l'intéressé, reconnu des autres et atteindre au mieux d'une réussite sociale. Vient un jour où ce « moi » entre en résonance avec un « Je » plus profond, celui que nous avons vu bouleverser Odipe et porter cet homme à s'interroger sur sa véritable identité, puis à la conquérir. Ce « Je» déposé en semence divine Fondatrice de tout être, oublié chez Cadmos et ses premiers descendants, avait resurgi avec une exigence incontournable chez Odipe .
Chez Thésée, ce « Je » est nettement signifié dans la filiation divine du héros, mais celle-ci est tenue si secrète qu'on la sent plutôt refoulée dans la mémoire d'Aéthra et de Pitthée, ces deux êtres ne semblant pas en soupçonner l'importance, encore moins la cultiver chez l'enfant, eux-mêmes n'ayant sans doute jamais eu accès à leur « personne ». Fondateur de tout être, mais recouvert d'un nécessaire premier « moi », ce « Je » s'exprime généralement autour de l'âge de la P.87 puberté et invite l'être à entrer en résonance avec lui pour l'amener à découvrir sa véritable identité et à passer de la dimension de la « personnalité » à celle de la « personne », à l'« unique » qu'est cet être au cour du collectif
Deux raisons essentielles peuvent étouffer la voix de la « personne ».
La première tiendrait à une naissance trop prématurée, à une privation des deux ou trois derniers mois de la vie intra-utérine pendant lesquels se serait construit le plus subtil de l'enfant, son identité. .. au sixième mois de gestation le fotus est achevé dans son anatomie et sa physiologie, mais .. sa psyché n'est pas encore pleinement éclose ; or, c'est elle qui .. les trois derniers mois de la vie intra-utérine, s'élabore de telle sorte que l'identité première - le moi-ego - de l'enfant à laquelle elle est liée acquiert une information supplémentaire ; celle-ci, d'ordre subtil et très intime, engramme la puissance potentielle d'accomplissement du « Je» unique, au-delà du « moi » ; de la personne, au-delà de la personnalité du futur adulte. Ce travail des grandes profondeurs .. relève de l'ouvre qui, dans ce mythe, est celle de Poséidon. Le trident du dieu des abysses inscrit alors tans la mémoire de l'enfant la voix du « un et trois» qu'il est dans son principe et qui se fera entendre de lui en temps voulu. Le trident est aux Grecs ce que la « chair », BaSaR, scellée dans les profondeurs insoupçonnées d'Adam est aux Hébreux. La lettre médiane de ce mot, shin, est un trident ; son idéogramme primitif est un arc tendu à l'extrême, dont la flèche retenue elle aussi à l'extrême, lorsqu'un jour elle s'exprimera, accomplira l'être (les deux lettres qui , l'entourent forment le mot BaR, le « Fils » !) ; la flèche donc accomplira le « Fils », ou bien, si elle est dévoyée (mythe de la chute), tuera !
. Nous pouvons .. ressentir la flèche comme étant celle du dieu grec Eros, celle de l'éros, l' esprit en l'Homme, et l'arc lui-même, le corps du Fils, celui du verbe. Le premier « moi » jouera un rôle de « père adoptif » pour accueillir en lui la Voix du verbe et de l'esprit dont seul Dieu est Père afin d'atteindre au Un qui est trinité en bas, image de la divine Trinité en haut. Si l'Homme accueille cette « Voix », la flèche du trident commencera de travailler à retourner sa psyché animale en âme spirituelle - ce qui s'est passé pour Odipe resté fidèle tout au long de sa vie à cette Voix qui l'a conduit de Corinthe à Colone.
. souvenons nous du fils de Sémélé, elle-même fille de Cadmos. .. Dionysos, né des amours de Zeus et de Sémélé dont la beauté envoûta le dieu du ciel. Héra, épouse de Zeus, parvint à se venger et P.89 Sémélé, victime de la perverse jalousie de la déesse, périt consumée par la foudre de celui qu'elle aimait ; elle était alors enceinte de six mois. Mais Hermès, autre fils de Zeus qu'il eut de la fille du géant Atlas, sauva l'enfant de ce ventre lunaire et l'enferma dans la cuisse de son père - matrice solaire ; ainsi Zeus assuma les trois derniers mois du travail de gestation, signifiant par là que les six premiers mois de l'enfant dans la vie intra-utérine ressortissent à la formation d'une première identité lunaire, voire nocturne, liée à l'inconscient, et que les trois derniers mois reçoivent l'information solaire, ceux d'un « Je » conscient. A la fin de ces trois derniers mois, le terme étant échu, Hermès « aux sandales ailées » délivra son père et Dionysos vint au monde, « deux fois né » comme semble le dire son nom.
Il est certain que nous ne pouvons entendre le vrai message du dieu du vin - qui interviendra plus tard dans la vie de Thésée - que si, au-delà de l'ivresse grossière à laquelle, nous dit-on, se livrait son cortège, au-delà des danses et des chants orgiaques qui menaient les Bacchantes aux délires les plus fous, nous percevons l'arrière-plan de la scène où se déploie la vraie dimension du dieu du printemps, du prometteur de fruits, dieu de la vigne et du breuvage des dieux, de l'ivresse de la connaissance qui rend l'Homme participant des joies divines. La Grèce semble donc nous donner confirmation de ce que son héros Thésée, fils du roi Egée et du dieu Poséidon, soit promis à entrer un jour dans la dimension solaire de son être, celle de sa vraie « personne ». A moins qu'un autre obstacle que celui décrit plus haut et qui ne semble pas concerner le héros vienne faire barrage à son accomplissement.
Celui-là consiste en ce que, après la naissance de l'enfant, le monde parental ne donne pas au premier « moi » de l'enfant une structuration juste. Ce « moi » peut en effet être trop fortement construit sur les valeurs lunaires que les parents n'ont pas su dépasser et qu'ils ont érigées en valeurs solaires - valeurs relatives au monde de l'exil, érigées en absolu ; l'enfant grandit alors dans l'orbite des seuls objectifs de ce monde et, dans ce cas, les pièges du monde risquent de se resserrer sur lui ; englouti dans le lunaire, il n'aura guère accès à sa véritable identité d'Homme, d'ordre divin celle-là. Ou bien, ce premier « moi » n'a pas été reconnu pour lui-même, mais comme objet de projections parentales, ou bien encore il se sera développé dans un tel laxisme qu'aucune matrice aimante n'aura pu le contenir pour le construire. Quelquefois, c'est à partir d'un grand traumatisme que ce petit être commence de grandir et les défenses qu'il génère pour se protéger tendront à se rigidifier et à devenir par la suite sa prison, voire son tombeau. Il semble que Thésée ne soit pas à l'abri de ce deuxième type d'obstacle.
Reconnu, il l'a été ; mûri dans un foyer aimant sous la vigilance d'un grand-père réputé pour sa sagesse et son savoir, il le fut aussi. Aucune souffrance n'a percuté ses jeunes années. Mais, surdoué, suscitant une admiration sans bornes chez les siens, nourrissant leur vanité, honoré, flatté de toutes parts, comment entendrait-il P.91une voix autre que celle des louanges berçant son premier « moi » ? Une voix qui le conduirait à nourrir à celle de ces sirènes, à mourir au registre dans lequel se déploient leurs chants et où lui-même investit la totalité de ses dons, pour s'ouvrir à une autre de l'extérieur et qui semble rester totalement close de l'intérieur ?
Une grande beauté, une somptueuse réussite. autant de pièges narcissiques dont il est bien difficile de se défaire ! Certes, l'épreuve de leurs contraires constitue une autre menace. . piégé par la force enivrante de son premier « moi » et des louanges qu'elle suscite, Thésée construit de ses propres mains un labyrinthe profond dont il convient que nous .. discernions la réalité.
Ce qui nous frappe en ce récit, dès l'enfance de Thésée, c'est que, outre les dons exceptionnels de l'adolescent, il semble qu'un « trop tôt» préside à la découverte de ses origines royales. Aéthra, fière de son fils, de sa précocité, ainsi que de ses secrètes origines,
n'a-t-elle pas hâte de le voir revêtir ses insignes royaux ? Si elle-même n'est pas encore entrée en résonance avec sa « personne », c'est-à-dire avec le « Fils» intérieur que tout être doit rencontrer en lui, .. , pour le porter en gestation pendant sa vie, ne projette-t-elle pas sur le fils extérieur le désir d'accomplissement - et en ce cas celui de réussite qui devrait concerner essentiellement le secret de sa propre intériorité ? Tel est le danger classique, mais peu discerné, donc peu évité ! Et dans le désir fou de promouvoir Thésée à la gloire, Aéthra ne respecte pas le temps nécessaire à l'acquisition d'une suffisante maturité chez le jeune adolescent pour qu'il soit en mesure de donner à la découverte de ses origines royales une juste direction ; au moment où elle le conduit devant le rocher, il est évident que la vaniteuse envie d'« épater » son entourage pousse l'enfant royal à soulever l'énorme masse. Pour son malheur, oserais-je dire, il y parvient.
L'épée d'or, qu'alors il découvre, est l'insigne d'une autre royauté que celle de la simple fonction paternelle dont il aura peut-être un jour la charge en ce monde ; elle n'est pas l'épée qui tue, mais celle qui transmute et donne vie au-delà de la vie ; sa lame invite à la rencontre avec le trident de Poséidon, mais personne ne le lui dit. Quant aux sandales d'or, nous les avons vues aux pieds du divin Hermès, ornées d'ailes propres à les faire se mouvoir dans d'autres espaces-temps que ceux du monde humain d'un premier « moi ».
Mais, ivre de ces objets sur lesquels il ne peut projeter que sa vision narcissique des choses, Thésée décide sur-le-champ de partir et d'aller rejoindre son père, le roi d'Athènes. Deux voies lui sont alors offertes pour atteindre la ville : la voie de terre et celle de la mer. On ne peut s'étonner du choix de Thésée : le fils de Poséidon est encore totalement endormi et P.93
celui du roi Egée est bien loin de songer à devoir se mesurer un jour au redoutable trident du dieu des profondeurs sous-marines, c'est-à-dire à la dimension « une et trois» de sa « personne » dont il ne soupçonne pas qu'elle existe et moins encore qu'elle soit sa véritable identité.
Thésée n'a pour l'instant de son père divin que l'héritage de sa face nocturne, celle des eaux. Si riches soient-elles du véritable héritage, celui des énergies potentielles encore « inaccomplies » dirait l'Hébreu, encore inconnues, voire insoupçonnées de l'Homme inconscient, à cette étape, elles sont encore stériles et l'Homme resté infantile ne sait que se diluer en elles et régresser dans le rêve océanique d'une matrice sans limites ; il s'abandonne complaisamment à ses penchants les plus puérils, si apparemment virils soient-ils, et s'éprend de ses succès ; Thésée est de ceux-là. Le courage dont il fait preuve, la volonté qu'il exerce pour arriver à ses fins sont de remarquables vertus d'un temps, mais lorsqu'on leur donne force d'absolu, elles risquent de laisser leur auteur totalement identifié à elles et de le rendre incapable de déceler son ombre. Thésée, confondu avec le soleil de sa gloire, a d'autant moins de chance de voir son ombre que son héritage neptunien, à ce niveau-là de son être, le
handicape. Il se noie dans les eaux de son narcissique miroir ! Aurait-il emprunté la « voie humide », la route des mers, pour gagner Athènes, Thésée se serait sans doute trouvé devant un miroir moins complaisant qui l'aurait obligé à lire dans les épreuves dont il a été vainqueur des face-à-face incontournables avec ses propres monstres intérieurs. Au lieu de cela, choisissant la « voie sèche », la voie de terre, il se dore au soleil de son plus superficiel reflet, tue les monstres extérieurs, mais refoule dans les parts les plus profondes et les plus inconnues de lui-même ses monstres intérieurs ; il en constitue le sombre labyrinthe .. qu'il devra tôt ou tard rencontrer et assumer.
Pourtant tous ces hommes pervers, à la cruauté sans nom, ne se sont-ils pas présentés à nous sur ce chemin de terre comme relevant d'une filiation proche ou lointaine avec le dieu Poséidon ? Thésée n'a pas su reconnaître en eux ses frères. .. déjà pour les tuer, il n'a su se servir que de la fameuse massue de cuir conquise sur le premier monstre, Périphétès, et symbole de force animale brutale, plutôt que de l'épée d'or. Il n'a pas fait lui-même l'expérience de la tortue des mers : médiatrice entre le ciel, par sa carapace ronde, et la terre, par son ventre plat, elle aurait instruit Thésée de sa divine origine.
Thésée arrive à Athènes aussi ignorant qu'à son départ de Trézène, et ce n'est que dans l'éclatante lumière d'un nouvel exploit qu'il prouve aux ouvriers du Temple sa virilité. Sans doute ceux qui « ouvrent au Temple» ont-ils eu l'oil ouvert à la femelle Vigueur de cet insolent aux boucles blondes et à l'allure efféminée ; mais lui .. n'avait P.95 sacrifié à Apollon que ses boucles frontales, vite repoussées, et n'avait su lui offrir la totalité de sa force - les cheveux étant expression de la force qui naît dans les reins. .

D'Athènes à Cnossos

Thésée se présente au palais du roi avec l'assurance que lui confèrent la noblesse de son lignage et la renommée acquise par ses travaux. .
Médée, la magicienne .. devenue .. épouse du roi Egée. . Séduits tous deux, ils l'invitent à séjourner un temps auprès d'eux, mais très vite l'oil de la magicienne reconnaît en Thésée le fils d'Egée, qu'elle lui fit avoir d'Aéthra ; elle voit aussitôt en lui l'usurpateur éventuel du trône qui revient de droit au fils qu'elle-même a eu du roi Egée, Médos. Aussi fait-elle passer Thésée pour un P.97 espion et décide-t-elle, avec la complicité du roi, de faire périr le perfide.
Une coupe empoisonnée lui est préparée qu'il boira au cours de la fête prochaine offerte à Apollon. Au moment où Thésée lève la coupe vers le ciel pour implorer la protection du dieu sur le roi et la reine, il découvre quelque peu le pan de son manteau qui tenait cachée l'épée d'or ; et soudain le roi voit l'épée.
En un éclair il comprend tout, reconnaît son fils et brise d'un coup sec la coupe maudite dont le poison se répand sur la table . Egée, plein de colère aussi contre la reine dont il comprend les desseins, soutient la décision de Thésée qui veut se venger d'elle. Avec Médos, elle s'enfuit du palais et s'enveloppe d'un nuage magique qui les dérobe .
A partir de ce moment, Thésée partage avec son père le gouvernement du royaume. Le royaume est alors dévasté par un monstrueux taureau blanc qui avait été ramené de Crète par Héraclès après que ce dernier l'eut capturé au cours du septième de ses travaux ; il ravage la plaine de Marathon et tue des centaines d'hommes et de femmes. Ce taureau est sans doute celui dont le mythe parlera plus loin et qui dans ce cas est une éclatante manifestation du dieu Poséidon. Plusieurs hommes ont été envoyés pour le maîtriser, mais tous ont été tués, et parmi eux Androgée, fils de Minos, roi de Crète. Devant ce fléau et confiant en sa force invincible, Thésée part au-devant du taureau ; il parvient à le saisir par les cornes et le traîne dans les rues d'Athènes jusqu'au temple d'Apollon où il le sacrifie. Mais le problème posé par le taureau ne pouvait être résolu par ce seul holocauste. Un autre sacrifice, et d'une autre taille, pesait sur les Athéniens.
En effet, le roi Minos pense que son fils Androgée n'a été envoyé vers le monstre que pour être exposé à sa cruauté et mourir ; aussi exige-t-il en expiation de sa mort, plutôt qu'une guerre, le sacrifice annuel de sept jeunes hommes et sept jeunes filles envoyés en pâture à un autre monstre, le Minotaure, et ceci pendant dix ans. Lorsque Thésée commence à participer aux affaires du trône avec son père, Athènes est prête à envoyer pour la troisième fois ces jeunes gens désignés par le sort afin d'être sacrifiés au Minotaure. Thésée ne peut supporter cet opprobre.
Aussi, fidèle aux plus nobles valeurs de son cour, décide-t-il de partir avec ce troisième convoi et d'obtenir du roi Minos qu'il lui permette de se mesurer seul avec le Minotaure ; s'il triomphe du monstre, non seulement les jeunes gens auront la vie sauve, mais un terme définitif sera mis à l'exigence expiatoire de la Crète.
Le roi Egée est inquiet d'un tel projet qu'il ne sent pas juste ; il tente d'en dissuader son fils, en vain. N'est-ce pas trahir l'alliance de paix conclue avec la Crète que d'en changer le cours à la troisième année ? P.99 Thésée est-il capable de se mesurer au redoutable Minotaure dont le roi pressent que seule l'épée d'or pourra le vaincre ? Thésée est-il prêt à manier l'épée d'or ? . malgré ses exhortations, lui, son père, ne peut pas davantage détourner de son dessein le jeune héros que n avait pu le faire Aéthra, mère de Thésée, du choix de son voyage vers Athènes quelques mois plus tôt.
Bien que partant d'un cour généreux, le projet de Thésée n'en est pas moins présomptueux. Le fils d'Aéthra promet alors à son père de le prévenir de sa victoire dès que le bateau revenant de Crète abordera les eaux d'Athènes, en hissant au haut du mât une voile blanche en remplacement des voiles noires qui, chaque année, signent le deuil du triste convoi ; si par malheur les voiles noires demeurent, elles diront l'échec du héros. .

Le roi Egée ne se trompe pas ; il a tout lieu d'être inquiet. L'âge lui a donné ce « quelque chose » qu'il ne peut nommer et qu'une certaine évolution de sa « personne » lui aurait conféré avec précision s'il avait pu dépasser le personnage qu'il représente et avoir accès à sa véritable identité, à savoir : l'intelligence des événements au-delà de l'« événementiel » et le discernement des motivations qui président aux décisions prises face à ces événements. Intuitivement il sent la non-justesse de la résolution de son fils. En effet, celui qui se lance dans cette aventure n'agit pas plus dans la conscience de son vrai « Je » que lorsqu'il s'est engagé sur la « voie sèche » de son voyage vers Athènes ou lorsqu'il a procédé à la conquête du Taureau blanc.
Le premier « moi » de Thésée est d'autant plus piégé que son âme est émotive et sa nature généreuse ; avec un indiscutable courage engraissé aux succès précédents, il désire d'un cour héroïque mettre fin au lourd tribut imposé par la Crète. Mais un cour héroïque et soumis à l'émotion n'est pas pour autant un cour « circoncis », dirait l'Hébreu, c'est-à-dire un cour libéré des peaux des animaux intérieurs à l'Homme et qui jouent à sa place, un cour rendu alors capable de voir une dimension plus profonde des choses. C'est l'animal de la vanité personnelle et de l'orgueil du sur-moi national qui s'est tapi dans le cour de Thésée en se déguisant de générosité, voire d'héroïsme.
Courage et héroïsme sont des vertus psychiques, non spirituelles ; elles sont génératrices de tensions épuisantes qui atteignent un jour à leur point de rupture ; nécessaires un temps, pour forger le premier « moi », elles sont appelées à laisser place peu à peu à une force propre à la nature de la vraie « personne », que nul ne peut soupçonner s'il n'en a pas fait l'expérience, et qui, sans effort, amène l'être à poser le geste juste. Dans ce même souffle, la générosité obéit P.101 à d'autres critères que ceux de l'ordre psychique ; parfois elle peut même se traduire en rigueur et se trouver alors incomprise des êtres restés dans cet ordre primaire.
Parmi ces derniers, cependant, l'Homme âgé, fatigué des tensions liées à l'incohérence de ce registre, a tendance à laisser tomber ses défenses ; fatigué de devoir prendre ses décisions selon des normes qui le rassurent, mais dont il commence à percevoir la fragilité, il laisse affleurer en lui une sagesse cachée, déstabilisante mais d'autant plus troublante qu'elle n'a pas force décisionnelle.
Sans doute est-ce cette confuse sagesse qui vient de donner au roi Egée l'intuition d'une « non-justesse» dans la succession des événements enclenchés trop rapidement sous ses yeux et hors sa puissance royale. Pourtant, la rencontre du taureau blanc était déjà lourde de sens pour Thésée ! Dans l'animal en soi tout d'abord, car nous connaissons la signification de ce premier étage du Tétramorphe ; ce taureau capturé par Thésée sollicitait certainement du jeune homme l'ultime face-à-face qu'il n'avait pas su discerner dans ses précédents adversaires. Si, de plus, le taureau était vraiment celui qui avait honoré en Crète la reine Pasiphaé .. il était alors le dieu Poséidon lui-même, père de Thésée. Capturer le taureau sans lire son message réduisait la rencontre à un tour de force ; l'immoler sur l'autel d'Apollon réalisait un geste purement extérieur, populaire certes, mais d'ordre magique, et ne constituait en aucune sorte une percée de conscience liée à une reconnaissance de la filiation divine. Si cela avait été le cas, Thésée aurait compris le sens et donc l'importance du sacrifice des sept jeunes gens et sept jeunes filles offerts au Minotaure. .

Thésée à Cnossos - Son retour à Athènes

Sur le trône de Crète, au palais de Cnossos, siègent le roi Minos et la reine Pasiphaé. La reine Pasiphaé reçut un jour la visite du dieu Poséidon qui lui apparut sous l'aspect d'un taureau étincelant. .. Minos, son époux, avait auparavant établi son droit au trône, en priorité sur ses frères, en se réclamant de la toute particulière faveur des dieux qui exauçaient, dit-il, toutes ses prières. Pour preuve immédiate, il demanda à Poséidon devant tous les Crétois qu'un taureau sorte de la mer afin qu'il lui soit offert en sacrifice. C'est alors qu arriva en nageant vers le rivage un taureau d'une telle blancheur que, ébloui, Minos le garda parmi son troupeau et offrit une bête beaucoup moins belle en sacrifice au dieu des mers et des fleuves. Pour punir Minos, Poséidon fit en sorte que la reine s'éprenne du taureau. Séduite en effet, Pasiphaé demanda à Dédale, architecte de la cour, réputé pour son art à fabriquer des objets animés, de l'aider à consommer ses amours avec le taureau et, pour cela, de lui construire une vache en bois, articulée de telle sorte qu'elle puisse entrer en elle et manipuler ses ouvertures génitales en temps voulu. . De cette union naquit un monstre à tête de taureau et à corps d'homme, le Minotaure. Ne sachant que faire du monstre, et voulant cacher sa honte, le roi Minos consulta un oracle qui lui donna le conseil de faire construire par Dédale une demeure au fond de laquelle serait enfermé ce fils abhorré autant que redoutable. Dédale construisit alors un labyrinthe aux innombrables sentiers tortueux et perfides qui en rendaient impossible la sortie pour quiconque osait s'y aventurer ; celui-ci devenait alors implacablement la proie du Minotaure qui se tenait au centre de ce lieu infernal.
Le Minotaure, né de ces amours divino-humaines sous des apparences animales, était redoutable non seulement par son aspect hideux mais aussi par son exigence dévorante puisqu'il contraignait le couple royal à lui donner régulièrement en pâture de jeunes enfants. Le roi Minos n'avait pas trouvé mieux que de détourner de son pays, la Crète, cette abomination en cherchant prétexte auprès de sa rivale, la Grèce, pour que ce soir elle qui nourrisse le monstre. La mort d'Androgée fournit cette raison .
Le bateau aux voiles noires accoste les rives crétoises après avoir dû arrêter sa course dans le port de P.105 Delphes tant la tempête faisait rage. Thésée a-t-il omis de sacrifier à Apollon avant de partir ? Pourtant l'ordre d'Apollon enjoignait de célébrer Aphrodite et de rendre à la déesse le culte demandé, l'offrande d'une chèvre. Thésée a obéi mais, au moment de la mort de l'animal, la chèvre est devenue un bouc pris de telles convulsions que chacun vit là un redoutable augure. . Aphrodite n'en protégea pas moins le héros qui arrive donc à bon port .
Le roi Minos les attend, mais il s'éprend d'une des jeunes filles désignées pour le sacrifice et le tyran l'aurait violée sur place si le fils d'Egée, se réclamant alors de sa filiation au dieu des profondeurs marines, ne s'était interposé pour la protéger.
« Si tu es le fils de Poséidon, dit alors le roi Minos qui jette à ce moment même un objet à la mer, rapporte-moi cet anneau qui est aussi mon sceau, car je suis fils de Zeus. »
« Si tu es fils de Zeus, prouve-le-moi », rétorque Thésée.
Invoquant Zeus, Minos déchaîne le ciel qui répond par un violent orage : le tonnerre gronde, un éclair pourfend le ciel, mais la foudre respecte le fils de Poséidon qui se jette dans la mer où Thétis l'accompagne. Les belles Néréides nagent .. et rapportent bientôt l'anneau d'or que Thésée, sortant des eaux, remet au roi Minos. Le roi s'incline.
Parvenu au palais, Thésée présente sa requête à Minos et Pasiphaé ; il demande à conquérir lui seul le Minotaure afin que soient définitivement épargnés les jeunes Athéniens .. Le roi se rit de ce jeune présomptueux qui s'imagine capable d'affronter le monstre. . Railleur, le roi Minos accepte.
Le roi n'a pas compté sur l'aide surprenante qu'apportera au jeune héros .. Ariane, sa propre fille, présente au palais au moment où Thésée fit sa requête. Ariane s'est éperdument éprise de cet homme jeune, beau, courageux comme nul autre, et dont elle ne peut concevoir la perte. Elle s'avance vers lui ; la beauté de la jeune fille n'est pas moins grande ; son charme enveloppe Thésée de ses tendres lacets ; il se laisse conduire par sa royale protectrice jusqu'à l'entrée du labyrinthe. Là, en échange de la plus solennelle promesse de mariage, Ariane remet à l'audacieux héros un fil qu'il déroulera P.107 tout au long du parcours le menant directement au centre de l'édifice, selon les indications très précises dont la jeune fille avait connaissance. Elle lui recommande d'attendre que le monstre soit endormi, et de le saisir par les cheveux pour l'abattre.
Thésée obéit à ces ordres ; il traverse le labyrinthe sans hésitation, sans rencontrer la moindre difficulté ; il est maintenant devant le Minotaure ; .. le saisit en temps voulu et l'abat de la massue de cuir qui, avec l'épée d'or, ne le quitte pas. Grâce au fil d'Ariane, qu'il a soigneusement déroulé, Thésée retourne sur ses pas et quitte le labyrinthe par la porte qui l'a vu entrer ; sa jeune poitrine est toute gonflée, non seulement de la fierté de son exploit, mais de la joie d'avoir ainsi libéré son peuple du sauvage sacrifice qu'exigeait la Crète. Couvert du sang du monstre, il délivre les victimes de leurs geôliers en tuant ces derniers et se retrouve avec les siens, mais aussi avec Ariane, sur le bateau qui lève l'ancre aussitôt.
Les rameurs redoublent d'efforts pour gagner le large au plus vite. Bientôt les Crétois distancés renoncent à la poursuite du triomphal convoi et Thésée peut s'adonner aux joies d'une double victoire, celle qu'il vient de remporter sur le Minotaure, bien sûr, mais aussi celle de l'amour ; Ariane promise au mariage et folle amoureuse est près de lui ; Ariane a cependant emmené sa sour Phèdre avec elle. Au bout de quelques jours, le bateau fait escale à l'île de Naxos. Lorsqu'il repart, Thésée oublie Ariane doucement endormie sur le rivage et enceinte de lui ! Thésée ne s'aperçoit que trop tard de son oubli ; il ne peut revenir en arrière tant la violence des vents cingle les voiles du bateau qui fuit vers le large.
A son réveil, se voyant abandonnée, Ariane éclate en sanglots. Certains disent que malgré les consolations et les soins vigilants prodigués par les femmes de Naxos, Ariane mourut en mettant au monde son enfant ; d'autres assurent que le divin Dionysos lui-même vint recueillir et sécher les larmes de la jeune femme et qu'il la prit pour épouse.
Quel que soit le sort d'Ariane, Thésée, peu soucieux d'elle semble-t-il, poursuit son voyage et bientôt aperçoit les côtes de l'Attique. Fou de joie, mais aussi d'orgueil à l'idée de l'accueil qui va lui être fait, notre héros perd la tête ; il ne lui suffisait pas d'oublier Ariane, voilà qu'il ne se souvient plus de la promesse faite à son père et la voile blanche ne vient pas remplacer la noire voilure du bâtiment. .
Du plus loin que le roi Egée voit et reconnaît le bateau, il en scrute désespérément le signe convenu avec son fils, mais son pressentiment était donc juste : la voile est noire ! Thésée n'est plus ! Les jeunes gens sont morts ! . De la tête aux pieds du roi, un éboulement renverse tout son être ; il titube et, de cette falaise où il interrogeait l'horizon depuis tant de jours, il chavire et tombe dans la mer, cette mer qui depuis lors porte son nom !
Lorsque Thésée arrive à Athènes, la ville est en deuil et les funérailles vont être célébrées. . P.109
Thésée est proclamé roi. Il prend la place de son père et administre l'Etat avec rigueur et en parfait technicien. Mais pour ne pas être en reste avec Héraclès, il continue de rivaliser avec le héros en de multiples exploits qui l'éloignent trop souvent de son peuple. Des factions commencent à diviser la cité ; sa passion est cependant la plus forte ; il part en guerre contre les Amazones dont, au cours du neuvième de ses travaux, Héraclès s'était rendu maître et avait tué la reine ; ces femmes guerrières et fameuses tireuses d'arc sont séduites par Thésée qui enlève l'une d'elles, Antiopée. De son union avec Antiopée il a un fils, Hippolyte. Après la mort d'Antiopée, Thésée épouse Phèdre ! La tragédie de Racine nous laisse bien présente à la mémoire l'histoire des tristes amours de Phèdre pour Hippolyte, amours qui causent la mort du jeune homme puis la démence et enfin le suicide de Phèdre. Selon certains, Thésée, accusé d'avoir tué Hippolyte, est exilé dans l'île de Scyros dont le roi Lycomède, incommodé de la présence du meurtrier, le précipite du haut d'une montagne au cours d'une promenade. Selon d'autres, c'est Thésée lui-même, abîmé par ses erreurs multiples et rejeté d'Athènes devenue la proie des guerres intestines, qui cherche refuge auprès de Lycomède. En tout état de cause, la fin tragique de Thésée reste la même, celle d'un exil amer et d'une chute au bas d'un sommet montagneux, où il trouve la mort.
Le Minotaure, fils du taureau et de Pasiphaé .. porte en son nom sa double filiaion : celle du roi Monos et celle du taureau- Poséidon. Il semble être à Pasiphaé ce qu'est à Aéthra son fils Thésée né des amours conjuguées de la jeune femme avec le roi Egée et le dieu Poséidon. Les deux femmes ont mis au monde chacune un fils dont le premier se présente sous une forme monstrueuse et le second, à la manière d'un surhomme.
Pasiphaé, reine de Cnossos, et Aéthra, liée par Egée à Athènes, se font face, comme se font face ces deux villes et, plus tard, le Minotaure et Thésée. Ces derniers ont tous deux Poséidon pour père ; ils sont frères. Le Minotaure, né du taureau divin et de Pasiphaé, annonce une dimension divine ; Thésée, né du roi Egée et d'une jeune princesse, a figure d'Homme qui, selon l'option de Thésée, régressera vers l'animal ou évoluera vers la lumière déifiante.
Il devient évident que le Minotaure est, dans l'ombre de Thésée, une dimension de lui-même, que le héros est appelé à dominer pour en intégrer les énergies comme Odipe a été invité à le faire devant la Sphinge. Mais alors qu'Odipe avait quitté Corinthe dans l'insatisfaction de sa première identité et dans la recherche intense de ses origines, Thésée ne quitte Trézène que dans une inflation de lui-même - dans celle d'un premier « moi » dont il ne semble pas pour autant avoir été construit - et dans la recherche d'une gloire supplémentaire à celle de ses exploits : la couronne royale.
Ce qui frappe .. chez Thésée, comme chez P.111 le Minotaure, c'est le caractère maximaliste de leur être : Thésée surdoué, aux aspirations sans bornes et « superbement beau », est un athlète incomparable, si ce n'est à son cousin Héraclès qui, lui, au départ de sa vie, n'a pas l'extrême générosité de Thésée, générosité capable de s'exposer aux plus hauts sacrifices de lui-même pour son peuple ; le Minotaure, lui, est « monstrueusement monstre ». Ce caractère est hérité chez ces deux frères de leur père commun, Poséidon. Le dieu des océans règne sur des espaces sans limites ; il engendre des êtres sans structures, aux horizons flous, aux débordements océaniques, aux expansions sans mesure ; mais en tant que maître des profondeurs sous-marines, il détient le secret que recèlent les abîmes : l'origine, le principe fondateur de toute chose. Pour atteindre au secret qui est au-dedans de lui, le fils de Poséidon, Thésée, devra traverser ses déluges, se construire et, pour cela, se souvenir de son aïeul Cronos ; Cronos, fils d'Ouranos, le ciel, et de Gaïa, la terre, est la puissance créatrice et destructrice du temps, qui devient, pour celui qui s'unit à Eros, Kaïros, 1'« instant » lourd d'éternité.
.. Thésée, dans sa filiation divine, est appelé au plus total accomplissement de lui-même, mais cela ne pourra se faire qu'à condition d'investir l'héritage immense que lui lègue le dieu des mers dans une verticalisation de l'être ; or, seul l'Eros, dans son pouvoir de mutations, au-delà de ses expansions diluviennes, le lui permettra. En d'autres termes, le fils de Poséidon doit apprendre à poser des limites à ses pulsions animales avant de pouvoir assumer dans l'« instant » de Kairos ses face-à-face avec lui-même, qui, intégrés, seront source de croissance intérieure. Mais qui peut apprendre à l'enfant, au jeune adolescent, à s'inscrire dans ces limites, si ce n'est celui qui incarne Cronos, le père selon la filiation humaine, garant et régisseur des lois du monde ? La mère, plus naturellement liée aux eaux des grandes profondeurs, devrait être la mémoire des origines et celle des lois ontologiques. Mais Aéthra se trouvait trop jeune encore pour en être l'expression et nul ne faisait ouvre mâle en elle, qui l'aurait amenée à cette maturité. Y aurait-elle atteint qu'elle n'avait guère de chance d'être entendue de celui que les toutes premières lois humaines n'avaient pas structuré.
Thésée n'a pas eu de père, le roi Egée étant totalement absent ; et Pitthée, grand-père de l'enfant, malgré sa sagesse et son érudition, n'a pu remplacer le père ni su endiguer les flots excessifs du fils de l'océan tumultueux. Thésée n'a eu aucun repère.
Poséidon a pourtant plus d'une fois sollicité son fils à verticaliser le fruit de ses exploits ; .. chacun des hommes monstrueux rencontrés avant l'arrivée du héros à Athènes et tués par lui n'était-il pas, par sa filiation, une des représentations de la face sombre du dieu des mers ? Mais rencontrés sur la « voie sèche », ils n'ont pas renvoyé Thésée à son ombre. La lumière qui n'est pas puisée dans les ténèbres n'est qu'illusoire et les hauts faits de Thésée n'ont construit que sa gloriole. L'expansionnisme naturel du fils de Poséidon s'est alors exprimé dans P.113 une enflure dont son père humain se trouve de son côté, semble-t-il, responsable.
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L' « outre gonflée de vin » n'est-elle pas le contenant des plus folles libations, de celles que l'on répand en réjouissances « orgiaques », au sens dionysien du terme ? Il est alors à noter que le dieu du vin, Dionysos, dont j'ai parlé plus haut, se présente lui aussi sous une double dimension : celle qui correspond aux six premiers mois de gestation dans le ventre de Sémélé, dimension lunaire ; puis celle qui a été engrammée pendant les trois derniers mois dans la cuisse de Zeus, dimension solaire et spirituelle. C'est Hermès, messager des dieux, qui assura à Dionysos cette dernière étape de vie dans la « matrice » paternelle. Cela veut dire que le dieu du vin peut lui aussi être vécu dans sa face sombre et conduire aux réjouissances primaires, ou bien, sous la poussée de l'Eros, être expérimenté dans sa face lumineuse et donner accès aux divines et sobres ivresses de la connaissance. Il est bien certain que l' « outre gonflée de vin» du roi Egée est la puissance érotique de cet homme, puissance de telle qualité qu'elle peut soit se perdre dans les eaux informelles de l'infantilisme le plus affligeant et servir alors toutes les démesures, soit « s'élever dans les hauteurs d'Athènes » ; ce sera le vin perdu dans une dynamique de mort, ou le « vin perdu » du poète, capable d'enivrer la mer, dans une dynamique de vie :

« Perdu le vin, ivres les ondes j'ai vu bondir dans l'air amer les figures les plus profondes. » Paul Valéry

Les « hauteurs d'Athènes » ne sont-elles pas celles de la ville intérieure habitée des « figures les plus profondes » que le roi Egée, comme tout être humain, a su construire et qui correspond, à l'extérieur, à Colone, la terre des Euménides où Odipe vit s'ouvrir devant lui les Portes d'airain ? Autrement dit, la Pythie de Delphes avait bien recommandé à Egée de ne pas gaspiller son « vin » et de réserver ses amours au Grand Ouvre de sa vie. Mais Egée n'était pas prêt à entendre ce langage ; il eut alors recours à la magicienne. c'est tellement plus facile ! Et Thésée est né de ce « facile », de ce « trop tôt» qui s'est traduit chez lui par ses débordements océaniques. Egée, lui, ne pouvait que se noyer !
Ceci nous amène à penser que, quelle que soit la filiation, humaine ou divine de Thésée, l'héritage reçu d'elle offre au héros toute chance de stagner dans la première dimension de son être, appelée dans le langage du Tétramorphe 1'étage du « taureau », possessif et vigoureux, imbu de sa puissance. Ces qualités ne peuvent alors que servir le narcissisme de l'homme et se diluer dans les premières eaux de la matrice d'eau, P.115 celles de son inconscient, dénuées de profondeur. Dans ces conditions Thésée n'est aucunement préparé à considérer le Minotaure comme son frère, comme un autre lui-même dont il doit intégrer les énergies pour atteindre à sa deuxième dimension d'homme adulte, à l'étage « lion » ; il est tout simplement à ses yeux l'ennemi extérieur qui lui est étranger et qu'il faut abattre, sans renvoi à l'adversaire intérieur qu'en réalité le monstre objective.
.. il semble que nous ayons le droit de ressentir aussi la Crète comme la face sombre de la Grèce ( dans une acception collective de la situation) et le roi Minos comme celle d'Egée, chacun d'eux récapitulant leurs peuples respectifs.
L'épouse du roi Egée est la sorcière Médée ; c'est dire que son féminin, son inconscient, est livré aux opérations magiques dont l'une d'elles s'exprime par l'union de la reine Pasiphaé avec le taureau. Pourtant le dieu Poséidon a offert au roi Minos de faire un chemin vers les profondeurs en sacrifiant d'une façon juste le taureau étincelant qui venait de surgir des ondes. Mais le sacrifice n'a été qu'un acte de dévotion magique avec un taureau de substitution pour permettre au roi Minos de s'approprier le don des ondes. Il n'est pas étonnant qu'Androgée, fils de Minos et de Pasiphaé, ait été tué par le vrai taureau divin ! Androgée, « né homme de cour », aurait dû vivre et être un allié pour Athènes et pour la personne de Thésée, dans la dynamique d'un juste et lumineux devenir. Au lieu de cela, l'escalade sombre se poursuit : pour réparer cette mort et reconstruire la dimension lumineuse de la cité, la Grèce devra se mesurer au fils du taureau, dans sa face sombre, le Minotaure ; elle doit se préparer au face-à-face qui se jouera au terme des dix étapes que nous connaissons : le sacrifice des sept jeunes gens et des sept jeunes filles offerts en pâture au monstre chaque année. Le Minotaure est un monstre dévoreur, gardien d'une première porte. Athènes ne pourra passer cette porte qu'après avoir assumé ce sacrifice.
Le gardien du seuil de tout mythe est monstrueux aux yeux de celui qui se présente pour en assumer le passage ; il est doué d'une puissance colossale dans le seul but de susciter chez le héros une montée de sève de ses propres énergies, égale ou supérieure à la sienne afin que, vainqueur, cet homme intègre à son tour cette puissance ; sans elle il ne pourrait passer la porte ; il ne pourrait subsister de l'autre côté du passage ; une dimension plus intense de vie l'attend en cet autre côté, un nouvel espace-temps - l'espace du lion - qui exigera une respiration tout autre. Intégration implique assimilation. Dans ce face-à-face du héros et du monstre, l'un « mangera » l'autre ; c'est pourquoi le monstre apparaît comme « dévoreur ». Si, pétrifié par la peur, le héros lui donne toute la puissance, il sera certainement « dévoré » par lui ; mais si, ayant acquis la connaissance de l'ouvre, il laisse monter en lui la sève de l'Eros, seule capable de mutation, il intégrera les énergies et « dévorera » le monstre ; « En cette opération le lion dévore le taureau » ... P.117
Mais il y a une condition à cette victoire : « si le héros a acquis la connaissance de l'ouvre ». Dans le mythe d'Odipe, .. l'importance de la déambulation que dut faire Odipe pendant un long temps d'apparente errance avant de se présenter aux portes de Thèbes, devant la Sphinge : temps d'incubation d'une sagesse cachée qui l'a fait rompre avec l'inconscience de sa lignée (meurtre du père) ; temps de grâce pendant lequel s'est formée en lui une intelligence secrète, une connaissance de la réponse à donner à l'énigme de la Sphinge. Chez Thésée, ce processus d'incubation d'une sagesse et d'une connaissance autres doit se faire en obéissant à la loi du sacrifice ( au sens littéral de « faire le sacré » ) et ceci pendant dix ans.
Les sept jeunes gens et sept jeunes filles, dans l'ordre du collectif, symbolisent les différents aspects de la « personne » - Athènes - qui auraient dû mourir pour ressusciter, et cela autant de fois que nécessaire - dix fois - avant qu'Athènes ait intégré les énergies « taureau » de Poséidon. C'est seulement après que la cité - et le roi Egée qui l'incarne - pouvait « atteindre au plus haut d'elle-même » en pénétrant les profondeurs secrètes du dieu des océans.
Dix est « neuf plus un ». Il a fallu dix plaies d'Egypte, dans le récit biblique, avant que les Hébreux n'affrontent le monstre de la mer Rouge ; ils ont « traversé » la mer alors que le monstre a dévoré » les poursuivants égyptiens. Et ces dix sont neuf, appelées « merveilles de Dieu », plus une appelée « plaie » qui voit la mort des fils des Egyptiens et l'achèvement d'un nouvel Israël capable de naître pour aller vers « le plus haut de lui-même », la Terre promise. Hercule lui aussi, dans le mythe grec, a assumé dix travaux avant d'aller cueillir les pommes d'or du jardin des Hespérides pour descendre aux enfers et, de là, monter au plus haut de l'Olympe où il est devenu « portier du ciel » ! Notre corps, telle une échelle, nous invite à monter cinq vertèbres sacrées ( cf. « faire le sacré » ) et cinq vertèbres lombaires (espace « taureau » ) avant de passer la « Porte des hommes » et d'aller avec le lion puis l'aigle vers la totalité de nous-mêmes. Il faut neuf mois de vie intra-utérine pour construire un enfant qui sera le « dix » à sa naissance. . Il faut six mois pour construire soma et psyché qui permettront l'étage « taureau », mais ce sont les trois derniers mois qui assurent la formation de l'identité de l'enfant et sa possible évolution vers l'Homme-Dieu qu'il est appelé à devenir.
Ce n'est donc nullement à la fin de la troisième année consacrée au sacrifice des jeunes Athéniens que la cité a quelque chance d'aller jusqu' « au plus haut d'Athènes ». La loi est absolue ; elle ne peut être contournée. Le fils d'Egée, conçu lui-même avant l'heure, ne pouvait porter la cité à son accomplissement. Son cour « incirconcis » était aveugle à la profondeur des événements qui se jouaient. Il rompt le temps de gestation du peuple athénien.
Le sacrifice concerne des jeunes gens - ceci est important. Les peuples de la plus haute Antiquité ont P.119 toujours eu connaissance de la loi selon laquelle un fils doit mourir pour renaître ; il ne pouvait alors s'agir pour eux que de l'enfant de leur chair et nombre d'enfants étaient offerts en holocauste. Il faut attendre le XIXe siècle avant notre ère .. pour voir le Dieu d'Abraham remplacer les sacrifices d'enfants par ceux des animaux, cependant que les autres peuples poursuivaient les sacrifices humains ; le sang des animaux coule en abondance sur les autels d'Israël, sans que ces hommes comprennent encore que les autels doivent s'intérioriser. Ce n'est que vers le Ve siècle de ces temps pré-chrétiens que les prophètes supplient le peuple de porter les sacrifices au-dedans de lui .

Israël connaît aussi le taureau de la possessivité et de la volonté de puissance ; il doit, comme tous, mourir à celui-là ; accepter de ne pas comprendre, de ne pas détenir la vérité, de rompre avec toute directivité injustifiée, avec le besoin illusoire et sécurisant de tout tenir en main. accepter l'inacceptable ! Que de morts à vivre, génératrices de vie nouvelle ! Voici ce que Thésée refuse en s'apitoyant sur lui-même, sur ses chères valeurs que symbolisent les jeunes Athéniens. Thésée refuse de mourir à lui-même. Le roi, son père représente un instant, par cette sagesse qui affleure soudain en lui, le maître intérieur qu'il n'écoute pas. Il n'écoute que lui-même, un « moi » réduit et exalté dans une mortelle enflure ; il a raison envers et contre tous ; .
Voici que le féminin intérieur (Ariane) de Thésée s'éveille et qu'Eros vise de sa flèche le cour des jeunes gens, mais ils ne la reçoivent l'un et l'autre qu'à leur infantile niveau - celui du passionnel et de l'inconnaissance chez Ariane, celui du passionnel, peut-être, mais certainement de l'intérêt, chez Thésée ; intérêt, car Ariane possède la clef du redoutable chemin labyrinthique qu'il devra parcourir pour rencontrer le Minotaure !
.. malgré la fuite de la sorcière Médée loin du palais royal d'Athènes, le féminin dans l'ombre du roi Egée reste marqué du sceau de la magie et Ariane, comme sa mère, jouit de l'intimité de son monstrueux frère ; elle en connaît toutes les « ficelles» mais en ignore l'identité profonde. Si la flèche d'Eros avait traversé les « prépuces » de son cour, peut-être aurait-elle aimé d'un amour vrai celui dont alors elle aurait été l'initiatrice dans la connaissance du Grand Ouvre. Mais aujourd'hui, le passionnel aveugle la jeune femme et sa pulsion amoureuse la porte à livrer entre les mains du héros - non sans contrepartie de promesse de mariage - le fil du savoir magique.
Il magique ! Fil tragique que celui-là bien que P.121 merveilleux en apparence ! Or l'apparence est trompeuse.Thésée devait faire 1'expérience du labyrinthe . il rejoint le thème du « sacrifice », car c'est dans une telle déambulation que le héros fait le deuil de ce qui était, pour acquérir des informations totalement inattendues et des forces neuves, nécessaires au face-à-face fatidique.
Le fil d'Ariane est une autre version du mythe biblique de la chute. Apprendre du fruit de l'Arbre de la Connaissance ou du fil d'Ariane, tous deux tendus de l'extérieur, ressortit à la même erreur. Cette « voie sèche » n'a aucun pouvoir de transformation. Seule la connaissance née d'une résurrection après une mort nécessaire, dans l'« humide » des profondeurs, s'intègre à la moindre cellule de la personne et la fait muter vers une autre lumière, une tout autre dimension d'elle-même. ... la fonction de cette démarche dans la première matrice d'eau, dont l'Homme fait l'expérience avant de naître au niveau où il assumera la matrice de feu, est semblable à celle des intestins à ce même étage du corps humain ; les circonvolutions des anses intestinales correspondent à celles du labyrinthe. Elles sont chargées de deux opérations essentielles : l'absorption (intestin grêle) et l'élimination (gros intestin) ; l'absorption est l'apprentissage de la connaissance ; l'élimination, celui du discernement.
L'école, à l'extérieur, est ce maître pour le collectif, mais seul le labyrinthe l'est pour la personne, dans le secret de sa vocation propre. Eviter à tout prix aux jeunes gens les épreuves incontournables du labyrinthe, c'est tuer leur âme ; leur éviter les expériences que le monde parental croit inutiles, les erreurs nécessaires qu'il nomme échecs et dont il culpabilise les enfants, les souffrances qui le terrifient, les errances qui le désécurisent parce que le monde parental, méconnaissant la loi du chemin de vie, ne s'est pas permis de le parcourir, c'est tuer l'âme de ces adolescents. Etre auprès d'eux avec vigilance, poser les limites nécessaires, mais ne pas être agent de castration, telle est la juste attitude parentale. Castrés, ces jeunes ne seront jamais des adultes libres et responsables ; ils deviendront des êtres sociaux, banalisés, conformes à l'âme groupe animale humaine ; ils n'entreront pas en résonance avec leur principe créateur et, à l'extérieur, ne trouveront pas leur vraie place ; ils survivront en manipulant toutes les compensations possibles à leur carence, mais ne vivront pas !
Assumant le labyrinthe, Thésée avait encore peut être quelque chance de se départir de ses fausses valeurs et d'acquérir la vraie connaissance ; il aurait appris à manier l'épée d'or. Au lieu de cela, c'est avec la massue de cuir, avec la force brutale et aveugle du taureau non divinisé, qu'il abat le monstre.
L'épée d'or, chez les Grecs, traduit discrètement celle du divin Tétagramme YHWH écrit forme d'épée chez les Hébreux. C'est avec elle qui est P.123 le Saint Nom, et avec elle seulement, que l'Homme peut se mesurer avec l'Adversaire, le pénétrer et en intégrer les énergies qui deviennent alors lumière-information.
Toute épée royale est le symbole de celle-là ; mais chez le souverain qui n'en a pas conscience, elle est objet de vanité, ornement fonctionnel, et n'a aucun pouvoir reconducteur à la force divine dont est revêtu celui-là seul qui atteint à sa royauté intérieure. Malheureusement, le roi Egée n'a pu laisser à son fils qu'une épée vide de sa dimension symbolique et en laquelle le héros n'a su réinsuffler la vie ; elle se balance joyeusement à son côté mais n'a jamais été prise en main ; la main de Thésée ne connaît que la massue de cuir, la violence ! En tuant de cette façon le Minotaure, cet autre lui-même, Thésée se tue dans son être essentiel, dans sa dimension d'Homme et de dieu. Il ne passe aucune porte, et, muni du fil d'Ariane qui a jalonné le chemin de retour - comme les cailloux du Petit Poucet -, il revient en arrière. Tragique régression ! Le Petit Poucet, lui, a fini par assumer l'inextricable forêt et par affronter l'ogre ; il a passé la porte ; et les bottes de sept lieues dont il se chausse traduisent son entrée dans un autre espace-temps ; il ira jusqu'au palais du roi ! Thésée n'a pas revêtu les sandales d'or ; il sort du labyrinthe par la porte qui l'a vu entrer ; il fuit comme un voleur en emmenant Ariane et Phèdre .. puis abandonne sur le rivage de Naxos son amante. Car il ne sait aimer celui qui a tué son âme ! Qu'est donc l'autre pour qui a renié son autre intérieur ? Un objet de manipulation rejeté dès qu'il est devenu inutile. Thésée ne sait voir Ariane comme sa « une » qui rassemble en elle la multitude de ses désirs ; il ne sait, dans la proximité du cadavre gelé de son âme, ressentir la moindre chaleur ; il ne sait se rendre captif de ce qui le délivrera de lui-même ; il sacrifie à l'éphémère celui que l'Eros n'a pu transpercer jusqu'au Kairos de l'intemporel ! Thésée n'a su que beugler son désir de taureau .
Ariane meurt de chagrin. L'âme de Thésée meurt à son devenir spirituel. Selon Pausanias, la jeune femme est consolée par Dionysos et épousée de lui, mais, dans ces circonstances, Dionysos ne peut être que le dieu d'un premier vin, celui des ivresses léthargiques, alors consolantes, mais destructrices. Mort et léthargie ressortissent à la même réalité par rapport à l'essentiel de l'être.
La vie est mémoire des profondeurs.
Thésée dont Ariane est l'âme, saisi du premier vin de l'ivresse de sa gloire, comme il était né du premier fin d'une outre trop tôt ouverte, Thésée lui aussi oublie ! Il oublie de remplacer les voilures noires . Acte manqué ? Acte bien signifiant de la victoire manquée ! Et la foule qui accueille le héros et l'ovationne à son arrivée forme aussitôt le cortège funèbre .. dont Thésée prend la tête. Son règne s'inscrit dans le deuil. La suite P.125 des événements de sa vie témoigne d'une sagesse et une intelligence restées enfermées dans le labyrinthe. Dédale, architecte de la cour du roi à Cnossos, et Icare, son fils, vont le dire.

Dédale et Icare ; Thésée aux enfers - sa fin

 


EUROPE

La loi est absolue : les énergies qui ne deviennent pas informations se retournent en violences destructrices.
. L'Europe ne deviendra solaire qu'en épousant ses « ténèbres ». Toute ténèbre, par définition, est encore l'inconnue, l'étrangère. Les étrangers qui trouvent refuge dans un pays sont l'objectivation, dans un face à face incontournable, de l'étranger, en lui, qu'il ne veut pas voir. . ces mêmes lois président à la vie des personnes morales que sont une famille, une entreprise, toute collectivité, voire une nation.
Les volontés de puissance qui se sont exercée à écraser « l'autre » sont des monstres tapis au cour des peuples ; la haine de l'autre est une bête féroce non moins cachée et prête à mordre et à tuer ; l'intolérance, les sadismes, les exactions, les tortures, les meurtres de tout ordre sont des hordes sauvages qui rampent dans l'inconscient ténébreux des peuples. . Ils nous sont donnés à voir derrière le visage de ces hommes et de ces femmes déracinés qui se présentent à nous comme la résurgence des victimes de notre inconscient. Il est urgent de nommer les animaux cruels de nos ténèbres, tels ceux que .. Dieu convoque devant Adam pour qu'il les nomme, qu'il les transmute et qu'il en construise son Nom, YHWH. P.173 Nos monstres ne sont pas moins convoqués aujourd'hui par une instance suprême pour que nous travaillions nous-mêmes leur énergie et que nous retournions en lumière leur face ténébreuse. .
. Peut-être touchons-nous au plus près la faille tragique que dénonce le Livre de la Genèse lorsque le mythe, dit de la « chute», fait connaître à Adam l'une des conséquences de son geste : Adam vient de prendre le fruit de l'Arbre de la Connaissance des mains du serpent . Il est convaincu d'avoir atteint à la ressemblance divine, d'être un dieu ; il n'a donc plus aucun regard au-dedans de lui, aucun regard sur sa Adamah intérieure ni sur le Germe divin fondateur qu'il avait à travailler pour le mettre à fruit.

« La Adamah est maudite dans son rapport à toi »,

dit Dieu à celui que nous sommes dans la reconduction permanente de ce geste. Cela signifie non pas que la Adamah en soi est maudite, mais que sa relation à Adam s'est effondrée ; en voie de conséquence, n'étant plus ni cultivée ni regardée, elle produit « ronces et épines », le monde psychique animal dont se délecte le Satan ; elle devient cette Lilith de la Tradition juive ..
L'Homme, détourné de son intériorité et polarisé sur l'unique monde extérieur, a développé la connaissance à partir de son observation de ce seul monde extérieur ; il a investi son potentiel énergétique dans une intelligence intellectuelle fabuleuse ; ses découvertes géniales et leurs fantastiques applications n'ont cependant aucun répondant au-dedans de lui. La recherche scientifique en soi n'a rien à voir avec le mal ; c'est l'effondrement de son juste rapport avec le devenir intérieur de l'Homme qui nous met en péril ! Comment gérer les problèmes liés à la fission nucléaire sans que l'Homme ait atteint au noyau de son être, dans ses profondeurs encore insoupçonnées, pour en libérer les énergies ?
Mais plus grave encore est le problème du clonage ; il me semble se rapporter directement à la parole divine qui clôt ce chapitre de la chute :

« Voici, dit YHWH-Elohim, l'Homme est maintenant devenu capable du Un à cause de celui là venant de la connaissance de [l'arbre de] l'accompli et de l'inaccompli ; empêchons-le maintenant d'avancer la main et de prendre aussi de l'Arbre de Vie de peur qu'il ne vive continuellement dans les temps [ dans le monde extérieur]. »

. Dans la vision chrétienne, le premier P.175 arbre du jardin d'Eden (Arbre de la Connaissance, qui, avec l'Arbre de Vie, sont à l'intérieur de l'Homme) est relatif au Fils ; le deuxième arbre est relatif à l'Esprit-Saint de Dieu, seul donateur de vie.
Dans le même sens, le Christ dit que « le péché contre le Fils est pardonné, mais le péché contre l'Esprit ne l'est pas. » Il ne s'agit pas d'une limite à la miséricorde divine ; celle-ci est infinie. Il s'agit plutôt d'une limite sévère que pose ici l'une des lois fondatrices du Créé et que l'Homme, dans son « oubli de Dieu » poussé à la folie, transgresse. Selon cette loi, s'il touche à l'Arbre de Vie et qu'il manipule ce don de vie, ce sera pour fabriquer des êtres privés de la puissance de l'Esprit et donc incapables d'accéder à ces « natures changeantes » que révèle la Sphinge à Odipe, et plus encore à la Voix une. Ces êtres seront limités à la seule dimension animale qui les laissera indéfiniment dans les souffrances infernales du monde. Privés de la puissance de l'Esprit, celle de l'amour, ces « clonés » ne seront-ils pas plus encore, dans leur pathologique limitation de sensibilité du cour, source des plus odieuses souffrances pour les autres ?
« Empêchons-le » de faire une telle chose, dit Dieu mais quelle tragédie sont alors en train de susciter ceux qui, sans éthique et tel Icare, poursuivent leur folle besogne ? Nous ne pourrons être « empêchés » que par une grave intervention cosmique si les manipulateurs ne s'ouvrent pas à l'avertissement de nos textes sacrés. Sans même aller jusqu'au clonage, les manipulations génétiques de tout ordre qui chosifient spermes et ovules, donateurs de spermes et matrices ovulantes et nidifiantes, nous font encourir «les plus graves périls». Elles ne sont là encore que la transposition à l'horizontale et dans un prolongement narcissique de l'ego de la dynamique ontologique de verticalisation du moi vers JE SUIS .
Ce progrès engendre aujourd'hui une société nouvelle, potentiellement riche mais plus titubante que jamais dans le non-sens, souffrant à l'extrême, infiniment complexe. Cette complexité multiplie celle de nos interrogations. . Mon propos consiste simplement à affirmer avec force que nous ne pourrons puiser l'information nécessaire à cette réponse qu'après avoir intégré avec Odipe les énergies de la Sphinge, ou celles du Minotaure avec un Thésée rendu capable d'ouvrer de son épée d'or. Ce n'est symboliquement que dans la cité royale de Thèbes et hors du labyrinthe que nous pourrons poser la Pierre d'Angle d'une Europe solaire. Cela implique que nous nous retournions de toute urgence, et à 180° par rapport à notre polarisation extérieure, vers notre intériorité, là où commence le chemin de verticalisation.
Dans cette perspective nous avons à repenser le principe de laïcité en tant que composante inéluctable de cette Pierre d'Angle, car principe de laïcité et noyau divin de l'être semblent s'opposer en une P.177 contradiction irréductible. Mais peut-être n'est-ce là qu'une apparence.
Tout dépend de ce que nous entendons par « laïcité ». Venant du grec Laos qui est le « peuple », donc le multiple, la laïcité joue en dialectique avec l'Un qui, Lui, est d'ordre divin. Respectivement Yin et Yang selon la terminologie taoïste bien connue, ces deux pôles contiennent, respectivement aussi, une part Yang et une part Yin. La laïcité restera totalement stérile si elle ne tient pas compte du divin ; le spirituel le restera de même s'il ne se met pas à l'écoute de la laïcité et ne s'implique pas en elle.
Au cours de l'Histoire, la laïcité s'est nécessairement opposée au divin dans la mesure où l'Occident ne vivait le divin que dans l'ordre extérieur des choses, à savoir dans les Eglises en tant qu'institutions campées sur leurs vérités. Ce statisme autoritaire a généré, en saine réaction, une laïcité dynamique, vivante et qui se suffisait à elle-même dans un imperturbable « oubli de Dieu », voire un refus du Dieu des Eglises. La laïcité a obéi pour cela à des valeurs restées étrangères aux valeurs religieuses en place, mais peut être plus axées qu'elles parfois dans le chemin de vérité ; dans l'ensemble, son éthique restait compatible avec la bonne morale que les Eglises ne savaient pas dépasser.
Il en est tout autrement de la situation actuelle. Face aux problèmes de la modernité, les éthiques « humaines trop humaines » sont de part et d'autre d'une grande insuffisance. .
La laïcité Yin ne pourra plus ignorer la dimension transcendante et Yang de l'Homme ni celle de la Création qu'il récapitule en lui ; elle devra tenir compte des lois ontologiques qui président à la vie. Les Eglises . annoncent le Christ historique, sa mort et sa résurrection mais ne savent pas encore, avec Lui, mourir à elles-mêmes pour ressusciter et entrer dans l'intelligence de ces champs de vie nouveaux. En tant qu'institutions saisies avec toutes les autres structures du monde dans les turbulences du cyclone dénoncé plus haut, les Eglises ne peuvent s'exclure du processus de mutation que celles-ci révèlent ; elles ont à mourir pour renaître. Leurs intégrismes respectifs vont à l'encontre même de ce qu'elles enseignent :

« Si le grain ne meurt, il ne peut porter de fruits. »

. l'Europe, autrefois, avait affirmé son identité chrétienne face à l'islam. Aujourd'hui P.1791'islam est insolemment lancé au cour de l'Europe, que dit l'Europe religieuse ?
Les institutions dans leur ensemble offrent un visage de tolérance ; mais n'est-ce pas là le plus souvent visage de prétentieuse supériorité ? A ma connaissance, ce sont surtout les initiatives personnelles qui instaurent un vrai dialogue .
Les institutions .. sont dans des relations de pouvoir ; .. le « religieux » passe avant tout par ce qui .. « relie » au Fils intérieur qui seul conduit au Père dans la puissance de l'Esprit Saint, et .. tout être humain, quelle que soit sa religion, porte en lui, ceux-là établissent des relations d'amour. Mais ceux qui ont trouvé leur sanctuaire intérieur bien souvent s'éloignent alors de l'Eglise qui ne les nourrit plus, pour aller vers d'autres traditions moins réductrices. .. beaucoup de chrétiens d'Occident (ceux d'Orient ne sont pas tous exclus de ce désastre) ont enfermé la personne du Christ dans le rôle de chef d'une religion extérieure et l'ont rendue détestable ; ils ont réduit son message à ce qu'ils en comprenaient dans leur mental, mais sans en vivre l'expérience ; ils ont confondu la Tradition avec un passéisme stérile et détruit toute plage de respiration entre leur sagesse et la Sagesse divine dont ils ont oublié la nécessaire folie. et le chemin pour y atteindre ! Fort sages, mais fous aux yeux de Dieu, ils ont compensé leur verticalisation dans un expansionnisme de croisade et de prosélytisme destructeurs des cultures ressenties comme ennemies, puis dans un activisme caritatif louable, voire nécessaire, quoique parfois contraire à la logique secrète et créatrice de l'être aidé, en tout état de cause insuffisante :

« Tu as fait ton devoir, tu es un serviteur inutile. »

. l'islam « insolemment » lancé au cour de l'Europe, j'entendais par ce terme le sens d'une provocation nécessaire à la lecture de son message. . « il y a eu comme un bricolage idéologique pour reconstruire les nations détruites par le colonialisme » (Tarek Mitri) . Laïque ou ecclésiale, l'Europe doit se relier, dans une P.181 mémorisation quasi génétique, à ses sources spirituelles pour vivre avec les autres traditions, sans confusion avec elles et par des chemins différents, la croissance commune du Verbe fondateur de tout être. . Si les Eglises chrétiennes ne s'unissent pas elles-mêmes au-delà de leurs particularismes d'expression, dans ce but essentiel, elles seront « serviteurs inutiles. » Elles ont à détruire les temples de leurs certitudes, dont le Christ lui-même annonce qu'« il ne restera pas d'eux pierre sur pierre qui ne soit culbutée. » car le temps est venu « d'adorer en esprit et en vérité. » .
. confondu unification de l'Europe avec uniformisation .
. ces deux pôles (occident-orient) sont en résonance intime, voire dans un face-à-face incontournable, car telle est la loi ontologique : « Est exigé le sang de celui qui verse le sang, l'humanité étant Image de Dieu ( Genèse 9/6) » (c'est-à-dire « une » dans sa profondeur).
.. Vatican II a achevé de détruire le génie liturgique occidental en squelettisant le rite .. et le peuple met en place d'inconscientes compensations. L'Homme a célébré des rites avant même, semble-t-il, d'avoir acquis la P.183 parole .. C'est une fonction vitale pour lui que de respirer spirituellement comme de respirer physiologiquement ; il a un besoin ontologique de s'unir collectivement avec les mystères d'en haut qui le renvoient, même s'il ne le sait pas, à ceux d'en bas, au-dedans de lui. .
Orient et Occident chrétiens sont comme les deux branches maîtresses d'un arbre qui, coupé de ses racines, ne peut croître. Et ses racines sont juives ; elles sont le féminin encore voilé et ténébreux du christianisme, l'épouse inépousée de lui .
Les chrétiens devraient se souvenir de la parole que le Christ confia à ses apôtres avant de quitter la scène historique pour se révéler plus profondément au cour des hommes :

« J'ai encore beaucoup de choses à vous dire. »

Ce sont ces choses nouvelles contenues dans les soixante-dix niveaux de lecture de la Torah qui permettront à l'Europe chrétienne d'intégrer les soixante- dix niveaux de lecture du Coran, ceux des Upanishads, ceux de toutes les traditions dont l'ultime secret est le Verbe, la Parole une.
Mais dès maintenant le Verbe parle dans une invitation permanente, pressante à nous retourner vers Lui. « Va vers toi », disait le Dieu d'Israël à Abram pour le faire « quitter le pays de son enfance » (l'enfantillage de l'exil où il restait stérile) et le faire aller, vers la Terre promise », intérieure à lui, jusqu'à l'accomplissement de JE SUIS en la Personne du Christ.
« Va vers toi » avons-nous à entendre, chacun dans le mystère de notre personne, et ensemble dans celui de l'Eglise dont la mutation est notre responsabilité.
Le Verbe parle dans l'Histoire comme la Pythie de Delphes, en un souffle iconique, parle dans le mythe. « Tu tueras ton père et tu épouseras ta mère ! » Odipe est chacun de nous, un peuple, voire l'humanité tout entière, attentif à la recherche de son identité propre. Mais nous n'avons pas encore tué le père, le dieu Finances ; sans doute allons-nous y être acculés au plus creux de notre chemin vers Thèbes . P.185 . Lorsque le problème du chômage, insoluble dans la logique de mort de notre économie, réveillera chez les êtres, d'une part le sens de l'amour et du partage, d'autre part la puissance de créativité stérilisée jusqu'ici par les consensus scolaires ; lorsque l'Homme retrouvera le sens de la responsabilité savamment éradiqué par ceux qui se veulent manipulateurs ; lorsqu'il prendra conscience que l'autre est lui-même et que l'humanité est une dans la profondeur de son être un ; lorsque enfin il découvrira avec celle-là en premier chef les lois ontologiques qui président aux différents niveaux du réel - lois que, dans sa situation d'exil tragiquement normalisée, il ignore et transgresse dangereusement ; lorsqu'il réalisera tout cela, il ne permettra pas longtemps au char paternel de réactiver dans une exaspération devenue paroxystique ses blessures d'enfant !
Il est probable que cette mort du père entraînera un gigantesque écroulement, nécessaire cependant . Il n'est pas de résurrection sans mort préalable ; cela, nous l'avons vu, est une loi incontournable hors de laquelle nous rendrons l'âme sans muter.
Apprendre à mourir devient alors l'urgence et n'a plus rien à voir avec une quelconque glorification de la souffrance qui nous laisse l'enfer nous coller aux fesses ! Entrer dans le souffle du mourir relie l'Homme à son intériorité, au Dieu-Germe fondateur, au « Je SUIS en devenir » qui donne joie. Il ne s'agit plus de subir le mourir mais de l'agir dans cette conscience qui donne joie.
.. comprenons que « tuer le père» c'est tuer bien au-delà du dieu Finances qui nous est d'ailleurs extérieur et quasi sans visage ; celui-ci ne me paraît même être que le valet d'un père beaucoup plus dangereux et destructeur. J'appellerai ce diabolos le « regard à l'envers », et celui-ci nous est personnel et nous rend responsables. Le tuer, c'est retourner notre regard au-dedans et voir surgir alors de nos profondeurs insoupçonnées ce qui était auparavant inimaginable, impensable, voire impossible : tout simplement la vie dans ses lois encore inconnues et ses résurgences infinies. Changer de regard, c'est nous souvenir de l'expérience numineuse que fit l'Europe lorsqu'elle se nomma chrétienne face à l'islam . Mais aujourd'hui où l'islam, sous une autre forme, l'interpelle, n'a-t-elle pas à voir en ceux qui l'incarnent, non plus l'ennemi extérieur, mais l'objectivation du seul ennemi qui alors est en elle ? Et en l'islam lui-même 1'« appel », le « cri » (telle est la racine du mot Coran) qui déchire, non plus le désert extérieur, mais nos déserts intérieurs, tombeaux de l'âme, si nous refusons d'entendre ? Une religion « sour » du christianisme et sans doute avec le judaïsme sa une ?
Il est en tout cas certain que l'islam nous oblige aujourd'hui à nommer, face à lui, notre ennemi intérieur P.187 dénoncé prophétiquement dans le récit biblique, l' « oubli de Dieu », Mehouyaël ! L'oubli de Dieu, voire la négation de Dieu, est le postulat posé comme principe de notre civilisation lunaire. La négation du Principe est devenu le principe fondateur de toutes nos institutions dont nous n'avons pas à nous étonner qu'elles craquent aujourd'hui sous une irrésistible exigence de sens. Nous avons fait du « Rien », premier Nom divin révélé, un néant ; du « Vide », source de vie, une source de mort ; de l' « Ailleurs» une absence ; mais absence de quoi ? de qui ? Tout sens a disparu. Nous sommes au cour du labyrinthe !
Alors, qu'aujourd'hui l'Europe entende la voix de certains physiciens contemporains si ce n'est celle de nos Livres sacrés que, dans son infantile suffisance, elle méprise encore. Ces voix s'accordent à clamer l'absolu Réel sous-tendant tout phénomène, toute forme et défiant toute description. De tout temps, nos mystiques l'ont dit.
L'heure a sonné pour nous de saisir l'épée d'or, le Tétragramme- Epée, YHWH-Christ, Présence du Verbe ! .