AVANT-PROPOS Amour de soi, amour de l'autre

 

Dans la perspective jungienne, le soi est ce processus énergétique qui accompagne la maturation de tout individu. Il a pour qualité essentielle de servir la tendance à constituer un tout, une unité, une cohésion de sens. Tendance innée qui, d'une part, sous-tend le sentiment d'identité du sujet - celui de se sentir comme une personne entière - et, d'autre part, organise en quelque sorte le développement de la conscience. Fondé sur l'expérience originelle du « un avec la mère », le Soi met constamment à l'épreuve sa capacité à se fragmenter pour se reformer en unités de plus en plus complexes. C'est dire que la plus ou moins grande facilité à remplir cette fonction est tributaire des vécus précoces et des premiers éprouvés relatifs aux frustrations et aux séparations archaïques.

Cette suite de temps pleins et vides est constitutive d'un moi intégrateur des expériences vécues lorsqu'elle s'accomplit conformément aux capacités bio-psycho-somatiques de l'individu. Dans le cas contraire, ces temps échappent à la rythmicité organisatrice et peuvent aller jusqu'à se ponctuer de coupures mortifères, véritables « trous noirs » qui signent un défaut de relation entre le soi et le moi ou des défaillances dans son mode de fonctionnement.

C'est autour de ce qui constitue le soi, d'une part, et, d'autre part, ses défauts fonctionnels que j'ai groupé un ensemble de textes qui traitent de ces questions. Si j'ai placé Narcisse au centre du débat, c'est que sa figure est exemplaire de la souffrance de ces sujets, de plus en plus nombreux, qui viennent interroger notre capacité à leur offrir un autre miroir que ce trou d'eau dans lequel ils se noient. Le concept de narcissisme, d'origine freudienne, ne peut être écarté du débat, tant son emploi est de pratique courante, mais nos hypothèses théoriques concernant une clinique du soi qui s'étayent sur une conception originale de Jung.

Dans les chapitres qui composent cet ouvrage, j'ai placé la question du soi en constante relance des diverses propositions qui sous tendent mon étude :

  • le corps dans l'analyse ;
  • la fonction de l'image (au sens jungien du terme) ;
  • la position de l'analyste et la relation de transfert.

.

Pour conclure cette présentation, je dirai, à la suite de Jung, qu'il ne saurait y avoir de véritable expérience du Soi sans relation avec autrui - et réciproquement -, ce qui suppose, par voie de conséquence, que soit mis en place un juste et nécessaire amour de soi.

 

CHAPITRE PREMIER  LE SOI ET LE NARCISSISME 

 

                      Dialogue avec Narcisse

 

«  On dirait que l'homme, qui cherche  son existence et tire de là une philosophie, ne retrouve que par l'expérience d'une vérité symbolique le chemin qui le ramène dans ce monde où il n'est pas un étranger. » Jung

 

PRÉSENCE DU MYTHE

Renouvelés et pourtant inchangés, les mythes accompagnent notre modernité sans rien renier de leur passé. Mais, tandis que nous cherchons de nouvelles interprétations qui nous ouvrent la voie d'accès à leur dessein originel, les personnages qu'ils mettent en scène continuent à ouvrer en nous. Ignorants ou complices inconscients, nous saisissons pourtant les traces fugitives ou fulgurantes de leur passage. .

 

TEMPS DES DIEUX, TEMPS DES HOMMES 

. .nul doute que toute image dont nous saisissons la manifestation sous son double aspect de représentation et de comportement, ne tire son dynamisme des rejetons de l'un ou de l'autre de ces mythes dont notre culture nous a transmis des échos plus ou moins lointains. : L'étonnant n'étant peut-être pas que cela soit, mais que cela ait un sens dans l'ici et maintenant des séances d'analyse. . les potentialités de la psyché ont le statut de processus créatifs sans cesse en activité, ce qui ne veut pas dire que tout ce que la psyché produit soit novateur, mais que les propositions de ces processus sont à rendre en considération, jusque dans leurs répétitions. Parmi ces potentialités, Jung place la capacité de « mythologiser », c'est-à-dire de former des motifs structurels organisés en réseaux de significations. Ceux-ci ont, tout d'abord, été projetés dans des collectifs culturels opérant comme une conscience organisée, bien qu'encore soumise aux « puissances des dieux » qui l'avaient créée et lui donnaient son sens :

 

Lorsque les dieux faisaient l'homme, ils étaient de corvée et besognaient : considérable était leur besogne, leur corvée lourde, infini leur labeur.

 

Mais à partir du moment où l'homme a repris à son compte ce qui avait été l'apanage des dieux, il s'est retrouvé, en contrepartie, chargé de leurs labeurs ! Cet échange de pouvoirs, toujours actuel, par lequel s'éprouve toute conscience individuelle, ne se passe pas sans lutte. La tentation de rivaliser avec cette puissance originelle reste grisante, mais dangereuse. (démesure). Quelle attitude adopter ? Tenir à distance ces forces redoutables ? C'est en même temps se couper de leur source d'énergie. Il semble alors que ce soit en acceptant d'entrer en relation avec ce qui « besogne » souterrainement en lui que l'homme puisse faire de l'Antique Parole le jalon symbolique de son parcours d'individu. Toutefois il arrive que ces puissances ( que nous appelons aussi archétypiques) ouvrent non pour « faire l'homme », mais hors de lui ou même contre lui. Dans l'analyse nous saisissons ces effets de bien des façons, par exemple à travers les comportements répétitifs qui viennent sans cesse buter sur la même série d'événements. Nous parlons à ce propos de « possession » par un complexe ou de complexe « autonome », c'est-à-dire fonctionnant comme pour son propre compte tant la signification de ce jeu inconscient a de mal à se frayer une voie vers la conscience.

 

LA PLACE DU MYTHE

Pour ceux .. livrés à cette puissance, devenue insensée parce que non reliée à un système signifiant, nous sentons bien qu'une nécessaire démythification est à opérer. Par contre, chez d'autres, nous voyons le mythe jouer comme espoir d'un sens jadis vécu en un temps et en un lieu donnés, mais dont ce qu'il représente ne peut trouver à s'actualiser faute de l'ancrage relationnel qui en ferait une histoire personnelle.

. dans l'un ou l'autre cas, c' est dans la dynamique du transfert que s'opérera la révélation  de sa signification, que ce soit à l'occasion d'une image, issue d'un rêve .., à travers l' interprétation d'un certain vécu, ou encore par la découverte qu'en a faite, en lui-même, l'analyste.P.13 D'autres fois, il nous arrive de constater la survivance de rites et de rituels -  plongée saisissante dans le temps où régnait la pensée magique et où seule la ritualisation de l'acte garantissait la transmission du divin à l'humain. Cette fonction qui assurait la valeur transformatrice de l'acte mythique devient, dans le transfert, expérience symbolique. . Ce qui, sur le plan individuel, nous pousse à admettre nos parts « archaïques », restées contemporaines des temps mythiques. Paradoxalement en acceptant de les prendre en compte, nous accroissons nos potentialités et devenons en quelque sorte plus humains : en dégageant la créativité que le mythe contenait, nous augmentons notre champ de conscience.

 

LE MYTHE AU PRÉSENT 

L'analyste, a appris à vivre avec ces figures du mythe, à les reconnaître et à composer avec elles. Déméter, Odipe, Antigone ou Narcisse, tous, à un moment ou a un autre, n'ont-ils pas traversé nos cabinets d'analystes, essayant de capter le regard qui les fera sortir de leur théâtre d'ombres ?

. j'ai retenu plus particulièrement la figure de Narcisse tant elle m'évoque ces patients au contact desquels, dès la première rencontre, et même si leur faille ne se révèle pas d'emblée, quelque chose en moi entre en alerte, pressentiment du manque à être qui les a conduits vers l'analyse. . marques de sa puissance, de sa séduction et de sa douleur ; si la folie de Narcisse reste la démesure d'un amour insensé et sans limites, il semble que nous soyons plus sensibles de nos jours à ce qui a produit son échec, plus attentifs aussi à ses souffrances, tout en restant vigilants à ce qui se dissimule derrière l'ombre qui le captive, à travers laquelle nous percevons toute la violence archaïque des commencements.

 

NARCISSE, TEL QU'EN LUI-MÊME

 . de l'hymne homérien à Ovide, les narrations diffèrent, l'époque et la culture aussi, mais le thème reste le même : celui d'un trop beau jeune homme, insensible à l'amour et, pour cette raison même, condamné par les dieux a mourir d'un amour impossible à satisfaire. Dans les deux récits nous suivons Narcisse qui se dirige inexorablement vers le piège que lui ont tendu les dieux et qui va l'étreindre jusqu'à sa mort. De même, dans les deux récits, à la place où  Narcisse meurt, pousse une fleur qui portera son nom. . part faite à la nature où se célèbrent les rites de renouvellement qui, chaque année, voient refleurir le printemps .  chez Ovide le sentiment de la mort, particulièrement poignant.

Aujourd'hui l'attention s'est concentrée sur le moment où Narcisse, penché pour boire à la source claire, découvre l'image resplendissante qui lui est renvoyée, moment où celui qu'aucun amour n'avait jamais touché se retrouve bouleversé d'amour pour un être insaisissable. Sans doute, pour nous, la mort de Narcisse et la fleur du souvenir se profilent encore P.15 .. la fatalité du destin. ce mythe interroge aussi l'homme moderne qui y découvre une .. façon de méditer sur son identité. . En tant que jungienne, je m'attacherai à chercher comment cette notion qui traverse l'ouvre de Jung, mais sans jamais qu'il la nomme, peut être rattachée à notre pratique. 

 

LE MIROIR DE NARCISSE

Si nous considérons le mythe comme une image « archétypique », nous voyons tout d'abord la toile de fond sur laquelle 'a figure se détache. Elle est faite de la nature, que l'on devine féconde et épanouie - une « Grande Mère » des origines en quelque sorte. Narcisse y meurt dans l'innocence dont il n'a su sortir, dans cet état de « participation mystique » qui signe le maintien dans le temps cyclique. . la soif le fait se pencher sur l'eau et, à cet instant, tout bascule pour lui. Le voile d'innocence qui l'enveloppait se soulève, acte initiatique par excellence, qui pourrait être jubilatoire et révélateur. Il n'en est rien, car cette déchirure d'être, par où la brûlure de l'amour fait irruption en lui, ne le sauve pas. Au contraire ce qui se lève en lui est un amour insensé, irréel, qui, au lieu de l'ouvrir à la vie, l'engloutit dans la mort. Mais pourquoi une issue aussi fatale ?

Narcisse, nous est-il dit, meurt pour avoir refusé l'amour d'une nymphe. . Derrière cet interdit du même, si nous entendons bien résonner le destin humain, la nécessité de perpétuer l'espèce que pourrait détourner la tentation d'un amour homosexuel, il nous semble percevoir aussi un autre message, peut-être inaccessible à ces dieux. Pour nous, en effet, ce que cherche Narcisse, c'est un regard d'amour qui lui réponde. Peut-être le vertige qui l'emporte, au bord de sa source, est la tentative désespérée de rencontrer dans ce regard qui le contemple un amour capable de l'assurer de son existence, au lieu d'un faux-semblant qui l'épuise dans son étreinte mortelle, leurre d'un autre qui se fait, ici, double insaisissable, détaché de toute réalité.

 

AU BORD DU MIROIR

Mais de quel amour blessé Narcisse meurt-il donc au bord de sa source ? Et de quoi pourrait être fait ce miroir meurtrier ? Si Narcisse était l'un de nos jeunes patients, nous nous demanderions s'il a jamais connu le premier jeu où les regards se croisent dans le face-à-face autrement signifiant, prolongé et authentifié dans le renouvellement de l'expérience. Jeux de regards qu'échangent la mère et son enfant, prélude d'amour aux autres rencontres, racines de la conscience de soi. Si l'enfant aime d'instinct cette image qui lui est proposée dans le miroir, c'est bien parce qu'elle rassemble tout ce qu'il a d'abord connu et éprouvé dans le corps-à-corps avec sa mère, avant de le voir se refléter dans ses yeux, repères où il a puisé sa certitude d'être et d'être aimé. Alors seulement l'image que lui renvoie le miroir peut le combler d'aise avant de lui donner l'appui nécessaire pour s'en déprendre afin d'explorer le monde autour de lui, se différencier des autres qu'il contemple dans le miroir : la mère, tout d'abord, première spectatrice, actrice émerveillée du dialogue qui se joue entre eux. Et c'est elle encore l'indispensable initiatrice des autres rencontres, parce qu'elle en autorise d'heureux en dehors de sa présence.

 

CE PREMIER MIROIR, LA MÈRE

La prise de conscience de l'identité a donc été précédée, et réparée, par tous les instants où la mère est, elle-même, le premier miroir dans lequel se reflète le soi de son enfant. Mais il arrive qu'elle n'ait pu l'être.

Jacques est un petit garçon de cinq ans, sourd, et qui présente des comportements jugés anormaux par son entourage . Je le reçois avec sa mère qui ne manifeste, en apparence aucun intérêt pour ce qui se passe. . Les objets que je présente à celui-ci déclenchent une grande agitation ; il a très envie de les prendre, mais ses mains tremblent, tournent autour de l'objet de telle sorte que tout est renversé et éparpillé. Enfin, il s'empare d'un bloc en bois rond et joue à le faire rouler sans fin. Interrogée, sa mère dit qu'il joue ainsi à faire rouler des boîtes, et aussi à lancer un ballon en l'air. Un peu plus tard, je présente à l'enfant un ours en peluche, Jacques s'arrête aussitôt, tend les mains, prend l'ours, le laisse tomber. Je le reprends, le serre contre moi, l'embrasse. L'enfant rit, me regarde dans les yeux pour la première fois, serre l'ours à son tour contre lui. Je pose par terre une tasse et une cuillère et donne à manger à l'ours. L'enfant m'imite, puis se donne à manger gravement. 

Mais ce qu'avait de particulier cet échange, c'est à travers la mère que je l'ai vécu. Jusqu'alors  indifférente, lorsque son fils m'a regardée en prenant l'ours dans ses bras, elle s'est penchée hors de la chaise, le buste tourné vers nous et son visage, transformé, est devenu pour un moment aussi intensément vivant que celui de son fils.

 

LES FONDEMENTS DE L'IDENTITÉ .

Poursuivons le débat sur la folie de Narcisse. Est-ce folie que de vouloir s'aimer ? Certes à ce point. Pourtant, nous pensons que cet élan passionné qui le porte vers son image sous-tend une autre quête dont la question de l'identité serait l'enjeu : le « qui suis-je ? » qui fonderait son individualité, et dont toute mère tisse les premiers fils de la reconnaissance. Or, Narcisse vit comme un « enfant sans mère », apparemment sans souvenirs d'un passé avec elle, pas plus d'ailleurs que de celui qui porte tout humain à retrouver l'état de « totalité » des origines, du monde d'avant la naissance. Pour Narcisse, en effet, il ne peut s'agir de retrouver ce qu'il n'a jamais quitté, parce que mal connu, faute d'avoir pu l'assurer dans la relation d'amour qui unit la mère à son bébé. Il est donc resté non différencié, non sépare du monde originel. Et lorsque son image surgit enfin, ce qu'elle produit est trop fort pour son fragile équilibre. Bouleversé d'amour par cette révélation d'être, s'il veut mourir, c'est pour ne plus se perdre.

Au double titre de cette recherche de soi et des origines, toute démarche d'amour serait donc une « quête narcissique » où s'entrecroisent représentations personnelles et collectives, étapes franchies par le moi, mais aussi fixations infantiles et défauts d'investissement. Autour des « manques-à-être » se rejoue alors le piège dans lequel Narcisse à succombé en érotisant sa propre image, a la place de ce qu'il aurait dû, mais n'a su en vivre avec une autre.

 

LE NARCISSISME « PRIMITIF »

. « Il semble bien que le narcissisme primitif dont nous essayons P.19 de dégager l'essence, soit, entre autres, l'expression d'un certain aspect de l'animalité originelle de l'homme. »

Nous sentons mieux alors quel rôle jouait le petit ours en peluche auprès de Jacques, l'enfant sourd, et quel souvenir, réel ou inconscient, cela réanimait en lui. Les expériences avec des singes ont montré que pour le tout-petit c'était le contact avec la chaude fourrure de sa mère qui était primordial. Bien plus qu'au lait qu'elle lui donne, c'est à cela qu'il est « attaché ». La mère peut être remplacée par un mannequin, même grossier, mais le petit singe n'acceptera de nourriture venue de l'extérieur qu'à condition d'avoir à sa disposition cette « mère » substitutive, pourvue d'attributs sensoriels identiques quant au toucher : douceur-chaleur. Faute de quoi il dépérit.

. la privation de la mère rend frileux . 

Chaleur-douceur-contact, . je devais examiner un petit garçon de 18 mois qui ne parlait pas. Cet enfant, handicapé moteur, était presque entièrement enveloppé d'un corset de plâtre, dont seuls les épaules et le haut du dos émergeaient. L'enfant était craintif et, pour établir le « contact », ne pouvant le prendre sur mes genoux, je lui caressai le haut du dos. Deux jours plus tard, passant auprès de lui, je l'ai entendu m'appeler « maman ». Ce mot avait jailli des profondeurs de l'expérience vécue dans son corps et au cours de laquelle, si brève qu'elle ait été, avait été recréé un moment privilégié, évocateur de « l'état originel de bien-être ».  Un des éléments les plus chargés du « souvenir » de l'état originel est certainement l'eau, le milieu liquide. Là se croisent « les fortes impressions de la nature », « la fusion de l'enfant avec le monde », la mémoire du vivant. . cette petite fille qui ne pouvait tremper son corps dans l'eau. Pour elle aussi, cet apprivoisement c'est fait dans une approche relationnelle : c'est, en effet, en se blottissant contre le corps de sa thérapeute que l'enfant a commencé à s'aventurer dans l'eau. Puis, peu à peu, elle a fait d'un lavabo son terrain de jeux, n'acceptant d'objets que préalablement trempés dans l'eau. Elle passait ainsi du contact corporel à des jeux d'eau encore craintifs. Elle a ensuite manifesté une joie extrême à faire couler l'eau et à vider et à remplir le lavabo, à se laver les mains, à plonger et à retirer les objets de l'eau, avant d'immerger son corps tout entier dans l'eau et d'en rire  de plaisir. Le retour heureux au milieu primordial symbolisait bien, ici, la confiance retrouvée dans une mère de vie.

 

JUNG ET LE NARCISSISME

. prendre conscience de l'importance des toutes premières impressions sensorielles, et du rôle des sensations dans la mémorisation des souvenirs et des représentations qui les évoquent. .

Mais Jung fait aussi l'hypothèse que si ces souvenirs sont aussi forts, c'est qu'ils se font l'écho d'un temps antérieur, celui où régnaient « l'instinctivité sans entraves et la beauté de la nature animale harmonieuse en elle-même », temps dont l'homme s'est coupé en accédant à la conscience. Les revécus sensoriels réactiveraient le « souvenir » de cet état privilégié, sur un mode devenu symbolique, et ce que nous appelons narcissisme trouverait là son origine. C'est pourquoi, lorsque ce sont des souvenirs heureux qui s'inscrivent dans la mémoire du corps, ce narcissisme devient le moteur de P.21 toute démarche ultérieure et le ressort de tout désir. Par contre, lorsque ces sensations archaïques sont génératrices d'angoisse, elles forment la trame d'une « anti-mémoire », d'un non-soi qui s'inscrit douloureusement dans la répétition.

 

LA MÈRE COSMIQUE

Ce souvenir mythique de la Mère Nature a nourri, de tout temps, l'imagination créatrice, et le sein de ces « Grandes Mères », symboles cosmiques de la mère de chair, a été longuement célébré ! . James .. pense que l'idée qui donna naissance aux cultes des déesses « Grandes Mères », repose sur une « aspiration universelle vers une unité cosmique inhérente au principe de maternité », et que, de ce fait, « elle compose une aspiration à renouveler la vie en allant à sa source même ». Dans cette perspective, « le but principal des rites était de resserrer l'union entre la Grande Mère, sous l'un ou l'autre de ses aspects, et ses fidèles. Des danses extatiques, une musique sauvage et le symbolisme sexuel d'un mariage sacré devaient .. aider à créer un état d'abandon et de communion qui permettrait .. de se perdre dans la source de toute vie ».

Les rites, comme on le voit, utilisaient l'équipement sensoriel pour ouvrir la voie symbolique, faisant du corps le pivot énergétique de l'expérience. Nos sociétés modernes s'efforcent de retrouver cette médiateté. Le symbole, pour sa part, sert cette aspiration à « renouveler la vie en allant à sa source même », par sa double polarité : plongeant ses racines dans l'indicible dont il témoigne au plus loin de l'inconscient collectif, et au plus près de la conscience individuelle, de par sa capacité énergétique à emprunter de nouvelles formes, il suit un trajet symbolique facilement repérable. Ce que formule ainsi Jung : « Une nouvelle adaptation et une nouvelle orientation d'importance vitale ne peuvent avoir quelque chance de succès que si elles se produisent sous une forme qui corresponde aux instincts », psychiquement représentés. Nous dirions encore que cette forme doit être conforme au projet du soi.

 

RÉGRESSION ET NARCISSISME

Là où Grunberger .. utilisait les termes de « narcissisme primaire », d' « essence de narcissisme », Jung parle de tendance de la libido à retrouver un état antérieur, tendance à la régression, dont il fait, par ailleurs, un des pivots de sa clinique : « La thérapie doit favoriser la régression et ce jusqu'à ce que celle-ci ait atteint l'être prénatal, l'enfant qui porte en germe le devenir du soi. »

Jung avait observé fréquemment .. la force de l'aspiration à « ce monde perdu », l'attraction exercée par celui-ci et 'a facilité avec laquelle la libido régresse lorsque l'adaptation au monde paraît trop difficile pour le moi.

De ce fait, la libido oscille entre deux tendances : retour aux origines et investissement prospectif, créatif. Mais si l'énergie nécessaire pour entreprendre de nouvelles tâches est bien puisée dans le « souvenir d'un état de bien-être originelle », elle demande pour être utilisée de façon efficace que soit sacrifiée la « nostalgie » liée aux représentations accompagnant cet état : « Pour qui regarde en arrière, le monde et même le ciel étoilé, c'est encore la mère penchée sur lui en l'enveloppant de tous côtés. Et c'est du renoncement à cette image et à la nostalgie que l'on en a que provient l'image du monde correspondant à la connaissance moderne. »

Si pour certains la « nostalgie n'est plus ce qu'elle était », elle reste pour d'autres la porte menant au Royaume des Mères dont parle Jung, monde fait des souvenirs liés à la mère réelle, de l'imago de. celle-ci et de la Grande Mère prégénitale P.23 ; monde de la dépendance infantile, de l'irresponsabilité et aussi de la fusion où se perd l'identité si durement conquise.

Narcisse, au bord de sa source, meurt de n'avoir pu trouver ce qu'il cherchait, sans le savoir ni le pouvoir vivre : non une image de soi, mais une image du soi.

. Winnicott exprime la demande faite par ces enfants perdus : « Ils désirent qu'on les aide à trouver leur unité ou encore à atteindre un état d'intégration spatio-temporelle où il existe vraiment un soi englobés. » C'est pourquoi en mettant l'accent sur cette composante de « retour à un état antérieur » comme valeur narcissisante, nous ne devons pas perdre de vue la visée qui la sous-tend : les expériences de symbiose narcissique enfant-mère, et avant elles, celles de fusion avec le monde prénatal, sont en fait des expériences de complétude, de totalité et, comme telles, elles constituent le soubassement du développement de la personnalité.

Mais il arrive qu'elles n'aient pu laisser de traces suffisamment positives et qu'à leur place s'installent alors des « blessures narcissiques », plus ou moins profondes, plus ou moins dommageables.

 

                                                      

                                                      LE SOI

 

« La vie m'a toujours semblé être comme une plante qui puise sa vitalité dans son rhizome : la vie proprement dite de cette plante n'est point visible car elle gît dans le  rhizome. Personnellement je n'ai jamais perdu le sentiment de la pérennité de la vie sous l'éternel changement. Ce que nous voyons, c'est la floraison - elle disparaît - mais le rhizome persiste. » Jung, Ma vie

 

JUNG ET LE SOI

Le soi fait partie de la conception actuelle de la personne, on parle d'un soi biologique, d'un soi immunologique, tout autant que d'un soi psychique. A travers ces diverses approches, c'est bien autour du principe d'identité que l'on travaille, cherchant ce qui distingue un individu d'un autre, ce qui fonde sa singularité.

Jung, pour sa part, disait du soi qu'« il est tout nous-même, à la fois si étranger et si proche qu'il nous reste inconnaissable.» Essentiel à notre être, il semble agir comme un régulateur de l'ensemble de nos fonctions, à condition que son action ait pu être reconnue et valorisée dès le début de la vie. On suit ses effets à la façon dont il compense, recentre et regroupe les parts du moi qui auraient tendance à fléchir sous le poids des conflits existentiels. Jung lui reconnaît une base biologique, mais il insiste sur sa capacité à nous renseigner sur ces endroits où la psyché manifeste la vie. Nous pourrions alors concevoir le soi comme « un centre virtuel d'une complexion si mystérieuse qu'il est en droit de revendiquer les exigences les plus contradictoires, la parenté avec les animaux comme avec les dieux, avec les minéraux comme avec les étoiles, sans même provoquer notre étonnement ni notre réprobation », et encore : « C'est de lui que semble jaillir depuis ses premiers débuts toute notre vie psychique, et c'est vers lui que semblent tendre tous les buts suprêmes et derniers d'une vie.»

Pour Jung, le soi est donc tout à la fois transpersonnel et hautement personnel. C'est un centre psychique où l'individuel puise jusque dans le cosmos la source de ce qui l'informe. Ce « tout nous-même » est donc investi d'une énergie considérable. Jung la compare à la force du Mana . Cette énergie, que nous appelons aussi archétypique, a cependant besoin de s'allier au moi - littéralement de se « mettre-en-moi » - pour que se poursuive le projet d'individuation.

 

L'AXE MOI-SOI

Il arrive que le moi subisse par trop l'ascendant du soi ou encore qu'il ne veuille pas renoncer à ses prérogatives. Il perd alors ses limites ou s'enferme dans des sentiments d'omnipotence triomphants : le moi est en pleine inflation. Cependant la tendance du moi à capter égoïstement cette énergie entre en compétition avec son autre tendance, adaptative celle-ci. Il peut en résulter de violents conflits, et ce, jusqu'au moment où le moi, renonçant à sa position narcissique qui P.27 le ferme sur lui-même, commencera, peu à peu, à intégrer des éléments de cette énergie, selon les besoins et les nécessités du projet qu'il sert. Le moi découvre, alors, qu'en croyant tout perdre - mais ce qu'il abandonne, ce sont des défenses archaïques -, il se trouve placé en relation avec ce non-moi qu'est le soi, dans un système qui n'est ni de domination ni de soumission, mais de réciprocités.

 

LE NARCISSISME, DU COTÉ DE JUNG

Si.. le terme même de narcissisme n'est pas utilisé par Jung, pourtant, au long de son ouvre, il nous parle abondamment, bien qu'autrement, d'« investissement narcissique ». Pour lui en fait, le destin de l'homme se joue entre la fusion (narcissique) et l'intégration dans le conscient de la libido (narcissisante.) Fusion nécessaire et structurante des premiers moments de la vie assurant « l'essence du narcissisme », intégration élargissant les potentialités de la personnalité par l'apport de nouveaux éléments puisés dans les deux mondes, extérieur et intérieur, qui composent notre vie, et s'organisent à partir des exigences du soi, instance « narcissisante par excellence ». Nous savons par expérience que nous n'en avons jamais fini ni avec la fusion ni avec l'intégration. La fusion leurre par ce qu'elle offre de retrouvailles avec l'état bienheureux paradisiaque, elle attire, mais mortellement : l'illusion ne peut être réalisée. Sur cette voie seul le « souvenir » de l'état antérieur, à condition qu'il se déplace selon l'axe de l'individuation, c'est-à-dire qu'il se symbolise, a valeur narcissisante positive.

L'intégration, elle, se heurte aux défenses du moi. Celui-ci, .. jouit des sentiments de toute-puissance que lui procure l'énergie narcissique. Combien profondément est recherchée cette omnipotence enfantine liée au bien-être originel ! Mais cette position ne peut être conservée sans dangers pour la personnalité. Il faut que le moi se sacrifie au soi. Cela ne serait pas possible si le moi, en définitive, n'en retirait un plus grand bénéfice : celui d'un accroissement énergétique certain. En considérant le soi non plus dans un rapport de forces opposées, mais comme un allié, celui-ci devient « une sorte de compensation du conflit qui met aux prises le monde extérieur et le monde intérieur.»

Changeant d'attitude, si le moi ne cherche plus à dominer ou à se défendre contre une domination éventuelle, il devient alors capable de « percevoir le soi », car, comme le note si justement Jung, « j'utilise à dessein l'expression « percevoir le soi » pour bien marquer combien la relation du moi au soi relève de la sensation.» Dans l'instant où le moi se place dans l'axe du soi, la personne éprouve en fait, et chacun peut en témoigner, un sentiment de plénitude et de bien-être, instant « narcissisant » où se puise le courage de vivre.

 

APPROCHE CLINIQUE : LE POINT DE VUE GÉNÉTIQUE

Une étude clinique des rapports entre le narcissisme et le soi prend appui sur les premières étapes de la formation du soi, en essayant de faire apparaître les conditions nécessaires à son développement, et les troubles résultant d'une mauvaise organisation de cette instance.

Or Jung, s'il reconnaît l'importance du prénatal et de la nostalgie des origines dans l'histoire de l'homme, n'a pas théorisé comment se structurait cette « mémoire » chez le jeune enfant. Son ouvre porte davantage sur la façon dont l'homme, devenu adulte, est poussé à poursuivre le processus d'individuation, c'est-à-dire à rendre conscient toujours davantage de soi - étant entendu qu'il faut considérer le soi comme un concept-limite, la totalité qu'il représente n'étant appréhendée empiriquement que partiellement par le conscient.

Pour autant Jung n'est aucunement coupé du narcissisme et nous le rejoignons lorsqu'il nous propose de considérer l'importance de la tendance à retrouver un « état originel » P.29 Tout comme lorsqu'il conçoit le soi comme l'agent de la structuration du sujet ainsi que de sa restructuration lorsque certaines bases ont été mal assurées. À l'heure actuelle, les psychanalystes engagés dans des recherches sur ces blessures narcissiques vont dans le sens des hypothèses formulées par Jung. Et si je cite, là encore, B. Grunberger, c'est que ses propositions recoupent les nôtres : « L'essence du narcissisme existe dans « le souvenir d'un état relationnel privilégié et unique » ainsi que dans le bien-être lié a ce souvenir, en tant que complétude et toute-puissance » ou encore : « L'état narcissique primitif n'est pas la fusion narcissique mère-enfant, mais la fusion de l'enfant avec son monde qui, pour lui, est le monde »

 

LE MONDE PRÉNATAL

. chaud, obscur, sonore. d'où nous ramenons ces étranges rêves, que nous essayons parfois de recréer aussi dans notre vie, comme le fait cette jeune femme qui clôt ses volets dans la journée, se blottit sur un lit parmi un amoncellement d'objets familiers .. présence sécurisante. Ou cette autre qui rêve d'une promenade sur une plage ensoleillée, en compagnie de sa mère, au cours de laquelle celle-ci lui dit : « Te souviens-tu comme nous « y » étions bien ? ». Et encore cet homme qui, lui, se voit en rêve, nageant dans une mer bleue, merveilleuse, au plus loin de la plage, et se laissant couler dans une ivresse d'abandon. Préfiguration de ce « Grand Bleu» que le cinéma vient de proposer à nos rêves nostalgiques !

Mais encore plus loin dans le passé, voici venir dans nos rêves des paysages de terres anciennes : les grandes forêts primitives, les déserts de sable, les vastes étendues d'herbe, d'où l'on voit surgir des bêtes que nous ne voyons plus guère qu'au Zoo ou au cinéma, bêtes en liberté qui nous approchent avec crainte, surprise et parfois, ô joie, familiarité. « Dans cette réanimation de l'impression de la nature, nous reconnaissons la réapparition de très lointaines et très puissantes impressions faites par elle et que ne peuvent dominer que les impressions plus fortes que l'enfant reçut de sa mère. L'éclat de son sentiment est transféré sur les objets qui entourent l'enfant, et dont partiront plus tard les sentiments magiques et bienheureux, propres aux souvenirs de la très lointaine enfance. »

 

LE SOI ORIGINEL

Le monde prénatal fait donc, en quelque sorte, partie de notre équipement inné, et le voici tout prêt à renaître, cheminant à travers les représentations les plus propres à l'évoquer. À condition, bien sûr, que ce prodigieux potentiel psychobiologique qui nous constitue puisse trouver dans la vie les éléments nécessaires à son actualisation. La notion d'un soi originel, matrice du devenir d'un être qui s'individue, rend compte de cette organisation complexe qui sous-tend le projet humain. C'est pourquoi son développement ainsi que la constitution d'un moi qui en témoigne évoluent en fonction des matériaux de signification qui lui sont fournis par le milieu dans lequel il croît, milieu lui-même constitué par tout un réseau de montages conscients et inconscients ou l'individuel et le collectif s'entrecroisent, et dont chaque élément représente autant d'inconnues pour celui qui va s'y trouver confronté. Certes l'utérus est le milieu originel de tout être, mais si l'acte de la naissance a pu être qualifié de situation originaire P.23, c'est parce que la rencontre entre le nouveau-né et le monde des adultes constitue la confrontation initiale autour de laquelle va se construire l'histoire d'un individu. Désormais, en effet, la forme de relations qui s'instaure inaugure un échange de signaux chargés de significations, échange qui ne finira qu'avec la mort. Attiré par cet P.31 autre dont il attend, et reçoit, les soins indispensables à sa vie, l'enfant est en même temps affronté à un inconnu qui éveille en lui une peur instinctive. Cette peur qui lui sert à différencier le connu de l'inconnu ne cessera désormais l'accompagner toutes ses expériences. Pris entre le désir d'y échapper pour retrouver le bien-être de son milieu d'origine et celui, tout aussi impérieux, de la curiosité que lui impose son programme de développement, l'enfant oscillera entre ces deux tendances, tout d'abord sur un mode à prévalence instinctuelle ( recours au sein, au sommeil, recherche de contact, de la chaleur, etc.), sur lequel, peu à peu, les organisateurs inconscients vont imprimer la marque de leurs destins psychiques. Ce serait donc parce que cette situation originaire préside à toute expérience humaine que cette double tendance, celle qui pousse à retourner vers la mère d'origine, et celle qui ouvre au processus d'hominisation, accompagne tout devenir humain. Or, chacune de ces tendances va rencontrer les circonstances qui en favorisent ou en contrarient l'élan. La prédominance de celle qui sert l'individuation sera plus ou moins fortement marquée selon l'importance, et la qualité, des expériences qui auront pu être intégrées au conscient, par rapport à celles qui n'auront pu l'être.

 

SES TRACES DANS L'ANALYSE

Toute analyse nous conduit sur les traces de ces moments qui ont jalonné les vécus de la situation originaire, mais la façon dont elles sont remémorées en séance, le mode sur lequel nous les percevons, jusqu'au bruit des lointaines déflagrations qu'elles ont occasionnées au passage, ne manquent pas de susciter, à chaque fois, cette attention particulière par quoi nous reconnaissons, en nous, les échos de ces premières expériences. L'angoisse, prélude à ces retrouvailles, signal somatique du mal-être contemporain des vécus non reliés à un système de significations capables d'assurer une cohérence structurante, marque toujours la part d'inconnu restée béante sur le chaos primitif. Comme dans ce rêve où le rêveur se trouvait dans un souterrain, au milieu d'une chaîne d'hommes se tenant par la main, mais dans laquelle des morts alternaient avec les vivants. Il était dit que pour rejoindre la surface de la terre (le monde des vivants), il fallait rompre cette chaîne, se libérer du poids des morts et les abandonner sur place. P.33

 

CHAPITRE II  LES PRÉMISSES DU SOI

 

                                                La question des origines

 

Nous cherchons à savoir toujours plus, à comprendre davantage, à faire du connaissable avec ce qui n'en est pas, ce n'est pas tant pour satisfaire l'orgueil de savoir - encore qu'au passage la jouissance très particulière qui trouve là son compte puisse faire illusion - que parce que nous y sommes poussés par la nécessité d'être. La question de l'origine qui se profile derrière cette quête nous passionne.. chacun y cherche les traces de son existence, l'explication de ce lui la fonde. Obstiné dans cette démarche, parce qu'il est obstiné à vivre, l'homme.. se sent tenu de comprendre et d'expliquer le sens de sa vie. En apprenant à s'orienter dans un espace-temps, qui se construit dans la mesure même où il le définit, l'homme se découvre coexistant d'un monde qui vient à lui à travers ce qu'il en perçoit. Mais cette découverte d'être-au-monde, qui commence dès le premier  cri.. ne peut se développer.. que dans un jeu d'échanges mutuels. Ce n'est, en effet, qu'à cette condition que les besoins du « soi originel » vont pouvoir s'actualiser et fournir au moi l'énergie nécessaire à son devenir de sujet individué.

 

LE SOI PRIMAIRE

À l'origine, cette potentialité d'un soi individuel est, en quelque sorte, confiée à la mère qui en constitue l'assise sécurisante et l'assure dans ses fondements narcissiques. Les jungiens, à la suite des travaux de M. Fordham et d'E. Neumann ont appelé « soi primaire » la constitution de cette étape, qui se centre autour de la relation « archaïque » mère-enfant. Lorsque cette étape ne peut être vécue selon son schème organisateur, la composante individuelle du moi ne parvient pas à opérer sa nécessaire différenciation d'avec ce que la mère en contenait, et l'énergie du soi demeurera, alors, liée à celle de la Mère archétypique, cette « Grande Mère » des origines.. Redevenant « la mère de tout », mais sur son versant négatif, elle cesse d'assurer le projet de vie pour enfermer dans le piège mortel de l'éternisation.

Cependant chez ceux qui souffrent de ces défauts d'organisation, nous découvrons aussi les extraordinaires tentatives que fait le soi pour préserver, ou conquérir, son autonomie : faux soi destinés à leurrer l'adversaire, fonctionnant comme autant de miroirs déformants, opaques au véritable soi ; défenses autistes et autres dissociations psychiques, protégeant ce qui, du soi primaire, a pu être constitué, même très précocement. Et c'est autour de ces premières étapes que va s'organiser le travail analytique, en tentant de relier les parts saines du soi et celles restées « séquestrées », pour les libérer de l'emprise de la « Grande Mère », infantilisante parce que faussement protectrice, et, à ce titre, combien redoutable !

Quant à l'intégration normale des éléments du soi par un moi en évolution, elle s'opère à travers des expériences archétypiques, modèles d'être-à-vivre pour le petit d'homme en devenir. Parmi celles-ci, si les vécus relatifs à ce que Freud a appelé « la scène primitive » constituent une série privilégiée, c'est parce qu'ils touchent à la question des origines.

 

LA SCÈNE PRIMITIVE

. forme de scénario dans laquelle prédomine la violence.. comme chez ces femmes qui se font passivement violenter, dans une soumission inconsciente a un phallus archétypique, que leur partenaire est chargé de tenir. Dans l'analyse, nombre d'analysants des deux sexes retrouvent, enfoui au plus profond de leurs mémoires, psychique et somatique, l'endroit non protégé, resté exposé à cette violence archaïque, qui se réactualise sans cesse dans leur être sexué et à travers leurs comportements.

 

LES IMAGES QUI LA METTENT EN SCÈNE

Le mythe de Narcisse, dans lequel sont relatées les circonstances dans lesquelles cette scène primitive fut jouée, illustre tragiquement un scénario poussé à l'extrême, ici agi dans la réalité : mère violée, père violeur. Il montre les conséquences du non-sens de cette situation : Narcisse, malgré ses efforts pour se reconstituer sur sa seule image, qui tout a la fois le double et le dédouble - mais dans le même et non le différent -, ne trouve pas l'issue vers la vie. Certes, une telle scène primitive peut se terminer autrement ! Quant à la violence sexuelle, si elle n'est pas forcément réellement agie, elle n'en reste pas moins redoutable. Il est d'ailleurs fréquent de retrouver cette violence originaire chez ces patients qui souffrent de.. « névrose narcissique ». Par ailleurs, il semble que le dommage subi soit d'autant plus grave que le modèle parental, ainsi mis en scène, s'écarte davantage du « modèle » constellé dans la culture du sujet. Ce qui veut dire que lorsque ces parents sont eux-mêmes pris dans un non-sens transmis par leurs lignées, cette insignifiance, faute d'une prise de conscience qui rompe cet enchaînement, ne peut transmettre le sens.

 

L'ANDROGYNE

La figure de l'androgyne fait souvent son apparition au fil des représentations qui se sont organisées autour de ces scènes primitives. Elle rend compte de l'intrication des mouvements énergétiques primordiaux, passif-actif, qui s'expriment dans la double polarité masculin-féminin, habituellement projetée à l'extérieur sur l'homme et la femme et donc, ici, sur le père et la mère de la scène primitive. Lors de certains  défauts de structuration du soi primaire, une tentative pour trouver un sens à une scène primitive défaillante consiste à créer une sorte d'image de « parents combinés », sur laquelle le sujet pourra s'appuyer pour construire son identité. L'androgyne participe de cet effort pour trouver une explication au mystère des origines, bien que, ici, sur un mode encore narcissique.

 

LES IMAGES THÉRIOMORPHES

Nous pouvons tenter de remonter encore plus loin dans cette recherche des traces laissées par cette expérience archaïque. .. plus confuses, parce que plus proches des éprouvés émotionnels où elles se sont formées, voici des images thériomorphes, certaines participant des deux ordres, l'humain et l'animal, comme dans ce rêve où apparaissait un être féminin, à corps de crevette mais à tête humaine, mis P.41 cuire dans le pot-au-feu familial ! Pour d'autres, la forme émerge à peine de la terreur qui l'a fait naître. Tel ce rêve : quelque chose qui s'agite dans un coin sombre et dont le battement sourd sur le sol annonce l'approche d'un danger inconnu, puis la lumière surgit et, en perçant les ténèbres, elle révèle, tapie dans un coin, une sorte d'araignée dont les yeux semblent guetter la proie. Cette figure, si communément représentée, comporte, en outre, des éléments plus complexes, dont certains se rapportent à la scène primitive. En effet, lorsque la gesticulation des membres mêlés des partenaires de l'acte sexuel vient se confondre avec l'excitation émotionnelle qu'elle provoque en retour chez un spectateur trop peu mature pour la contenir, elle génère de violentes angoisses. L'araignée et sa vélocité renvoient à cette angoisse. La répulsion ressentie devant l'araignée est associée à sa façon d'attraper sa proie. Ainsi se trouvent réunies dans la même figure la fascination passive et la tension active vers la source même de l'excitation.

 

LES VÉCUS ÉMOTIONNELS

Si nous voulons rejoindre le vécu, au-delà des représentations qui en signalent le trajet et ses modalités d'intégration au conscient, il nous faut écouter l'organisation émotionnelle elle-même, là où elle est restée liée à cette situation archétypique. Lorsque, dans l'analyse, la régression est parvenue à cette étape, c'est dans le transfert et le contre-transfert que se vit cette écoute. Il arrive ainsi que nous soyons mis en présence de diverses somatisations. il faut parfois des années avant que ne se révèle au grand jour la blessure jadis infligée à l'intégrité somatique, à ce soi-corps alors si fragile.

:es quelques figures placées sur la voie des origines nous permettent d'effectuer des repérages quant aux étapes constitutives de l'axe moi-soi sur lequel prend appui l'individuation du sujet, et, donc, ainsi, de jalonner les étapes de la régression. A travers elles, nous saisissons encore combien l'identité sexuée est déterminée par la position des représentants psychiques du masculin et du féminin qui inscrivent dans notre inconscient un signe opposé à celui de notre sexe biologique. Ainsi, dans la conception jungienne, nous dirions que la scène primitive se joue tout autant avec l'animus et l'anima des partenaires qu'avec leurs réalités sexuées, tout autant avec la  conjonction des opposés qu'avec leur nécessaire séparation.

 

LES MYTHES D'ORIGINE : L'ENFANT DIVIN

.. autre approche de la question des origines. importance du motif de l'enfant abandonné ou orphelin. Restant ans le mythe, il laisse de côté l'aspect personnel de la question qui renverrait au vécu du nouveau-né, sorti de son milieu originel pour être propulsé dans l'inconnu. Toute sa démonstration (Kerényi) est, en effet, centrée non sur l'origine individuelle de cette figure, mais sur son origine cosmique : ainsi, elle rendrait compte de « l'enfance du monde » ou encore de l'avènement d'une conscience perçue comme cet enfant « issu du monde, en même temps qu'abandonné par lui ». On voit combien les deux origines, l'individuelle et la collective, se répondent et comment elles s'expriment dans une culture donnée, comme en témoignent les mythes correspondants. P.43

Dans notre pratique, ce retour aux origines se vit dans la régression, qui, selon la formule de Jung, dépasse les contenus de l'histoire du sujet pour « atteindre le monde originel des possibilités archétypiques dans lequel, entouré des images de toutes créatures, l'enfant divin attend en sommeillant de devenir conscient. » Si le retour vers l'origine veut dire quelque chose, c'est là qu'il prend son sens. Que le « renaître » du mythe soit figuré par cet enfant - dont, K. disait qu'il représentait la forme énergétique de l'origine du monde - semble naturel, mais ce qui reste mystérieux  est qu'il le soit. Compensation ? Sublimation ? Beaucoup plus encore, car si l'image, ici, figure quelque chose des ressources de l'humain, elle l'exprime sur un mode tellement jaillissant qu'on ne peut s'empêcher d'évoquer l'énergie des commencements. On peut alors comprendre « l'enfant divin » comme l'autre face de celui qui figure en tiers exclu dans le scénario de la « scène primitive », dont il serait la composante  archétypique, et dont nous savons que s'il veut naître à son destin historique, il doit sortir du temps originel et sacrifier, au passage, ses rêves d'éternité. Ce que n'a pu réaliser Narcisse, et ce contre quoi continuent à se débattre ses enfants.

 

AU TEMPS DES ORIGINES

. les mythes cosmogoniques, qui rendent compte de la création du monde, et les mythes d'origine, chargés d'établir les modèles de vie, ont placé l' « acte » en position centrale, puisque, par définition, l'origine de la réalité provient de l'activité même du créateur. .. les sociétés traditionnelles se sont organisées autour de cette conception du monde dans laquelle l'acte initial devenait le modèle de tout acte à venir, d'où l'importance attachée aux conditions de sa recréation et la place réservée aux rites dans les cérémonies d'évocation où ils étaient chargés de le reconstituer. Ce n'était, en effet, qu'en accomplissant les rites que l'on pouvait se retrouver « comme au commencement » et participer, par là, aux pouvoirs du créateur : pouvoir par exemple de régénérer et de guérir l'homme, tout autant que son entourage.

 

LES RITUELS DE GUÉRISON

... on commençait par dessiner sur le sol des motifs traitant de la création du monde. En contemplant ces dessins, le malade parvenait à un autre état de conscience où, déconnecté de la réalité extérieure, il se trouvait, en quelque sorte, projeté hors du temps profane et par là même, réinséré dans le temps originel, le ternps créatif. Pourtant, pour obtenir la guérison, le malade devait aussi faire un sacrifice - le sacrifice étant la matière même de l'échange entre les deux ordres, celui de l'humain et celui du sacré -, et ce qui devait être ainsi sacrifié, sur un mode symbolique, c'était ce qui était mort, vieux, malade, assorti ou non de la notion qu'il s'agissait de quelque chose qui avait « contrevenu à l'ordre du monde ».

Dans cette façon de considérer la maladie, l'usure du temps et donc son épuisement énergétique devaient être pris en compte (notions qui vont de pair avec celle du monde organisé sur le mode cyclique, où ce qui naît et ce qui meurt suit un parcours de régénération et de renaissance, d'où pour se guérir la nécessité de revenir en arrière vers le « commencement P.45 du monde.») Pour être  cohérent avec cette conception du monde, l'homme ne cherchait pas à réparer la vie dans le temps présent, où elle apparaissait pourtant malade et défaillante - comme le tente la médecine de nos jours. Une telle façon d'opérer aurait semblé, à l'homme de ce temps du mythe, insensé en comparaison avec ce qui lui était offert : la possibilité de retourner au temps des origines et d'y retrouver 1'énergie des commencements.

 

LE RECOURS À L'ORIGINE

Certaines pratiques dérivées de cette conception sont restées vivaces jusqu'à nos jours. Elles ont pour but de faire revivre le temps de l'origine en évoquant le passé au plus loin des souvenirs psychiques et somatiques afin de renouer avec les vécus émotionnels des premiers temps. La visée thérapeutique de ces pratiques étant toujours d'épuiser l'énergie du vieux et du malade, de la « brûler » en quelque sorte, comme dans les anciens rites sacrificiels, afin de « renaître libéré.»

Et l'analyse. Lorsqu'il s'agit de libérer le moi des parts « vieilles et malades » qui entravent son développement, ne recourt-elle pas aux abréactions émotionnelles, libératrices des souffrances enfermées au plus profond de la mémoire, jusque dans l'inconscient des générations précédentes ? N'essaie-t-elle pas de placer l'analysant face à ce qui, en lui, aurait « contrevenu » à son projet du soi, façon subjective de parler de l'ordre du monde ? N'est-elle pas attentive à ce qui émerge au cours du parcours analytique et à ce qui en favorise l'expression. dessins.. mandalas ou images du monde, symboles de l'Unus Mundus. Mais alors que, jadis, il s'agissait d'opérer une réinsertion dans un collectif d'appartenance, l'analyse, aujourd'hui, ouvre pour une différenciation d'avec ce même collectif et pour une intégration de ces contenus symboliques dans une conscience individuelle.

. Les adultes, à certains moments de leur parcours analytique - et Jung, tout le premier, en avait fait, pour sa part, l'étonnante expérience -, recourent, eux aussi, instinctivement, à de telles formes qui, en les reliant au « centre du monde », leur font retrouver le chemin de leur propre soi.

 

FIGURES DU MONDE

. Mais il arrive que ce retour aux origines n'ait pour unique P.47 but que de participer au nirvana, et non de renouveler les énergies du moi. .

Les rites qui tentent le retour aux origines passent également par des mises en acte, dont le but est aussi de remonter le cours du temps. Ils sont fréquents dans l'analyse. Séjours sous les tables, dans les placards, enfouissements au creux des coussins, le corps lové en position fotale - et il n'y a pas que les enfants pour jouer ces mises en scène. Mais toutes ces positions, parfois répétées séance après séance, participent du même processus inconscient : revenir symboliquement dans le ventre de la mère, non pour y demeurer, mais pour en renaître, régénéré, chargé d'énergie nouvelle. Et, effectivement, à chaque fois, l'acte joué dans la relation transférentielle, qui en assure le sens libère du soi et permet son intégration par le moi.

 

                                                       

                                                Le jeu du soi 

 

LA CRÉATIVITÉ DU JEU

Le jeu est resté, pour Jung, au long de sa vie, cet espace privilégié où sa pensée venait se reposer d'une trop active tension et retrouver la source de son élan créatif. . l'espace créatif. « C'est en jouant et peut-être seulement quand il joue que l'enfant ou l'adulte est libre de se montrer créatif », et « C'est seulement en étant créatif que l'individu découvre le soi », il nous invite en effet à considérer le jeu comme une véritable expérience d'être au monde. Dans cette zone intermédiaire où il opère, le jeu, tel que Winnicott le conçoit, est un exercice de confrontation entre les objets internes et la réalité extérieure ; il offre, par là même, à celui qui s'y livre l'occasion de s'éprouver comme « une personne entière.»

Le jeu du soi commence dès le premier mouvement de la vie.

 

LE JEU DES OPPOSÉS

. passif-actif, creux-plein, contenant-contenu, ébauches des opposés primordiaux masculin-féminin, jeu qui avance ses pions à la recherche de l'heureuse conjonction qui en accomplira le destin archétypique. .

. c'est la perte de ce qui a été, et reste à jamais disparu, qui devient « l'inquiétant aiguillon de la recherche de la pierre philosophale ». Cette quête, une fois dépouillée d'un narcissisme trop clos sur lui-même, deviendra alors l'essence de « notre goût pour la beauté et notre sensibilité esthétique », jeu que ne peut déployer le soi lorsqu'il est insuffisamment investi de libido d'origine ( narcissisante ).

 

L'INCARNATION DU SOI

 

Pour Jung le soi est tout à la fois une image de l'origine et une visée vers quoi tend tout projet créatif, ce pourquoi le vécu de totalité des premières expériences entretient le désir de le retrouver tout comme de s'en détacher. .. « L'élan vers l'individuation rassemble ce qui était dispersé et multiplie et l'é1ève à la figure originelle de l'UN de l'homme primordial. »

Encore faut-il que ce premier vécu de totalité ait laisse son empreinte dans le corps, pour que le soi puisse jouer son jeu. Jung en reconnaît toute l'importance lorsqu'il écrit : « l'intégration ou incarnation du soi. » Sans doute n'a-t-il pas élaboré une théorie du soi-corps, qui sera faite ultérieurement, et, s'il a cherché le sens de l'archaïque le long de « matrices linguistiques» formées par les images originelles et non à partir de l'éprouvé du corps, il donne cependant pour point d'origine à celles-ci « un temps où la conscience ne pensait pas encore mais percevait. »

 

L'ESPACE INTÉRIEUR

Winnicott parle d'« espace potentiel » pour qualifier ce qui s'est organisé entre la mère et son bébé et qui n'est ni le monde du dedans ni le monde du dehors. Cette notion pourrait nous aider à définir celle d'espace intérieur dans la perspective du jeu du soi. Nous pourrions concevoir cet espace comme le mode d'action de l'énergie créatrice du soi ouvrant pour la transformation du couple d'opposés masculin-féminin, couple dont nous avons suivi les premières tentatives d'union à travers les efforts du bébé pour constituer ses objets de vie. .. « cet espace potentiel » se forme avant tout dans le jeu relationnel des corps et  le destin de ces expériences se poursuit dans les vécus émotionnels et les choix pulsionnels qui vont s'organiser en complexes.

 

LE SENS  DU JEU 

En choisissant de placer la créativité de l'ouvre avant les défaillances de parcours, c'est peut-être qu'avec Jung je garde « l'espoir anxieux que le sens l'emporte sur le non-sens » Ce souhait, qui se fait pour nous visée thérapeutique, demande à être constamment engagé dans l'action analytique et soumis à l'épreuve de la réalité relationnelle qui lui donnera, ou non, raison. Nous ne sommes d'ailleurs pas les seuls à envisager l'innéité d'un sens qui orienterait le projet de vie.

. l' existence « d'une tendance immédiatement présente à donner un sens aux émotions les plus P.53 élémentaires, mouvement qui peut être considéré comme contrarié, dès avant la naissance, par la défaillance de la mère à constituer un « contenant » fidèle ». . cette notion de contenant comme déterminant majeur de la mise en place de la tendance innée, et celle de souffrance désorganisatrice accompagnant l'échec de cette même tendance à regrouper les toutes premières excitations sensorielles ensemble ayant un sens. Lorsque Jung, pour sa part, place « le soi en donnée existant à priori » et qu'il ajoute « ce n'est pas moi qui me crée moi-même. J'adviens plutôt à moi-même » .

 

LES DÉVIATIONS DU SENS

. nous partons d'un concept de soi relationnel, de ses défaillances, des défauts de constitution de l'unité primordiale. Tout comme ces enfants autistes errant à la recherche de l'objet et de l'espace transitionnel et qui créent leurs propres objets durs et leurs propres « contours » sensoriels destinés à leur tenir lieu d'objets primaires, les défaillants du soi relationnel, incapables de déboucher sur une véritable relation d'altérité, ébauchent, dans l'analyse, leurs propres essais créatifs, et nous retrouvons chez eux les traces graphiques, les formes primordiales ainsi que les rythmes élémentaires qui, pour Jung, ont organisé les premiers battements du temps libidinal. Notre expérience clinique nous conduit à penser que ces sujets, qui n'ont pas eu accès à l'espace potentiel dans lequel le jeu des corps mère-enfant organise le sens, restent fixés à des sensations non intégrées en séquence relationnelle, mais qui leur servent à protéger les rudiments du jeu du soi.

 

SENSATIONS ARCHAÏQUES

Quels sont donc ces contours et ces objets qui ne semblent pas faire partie de l'inventaire des objets psychiques habituellement répertoriés, mais que nous trouvons parfois mêlés à des objets plus usuels, sinon des traces de sensations très archaïques à prévalence tactile ? Sensations qui rempliraient la même fonction que l'encre pour la seiche, lorsque celle-ci veut se dissimuler au regard d'un éventuel ennemi. En fait, pour ces sujets, blessés dans l'instauration de leur premier narcissisme, tout espace extérieur - et tout objet qui en provient - représente une menace d'engloutissement dans le trou noir de l'inexistence. Certes il a fallu que ce trou noir soit précoce pour qu'il semble ainsi sans fond et nécessite de telles défenses. On pense qu'il peut être le résultat d'une brutale déconnexion d'avec le corps de la mère, alors que celui-ci était encore vécu comme faisant partie du propre corps de l'enfant. C'est cette béance que l'autiste mais  aussi, bien qu'à un autre degré, ces blessés du narcissisme essaient sans cesse de colmater pour recréer leur intégrité en protégeant leur propre corps de toute irruption extérieure.

S'enduire de salive ou d'excréments, est un moyen de retrouver un contact avec ce qui a été déconnecté, le moyen désespérement magique de « faire » du corps. J'ai retrouvé chez des adultes, à certains moments, ce recours à de telles sensations défensives. Je pense à cet homme qui prenait plaisir à uriner à l'intérieur de ses vêtements, dans une tentative pour retrouver la chaleur du bien-être originel, mais aussi pour sentir les contours de son corps, marquant ainsi son territoire qui le protégeait des autres. De ce lieu sensoriel il narguait toute tentative d'entrer en contact avec lui, alors que, par ailleurs, il en éprouvait le plus profond désespoir. P.55

 

TOURBILLONS ET VERTIGES

Mais il existe bien d'autres vestiges de ces sensations archaïques, tels les ressentis qualifiés par F. Tustin de « tourbillaires » On en retrouve quelque chose dans ces vertiges incoercibles qui surviennent à l'improviste, ou dans ces images de tornades aériennes, de tourbillons d'eau, qui, dans certains rêves, s'accompagnent de vécus d'épouvante. Les expériences dont elles proviennent peuvent avoir été profondément enfouies et soigneusement recouvertes de défenses bien structurées, cependant, chez ceux qui produisent de telles images, on perçoit aisément les échos de la terreur du « trou noir » qui en signalaient l'existence. Mais nous pensons aussi que ces sensations archaïques révèlent l'activité d'un soi, certes encore non relié au monde extérieur, et dont l'énergie tournerait littéralement en rond, ne trouvant pas son issue vers l'objet-mère seul capable de l'inscrire dans son histoire individuelle.

Ces survivances archaïques, constatées ici et là, marqueraient donc de leurs empreintes les étapes précoces de la constitution de l'objet. Ces témoins nous permettent de repérer les défauts d'intégration des éléments du soi par le moi, allant jusqu'à des fixations proprement autistes. Sans doute l'origine de telles failles peut être due à un défaut d'équipement biologique, mais il faut aussi la chercher dans une quelconque défaillance du premier contenant-mère, ou encore dans une séparation corporelle d'avec la mère, trop prématurément subie pour que la capacité de se souvenir, encore insuffisamment développée, permette de suppléer à cette absence. Ce serait pour compenser ce manque-à-être que la tendance créative encore disponible essaierait d'inventer quelque chose, comme ces objets-sensations qui peuvent être contrôlés et manipulés, et tentent de remplacer l'objet réel défaillant.

Ces sensations qui « ressemblent à des objets » n'ont donc d'existence que le temps où elles se produisent. Sans doute est-ce à cette manipulation archaïque que recourait cette patiente qui, au moment de me quitter, et dans le temps analytique d'une régression qui touchait à cette zone du « trou noir », s'accrochait à un bouton de ma veste, le triturant longuement comme pour en imprégner la trace sur ses doigts. Et, de même que l'objet « autiste » cesse d'exister hors de sa manipulation, pour ma patiente, aussi, tout se perdait hors de la séance. 

 

INCORPORATION

Pour rester encore dans les expériences sensorielles, .. plus élaborées toutefois, j'évoquerai le rêve-cauchemar de cet homme qui se voyait errant dans un champ de corps morts et en morceaux, parmi lesquels il devait trouver sa nourriture. Le déjà long parcours analytique qu'il avait derrière lui avait, sans nul doute, tout à la fois permis d'exprimer en images ces vécus précoces, et de constituer dans le transfert un contenant capable de recevoir l'angoisse horrifiée suscitée par de tels contenus. Il avait, ainsi, pu faire, en quelque sorte, glisser cet « immangeable » de son rêve le long de la matrice des vécus d'incorporation, dont avaient émergé des images de cannibalisme rituel, puis le symbole eucharistique des chrétiens.

Je pense aussi que les bizarres objets volants qui apparaissent dans certains rêves pourraient être des rejetons de cette phase archaïque. Certes, ils sont ainsi soustraits à la manipulation sécurisante, mais, en contrepartie, ils se placent hors d'atteinte de l'objet persécuteur interne. Cette étape est, bien évidemment, plus élaborée que celle des objets-sensations. Objets magiques, ils sont créés pour pallier le manque fondamental, impossible à affronter. Ceux chez qui j'ai observé la présence de tels objets étaient profondément coupés de leurs émotions. P.57

 

LES PREMIERS PARTENAIRES DU JEU

Les premiers partenaires du jeu du soi apparaissent divers et nous avons pu constater la fécondité de l'énergie qui les anime. Mais alors que seule une relation authentiquement vécue peut restituer son sens à la séquence originelle et en reconstituer les éléments, il arrive que ce qui est retrouvé ne débouche pas forcément sur les étapes pulsionnelles de la relation d'objet. Dans certains cas, en effet, ce narcissisme de base - ou soi primaire - rétabli, les satisfactions éprouvées semblent se fixer à cette étape, les désir) pulsionnels reliés au moi et qui aventurent le désir pl us loin que le premier objet d'amour ne parvenant pas a entrer en compétition avec ces retrouvailles archaïques. Le jeu du soi, restauré dans ses premières manifestations, peut-il donc se satisfaire de ces premiers partenaires ? Peut-on parler d'une captatIon du soi par le moi qui s'y reflète ? Narcisse est bien au cour de cette question, même lorsque celle-ci ru peut que rester posée. 

 

PREMIÈRES TRACES

Si nous examinons les tentatives graphiques produites par ceux qui utilisent les modes de défense archaïque pour traduire leurs sensations, nous retrouvons les premiers gribouillis des tout-petits.. Le cercle apparaît tardivement dans de tels parcours, mais il témoigne de l'heureuse issue de la créativité du soi, parvenue à élaborer son image de totalité. Cependant, bien avant l'ébauche de la forme ronde, nous trouvons deux schémas de référence, contemporains du besoin de créer les objets-sensations : l'un est l'angle, et le triangle, l'autre la spirale, mais déroulée vers l'intérieur et non dans son sens expansif. Si l'arête de l'angle où deux faces se rencontrent et s'étayent est une expression favorite des jeunes autistes, je pense aussi à ces expériences, répétées de génération en génération, qui ont fait de la pierre angulaire le soutien de l'édifice.

..dessin d'un fond sous-marin où, parmi de molles méduses glissant, transparentes et sans consistance, l'auteur avait peint un triangle rouge. « C'est pour introduire de la vie », m'avait dit le peintre. J'avais moi aussi pensé que, bien avant une triangulation odipienne ou un symbole sexuel les deux ayant pourtant aussi un sens dans ce contexte -, ce triangle devait assurer un point d'ancrage et une protection contre l'engluement des méduses et, en outre, que ce rouge constituait un défi vivant contre la mort.

Quant à la spirale, Jung y voyait un des symboles majeurs de la quête du soi. Le fait que ce soit la spirale tournée vers l'intérieur qui est tout d'abord dessinée traduit alors le besoin d'un centrage, et la quête du retour à l'unité, alors que le mouvement inverse marque l'ouverture  du soi au monde extérieur et signe la liberté créatrice du jeu du soi.

 

LE RYTHME 

Mais le jeu ne peut se concevoir sans le rythme qui l'anime. Là encore, c'est aux origines qu'il nous faut remonter. Tous ceux qui ont observé de jeunes psychotiques ont pu remarquer l'importance du rythme dans leurs comportements. Balancements, sautillements, jeux de mains, tics. Tous ces mouvements semblent dérouler une mélopée sans fin qui les berce, les charme, leur tient lieu de compagnon, etc. Il est hors de doute que le rythme reproduit quelque chose des activités primordiales de la vie, depuis les bruits du cour jusqu'aux rythmes cosmiques. Jung, dans son concept de libido, a donné une place fondamentale à ce mode d' être.. : « Le rythme est le mode classique de l'organisation de certaines représentations ou P.59 autres activités, car c'est lui qui organise le passage de la libido vers une nouvelle forme d'activité. » Dans cette perspective, on peut se demander si les activités rythmiques des autistes ne seraient pas tout autant des essais pour franchir une étape - un peu comme on lance un moteur - que le désir de renouer avec les anciennes satisfactions. La façon dont on peut voir certains mouvements stéréotypés se modifier pour se transformer en rythmes créatifs, au décours d'une séance d'analyse, suit le même trajet que celui de la double spirale, de la réalité intérieure à la réalité extérieure, dans une libération d'énergie.

 

SOI ET NON-SOI

Ce jeu du soi n'a, bien sûr, pas de fin et il continue à chercher de nouveaux partenaires capables d'entretenir sa créativité. Ce faisant, il apprend à traiter avec les parts étrangères à son monde qu'il vit comme du non-soi. Certaines de ces parts.. sont ressenties comme dangereuses et nuisibles pour la cohésion du soi et celui-ci s'efforce, alors de les repousser, en les maintenant le plus loin possible de son activité. Mais dans la mesure où ces pans de non-soi représentent les potentialités d'accroissement du soi, ce serait, pour le soi, une mutilation de refuser d'entrer en contact avec elle. Or.. c'est au cours des étapes les plus archaïques de la constitution de l'objet que le soi et le non-soi entrent en contact, dans un temps où le moi commence à peine son apprentissage d'agent de liaison. Quand on sait que c'est à lui que revient la fonction d'intégration des expériences vécues, et qu'il doit, pour cela, évaluer la qualité des défenses qu'il convient de mettre en place, on saisit mieux avec quoi le soi se confronte au début de la vie. Dans certains cas, en fait, seule la force de sa part « instinctuelle» peut assurer la bonne issue de son projet de vie, face à l'inconnu du non-soi.

Le jeu du soi commence.. très précocement à s'exercer à travers la tension des opposés.

 

CHAPITRE III LE CORPS,  INCARNATION DU SOI

 

                                                    Le soi, à l'épreuve du corps

 

LANGAGE DU CORPS 

. (le corps parle) et fort bien, et parfois fort douloureusement, dans son expression directe, voire crue. C'est encore lui qui crie son absence dans le lieu imaginaire où il cherche son image amputée. Expérience d'un vécu lié ou nié, quant à sa participation à l'organisation du soi, mais toujours en référence à l'unité primordiale.

Cela pourrait débuter comme un conte - il était une fois l'un en trois : l'Anthropos avec ses trois manifestations, corps, âme, esprit, et le deux en un, l'Androgyne, image de la bissexualité -, mais un conte qui ne cesserait de s'actualiser en chacun de nous, à travers la réalité quotidienne de notre vécu corporel. Ne faisons-nous pas sans cesse l'expérience de ce qui, en nous, est partie d'un tout et, par là même, absence et recherche de ce qui manque ? Chaque découverte de notre corps devenant une quête de complétude dont la signification s'ancre dans nos organes et nos fonctions, là où les traces du message y sont inscrites au plus profond.

 

PRÉSENCE DU CORPS

Le corps est une présence, un projet, une histoire, l'expérience d'un tout, ou d'une partie. Nous en parlons en termes de besoins et de désirs. Mais c'est à travers des affects, des émotions et, par ailleurs, des représentations que nous connaissons ce corps, si peu connu, qui est ce corps que nous vivons.

Il est aussi ce qui nous introduit à l'autre, à tous ces autres qui composent notre réserve d'expériences. Et parce qu'il est l'agent et le témoin des processus de développement de la personne, Jung a pu écrire : « Les symboles du soi se forment dan les profondeurs du corps et expriment tout autant sa nature matérielle que la structure de la conscience qui les perçoit. »

Nous pouvons encore parler du corps, en tant que principe énergétique, de la libido, l'énergie qui anime désirs, impulsions et instincts, et d'ailleurs c'est en suivant les formes qui l'expriment que nous découvrirons les structures fonctionnelles du corps.

 

LIBIDO ET CORPS

La vie a marqué le corps au centre de lui-même, puisque « le nombril est tout à la fois la source d'où jaillit la libido, et le point de rupture, par où elle pénétra dans le corps.» C'est entre ces deux mouvements : élan vers la vie, retour vers « ce point de rupture, appelé mère, parce que c'est par elle que nous vint le courant vital », que la libido oscille. La tentation de s'anéantir dans la sombre caverne maternelle surgit chaque fois qu'un effort jugé trop intense ou une situation dangereuse se présentent. Le risque d'engloutissement est réel, « mais si la libido réussit à se libérer et à remonter vers le monde d'en haut, alors se produit un miracle : le voyage aux enfers a été pour elle une fontaine de jouvence, et de la mort apparente surgit une nouvelle fécondité.» . N'est-ce pas le destin de toute nourriture que de se perdre dans les cavités où chaque fois elle doit accepter la mort d'une forme, pour passer à l'étape suivante ? Que sont les besoins compulsifs de manger, sinon l'espoir de garder le plus longtemps possible les traces réelles de ce qui sert à nier « ce point de rupture, la mère ». Comment autrement reformer à l'intérieur cette présence chaude dans laquelle le corps a jadis baigné ? - Présence refusée par l'anorexique, qui se sent délié de la participation maternelle, abandonné au point de rupture, sans contrepartie.

Et ces corps proches de l'obésité, qui s'enflent pour mieux reformer dans l'intérieur une mère, absente par ailleurs ? Il n'est que d'assister à l'angoisse profonde qui accompagne certains amaigrissements, où la perte de poids est lourde de la perte de celle dont on n'a jamais pu se séparer.

 

L'ENFANT ET LE CORPS DE LA MÈRE

L'enfant porte une attention particulière à cette marque du.. nombril. .. ce singulier « bouton » cache un mystère. Comment le déboutonner pour donner accès à l'intérieur de ce corps-ventre si clos, qui, si les souvenirs archaïques sont exacts, doit renfermer les bébés et bien d'autres choses à manger, sentir, etc. ? Mélanie Klein a fait l'inventaire de ces «objets» convoités-aimés ou haïs-contenus dans le ventre de la mère et que l'enfant voudrait bien s'approprier. En s'essayant à s'identifier à ces objets, à les rejeter comme à s'y projeter, l'enfant élabore progressivement le triage nécessaire du « tien » et du « mien » Il apprend à faire le deuil de ce dont il ne peut s'emparer, tandis que le manque suscite des recherches actives pour le compenser. Il apprend, par exemple, à jouer ce que son corps ne peut encore vivre ou ce à quoi il devra renoncer. Il n'y a pas que les petites filles qui rêvent d'avoir des P.65 enfants dans leur ventre ! L'individu masculin, tout comme l'individu féminin, porte en soi l'aspiration et la nostalgie de la grossesse ; et comme elle ne peut se trouver réalisée par l'enfant, la grossesse - cet état où l'enfant est porté - s'imite du moins dans les formes du corps » Il n'est pas rare, en effet, de découvrir des fantasmes de grossesse et d'enfantement chez les hommes, en particulier dans ces moments où il s'agit, pour eux, « d'enfanter » une nouvelle forme d'expression, mais aussi lorsqu'ils ont à sacrifier cette part de soi que l'Androgyne semblait devoir accomplir.

La poursuite de ce trésor caché.. quête inlassable. Le jeu est cependant plus sérieux qu'il ne paraît et il peut engager toute une vie. Les mythes du héros ont, pour leur part, mis l'accent sur les dangers de l'entreprise et le courage sans faille dont doit faire preuve celui qui s'y lance. Sans doute ces luttes et ces combats sont-ils le prix à payer pour que soit transportée sur d'autres objets l'énergie de la libido qui hésite entre deux voies. L'investissement  symbolique est une sorte de transaction opérée entre le conscient et l'inconscient pour tenir compte des deux parties. « Les symboles ont pour effet d'empêcher la libido en régression de s'arrêter au corps physique de la mère.»

 

LE RYTHME ET LE  CORPS

Le rythme par son action répétitive est créateur de satisfaction et de déplaisir, car c'est un mode privilégié de décharge des excitations. Grâce à son action la libido investit les diverses fonctions du corps : nutrition, motricité, sexualité, langage, jeu etc. Outil d'apprentissage, puisque c'est par la répétition que le corps mémorise les gestes et les actions, il peut aussi tourner à vide. La répétition compulsive est cependant à entendre comme un signal plein de sens, révélant les fixations archaïques et les défauts d'intégration.

.. ces gestes élémentaires, gratter, creuser, enfouir, frotter, frapper, taper. Nous les retrouvons aussi bien dans les investigations les plus créatives comme dans les conduites les plus régressives, là où « la libido tend à retourner vers des activités rythmiques infantiles qui sont les modèles primitifs tant de l'acte nutritif que de l'acte sexuel ». Gestes que le corps transforme en tics et en manies, tout comme il les utilise dans la danse et la musique, ces formes supérieures de l'activité rythmique.

.. celle-ci investit les diverses phases du développement de l'enfant, mais elle poursuit son action tout au long de la vie. A rebours, au cours des régressions, on peut voir se réanimer les diverses phases des fonctions précédemment acquises, que ce soit pour se réfugier dans des satisfactions passées ou pour fuir le déplaisir du présent.

La sexualité occupe, dans la régression, tout comme dans le développement de l'individu, une place privilégiée. C'est pourquoi, lorsque, par suite de contraintes extérieure ( issues du milieu) ou intérieures (interdits, tension entre le domaine de l'esprit et le monde instinctuel, refus de donner sa place aux émois corporels ), la libido ne peut parcourir son cours normal, elle est contrainte de retourner vers des formes déjà vécues, cherchant à se satisfaire d'anciennes expériences, vécues parfois à travers ces comportements répétitifs, qui peuvent sembler étrangement aberrants, mais elle peut aussi emprunter une voie plus créatrice d'un devenir possible. C'est le rôle dévolu au symbole, chemin emprunté par cette femme qui se voit dans un rêve souffler dans une longue flûte afin d'agiter jusqu'à l'ébullition un liquide contenu dans un bol. Peu à peu, sous cette puissance du souffle scandé par la flûte, des flammes rouges jaillissent du récipient, en une danse de plus en plus phallique. P.67

 

LE CORPS ARCHAÏQUE

Dans son effort pour retrouver la voie vers un nouvel essor, la libido est amenée à réanimer des traces au-delà de l'histoire individuelle du sujet, au-delà même de l'histoire humaine, en quête de la force primitive contenue dans des étapes de l'évolution pourtant dépassées par l'homme, mais dont le corps a gardé la mémoire.

.. Jung nous relate l'aventure d'un homme ambitieux, qui pensait tout obtenir par sa volonté, mais quelque chose de très profond en lui protestait énergiquement contre ce projet, créant un malaise pour lequel cet homme était venu consulter. Il avait fait un rêve étrange qui l'inquiétait. Un monstre, du genre écrevisse ou lézard, se dressait sur son chemin. Que lui voulait-il ? Jung avait interprété le rêve en désignant le monstre comme le représentant d'une fonction archaïque, car « nous naissons en quelque sorte dans un édifice immémorial que nous ressuscitons et qui repose sur des fondations millénaires. Nous avons parcouru toutes les étapes de l'échelle animale, notre corps en porte de nombreuses survivances [.] ainsi le système sympathique est plus qu'un souvenir sentimental d'une existence paradisiaque, c'est un système existant et vivant en nous, qui continue de vivre, de fonctionner et de travailler comme il l'a fait de tout temps. »

De par leur nature l'écrevisse et le saurien représentent une certaine étape de l'évolution, et le caractère de monstre qu'avait pris l'animal du rêve n'était là que pour confronter le rêveur avec cette part de lui-même qu'il avait toujours négligée et qui, à présent, réclamait impérieusement son dû, car , lorsque « nous adoptons un comportement qui ne requiert pas l'adhésion du vertébré primitif et de l'animal au système nerveux sympathique qui sont en nous, une névrose se déclare. »

Voici encore une histoire de saurien. Il s'agit d'un rêve où une jeune femme pour échapper à un danger se réfugie sur un toit. Là elle fait la rencontre d'un animal fabuleux en qui elle reconnaît un « dragon » Lové sur le toit, il dort. D'abord effrayée en découvrant la tête énorme, elle recule en longeant son grand corps tout au long de l'orbe qu'il dessine. Elle s'y sent si bien qu'elle se retrouve sur son dos ; comme un bon génie, le dragon l'enlève dans les airs, pour aller la déposer dans une forêt.

Cette fois, le message du « monstre » a été entendu et la part instinctuelle du sujet qui lui faisait si peur a pu être abordée.

. sauriens, dragons et grands animaux préhistoriques, que les enfants mettent spontanément en images, traduisant, au plus près de leurs vécus corporels l'organisation de ce monde archaïque. .

 

LE CORPS ET L'OMBRE

Par le truchement de l'écrevisse et du saurien, nous voici donc mis en garde contre le danger de ne « vivre que la couche supérieure de notre psyché, tels des êtres pétris seulement de conscience, ressemblant à ces angelots dont la corporalité est réduite à une tête et à deux ailes, comme si le restant de notre corps et de notre organisme psychique était inexistant, alors qu'en réalité il est seulement tabou. » . P.69 . Etre bien dans sa peau, se sentir à l'aise dans son corps, est-ce si courant ? Comme il nous gêne ce corps et que nous le lui rendons bien ! . Quelle éloquence dans certaines attitudes : bras qui enferment la poitrine, mains qui se crispent sur le ventre, dos voûté, épaules remontées. Il faudra que la signification de cet espace corporel lui soit restituée pour que le corps cesse de remplir ce rôle de « porte-parole »

Il n'est que trop certain que « le corps est pour l'homme un ami douteux ; il produit souvent ce que nous n'aimons pas ; à son égard nous nous tenons sur nos gardes, car il y a trop de choses dans le corps qui ne peuvent pas être mentionnées : le corps nous sert souvent psychologiquement à personnifier notre ombre. » Et entre autres, cette part d'ombre qu'un certain consensus collectif nous a ordonné de passer sous silence - part secrète jugée honteuse et que nos rêves mettent une si fâcheuse insistance à vouloir étaler au grand jour. Si nous redécouvrons le rôle positif du « sombre Trésor », l'âne merveilleux du conte nous enseignera  que ce qui sort du ventre, à l'instar du célèbre crottin, peut être d'or, et que l'argent aura bonne ou mauvaise odeur, selon l'usage qu'on en fait.

Le ventre, qui sert de coffre-fort jaloux ou, à l'inverse, de simple déversoir, redevient alors le lieu d'échanges où la part qui donne s'enrichit autant que celle qui reçoit. Cessant de véhiculer des poisons meurtriers pour soi et pour les autres, la libido peut dégager l'agressivité des marécages stériles dans lesquels elle s'enlisait pour la lier aux mouvements dynamiques qui ouvrent à la réalisation des désirs structurants.

 

SEXUALITÉ ET BISSEXUALITÉ

Parmi le foisonnement d'images qui se forment dans les lieux du corps et qui concernent la sexualité, j'ai choisi celle de l'androgyne pour sa façon de ponctuer la mise en place de la sexuation et de témoigner du vécu de la réalité physique et psychique de la sexualité. ..ce « deux en un » est tout à la fois une image d'origine - émanant d'un « encore indifférencié » qui peut cependant se prolonger très tardivement dans ses représentations, alors même que le vécu sexuel du sujet se vit, depuis longtemps, sur un mode différencié - et une image de but. Elle marque alors le désir de trouver une figure capable de rendre compte de l'union des opposés, mais l'ambiguïté de son message ne satisfait pas complètement la conscience moderne, en quête d'une figure de couple plus différenciée.

Comme toutes les images, l'androgyne a un support biologique, fait des caractères secondaires sexués, témoins de l'autre sexe en nous. Ces caractères peuvent influencer plus ou moins la morphologie du sujet, ses attitudes, ses comportements et ses attirances sexuelles inconscientes.

Dans la théorie jungienne, l'importance de cette image provient du fait qu'elle est un des représentants majeurs de la bissexualité psychique et l'un des points d'origine des figures de 1'animus et de l'anima qui expriment le signe dont est affecté l'inconscient du sujet. L'évolution des représentations de ces figures sur le versant psychique, et celle des affects et humeurs diverses qui tracent leur voie à travers le corps, permettent d'apprécier comment la bissexualité coopère à la maturation de la sexualité d'un sujet et contribue à assurer son destin sexué.

C'est pourquoi, tout au long de son ouvre, Jung a souligné la part prépondérante de ce que représentent l'animus et l'anima comme agents de régulation psychique et leur rôle essentiel dans le processus d'individuation. P.71

 

LE CORPS DANS LE PROCESSUS D'INDIVIDUATION

Dans la suite des rêves qui constituent la trame de Psychologie et alchimie, à un moment, les images oniriques montrent que le rêveur « a décidé de ne plus vivre comme un être abstrait et incorporel, mais d'accepter le corps et le monde de l'instinct, la réalité du problème de la vie et de l'amour et d'agir en conséquence »

Mais.. ce n'est pas si facile d'accepter le corps. S'il apparaît parfois trop vaste pour être investi dans son entier, c'est d'abord parce que d'un point de vue génétique il n'est reconnu dans ses organes et ses fonctions que progressivement. Chaque nouvelle découverte étant rapportée à l'édification d'un schéma corporel, somme des expériences vécues et mémorisées, il s'ensuit, lorsque l'expérience  été « ratée », négativée ou faussée dans son sens, un trouble ou un trou de ce schéma. Nous utilisons aussi notre corps comme des feuilles blanches pour y inscrire nos désirs et nos peurs (images du corps), et ce qui n'a pu se vivre dans une relation à l'autre retourne, par un effet de boomerang, au lieu qui a fait naître cet éprouvé. Le corps nous sert encore d'acteur pour jouer les pièces de notre répertoire, mimant,  faute de mieux, ce qu'il est interdit de dire, dans un effort pour faire voir, à défaut de faire entendre.

Enfin, à côté des symboles individuels qui relient le sujet à son histoire et que le corps prend en compte, il existe d'autres symboles, nés dans l'inconscient collectif, et qui cherchent, eux aussi, à se projeter dans la réalité pour acquérir une existence. Les possessions par l'archétype, les identifications délirantes en sont des réalisations archaïques. Si l'artiste trouve là aussi sa matière première, tout un chacun peut s'exercer à exprimer, sur un mode plus ordinaire, cette « réalité subtile », essence de la créativité de l'inconscient.

 

 

                                               Le corps, axe de l'espace

 

.le rôle joué par la motricité : « Celle-ci s'exerce, semble-t-il, à travers deux systèmes différents : l'un s'exprime à travers les positions du corps et les déplacements et conduit à l'édification d'un espace des lieux. L'autre concerne les activités de saisie, de manipulation et de transformation des objets et conduit à l'identification et à la reconnaissance des objets et des formes spatiales. »

Ces deux systèmes jouent dans un rapport de positions entre celle de l'objet et celle du corps propre en tant qu'objet dans l'espace, mais c'est le corps positionnel qui exerce la fonction de référence. Chez l'être humain, la verticalisation progressive du corps, depuis la tête dressée jusqu'au corps érigé dans sa totalité, permet l'exercice de sa puissance sur l'espace environnant, ainsi qu'un contrôle de plus en plus étendu sur les objets, grâce aux effets du déplacement.

 

LA VERTICALITÉ, RÉFÉRENT POSITIONNEL DE L'ESPACE  

Pour l'enfant couché dans son berceau, la verticalité est représentée d'abord par les parents.. Peu à peu, l'enfant, découvrant qu'il est lui-même cet axe de référence, devient maître du jeu de prendre et de lâcher, de faire disparaître et de retrouver, cependant que dans le même temps, se dévoile l'angoisse de séparation qui le différencie peu à peu de l'autre - plus jamais lui -, « castration» nécessaire comme l'avait été la coupure du cordon ombilical.

C'est dans ces mouvements de maîtrise et de séparation que se constitue la puissance créatrice. .

 

LA VERTICALITÉ, RÉFÉRENCE DU SOI