CHAPITRE II LA THÉORIE DE L'ÉROS

. la notion même de traumatisme se trouvait dépassée. Mais du coup la recherche se trouvait confrontée avec le problème du conflit érotique. .. celui-ci contient à profusion des éléments anormaux et .. il n'y a pas lieu, à première vue, de le comparer à un conflit érotique banal. .. il est surprenant et presque incroyable que seule l'apparence trompeuse doive être consciente, tandis que la véritable passion reste cachée et échappe à la personne qui l'éprouve. .. la situation relationnelle véritable restait plongée dans l'obscurité, tandis que les relations apparentes, mais fallacieuses, accaparaient seules le champ visuel du conscient. Si nous nous efforçons de formuler ce fait de façon théorique, nous arrivons à la proposition suivante : dans la névrose, il y a deux tendances qui sont diamétralement opposées et dont l'une est inconsciente. .. le conflit pathogène, tout en étant un concours de circonstances personnelles, est en même temps un conflit commun à toute l'humanité, qui se dévoile au sein de l'individu. P.47
Car un des signes distinctifs de l'homme civilisé est, en toute généralité, la désunion existant au sein de lui-même : le névrosé ne constitue qu'un cas d'espèce de l'homme civilisé en désaccord avec lui-même, du seul fait qu'il doit concilier en lui nature et culture.
.. le processus même de la civilisation consiste en un domptage progressif de tout ce qu'il y a d'animalité dans l'homme ; il s'agit bel et bien d'une domestication, qui ne saurait aller sans révolte de la part de sa nature animale, assoiffée de liberté. Aussi, de temps en temps, une griserie s'empare de l'humanité, qui se bride elle-même de plus en plus par les contraintes de la civilisation. L'Antiquité en a été le témoin quand le flot des orgies dionysiaques, venues de l'Orient, a déferlé sur elle. Ces orgies devinrent partie intégrante, essentielle et caractéristiques de la culture antique ; l'esprit qui les animait n'a pas peu contribué, dans de nombreuses sectes et dans de nombreuses écoles philosophiques du dernier siècle avant Jésus-Christ, au développement de l'idéal stoïcien d'ascétisme ; c'est ainsi que jaillirent du chaos polythéiste de cette époque les religions ascétiques de Mithra et du Christ. Une seconde vague d'ivresse et de liberté s'empara du monde lors de la Renaissance. Il est difficile de juger son propre temps ; toutefois, dans la liste de questions révolutionnaires soulevées.. on relève la « question sexuelle » . personne n'arrive jamais à se soustraire aux courants contemporains dans lesquels il vit. Depuis, la « question sexuelle » a été repoussée à l'arrière-plan, pour une bonne part, par des problèmes politiques et de conception du monde. Mais cela ne modifie en rien le fait que la nature humaine instinctive se heurte toujours à nouveau aux limitations imposées et valorisées par la civilisation. Celles-ci changent parfois de nom, la position générale demeure toutefois fondamentalement la même.
.. ce n'est point toujours la nature instinctive, animale qui se heurte aux contraintes de la civilisation, créant ainsi la désunion avec soi-même que l'individu perçoit au sein de son existence ; souvent il s'agit d'idées nouvelles qui jaillissent impétueusement hors de l'inconscient, qui s'opposent tout autant que les instincts aux normes de la culture régnante, créant ainsi la désunion intestine. On pourrait par exemple aujourd'hui établir aisément une théorie politique de la névrose, tant il est vrai que l'homme contemporain est essentiellement travaillé et mû par des passions politiques. Peut-être apparaîtra-t-il plus tard que les préoccupations d'ordre politique n'étaient elles-mêmes que les prodromes d'un ébranlement plus profond, de nature religieuse. Le névrosé participe, sans en être conscient, aux courants contemporains régnants, dont il donne une image et une expression dans ses propres conflits.
La névrose est, à chaque époque, intimement liée aux problèmes du temps. Elle représente, en somme, un essai malencontreux de l'individu pour résoudre en son sein le problème général. La névrose, c'est la désunion existentielle en soi-même. Chez la plupart, le motif du désaccord est que le conscient voudrait rester fidèle à son idéal moral, alors que l'inconscient tend vers son idéal immoral ( « immoral » selon la conception actuellement régnante), le conscient s'efforçant de le nier. Les sujets qui souffrent d'une névrose de cette sorte sont des sujets qui voudraient être plus corrects, plus adaptés qu'ils ne le sont au fond. Mais le conflit peut aussi se présenter en sens contraire : il est des êtres qui, P.49 en apparence, sont bien peu convenables et qui ne se font pas la moindre violence.. leur côté moral gît dans leurs arrière-plans, tombé dans l'inconscient aussi bien qu'avait été tout à l'heure refoulée chez l'homme vertueux la nature impudique. (Il faut donc, dans toute la mesure du possible, éviter les extrêmes, qui font toujours soupçonner leurs contraires.)
Cette mise au point générale était nécessaire pour faire saisir plus facilement la notion de « conflit érotique ». Grâce à elle nous allons pouvoir envisager la question de la technique psychanalytique et celle du traitement.
La question qui préside à la technique psychanalytique est, de toute évidence, celle-ci : par quel procédé arriverai-je le plus vite et le mieux à connaître chez un malade, les déroulements inconscients ? La méthode initiale était une méthode hypnotique, soit qu'on interrogeât le malade en état de concentration hypnotique, soit que celui-ci donnât cours spontanément à ses imaginations (en état d'hypnose également). . primitive et souvent insuffisante Une seconde méthode fut créée à la clinique psychiatrique de Zurich : la méthode dite des associations. Cette méthode montre de façon exacte et expérimentale l'existence de conflits englobés dans ce que j'ai appelé des « complexes » ; ce sont de conglomérats de représentations idéo-affectives qui trahissent leur existence par des perturbations typiques de l'expérience. Mais la méthode la plus importante dont nous disposions pour étudier les conflits pathogènes, c'est, comme Freud l'a montré le premier, l'analyse des rêves.
Du rêve, on peut dire que « la pierre qu'avaient rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la pierre angulaire » et la base de l'édifice. Il est vrai que le rêve, ce produit fugitif et d'apparence insignifiant de notre âme, n'a subi une mésestime aussi profonde que dans les temps modernes. Autrefois, on le tenait pour l'annonce du destin, pour un avertissement ou une consolation ; on y voyait un message des dieux. Maintenant nous utilisons le rêve en tant qu'expression de l'inconscient : il doit nous révéler les secrets qui échappent au conscient ; de cette mission il s'acquitte d'ailleurs d'une façon étonnamment complète. Le rêve « manifeste », c'est-à-dire le rêve tel que nous nous le remémorons, est, d'après la conception de Freud, une façade, qui tout d'abord ne laisse rien deviner de l'intérieur de l'édifice, mais au contraire le dissimule avec le plus grand soin, grâce à la prétendue censure du rêve. Mais si, en observant certaines règ1es techniques, nous invitons le rêveur à parler librement, et si nous le laissons nous communiquer les idées qui lui viennent spontanément à l'esprit à propos des différents éléments et détails de son rêve, il apparaît bientôt que ses associations s'orientent vers certaines directions et sont centrées autour de certains sujets pour lui d'une haute portée personnelle ; le rêve en reçoit un sens qu'au premier abord on aurait été à cent lieues de supposer inclus en lui. Une comparaison soigneuse montre même qu'il règne, jusque dans les détails les plus fins, entre ce sens et la façade du rêve, des rapports très subtils et très minutieux. Le conglomérat spécifique de pensées et de sentiments au sein duquel se nouent tous les fils du rêve constitue le conflit recherché, dans ses nuances personnelles, et dans les variantes des circonstances particulières de la vie du sujet. Ce qu'il y a de pénible et d'incompatible dans le conflit se trouve, selon l'avis de Freud, si bien caché ou morcelé que le rêve se manifeste comme la réalisation d'un désir. Toutefois, il ne s'agit que rarement de l'accomplissement d'un désir évident, comme par exemple dans les P.51 rêves qui répondent à quelques tiraillements d'entrailles : un dormeur percevant une sensation de faim réalise le désir de nourriture en rêvant d'un festin plantureux. De même la pensée impérieuse qu'il est grand temps de se lever, opposée à l'envie de continuer tranquillement à dormir, engendre en rêve la représentation apaisante qu'on est déjà levé, arrivé à son travail, etc. Il s'en faut de beaucoup que tous les rêves soient de nature aussi simple. Selon Freud, il existe également des désirs inconscients, incompatibles de nature avec les idées-forces de la conscience diurne. Il est des désirs infiniment pénibles que l'on n'ose même pas s'avouer à soi-même, et ce sont précisément ceux-là que Freud tient pour les générateurs essentiels des rêves. Par exemple, voici une fille qui aime tendrement sa mère ; mais elle rêve qu'à sa grande douleur sa mère est morte. D'après la conception de Freud, il existerait chez cette fille, à son insu, le souhait infiniment pénible, inacceptable, de voir sa mère, à l'adresse de laquelle elle éprouve des résistances secrètes disparaître de ce monde le plus rapidement possible. Pareils à-coups émotionnels peuvent surgir dans le cour de la jeune fille la plus accomplie, mais on se heurterait aux dénégations les plus violentes si on cherchait à en obtenir l'aveu. En apparence, le rêve manifeste ne procède en rien de l'accomplissement d'un désir ; il exprime plutôt une appréhension ou un souci, donc exactement le contraire de l'impulsion inconsciente que l'on soupçonne. On sait bien qu'un souci exagéré doit souvent, à bon droit, être soupçonné du contraire de ce qu'il exprime. (Mais le souci exprimé dans le rêve est-il exagéré, se demandera le lecteur critique ? ) Ces rêves sont innombrables où, en apparence, on ne saurait trouver trace de l'accomplissement d'un désir. Le conflit élaboré dans le rêve est inconscient, de même que la tentative de dénouement qu'il esquisse. Notre jeune fille a réellement tendance à éloigner sa mère ; dans le langage archaïque de l'inconscient, éloigner, cela s'exprime par : faire mourir. Cependant il serait erroné d'accabler la rêveuse en lui faisant porter la responsabilité de cette tendance, puisque, en somme ce n'est pas elle, ce n'est pas sa personnalité consciente qui a fabriqué le rêve, mais bien son inconscient qui présente la tendance, surprenante pour la rêveuse elle-même, d'écarter sa mère. Le fait même qu'elle le rêve prouve qu'elle ne le pense pas consciemment. Consciemment, elle ne comprend même pas pourquoi sa mère devrait être écartée. Mais nous savons qu'une certaine couche de l'inconscient détient toutes les réminiscences qui ont échappé à la remémoration et, en outre, tout ce qui, en fait d'impulsions infantiles, ne saurait trouver utilisation dans une vie plus adulte. On peut même dire que la majeure partie de ce qui sourd de l'inconscient porte tout d'abord le sceau de l'infantilisme : ainsi en est-il du désir qui a engendré notre rêve et qui peut être exprimé, de façon toute simple, dans la réflexion puérile suivante : « N'est-ce pas, mon petit papa, que tu m'épouseras quand maman sera morte ? » La reviviscence de ce souhait puéril dans le rêve apparaît, après plus ample informé, comme le succédané d'un désir récent qu'eut la jeune fille de se marier, désir qui lui fut pénible et insupportable, pour des motifs qui restent à élucider. Cette pensée ou plutôt ce que cette intention comportait de sérieux et de réel, a été, comme on dit, « refoulée dans l'inconscient », où cela doit nécessairement s'exprimer en des matériaux infantiles, car les possibilités d'expression dont dispose l'inconscient sont constituées en majeure partie par des réminiscences des premières années de la vie.
De toute évidence, il s'agit dans notre rêve d'un élan infantile de jalousie. La rêveuse est, en quelque sorte, éprise de son père, et c'est pourquoi elle voudrait bien écarter la mère. Mais son conflit réel est encore plus vaste : il consiste en ceci qu'elle voudrait bien d'une part se marier sans pouvoir, d'autre part, arriver à s'y décider. Les causes d'hésitation, en pareilles circonstances, sont multiples : la jeune fille ne sait pas bien, précisément, de quoi l'avenir sera P.53 fait, si son conjoint sera tout à fait ce qu'elle souhaite, etc. En regardant en arrière, elle s'aperçoit que la vie à la maison est protégée, que l'existence y est belle, elle tremble à l'idée de devoir se séparer de sa petite mère et de devoir être à son tour adulte indépendante et responsable. Mais la jeune fille n'a pas remarqué que le problème crucial du mariage s'est posé pour elle de façon vitale et sérieuse, et qu'il s'est emparé d'elle de telle sorte qu'elle ne peut plus se réfugier sous la protection parentale sans rapporter avec elle dans le sein de sa famille l'interrogation avec laquelle l'a confrontée le destin. Elle n'est plus l'enfant qu'elle était ; elle est bel et bien sans y pouvoir mais, celle qui souhaite le mariage Et ce n'est plus l'enfant qui rentre sous le toit paternel, mais une adolescente qui porte en son cour le désir de l'homme. Or, dans la famille, c'est le père qui est l'homme, et c'est sur lui que se cristallise, à l'insu même de sa fille, le désir de l'homme. Or cela constitue un inceste ; aussi une intrigue incestueuse secondaire prend-elle naissance. Freud suppose que la tendance incestueuse est primaire et qu'elle constitue le motif primordial à cause duquel la rêveuse ne parvient pas à se décider au mariage ; à côté de celui-ci, les autres mobiles, auxquels nous venons de faire allusion, sont à ses yeux de peu de poids. A l'opposé de cette conception de Freud, j'ai depuis longtemps prétendu que la rencontre occasionnelle de l'inceste ne prouve nullement l'existence générale d'une impulsion incestueuse, tout aussi peu que le phénomène sporadique du meurtre ne prouve une tendance généralisée au crime, tendance qui serait créatrice de conflits psychologiques. Je n'irai pas jusqu'à prétendre qu'il n'est pas en tout individu des germes qui pourraient le pousser à n'importe quel crime. Mais entre la présence de tels germes et un conflit actuel ou une dissociation de la personnalité qui en émaneraient et tels qu'on les rencontre dans la névrose, il y a une énorme différence. Quand on suit avec attention, pas à pas, l'histoire d'une névrose, on trouve régulièrement dans la vie du sujet un moment critique au cours duquel surgit un problème que le sujet n'a pas accueilli, mais qu'il a tenté d'esquiver. Or, cette dérobade est une réaction aussi naturelle et universelle que les motivations psychologiques qui la conditionnent, à savoir la paresse, la loi du moindre effort, la lâcheté, la crainte, l'ignorance et l'inconscience. Quand il y a quelque chose de désagréable, de difficile et de dangereux, en général on hésite, et, si faire se peut, on ne s'en mêle pas. Je considère que ces motivations sont parfaitement suffisantes pour expliquer un comportement. La symptomatologie incestueuse, qui est une donnée indubitable et que Freud a parfaitement débusquée, me semble être un phénomène secondaire, déjà maladif.
Le rêve s'occupe souvent de détails apparemment ineptes, et il nous apparaît souvent, de ce fait, fort ridicule. Ou bien il est par son extérieur tellement incompréhensible qu'il excite tout au plus notre étonnement. A cause de cette première impression qu'il nous donne d'être soit ridicule, soit incompréhensible, il nous faut toujours triompher d'une certaine résistance, d'une certaine répugnance intellectuelle avant de nous décider à nous mettre sérieusement et patiemment au travail, pour débrouiller cet écheveau confus. Mais, lorsque nous avons enfin pénétré le véritable sens d'un rêve, nous nous apercevons, en contrepartie, que nous nous trouvons au cour même du rêveur et de ses secrets ; nous constatons alors avec étonnement que même un songe insensé en apparence est, en fait, bourré de sens et, qu'au fond, il ne parle que de choses sérieuses et de la plus grande importance. Cette constatation nous contraint à infiniment plus de déférence à l'égard de la prétendue « superstition » qui disait trouver un sens aux rêves, que n'en pouvaient avoir les tendances rationalistes de l'époque contemporaine.
Comme le dit Freud, l'analyse des rêves est la « via regia », la voie royale vers l'inconscient ; elle achemine vers les secrets personnels les plus profonds, et c'est pourquoi elle est un instrument inestimable entre les mains du médecin et du psychothérapeute. P.55
La méthode analytique, sous tous ses aspects, et non pas seulement et spécialement la psychanalyse freudienne, est constituée par de nombreuses analyses de rêves. Ces rêves, au cours du traitement, dévoilent successivement, en les faisant remonter à la conscience, les contenus de l'inconscient, qui vont, dès lors, se trouver soumis à l'action purifiante de la lumière ; au cours de ce processus le sujet retrouvera plus d'un élément précieux qu'il avait cru à jamais perdu.
Aussi faut-il évidemment s'attendre à ce que le traitement soit ressenti comme un véritable supplice par les nombreux individus qui vivent en se faisant des idées fausses sur eux-mêmes ou en les affectant. Il va leur falloir en effet abandonner à peu près toutes leurs illusions les plus chères pour que - en vertu de l'ancien précepte mystique : « Dépouille-toi de ce que tu as, alors tu recevras »- quelque chose de plus vaste, de plus beau et de plus profond puisse se développer en eux. (Seul le mystère du sacrifice psychologique de soi-même, du petit moi, permet de se retrouver avec une âme rénovée.) Ce sont des principes d'une très antique sagesse qui revoient le jour pendant le traitement analytique et il est fort curieux de constater qu'au niveau de la civilisation actuelle ce soit précisément cette sorte d'éducation de l'âme qui se révèle être de toute nécessité - une éducation qui, par plus d'un point, est comparable à la technique de Socrate, quoique l'analyse pénètre bien plus profondément que ne le fit celle-ci.
Les travaux de Freud, dans la direction qu'ils avaient prise, essayèrent de prouver que le facteur érotique, ou plus précisément sexuel, détient une signification prépondérante dans la genèse du conflit pathogène. D'après cette théorie, il s'agit dans la névrose d'une collision entre la tendance du conscient et le désir inconscient, immoral, irrecevable. Le désir inconscient est infantile ; il constitue un souhait qui provient, en lui survivant, de la préhistoire du premier age de l'être ; ce souhait ne cadre en aucune façon avec le présent, aussi le sujet le refoule-t-il, pour des raisons actuelles morales. Le névrosé sent vivre en lui l'âme d'un enfant qui supporte mal des restrictions dont le sens lui échappe et que, partant, il ressent comme arbitraires. Il cherche bien, il est vrai, à faire sienne la morale régnante, mais cela s'achemine vers une désunion et, en quelque sorte, vers une guerre civile avec lui-même ; car il veut à la fois d'une part se libérer, et d'autre part s'opprimer ; c'est précisément cette lutte intestine qu'on appelle névrose. Si ce conflit était nettement conscient dans toutes ses composantes, il n'en résulterait sans doute pas de symptômes névrotiques. Ceux-ci ne prennent naissance que lorsque le sujet ne parvient pas à voir l'autre côté de son être et l'urgence des problèmes qu'il entraîne. Ce n'est qu'à cette condition, semble-t-il, que se constitue le symptôme, qui est comme une expression du côté méconnu de l'âme humaine. Le symptôme, par suite - d'après Freud -, est l'accomplissement indirect de souhaits méconnus qui, s'ils étaient conscients, entreraient violemment en conflit avec les convictions morales du sujet. Comme il a été dit plus haut, ce côté obscur de l'âme se dérobe aux efforts d'investigation consciente que fait le sujet ; le malade ne peut pas négocier avec son ombre inconnue ; il ne peut ni l'améliorer, ni s'en accommoder, ni même y renoncer car, en réalité, il n'a pas la maîtrise de ses impulsions instinctives inconscientes : étant refoulées, elles sont bannies de la hiérarchie de l'âme consciente et sont devenues des complexes indépendants ; seule l'analyse pourra, à travers les insidieuses résistances qui se manifestent en son cours, les amener à résipiscence. Il est des patients qui se vantent et prétendent avec ostentation que ce que nous appelons « l'ombre » n'existe pas pour eux ; ils assurent ignorer ce qu'est un conflit. Mais ces sujets ne voient pas qu'en revanche et par une sorte de balancement, ils se heurtent à des misères qui leur semblent d'origine inconnue ; accès d'humeur hystérique, chicanes avec leurs proches ou avec eux-mêmes P.57 gastralgies nerveuses, douleurs ici ou là, irritabilité sans fondements visibles et toute la multitude polymorphe des autres troubles nerveux possibles.
On a reproché à la psychanalyse freudienne de libérer les impulsions animales - heureusement refoulées - et d'être susceptible ainsi de déclencher des malheurs sans fin. Cette appréhension montre jusqu'à 1'évidence, combien est faible la confiance que l'on place communément dans l'efficacité des principes moraux actuels. De ce fait l'on semble admettre que seule la morale prêchée puisse retenir l'humanité hors de la voie des débordements ; mais la nécessité qui fait loi est un régulateur beaucoup plus efficace ; avec les limites du réel qu'elle impose elle est infiniment plus convaincante que tous les principes moraux du monde. Il est exact que la psychanalyse rend conscientes les impulsions animales non pas - comme l'interprétation de quelques-uns l'indique - pour les abandonner directement à une liberté sans frein, mais au contraire pour les hiérarchiser et les intégrer au sein d'un ensemble plein de sens. Car c'est un avantage certain d'avoir la pleine possession de sa personnalité, sinon les éléments psychologiques refoulés surgissent en d'autres points de l'économie psychique, parasites gênants barrant la route, non pas en des points insignifiants mais justement aux endroits les plus sensibles. Si au contraire, on apprend aux hommes à discerner les ombres de leur nature, il y a lieu d'espérer que, chemin faisant, ils acquerront une meilleure compréhension d'autrui et qu'ils n'en aimeront que davantage leur prochain. Une diminution de l'hypocrisie et un accroissement de la connaissance de soi-même ne peuvent avoir que de bons résultats sur le plan de la tolérance à l'égard d'autrui ; car on n'est que trop disposé à reporter sur l'autre le tort et la violence que l'on fait à sa propre nature.
Selon la doctrine freudienne du refoulement, tout se passe comme si seuls les êtres trop moraux réprimaient leur nature instinctive. Si ce point de vue était vrai, l'être immoral, qui vit sans frein ni retenue ses impulsions instinctives, devrait être à l'égard de la névrose dans un état de parfaite immunité. Naturellement, comme l'expérience le prouve, il n'en est rien, et un tel individu peut, tout aussi bien qu'un autre, être sujet à névrose. Si nous l'analysons, nous découvrons que chez lui c'est tout simplement la morale qui a été refoulée. Si l'être immoral, à force de refouler ses composantes de bienséance, en arrive à faire une névrose, il offre, selon l'expression frappante de Nietzsche, l'image du « blême criminel », qui n'est pas à la hauteur de son méfait.
En présence d'un pareil cas, on pourrait penser que les vestiges refoulés de moralité ne constituent plus que des survivances, des conventions traditionnelles et infantiles qui mettaient des freins superflus à la nature impulsive ; partant, il n'y aurait qu'à les extirper. Le principe : « Ecrasez l'infâme » culminerait ici en une conception de la vie où le dérèglement ferait loi. Une attitude aussi fantastique porterait naturellement la déraison à son comble. Car il ne faut jamais oublier - et il importe de le rappeler avec insistance à l'école de Freud - que la morale n'a pas été rapportée du Mont Sinaï sous forme de Tables de la Loi, et imposée de force aux peuples, mais qu'elle constitue une fonction de l'âme humaine aussi vieille que l'humanité elle-même. La morale ne vient pas du dehors et n'a pas été imposée par la force : chacun, en dernière analyse, la porte a priori en lui-même, non pas sous forme de lois, mais sous forme de fibres de nature morale, sans lesquelles la vie en société de la communauté humaine serait impossible. C'est pourquoi, à tous les étages des sociétés, on retrouve des facteurs moraux. Car la morale constitue une régulation instinctive de l'activité, qui ordonne déjà l'existence communautaire des troupeaux. Mais les lois morales n'ont de validité qu'à l'intérieur d'un groupe P.59 humain donné. Par-delà ses frontières elles cessent d'être valables. Que la morale vienne à cesser, elle est alors remplacée par cette vieille vérité : « Homo homini lupus » (l'homme est un loup pour l'homme). Avec une civilisation grandissante, on arrive à soumettre des masses humaines toujours plus denses au joug d'une même morale, sans que toutefois il ait été possible, jusqu'ici, de faire régner la loi morale par-delà les frontières d'une société donnée, c'est-à-dire de lui faire traverser le no man's land qui sépare des sociétés indépendantes les unes des autres. La règle, comme dans le fond des âges, y est alors l'existence sans foi ni loi et l'immoralité la plus noire, mais seul l'ennemi du moment ose le proclamer.
L'école freudienne de stricte observance est tellement pénétrée de l'importance fondamentale, voire exclusive, de la sexualité dans la névrose qu'elle en a tiré les conséquences qui s'imposaient, et qu'elle est courageusement partie à l'attaque de la morale sexuelle contemporaine. Cet assaut fut indubitablement utile et nécessaire ; car dans ce domaine régnaient et règnent encore des conceptions qui, en face de situations de fait compliquées à l'extrême, sont bien trop indifférenciées. De même que, au but du moyen âge, tout commerce d'argent était considéré comme méprisable, parce qu'il n'y avait pas encore de morale différenciée selon les cas pour les affaires d'argent, mais seulement, en tout et pour tout, une morale en bloc, de même nous ne connaissons encore aujourd'hui qu'une morale sexuelle qui, elle aussi, est comme un bloc non dégrossi. Une jeune fille qui a un enfant illégitime se voit condamnée par les préjugés moraux, et nul ne se demande, songeant aux complexités de la situation individuelle, si elle n'en est pas moins un être respectable et estimable. Une forme de l'amour qui n'est pas reconnue par la loi est ressentie comme immorale, qu'elle ait réuni des êtres d'élite ou des vauriens : on est encore comme hypnotisé par la chose ; le « quoi » fait oublier le « comment », l'action masque la créature agissante. Il en va ici comme pour le moyen âge en face des affaires d'argent, qui n'étaient que des manipulations d'or, d'or rutilant, ardemment convoité et qui par conséquent ne pouvait être que diabolique.
Pourtant, dans le réel, il n'en va pas aussi simplement. La vie érotique enclôt des problèmes qu'elle comportera jusqu'à la fin des temps, quelles que soient les dispositions que des législations futures pourront être amenées à envisager. Sa problématique procède du fait que l'homme possède à titre originel une nature animale, qui persistera tant que l'homme aura un corps animal ; et que sa nature est aussi apparentée aux formes les plus hautes de l'esprit. Par suite, la vie érotique ne s'épanouit que lorsque l'esprit et l'instinct se trouvent en une heureuse concordance. Que l'un ou l'autre aspect présente une carence, et déjà se fait jour un dommage ou au moins une unilatéralité déformante qui mène facilement vers le maladif. Trop d'animalité défigure l'homme civilisé, trop de civilisation crée des animaux malades. Ce dilemme montre toute l'instabilité que comporte pour l'homme la vie érotique. L'Eros, comme la nature, est au fond une toute-puissance qui se laisse utiliser et maîtriser comme si elle était impuissante. Mais le triomphe sur la nature se fait chèrement payer. La nature n'a que faire d'explications, de prises de position, de principes ; elle se satisfait de tolérance et de sage mesure.
Comme la sage Diotima le disait à Socrate, « l'Eros est un grand démon ». On n'en a jamais tout à fait fini avec lui, ou, si on en a tout de même tout à fait fini, c'est à ses propres dépends. Il ne constitue pas toute la nature en nous, mais au moins un de ses aspects principaux. De sorte que la théorie sexuelle des névroses, selon Freud, repose sur un principe vrai et existant. Mais cette théorie commet l'erreur de n'adopter qu'un seul et exclusif point de vue ; en outre elle commet l'imprudence de vouloir enserrer l'insaisissable Eros en une grossière terminologie P.61 sexuelle. Cela provient du fait que Freud est aussi à cet égard un représentant typique de l'époque matérialiste, dont l'espoir était de parvenir un jour à résoudre les énigmes du monde et de l'exigence dans une éprouvette d'expérience. Freud lui-même à un âge avancé, a reconnu ce manque d'équilibre dans sa théorie ; il a opposé alors à 'Eros qu'il désigne du nom de Libido, l'instinct de destruction ou de mort. Dans ses ouvres posthumes il dit à ce propos : « Après de longues hésitations et mûres réflexions, nous nous sommes décidés à n'admettre que deux instincts fondamentaux : l'Eros et l'instinct de destruction. le but du premier est de créer des unités toujours plus grandes et de les maintenir, il vise donc à la liaison ; le but de l'autre au contraire est de dissocier les rapports et ainsi de détruire les choses. c'est pourquoi nous l'appelons aussi instinct de mort. »
. tout déroulement constitue un phénomène énergétique et que l'énergie, en toute généralité, ne peut naître que de la tension qui règne entre des éléments contraires.

CHAPITRE III L'AUTRE POINT DE VUE : LA VOLONTÉ DE PUISSANCE

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Le fait en soi est proprement effrayant, que l'homme ait ainsi un côté sombre, d'ombre psychologique, qui ne comporte pas seulement.. des petites faiblesses et des grains de beauté, mais qui préside aussi à des dynamismes franchement démoniaques. L'être pris dans son particulier est rarement au courant de ces faits ; car pour lui, individu isolé, il est presque impensable ou bien invraisemblable, qu'il se dépasse en quelque point ou de quelque façon. Mais laissons cet être inoffensif constituer avec d'autres une masse, et déjà, par leur réunion, ils forment un monstre qui, le cas échéant, sera aisément délirant, et au sein duquel l'individu n'est plus qu'une cellule minime ; de gré ou de force, il ne peut faire autrement que de participer à la folie sanguinaire de la P.63 bête, ou même il l'y aidera de ses propres forces. Le pressentiment obscur de ces possibilités, qui sont dramatique apanage de l'ombre dans l'homme, fait qu'on préfère la repousser et en méconnaître l'existence. On se hérisse aveuglément contre le dogme salutaire du péché originel, qui exprime pourtant une vérité inouïe. On hésite même à s'avouer le conflit qu'on ressent de façon si douloureuse. Par suite, il est compréhensible qu'une école de psychologie qui insiste sur les côtés sombres de l'homme - même en faisant abstraction de ce qu'elle peut avoir d'exagérément unilatéral - soit assez mal accueillie, et même qu'elle fasse peur, car elle oblige à une confrontation avec les profondeurs insondables de ce problème. Un pressentiment obscur nous avertit pourtant qu'ayant un corps, ce corps implacablement projette une ombre (comme tout corps), et que, si nous ne faisons pas entrer ce côté négatif de notre nature dans l'ensemble, nous ne sommes pas complets : si nous nions ce corps nous ne sommes plus des êtres à trois dimensions, mais des êtres aplatis et qui ont perdu leur essence. Or, ce corps est un animal, avec une âme d'animal, c'est-à-dire qu'il est un système vivant qui obéit de façon absolue à l'instinct. S'allier à cette ombre, cela vient à accepter l'instinct et à accepter aussi se dynamismes gigantesques, qui menacent à l'arrière plan. Or, c'est précisément de cela que la morale ascétique du christianisme veut libérer l'homme, au risque de perturber, au plus profond de lui-même, sa nature animale.
Se rend-on bien compte de ce que cela signifie que de dire oui à l'impulsion ? Nietzsche l'a voulu et l'a enseigné, et il parlait sérieusement. Il s'est même sacrifié avec une rare passion, il a sacrifié sa vie à l'idée du surhomme, c'est-à-dire à l'idée de l'homme qui, obéissant à son impulsion, va jusqu'à se dépasser lui-même. . Comme il se l'était prophétisé à lui-même dans Zarathoustra, en décrivant de façon prémonitoire cette chute mortelle du danseur de corde, de « l'homme » qui ne voulait pas « que l'on saute » par-dessus lui. Zarathoustra dit au mourant : « Ton âme sera encore plus vite morte que ton corps ! » et plus tard le nain dit à Zarathoustra : « 0 Zarathoustra, pierre angulaire de la sagesse ! Tu t'es lancé bien haut, mais toute pierre lancée doit. retomber ! Tu es condamné à toi-même et à te lapider de tes propres mains : 0 Zarathoustra, tu as lancé la pierre bien loin - mais c'est sur toi qu'elle retombera. » Lorsqu'il prononça sur lui-même son « Ecce Homo », il était trop tard, comme déjà autrefois quand cette parole fut dite pour la première fois, et le crucifiement de l'âme commença avant même que le corps n'eût péri.
Il faut examiner de façon critique l'existence de celui qui fut ainsi le prophète de l'affirmation, afin d'observer les effets d'une telle doctrine chez celui-là même qui la créa. Mais si nous étudions sa vie dans cette perspective nous arrivons à une conclusion inattendue : Nietzsche a vécu par-delà l'instinct, dans l'air des cimes vers lesquelles s'envole l'héroïsme ; cette atmosphère d'altitude, il s'est efforcé de la maintenir grâce à un régime des plus soigneux, à un climat choisi et, en particulier, à grand renfort de somnifères - jusqu'à ce que la tension devenue intolérable l'ait acculé à un affaissement cérébral. Il prêchait de dire oui à l'impulsion, et il vécut cependant une négation de la vie. Les hommes lui inspiraient un trop grand dégoût, l'homme en tant qu'animal qui vit de son instinct, pour qu'il pût en être autrement. Le crapaud, dont il a souvent rêvé avec l'angoisse d'être forcé de l'avaler, ne put jamais, psychologiquement parlant, être dégluti. Le rugissement du lion qu'était Zarathoustra faisait à nouveau rentrer dans la caverne de l'inconscient tous les « hommes supérieurs », qui clamaient leur envie de vivre. C'est pourquoi la vie de Nietzsche ne nous convainc pas de la justesse de sa doctrine. Car le « surhomme » veut aussi pouvoir dormir sans chloral, P.65 veut pouvoir vivre à Naumburg et à Bâle, malgré « le brouillard et les ombres» ; il veut la femme et une progéniture, il veut de la considération et du prestige dans le troupeau social. Il veut d'innombrables commodités et il est loin de se désintéresser des buts que poursuit le philistin. Nietzsche omit de vivre un instinct, précisément l'instinct animal de la vie : Nietzsche fut, sans que cette constatation attente le moins du monde à sa grandeur et à sa signification, une personnalité maladive.
Mais où donc puisa-t-il l'énergie de vivre si son dynamisme n'émanait pas de l'instinct ? Peut-on vraiment reprocher à Nietzsche d'avoir pratiquement tourné le dos à son instinct ? Il aurait d'ailleurs difficilement souscrit à cette insinuation, il aurait même tenté de prouver - et cela sans difficulté qu'il vivait son instinct au suprême degré. Comment est-il possible, demanderons-nous avec étonnement, que ses impulsions instinctives d'être humain l'aient précisément conduit loin des hommes dans une solitude absolue, dans un au-delà que son dégoût défendait du troupeau humain ? Car on pense, en général, que l'instinct pousse à réunir, à s'accoupler, à procréer, qu'il tend vers la volupté et le bien-être, vers la satisfaction de tous les désirs des sens. Mais cela revient à perdre de vue que cette énumération ne représente qu'un des versants possibles de l'instinct. Car, à côté de l'instinct de conservation de l'espèce, existe aussi l'instinct de conservation de soi-même.
Or, manifestement, c'est de ce dernier que parle Nietzsche, à savoir de la volonté de puissance. Tout ce qui forme par ailleurs le monde des impulsions dérive pour lui de cette volonté : du point de vue Freud et de la psychologie sexuelle, c'est là une norme erreur, une méconnaissance radicale de la biologie. La fausse manouvre d'une nature décadente et névrosée. Car, pour tout adepte de la psychologie sexuelle, ce sera chose aisée de démontrer que tout ce qu'il y a de sublime et d'héroïque dans les conceptions du monde et de la vie que s'est créée Nietzsche, n'est rien d'autre que la conséquence du refoulement et de la méconnaissance de « l'instinct » à savoir de l'instinct que cette psychologie-là reconnaît comme fondamental.
La cas de Nietzsche montre d'une part quelles sont les conséquences d'une unilatéralité névrotique, et d'autre part quels sont les dangers que comporte en soi toute tentative de passer outre au christianisme. Nietzsche a indubitablement ressenti au plus profond de lui-même la négation de la nature animale de l'homme qu'impose le christianisme, et il se mit en quête d'une nouvelle totalité humaine, édifiée sur un plan plus élevé, par-delà le bien et le mal. Quiconque soumet l'attitude fondamentale du christianisme à une critique sérieuse se dépouille par là même de la protection séculaire que celui-ci lui ménageait. Il se livre inéluctablement à l'âme animale de l'homme. C'est alors le moment de l'ivresse dionysiaque, la révélation bouleversante de la « Bête blonde » qui s'empare du naïf, ignorant de l'aventure où il s'est engagé et qui le remplit d'un vertige inconnu. L'état frissonnant de possession dans lequel il se trouve fait de lui un héros, ou une espèce de demi-dieu, animé par le sentiment d'une grandeur supra-humaine. Il se sent très précisément à « six mille pieds par-delà le bien et le mal ».
Pour l'observateur psychologue, cet état n'est pas inconnu ; il s'agit là « de l'identification avec l'ombre », identification qui se produit avec une grande régularité dans les moments de collision entre le conscient et l'inconscient. Le seul secours possible dans un pareil état ne peut émaner que d'une autocritique réfléchie : premièrement et avant tout, il est fort peu probable que l'on ait découvert une vérité révolutionnaire, car pareil événement est excessivement rare dans l'histoire humaine. Secondement, il faut rechercher avec soin si des faits analogues ne se sont pas déjà produits. Par exemple, Nietzsche, en tant que philologue, aurait pu faire un P.67 rapprochement entre ce dont il était le théâtre et des descriptions très claires d'états analogues transmises depuis l'Antiquité ; ce rapprochement l'aurait certainement apaisé. Troisièmement, il faut se rappeler qu'un épisode dionysiaque vécu ne saurait être autre chose qu'une rechute dans une forme païenne de religion, ce qui ne constitue en rien une découverte nouvelle, mais ramène l'histoire à son commencement. Quatrièmement, il est à prévoir que la stimulation de l'humeur, tout d'abord joyeuse, qui va s'exciter graduellement jusqu'à atteindre des hauteurs où l'on se sent de plain-pied avec l'héroïque et le divin, sera suivie de façon certaine par une dégringolade de la même ampleur. Celui pour qui ces considérations ne seraient pas lettre morte serait à même de réduire toute cette exacerbation à la mesure d'une ascension alpestre quelque peu fatigante, à laquelle fait suite immanquablement la reprise du train-train quotidien. Comme tout ruisseau cherche la vallée et le large fleuve qui s'écoule vers des contrées plus plates, la vie, de même, non seulement s'écoule dans le quotidien, mais fait de tout du quotidien. L'inhabituel, s'il ne doit pas se transformer en catastrophe, ne peut que se glisser à côté du quotidien, et encore à la condition que cela ne soit pas trop fréquent. Si la tension de l'héroïsme devient chronique, elle se transforme en contracture et crampes, (Par perte de la plasticité adaptative.) et achemine vers la catastrophe et la névrose ou vers les deux. Nietzsche est resté empêtré dans sa surtension psychologique. Si c'était pour se maintenir dans son extase, il aurait pu tout aussi bien persévérer dans le christianisme. Partant, il n'a en rien fait avancer la question de l'âme animale de l'homme : un animal extatique serait un monstre. Un animal, rien de plus, rien de moins, satisfait à la loi de sa vie. On peut dire de lui qu'il est obéissant et pieux. L'extatique, au contraire, passe outre à la loi de la vie et se comporte, dans la perspective de la nature, de façon désordonnée. Le désordre dans la conduite est une prérogative exclusive de l'homme, dont la conscience et la volonté libre peuvent à l'occasion se libérer contra naturam des racines qu'elles ont dans la nature animale. Cette particularité est la base inéluctable de toute culture, mais elle est aussi, dès qu'elle est exagérée, la base de la maladie de l'âme. On ne supporte sans dommage qu'un certain degré de civilisation. Le dilemme sans fin, nature ou culture, est au fond toujours une question d'un trop ou d'un trop peu, et jamais une alternative de ceci ou de cela.
. comment faut-il comprendre ce qui s'est révélé à lui lorsqu'il fut confronté avec son ombre, à savoir la volonté de puissance ? S'agit-il là de quelque chose d'impropre et faut-il y voir le symptôme d'un refoulement ? La volonté de puissance est-elle un facteur originel ou un épiphénomène secondaire ? Si le conflit avec l'ombre avait déclenché chez Nietzsche un flot de fantaisies sexuelles, le cas serait différent, mais il n'en fut rien. L'aiguille sous roche ne fut pas l'Éros, mais la puissance du moi. Il faudrait en conclure que le facteur refoulé n'était pas l'Éros, mais bel et bien la volonté de puissance. A mon avis, rien ne nous permet de supposer que l'Éros est originel et que la volonté de puissance ne l'est point. Il est certain que la volonté de puissance est au cour de l'homme un démon tout aussi grand que l'Eros, et qu'il est aussi vieux et aussi originel que ce dernier.
Il n'est pas très séant de déclarer qu'une vie vécue comme celle de Nietzsche jusqu'à son dénouement tragique avec une rare suite dans les idées, conformément à la volonté de puissance qui l'animait, n'aurait été, au vrai n'a été, qu'un malentendu. Si l'on cherche refuge dans cette échappatoire, on commet la même injustice que celle que commit Nietzsche lorsqu'il jugeait sa vivante antithèse Wagner en disant : « En lui il n'y a rien d'authentique ; ce qui est authentique, il le cache ou le camoufle. C'est un comédien dans les deux sens, bon et mauvais, du terme ! » D'où provenait chez Nietzsche pareil préjugé ? P.69 C'est que Wagner est un représentant typique de l'autre instinct fondamental, celui que Nietzsche omettait et sur lequel est bâtie la psychologie de Freud. Si nous cherchons à savoir si l'autre instinct fondamental, la volonté de puissance, était connu de Freud, nous constatons que celui-ci l'a appréhendé sous le nom d'« instincts du moi ». Mais ces « instincts du moi » ne jouissent dans sa psychologie que d'une vie rabougrie à côté du large, par trop large épanouissement des facteurs sexuels. En réalité, la nature humaine est en proie à un combat cruel et sans fin entre le principe du moi et le principe de l'instinct, entre le moi, qui est structure et limitation, et l'instinct, protéiforme et sans limites, ces deux instances étant, en outre, à égalité de puissance. En un certain sens, l'homme peut s'estimer heureux de n'être conscient que de l'un de ces instincts ; et c'est pourquoi il est sage de se garder d'apprendre à connaître l'autre. Mais si d'aventure cela se produit, c'en est déjà fait de lui : l'être éprouve le conflit qui fut celui de Faust, Goethe nous a montré, dans la première partie de son Faust, ce que signifie l'acceptation de l'instinct, et dans la seconde partie, ce que signifie l'acceptation du moi et de ses inquiétants arrière-plans. Tout ce qu'il y a en nous d'insignifiant, de petit, de lâche se rétracte et se dérobe à la moindre intuition de ce monde angoissant - et pour cela le sujet trouve un excellent biais : il découvre que tout ce qu'il ressent en lui comme « étranger » à lui-même est bel et bien le fait d'un « autre » individu que lui, d'un individu en chair et en os qui, justement, pense, fait, ressent, appelle de ses voux toutes les choses qui lui paraissent regrettables et méprisables. Ainsi, il a découvert une tête de Turc, avec qui il a la satisfaction d'entrer en lutte. C'est sur cet arrière-plan psychologique que se constituent et se développent ces idiosyncrasies chroniques, dont l'histoire des mours nous a conservé quelques exemples. Particulièrement transparent.. est l'affect de Nietzsche contre Wagner ; de même Nietzsche contre saint Paul, etc.
L'existence effective de ce phénomène ne se borne pas au domaine littéraire ; la vie de tous les jours foisonne de cas analogues. Par ce moyen ingénieux l'être se gare de la catastrophe faustienne, pour laquelle lui manquent sans doute le courage et la force. Mais celui qui est un homme dans toute l'acception du terme se rend compte que son ennemi le plus redoutable, et même qu'une coalition de ses ennemis ne peuvent se comparer en malfaisance à celle de son adversaire le plus acharné, à savoir l'adversaire intérieur, « l'autre que l'on porte en son sein », son ombre. Nietzsche avait Wagner « en lui » ; c'est pourquoi il lui a envié son Parsifal ; mais pis encore, lui, Saül, avait aussi Paul en lui. C'est pourquoi Nietzsche devint un stigmatisé de l'esprit ; il lui fallut subir la christification, comme Saül, quand « l'autre » lui inspira « l'Ecce homo ». Qui « s'écroula devant la croix », Wagner ou Nietzsche ?
Le sort a voulu que ce soit précisément l'un des premiers élèves de Freud, Alfred Adler, qui établisse une conception de la névrose exclusivement et essentiellement basée sur le principe de puissance. Il est d'un profond et séduisant intérêt d'observer combien les mêmes faits apparaissent sous un jour différent si on les examine grâce à l'éclairage opposé des deux doctrines contradictoires. Pour souligner, dès l'abord, le contraste principal, disons tout de suite que, chez Freud, l'attitude fondamentale est faite de rigoureuses déductions causales à partir des antécédents, alors que chez Adler, elle procède essentiellement de la conception d'un arrangement qui est fonction d'un but à atteindre, d'une fin inconsciemment préconçue.
Prenons un exemple simple : une jeune femme commence à avoir des terreurs nocturnes. La nuit, elle se réveille en sursaut au beau milieu de quelque cauchemar en poussant des cris déchirants, elle a P.71 toutes les peines du monde à se calmer, elle s'agrippe à son mari, l'adjure de ne point l'abandonner, veut qu'il lui répète sans cesse qu'il l'aime, que sincèrement il l'aime., etc. Peu à peu cet état s'accompagne d'un asthme nerveux, dont les accès peuvent aussi survenir dans la journée.
L'orthodoxie freudienne de stricte observance, dans un cas de ce genre, s'enfonce immédiatement dans la recherche de la causalité intérieure de ces symptômes : que contenaient les premiers cauchemars ? Au cours de ceux-ci, la malade se voyait assaillie par des taureaux sauvages, des lions, des tigres, des hommes de mauvaise mine. Quelles associations, demandera le praticien, sont déclenchées dans l'esprit de la malade par ces images et ces péripéties ? La malade raconte à ce propos une histoire qui se déroula tandis qu'elle était encore célibataire :
Elle faisait alors un séjour dans une station estivale à la montagne. On y jouait beaucoup au tennis et elle y fit les connaissances d'usage ; entre autres, celle d'un jeune Italien, qui jouait particulièrement bien et qui, au cours des soirées, savait aussi pincer de la guitare. Il s'en suivit un flirt innocent, qui donna lieu, un soir, à une promenade au clair de lune. A cette occasion, le tempérament italien explosa « inopinément » , au grand effroi de la jeune fille, qui était l'innocence même. « Il l'enveloppa d'un regard tel » qu'elle ne put jamais l'oublier. Ce regard la hante encore dans ses rêves ; même les bêtes sauvages qui la poursuivent la regardent ainsi. Est-ce que ce regard ne provient vraiment que du jeune italien? Une autre réminiscence de la malade nous renseigne ce propos : elle avait perdu son père par suite d'un accident alors qu'elle avait environ quatorze ans. Son père était un homme du monde et voyageait beaucoup. Peu avant sa mort, il l'avait emmenée à Paris et, entre autres choses, ils y avaient passé une soirée aux Folies-Bergère. Là se déroula une scène qui fit à la jeune fille une impression terrible et ineffaçable : à la sortie du théâtre, une femme violemment fardée aborda soudain son père avec la dernière effronterie. La fillette effrayée le regarda se demandant ce qu'il allait faire. et alors pour la première fois elle surprit précisément ce regard, cette lueur bestiale dans ses yeux. Cette flamme inexplicable la poursuivit alors jour et nuit. A partir de ce moment, ses rapports avec son père se modifièrent. Tantôt elle était irritée et d'humeur hargneuse, tantôt elle l'aimait à la folie ; puis survinrent des crises de larmes soudaines et sans motifs, et pendant un certain temps, chaque fois que son père était à la maison, elle fut prise d'affreux spasmes pharyngés qui la faisaient avaler de travers et s'accompagnaient en apparence d'accès d'étouffement. Ces crises étaient généralement suivies d'une aphonie qui durait un ou deux jours. Lorsque survint la nouvelle de la mort de son père, une douleur accablante s'empara d'elle, qui déboucha sur des crises hystériques de fou rire.
Mais le calme ne tarda pas à se rétablir, son état s'améliora vite et les symptômes névrotiques disparurent pratiquement. Un voile d'oubli tomba sur le passé ; seule l'aventure avec l'Italien toucha quelque chose en elle qui lui inspira de la crainte. Lors de l'incident, elle s'était brusquement séparée du jeune homme. Quelques années plus tard elle se maria. Ce n'est qu'après le second enfant que débuta la névrose pour laquelle elle vint nous consulter, précisément au moment où elle découvrit que son mari portait un tendre intérêt à une autre femme.
Bien des choses dans cette histoire demandent à être éclaircies : qu'en est-il, par exemple, de la mère ? A son propos, nous avons appris qu'elle était très nerveuse et qu'elle avait essayé tous les sanatoria et tous les traitements possibles et imaginables. Elle était atteinte, elle aussi, d'asthme nerveux et d'angoisses, avec leur cortège de symptômes. Autant que la malade pouvait s'en souvenir, les relations entre ses parents étaient très distantes. Sa mère ne comprenait pas bien le caractère de son père. Notre malade avait toujours eu le sentiment de le comprendre elle-même beaucoup mieux. Elle était P.73 d'ailleurs la favorite déclarée de son père, et corollairement, ses sentiments à l'égard de sa mère étaient assez froids.
Ces indications paraissent suffisantes pour avoir une vue d'ensemble sur le cours de la maladie dans ses différentes étapes. Derrière les symptômes actuels gisent des imaginations qui se rattachent tout d'abord à l'aventure avec le jeune Italien, mais qui, ensuite, se rapportent clairement au père de la malade. Le ménage malheureux de celui-ci avait de bonne heure incité la fillette à conquérir une place qui, en réalité, aurait dû être remplie par sa mère. A l'arrière-plan il y avait naturellement cette imagination qu'elle, la fille, aurait été au fond la femme convenant à son père. Le premier accès de névrose éclate au moment où cette fiction subit un rude choc, un choc analogue sans doute à celui qu'avait éprouvé la mère (mais de cela l'enfant ne savait rien). Les symptômes présentés alors se comprennent aisément comme expression d'un amour déçu et dédaigné. Le phénomène d'avaler de travers repose sur une sensation de constriction de la gorge, accompagnant de façon courante les affects violents qu'on ne peut pas « avaler » entièrement (les métaphores du langage, on le sait, se rapportent souvent à des manifestations physiologiques de ce genre). Lorsque le père mourut, l'être conscient de la jeune fille en ressentit un immense chagrin, mais son ombre inconsciente se prit à rire, tout à fait à la manière de Till Eulenspiegel qui s'affligeait quand la route descendait, mais était de bonne humeur quand elle montait, prévoyant chaque fois ce qui allait suivre. Quand son père était à la maison, elle était triste et malade ; quand il était absent, elle se sentait toujours beaucoup mieux ; elle ressemblait ainsi aux nombreux époux et épouses qui se dissimulent encore réciproquement le secret aigre-doux qu'ils ne sont pas indispensables l'un à l'autre de façon absolue et en toutes circonstances.
Que signifiait ce fou rire dans ce moment tragique ? La période de son existence qui suivit montra que l'inconscient de la malade avait un certain droit de rire, car elle bénéficia dès lors d'une parfaite santé. Elle réussit dans ses tréfonds à laisser l'oubli recouvrir tout le passé. Seul l'incident avec le jeune Italien menaça de ramener à la lumière le monde des ténèbres. Mais d'un geste rapide elle repoussa le danger, referma l'huis qui menaçait de s'entrouvrir et resta bien portante, jusqu'à ce que le dragon de la névrose rampât tout de même jusqu'à elle, alors qu'elle se croyait tout à fait à l'abri, de l'autre côté de la barricade, dans le domaine de la santé, en cet état pour ainsi dire de perfection accomplie qu'est pour la femme celui d'épouse et de mère.
La psychologie sexuelle en présence de pareils faits prétend que la motivation de cette névrose tient à ce que la malade, en dernière analyse, n'a pas encore réussi à se libérer des liens affectifs qui l'attachaient à son père ; c'est pourquoi le souvenir angoissant qu'elle avait gardé de la rencontre aux Folies-Bergère se trouva réactivé lorsqu'elle revit auprès de l'Italien la mystérieuse inquiétude qui l'avait déjà si fort impressionnée en compagnie de son père. Cette réminiscence fut renforcée naturellement par l'expérience analogue qu'elle fit au contact de son mari ( en mal d'infidélité) et qui provoqua le déclenchement de la névrose. C'est pourquoi l'on pourrait dire que le contenu et le motif de la névrose, c'est le conflit, chez la malade, entre une relation imaginaire, infantile et érotique avec le père, et l'amour qu'elle a pour son mari.
Mais si nous reprenons l'étude de ce cas dans la perspective de « l'autre instinct », c'est-à-dire dans la perspective de la volonté de puissance, nous aboutissons à des conclusions toutes différentes : le piètre ménage de ses parents avait été, pour l'instinct de domination enfantin de notre malade, une occasion incomparable de se développer. Ce à quoi l'instinct tend, c'est à ce que le moi toujours et partout arrive « en tête », par le droit chemin ou par des sentes tortueuses. L'« intégrité de la personnalité » constitue le principe suprême et doit en toute circonstance et en P.75 tout état de cause être ménagé coûte que coûte. Toute tentative que fait l'entourage, tout semblant de tentative même, si léger soit-il, pour amener la soumission du sujet, provoque une « protestation virile », selon l'expression d'Adler. C'est pourquoi la déception de la mère de la malade et sa régression dans la névrose créèrent pour cette dernière une occasion ardemment souhaitée de déployer son instinct de domination et de préséance. L'amour et la perfection dans la conduite sont, on le sait, du point de vue de l'instinct de puissance, des moyens privilégiés pour parvenir à ses fins. La vertu sert bien souvent à forcer l'approbation d'autrui. Enfant, notre malade avait déjà su, par sa complaisance et son amabilité, s'assurer auprès de son père des avantages certains qui lui permirent tout d'abord de l'emporter sur la mère. Cela non pas par amour pour le père, mais grâce à l'amour qui était un bon moyen de s'assurer la prééminence. L'accès de fou rire à la mort du père le confirme de façon frappante. On est tenté de considérer une explication de ce genre comme une dépréciation odieuse de l'amour, voire même comme une insinuation malveillante. Mais que l'on s'accorde quelque réflexion et que l'on contemple la vie telle qu'elle est. Que penser de ces individus innombrables qui aiment et qui croient à un amour. jusqu'à ce qu'ils aient atteint leur but et qui, cela fait, se détournent comme s'ils n'avaient jamais aimé ? Et en fin de compte, est-ce que la nature elle-même n'en fait pas autant ? Un amour naturellement « désintéressé » est-il vraiment possible ? Si oui il appartient aux vertus les plus hautes, qu'on s'accorde à reconnaître comme fort rares. Peut-être a-t-on aussi, en général, tendance à réfléchir le moins possible aux buts de l'amour ; à y réfléchir, on risquerait de faire des découvertes qui montreraient la valeur de notre propre amour sous un jour moins favorable que nous ne nous plaisons à le penser.
La malade eut donc un accès de fou rire à la mort de son père : elle était définitivement devenue la maîtresse incontestée de la situation. Il s'agissait d'un accès de fou rire hystérique, c'est-à-dire d'un symptôme psychogène, trouble créé par des motivations inconscientes plus que par des motivations du moi conscient. Cela constitue une différence capitale, qui montre du même coup où et comment prennent naissance certaines vertus humaines. Car leurs contraires se réfugient en enfer, en langage moderne dans l'inconscient, où s'amassent depuis longtemps déjà les contreparties de nos vertus conscientes. C'est donc du haut de leurs vertus que certains refusent d'entendre parler de l'inconscient, et c'est même un comble de vertu, de vertu pharisienne, que de prétendre qu'il n'y a pas d'inconscient. Mais hélas ! nous sommes tous logés à la même enseigne . il existe pour chacun de nous en quelque endroit un effroyable et sinistre frère, qui est notre propre et vivante contrepartie, qui nous est relié par les liens du sang et qui contient et engrange, méchamment tout ce que nous voudrions bien faire disparaître sous la table.
La névrose éclata pour la première fois, chez notre malade, au moment où elle se rendit compte qu'il y avait chez son père quelque chose qu'elle ne dominait pas. Tout à coup, en une illumination soudaine, la lumière se fit dans son esprit et elle comprit à quoi pouvait bien servir la névrose de sa mère : quand on rencontre un obstacle, dont on ne peut venir à bout par aucun autre moyen, quand échouent les arguments de la raison et les charmes de la séduction, il reste encore une autre ressource qu'elle ignorait jusqu'alors, mais que sa mère avait découverte avant elle, la névrose. C'est ainsi qu'elle en vint à imiter la névrose de sa mère.
. mais à quoi peut donc bien servir une névrose ? A quelle efficacité vise-t-elle ? Quiconque a dans son entourage immédiat un cas typique de névrose sait tout ce qui peut être « obtenu » avec elle. Rien, certes, n'est plus propre à tyranniser toute une maison qu'une névrose. En particulier, des malaises cardiaques, des P.77 crises d'étouffement, des crampes de toute nature obtiennent des effets énormes qui sauraient difficilement être surpassés. Ces états déchaînent des flots de compassion, une appréhension sublime chez les parents, dont l'angoisse n'égale que l'affection, une cavalcade désordonnée du personnel domestique, des sonneries de téléphone, des médecins accourant, des diagnostics épineux, des recherches et des examens approfondis, des traitements de longue haleine, des frais importants, et au beau milieu de tout ce remue-ménage gît, souffrant injustement, le patient innocent à l'égard duquel, en outre, on est débordant de reconnaissance quand il surmonte ses « spasmes ».
Cet « arrangement » insurpassable (pour employer l'expression d'Adler) fut découvert - inconsciemment - par notre petite malade qui l'employait savamment chaque fois que son père était là. Il devint superflu à partir du moment où le père fut décédé. Dès lors, elle était définitivement établie dans sa supériorité. . Quand surgit une possibilité de mariage convenable, elle se mit à aimer et se complut dans son destin de femme et de mère. Tant que la suprématie qu'elle admirait en elle se maintint, tout alla admirablement. Mais lorsque son mari un jour éprouva une petite attirance extra-conjugale, elle dut à nouveau, comme dans son adolescence, utiliser « l'arrangement », d'une efficacité si indiscutable, c'est-à-dire employer indirectement la force : car elle avait de nouveau rencontré - cette fois en son mari - cet élément réfractaire qui, déjà chez son père, s'était soustrait à sa domination.
.
Il est indubitable que l'instinct de puissance joue un rôle tout à fait extraordinaire. Il est vrai que la symptomatologie névrotique, dans son polymorphisme complexe, constitue aussi des « arrangements » raffinés, qui poursuivent leur but implacablement, avec une ténacité incroyable et des ruses qui n'ont pas leurs pareilles. La névrose a une orientation, une finalité. En livrant cet apport, Adler s'est acquis un mérite considérable.
Laquelle de ces deux perspectives est la vraie ? . Car les deux explications ne sont pas superposables, elles se contredisent point par point. Pour le premier point de vue, c'est l'Eros et son destin qui constituent l'instance suprême et déterminante ; pour la seconde perspective, c'est la volonté de puissance du moi. Dans le premier cas, le moi est accroché simplement comme une sorte d'appendice à l'Eros ; dans le second, l'amour n'apparaît, dans tous les cas où l'on prend la peine de le décortiquer de près, que comme un moyen de parvenir à une suprématie. Quiconque prend à cour la puissance du moi se révolte contre la première conception ; quiconque attache de l'importance à l'Eros ne pourra jamais se réconcilier avec la seconde. P.79


CHAPITRE IV LES TYPES D'ATTITUDE

. pour chercher un point de vue qui permette de les englober dans une conception unificatrice. . elles contiennent l'une et l'autre des vérités importantes ; quelque contradictoires que soient ces dernières, elles ne doivent néanmoins pas s'exclure ou, en quelque sorte, se neutraliser réciproquement. . Pour des motifs bien humains et faciles à comprendre, ils ne veulent pas abandonner une belle théorie sans faille et l'échanger contre des paradoxes ou, pis encore, risquer de 'S'e perdre dans la confusion de points de vue opposés. P.81
. il en découle que la névrose, manifestement, doit avoir deux aspects contradictoires, dont l'un cadre avec la théorie de Freud et l'autre, avec celle d'Adler. Comment se fait-il alors que l'un de ces savants n'en ait perçu qu'un aspect et que l'autre n'ait perçu que le second ? Et pourquoi chacun d'eux fut-il persuadé qu'il possédait la seule opinion valable ? Cela tient sans doute à ce que chacun des deux chercheurs a perçu le mieux dans la névrose, en fonction de son organisation psychologique propre, ce qui correspondait de façon privilégiée à ses structures personnelle. ....
Freud et Adler sont partis de matériaux cliniques analogues; mais ils virent de par leur génie propre les choses sous des angles différents, et développèrent des conceptions et des théories diamétralement opposées : Adler voit et conçoit comment un sujet, qui se sent en infériorité et amoindri, cherche à s'assurer une supériorité illusoire par des "protestations", des "arrangements" et autres artifices appropriés, moyens utilisés indifféremment vis-à-vis de ses parents, de ses éducateurs, de ses supérieurs, des autorités, auxquels il fait appel en face de situations difficiles ou pour "s'adapter" à des institutions, bref en présence de quelques obstacles que ce soit. La sexualité elle-même figure au nombre des artifices utilisables. Cette conception se fonde sur une exceptionnelle mise en relief du sujet, tandis que le caractère propre et l'importance de l'objet s'estompent complètement. Celui-ci n'entre en ligne de compte qu'en tant que porteur de tendances oppressives possibles à l'adresse du sujet . . l'amour et les liens, de même que les autres désirs concernant les objets, constituent également aux yeux d'Adler des grandeurs essentielles ; mais dans sa théorie des névroses ils ne jouent pas le rôle primordial que leur a conféré Freud.
Freud voit et conçoit ses malades dans une dépendance constante des objets importants de la vie et en rapport permanent avec eux. Le père et la mère jouent un rôle considérable ; à ses yeux tout ce qui peut exister de conditionnements importants dans la vie et tout ce qui peut exercer une grande influence sur le patient se ramène directement à ces potentialités primordiales.
Une pièce de résistance de sa théorie est la notion de transfert . L'être toujours aspire à un certain objet, aux attributs précis, ou se défend de lui et cela en fonction d'un schéma de relations acquis dans la première enfance, selon le modèle que lui offraient le père et la mère dans leurs relations entre eux et avec lui. Ce qui provient du sujet, est pour l'essentiel une soif aveugle de plaisir et de satisfaction, soif diffuse qui ne se colore de qualités déterminées qu'en fonction d'objets spécifiques. Chez lui, se sont les objets qui se voient dotés de signification majeure, qui possèdent la force déterminante, tandis que le sujet reste insignifiant, n'étant que la source d'une aspiration au plaisir et un théâtre d'angoisse. . Freud connaît bien des « instincts du moi » mais déjà cette terminologie souligne qu'il y a un monde entre la représentation qu'il se fait du sujet et cette puissance déterminante qu'est pour Adler ce même sujet.
. nos deux chercheurs conçoivent le sujet en relation avec l'objet ... Chez Adler, l'accent porte sur un sujet qui cherche à se mettre en sécurité et a dominé des objets et les choses; chez Freud, au contraire, l'accent porte entièrement P.83 sur les objets qui, à cause de leurs propriétés spécifiques et précises, sont favorables ou défavorables aux aspirations du sujet.
Cette divergence ne peut-être attribuée à autre chose qu'à une différence de tempérament ... Une opinion intermédiaire .. admettrait que l'activité humaine est conditionnée par le sujet autant que par l'objet. .
. y a-t-il au moins deux types humains différents, dont l'un s'attache davantage à l'objet qu'à lui-même et l'autre davantage à lui-même qu'à l'objet ? Peut-on, de la sorte, expliquer que l'homme d'un de ces types ne voie qu'une chose tandis que l'homme du type opposé ne voie que l'autre, et qu'en raison de cet état de choses ils aboutissent à des conclusions contradictoires ? .. il n'y avait pas lieu de supposer que le sort choisissait et triait les malades de façon si subtile que seuls ceux d'un certain groupe typologique s'adressaient chaque fois au praticien du même groupe. Certes, depuis longtemps j'avais été surpris de constater, aussi bien à mon propos qu'à propos de mes confrères, qu'il est des cas avec lesquels, d'emblée, on se trouve de plain-pied, tandis qu'il en est d'autres qui vous font l'impression d'être beaucoup plus étrangers. Pour le traitement, il est important de savoir si une bonne relation entre le malade et le médecin est possible ou non. S'il ne s'établit pas, dans un laps de temps relativement court, un certain rapport naturel de confiance qui va de soi, le malade ferait mieux de choisir un autre médecin. Chacun à ses limitations personnelles, et le psychothérapeute en particulier fera bien de ne jamais les perdre de vue. De trop grandes divergences personnelles ou, à fortiori, des incompatibilités déterminent à une très grande échelle des résistances superflues ... La controverse Freud-Adler n'est, au fond, qu'un simple paradigme et un cas particulier des conflits que peuvent soulever les nombreux types d'attitude possibles.
J'ai fini par discerner deux attitudes de base, deux dispositions fondamentales : l'introversion et l'extraversion.
L'introversion, chez un sujet normal, s'exprime par un naturel réservé, méditatif, facilement hésitant, qui ne se livre pas volontiers, se dérobe aisément devant les objets, se trouvent toujours quelque peu sur la défensive et se retranche avec prédilection derrière une attitude d'observation un rien méfiante.
L'extraversion, chez un sujet normal, s'exprime par un naturel prévenant, en apparence ouvert et obligeant, qui se plie aisément à toutes les situations nouvelles, qui se fait rapidement de nouvelles relations, et qui se lance souvent dans l'inconnu, sans souci et en confiance, écartant délibérément P.85 les objections qui peuvent venir à l'esprit.
Chez l'introverti c'est le sujet qui joue le rôle décisif, chez l'extraverti c'est l'objet.
. ces deux attitudes typique se rencontrent rarement à l'état pur. Elles comportent d'innombrables variations et compensations, de sorte que dans la pratique c'est loin d'être chose aisée que d'établir le type d'un sujet. Les raisons de ces variations ? Abstraction faite de nuances individuelles, elles sont dues à la prédominance d'une des fonctions conscientes comme la pensée ou le sentiment, ce qui confère un cachet particulier à l'attitude de base. Quant aux compensations, elles reposent en général sur des expériences vécues qui ont appris au sujet, souvent de façon fort douloureuse, qu'il ne faut pas trop lâcher les rênes à son naturel spontané. Dans d'autres cas, par exemple chez les névrosés, il est fréquent qu'on ne puisse discerner s'il s'agit d'une attitude consciente ou inconsciente puisque, à cause de la dissociation de la personnalité, c'est tantôt telle moitié et tantôt telle autre qui se manifeste, rendant un jugement délicat. C'est d'ailleurs pour un motif analogue que la vie en commun avec les personnages névrosés est si difficile.
.. j'ai décrit huit groupes .. ( Ces huit groupes naturellement ne prétendent nullement appréhender tous les types que l'on peut rencontrer. Comme autres critères de différenciation on peut citer : l'âge, le sexe, l'activité, l'émotivité, le niveau de développement. J'ai pris comme fondement des types que j'ai décrits les quatre fonctions qui président à l'orientation de la conscience, à savoir : la sensation, la pensée, le sentiment et l'intuition.) m'a permis de comprendre que les deux théories opposées des névroses étaient la manifestation d'oppositions typologiques.
Cette connaissance acquise, il devenait nécessaire de s'élever au-dessus de cette antinomie et de créer une théorie qui ne rendît pas seulement justice à l'une ou à l'autre des deux attitudes, mais qui satisfit également les deux. . Elles sont toutes deux aptes à ravaler, de façon douloureuse, au rang de banale réalité, un idéal porté très haut, une disposition héroïque, une attitude pathétique, une conviction profonde. si naturellement on a la maladresse de les leur appliquer . les deux théories sont, à proprement parler, des instruments thérapeutiques, qui font partie de l'arsenal du médecin. Celui-ci doit retrancher, de son bistouri aiguisé et impitoyable, le morbide et le nuisible, répondant ainsi à l'appel de Nietzsche, qui s'efforça de le faire par sa critique destructrice des idéaux, tenus par lui pour des proliférations morbides de l'âme humaine (ils le sont à l'occasion). Entre les mains d'un bon médecin, d'un véritable connaisseur de l'âme humaine, qui .. « a le sens des nuances », et appliquées à propos à ce que l'âme recèle de vraiment pathologique, les deux théories peuvent avoir l'effet de caustiques salutaires ; elles peuvent alors rendre des services signalés, si elles sont dosées en fonction de chaque cas particulier, alors qu'elles sont nuisibles, dangereuses entre des mains qui ne savent ni doser ni mesurer. Méthodes critiques, elles ont ceci de commun avec toute critique qu'elles sont salutaires là où quelque chose peut ou même doit être détruit, dissout -ou réduit, mais qu'elles ne peuvent faire que du mal si on les applique alors qu'il s'agit au contraire de construire ou de reconstruire. P.87
. il faut qu'une connaissance peu commune de l'âme humaine pour pouvoir employer avec profit ces caustiques. Il faut être capable de différencier le maladif et le superflu de l'utile et du précieux. Cette distinction est certainement l'une des choses les plus difficiles qui soit. .
Les deux théories des névroses ne constituent pas des théories générales. Nous pouvons les comparer plutôt à des remèdes destinés à un emploi pour ainsi dire « local » ; elles sont dissolvantes et réductives ; elles disent à toute chose : "tu n'es rien de plus que ...". Elles expliquent aux malades que ces symptômes ont telle ou telle origine, et qu'ils ne sont rien que ceci ou rien que cela. . il est impossible de vouloir tirer d'une théorie réductive une conception d'ensemble s'appliquant aussi bien à l'âme malade qu'à l'âme bien portante. Car, saine ou malade, l'âme humaine ne peut être expliquée de façon valable par des méthodes uniquement réductives. Assurément, l'Eros s'y trouve partout et toujours ; assurément aussi, l'instinct du puissance imprègne l'âme dans ce qu'elle a de plus bas comme dans ce qu'elle a de plus haut ; mais l'âme n'est pas faite uniquement de l'un ou de l'autre ni même des deux à la fois ; elle est aussi ce qu'elle a élaboré et ce qu'elle élaborera à partir de ces deux instincts de base. Un être humain n'est encore qu'à moitié compris quand on sait d'où proviennent tous les éléments qui le composent. . la vie n'est pas seulement un passé, et ce n'est pas expliqué que de ramener, de réduire le présent à ce qui fut. La vie a aussi un lendemain ; aujourd'hui n'est compris que si nous pouvons adjoindre aux notions que nous livre le passé des ébauches de ce que pourra être demain. Ceci s'applique à toutes les manifestations psychologiques de la vie, même aux symptômes morbides. Car les symptômes de la névrose ne se borne pas à être les conséquences de causes ayant un jour existé, "sexualité infantile" ou "instinct infantile de puissance" ; ils constituent en même temps des tentatives de parvenir dans l'existence à une nouvelle synthèse -tentatives avortées, .. mais qui n'en sont pas moins des essais, contenant un noyau de valeur et de sens. Il s'agit de germes qui avortèrent par suite de la disgrâce des conditions tant internes qu'externes.
. Souffrir d'une névrose, à quoi cela peut-il donc servir ? . P.89 . J'ai connu de nombreux cas où un individu était redevable à sa névrose ... Car elle l'avait contraint à suivre une ligne de conduite l'obligeant à développer les possibilités précieuses de son être ; ces germes auraient tous été étouffés, si la névrose, avec ses griffes d'acier, ne l'avait pas mis de force à la place qu'il devait occuper. Comment expliquer ces circonstances en apparence paradoxales ? C'est que la véritable signification de certains êtres et le sens de leur existence se trouve relégués dans l'inconscient alors qu'ils ne portent dans leur conscient que tout ce qui serait pour eux fausse tentation, séduction dangereuse et errements. Chez d'autres individus, c'est le contraire qui se passe ; nez eux, par conséquent, la névrose aura une tout autre signification. Et si au cours de l'analyse, une attitude réductive est justifiée en face des matériaux inconscients de ces derniers, il ne doit pas en être de même en face d'un sujet appartenant au groupe précédent.
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Les deux théories .. mettent impitoyablement à nu tout ce qui, dans l'homme fait partie de "son ombre".
Ce sont .. des hypothèses qui nous expliquent en quoi consiste le ou les facteurs pathogènes et les paroxysmes de leur action. Elles ne traitent donc pas des valeurs d'un être, mais au contraire, de ses non-valeurs ...
Une "valeur" est une possibilité grâce à laquelle de l'énergie peut se manifester et parvenir à son épanouissement. Mais dans la mesure où une non-valeur est aussi une possibilité par laquelle de l'énergie peut fuser - cf. les manifestations énergétiques considérables qui accompagnent la névrose- cette non-valeur peut-être assimilée partiellement à une valeur ; mais à une valeur qui ne détermine que des manifestations inutiles et nuisibles d'énergie.
L'énergie en elle-même n'est ni bonne ni mauvaise, ni utile, ni nuisible, elle est indifférente, car tout dépend de la forme qu'elle revêtira. La forme donne à l'énergie sa qualité. A l'opposé la simple forme sans énergie pour l'animer est tout aussi indifférente. Pour que soit constituée une véritable valeur les deux choses sont donc indispensables, d'une part l'énergie, d'autre part la forme appropriée. Dans la névrose l'énergie psychique revêt indubitablement une forme inférieure et inutilisable. Les conceptions des deux théories réductives servent à dissoudre cette forme inférieure. En cette occurrence, elles font leurs preuves en tant que caustiques et, grâce à elles, nous acquérons de l'énergie libre mais indifférente.
Jusqu'ici il était admis que cette énergie nouvellement acquise passait à la disposition du conscient du sujet, censé dès lors, pouvoir en disposer à son P.91 gré. Dans la mesure où l'on estimait que l'énergie n'était qu'une force instinctive sexuelle, on parlait alors de son emploi "sublimé" ; on supposait qu'à l'aide de l'analyse il était possible au malade de canaliser l'énergie sexuelle vers une "sublimation", c'est-à-dire vers une utilisation non sexuelle de celle-ci: pratique d'un art ou toute autre activité bienfaisance ou utilitaire. D'après cette conception, le malade a la possibilité de procéder, par décision arbitraire ou en suivant le fil de ses préférences, à la sublimation de ses impulsions instinctives.
... l'être humain est capable d'assigner à son existence une certaine ligne de conduite qu'il s'astreint à suivre. Mais nous savons qu'il n'est pas de science des prévisions humaines, ou de « sagesse », qui nous permette d'imprimer à notre vie une direction déterminée, si ce n'est pour de très petites étapes. Accordons que cette opinion, valable pour un type « habituel » de vie, ne l'est pas pour le type « héroïque » . . Un style héroïque de conduite est absolu, c'est-à-dire que l'existence dépendra de décisions qui impriment leur sceau à toute une destinée, et que l'orientation sera maintenue, le cas échéant, jusqu'à un dénouement amer. Le médecin a le plus souvent affaire à des hommes de tous les jours, beaucoup plus rarement à des êtres qui sont volontairement des héros ; et quand c'est le cas, malheureusement, il s'agit le plus souvent d'êtres dont le prétendu héroïsme n'est qu'une bouderie infantile contre un inflexible destin, ou qu'une infatuation intempérante, dont la fin dernière est de rendre méconnaissable une cuisante infériorité. Dans la grisaille quotidienne toute-puissante, hélas ! on rencontre rarement de l'inhabituel qui soit sain, et il est peu de place pour un héroïsme notoire. Non que l'être ne soit fréquemment visité par des sollicitations à l'héroïsme ! Au contraire : tout le noud de ce problème funeste et épuisant consiste en ce que le train-train banal assaille d'exigences banales notre patience, notre puissance de dévouement, de persévérance et de sacrifice, etc. ; à ces exigences, on ne peut satisfaire que sur le mode de l'humilité, sans la moindre pose héroïque ou de m'as-tu-vu., ce qui ne nécessite rien de moins qu'un héroïsme invisible du dehors. Il ne brille pas, n'est pas encensé et doit toujours demeurer sous les voiles discrets du quotidien. Voilà bien les exigences profondes qui, non satisfaites, déclenchent la névrose. Pour chercher à leur échapper, plus d'un a déjà osé prendre la grande décision qui le ferait jaillir hors de la grisaille quotidienne ; et plus d'un aussi l'a mise à exécution, même si elle semblait être à vue humaine une profonde erreur. En présence de pareils destins, on ne peut que s'incliner. Mais, .. de pareils cas sont rares et les autres constituent une majorité absolument écrasante. Pour eux, la direction imprimée à une vie ne ressemble en rien à une ligne clairement dessinée. Le destin s'offre devant la plupart des êtres tel un labyrinthe embrouillé et par trop riche en possibilités, dont une seulement sera la voie appropriée et juste. Même en tablant sur la plus exacte appréciation de son propre caractère à laquelle la connaissance humaine lui permet d'atteindre, qui pourrait prétendre fixer d'avance cette voie unique ? Certes, avec de la volonté on peut arriver à bien des choses, mais ce serait une grosse erreur, parce qu'on a l'oil fixé sur la destinée de quelques personnalités à la volonté particulièrement forte, de vouloir aussi, coûte que coûte, soumettre son propre destin à sa volonté.
Notre volonté est une fonction dirigée par notre réflexion ; elle dépend donc de la constitution de celle-ci. Or notre réflexion pour mériter ce nom doit être rationnelle, c'est-à-dire conforme à la raison. Mais .. la vie et la destinée sont-elles P.93 conformes à notre raison humaine .. ? Nous avons au contraire tout lieu de présumer qu'elles sont irrationnelles, qu'elles ont leurs fondements, en dernier ressort, par delà la raison humaine.
L'irrationalité des événements se montrent dans le prétendu hasard ; ... a priori, nous ne pouvons accepter en pensée aucun processus qui ne soit motivé par l'enchaînement nécessaire de ses causes et qui, par suite puisse être attribué au hasard. Mais .. le hasard se rencontre partout; il s'impose le façon si péremptoire que nous pourrions tout aussi bien rejeter au rang des accessoires périmés notre philosophie causale. La vie, dans sa plénitude, tantôt obéit à des lois et tantôt leur échappe ; tantôt elle est rationnelle et tantôt irrationnelle. C'est pourquoi la ratio et la volonté n'ont de valeur et d'efficience que dans périmètre limité. Plus la démarche choisie rationnellement prend de l'expansion, plus nous pouvons être sur que nous excluons des possibilités irrationnelles de vie, ayant le droit d'être vécues.
Il fut de la plus haute opportunité pour l'homme d'être en état d'imprimer une direction à sa vie. On peut prétendre à bon droit que l'acquisition du raisonnable a été la plus grande conquête de l'humanité. Mais rien ne dit qu'il doive nécessairement continuer à en être ainsi, ou qu'en fait cela continuera ainsi. . cf. l'exemple des guerres « ... la guerre est le procédé le plus impropre, celui qui entraîne le pire gaspillage d'énergie. Le renoncement complet à la guerre ..est conforme aux données de l'impératif énergétique, et constitue de nos jours une des tâches essentielles de la civilisation. "(Ostwald Wilhem)
Mais l'irrationalité du sort n'a pas voulu ce que voulait la raison des penseurs bienveillants ...
D'un exemple pareil, (la guerre mondiale) l'humanité pourrait tirer la conclusion qu'avec des intentions rationnelles on arrive guère qu'à maîtriser une seule face du destin. . P.95
. Ce qu'on nomme "volonté" chez le particulier s'appelle "impérialisme" chez les nations ; car la volonté, c'est la manifestation du pouvoir sur le destin, c'est-à-dire l'exclusion du hasard. L'ouvre civilisatrice est une sublimation d'énergies libres opportunément voulue et concertée. Ceci est vrai également au cour de l'individu et dans le cadre d'une personnalité. Et si la conception d'une organisation commune de la civilisation a subi une cruelle mise au point du fait de la guerre, l'être individuel doit aussi souvent, au cours de son existence, apprendre à ses dépens que les énergies prétendues "disponibles" ne permettent pas qu'on dispose d'elles.
Exemple de l'homme d'affaire américain... il avait fait un marché de dupe : l'énergie devenue disponible ne s'attacha nullement à ces perspectives si tentantes et ne se prêta pas à cette nouvelle vie ; au contraire, elle se mit à vagabonder façon capricieuse sur de tout autres objets . Ce fut un effondrement nerveux complet. . il reprit ses occupations antérieures. Mais - à son immense déception - il fut incapable de s'intéresser de nouveau à ses affaires. Rien n'y fit, ni patience, ni ferme résolution. Il ne put contraindre son énergie à s'écouler à nouveau dans le lit antérieur de sa vie d'affaires. Son état, bien entendu, en empira d'autant. Tout ce qui, auparavant, avait été dans sa nature énergie vivante et agissante se retourna en lui, contre lui-même, avec une puissance terrible de destruction. Son génie créateur se révoltait en quelque sorte contre lui, et, de même qu'antérieurement il avait mis sur pied dans le monde de vastes entreprises, ses démons intérieurs maintenant créaient des systèmes tout aussi raffinés de syllogismes hypocondriaques qui l'achevèrent. . j'essayai de lui faire comprendre qu'on pouvait, certes, toujours arriver à détourner des affaires une énergie aussi gigantesque que la sienne, mais que la question qui se posait alors était de savoir qu'en faire. Les pur-sang les plus racés, les automobiles les plus rapides et les « parties » les plus trépidantes peuvent ne pas constituer un appât tentant pour l'énergie, bien qu'il soit fort raisonnable de penser qu'un homme qui a consacré toute sa vie à un P.97 dur labeur ait, ensuite, le droit légitime de jouir de la vie. Oui, si les choses de la destinée se passaient selon l'humaine raison, il devrait sans doute en être ainsi : tout d'abord du travail, puis un repos bien mérité. Mais précisément il n'en est rien ; les événements suivent un cours irrationnel et, fort mal à propos, l'énergie exige un canal de dérivation qui lui convienne, faute de quoi elle s'accumule et devient destructrice ; elle régresse vers des situations dont le sujet a fait précédemment l'expérience ... le but de tout ce processus semble avoir été d'obliger le malade à réoccuper son propre corps alors que depuis son enfance il n'avait vécu que par sa tête. Il n'avait développé et différencié que ce seul côté de son être ; les autres étaient restés au stade élémentaire. Or, c'est des autres côtés de son être qu'il aurait eu besoin pour parvenir à "vivre". Sa « dépression » hypochondriaque exerçait une pression pour l'obliger à rentrer dans son corps ...
Ce cas montre qu'il n'est pas en notre pouvoir de dériver, à notre choix, une énergie "disponible" sur quelque objet rationnellement choisit. Il en est exactement de même pour ces énergie que nous acquérons en détruisant leurs formes inutilisables à l'aide des caustiques de la psychanalyse et qui sont rendues disponibles en apparence. .. cette énergie peut, dans le cas le meilleur être employée à volonté pour un bref laps de temps. Mais le plus souvent cette énergie regimbe et se refuse à innerver pour quelque durée que ce soit les possibilités rationnelles qu'on lui présente. Il faut se rendre à l'évidence : l'énergie psychique est une force, de caractère difficile et capricieux, qui entend choisir et non pas s'en laisser imposer, et qui veut voir remplies les conditions qu'elle pose. Quelles que soient les quantités d'énergies latentes, elles demeureront inutilisables tant qu'on ne réussira pas à établir une pente d'écoulement.
Cette question de la pente propice à l'énergie et indispensable à son écoulement est un problème éminemment pratique, qui se pose dans la plupart des cas en analyse. Dans ceux, .., où un concours de circonstances fait que l'énergie disponible, dite libido, se précipite sur un objet raisonnable P.99 dont elle s'empare, on peut penser avoir réalisé la transformation par un effort conscient de volonté. Mais en cela on s'illusionne, car les efforts volontaires les plus persévérants n'y auraient point suffi si, en même temps, une pente n'avait pas spontanément existé dans la même direction. L'importance de cette pente saute aux yeux en particulier dans le cas où d'une part, le sujet fait des efforts désespérés dans un sens donné, où la réalisation à laquelle il aspire, l'objet visé et choisi semblent la solution souhaitable à chacun et raisonnable jusqu'à l'évidence, et où pourtant d'autre part la translation, la transformation n'arrivent pas à se réaliser, les efforts fait créant tout au plus un nouveau refoulement. Ce fut un des fruits de mon expérience de constater que le sentier de l'existence ne continue que là où s'offre spontanément une pente aux énergies de la vie.
Mais il n'est d'énergie que là où existe une tension entre des contraires ; c'est pourquoi pour la déceler il faut chercher et trouver ce qui en face de l'attitude consciente constitue le contraire et l'opposé. .. cette compensation par les contrastes a joué également dans l'histoire des théorie de la névrose : Freud met en avant la conception de l'Eros, Adler met en avant la puissance. Or, logiquement l'opposé de l'amour est la haine ; à l'Eros s'oppose Phobos (la crainte, la phobie) ; mais psychologiquement, le contraire de l'amour est la volonté puissance. Là où règne l'amour, la volonté de domination est absente, et là où la puissance prime, l'amour fait défaut. L'amour et la volonté de puissance sont l'ombre l'un de l'autre: pour l'individu qui se voue à l'amour, la volonté de puissance est la compensation inconsciente ; pour qui aspire à la puissance, ce sera inversément l'Eros.
Dans la perspective unilatérale de l'attitude consciente, l'ombre apparaît comme une constituante inférieure de la personnalité, et en tant que telle, sera refoulée par les violentes résistances qu'elle suscite. Or les contenus psychiques refoulés doivent devenir conscients afin que se crée entre les contraires une tension sans laquelle cesserait la perpétuation du mouvement vital. La conscience, en quelque sorte, se tient en haut, l'ombre en bas, et comme ce qui est en haut cherche toujours ce qui est en bas.... chaque conscience cherche, peut-être sans le savoir, son contraire inconscient, sans lequel elle est condamnée à la stagnation, à l'ensablement et la pétrification. Ce n'est que du heurt des contrastes que jaillit la flamme de la vie.
Ce fut une concession à la logique intellectuelle .. qui incita Freud à désigner du nom d'instinct de destruction, ou d'instinct de mort, ce qui s'opposait à l'Eros; d'ailleurs l'Eros n'est pas synonyme de vie tout court. L'our ceux à qui l'Éros apparaît identique à la vie, il est clair que son contraire ne saurait être autre chose que la mort ; d'ailleurs, tout un chacun ressent de façon absolue ce qui s'oppose à son principe majeur comme étant, par excellence, l'élément nuisible destructeur, voire même mortel ; comment, dès lors, le croire capable de la moindre puissance vitale positive ? C'est pourquoi on l'évite et on le craint.
.. nombreux sont les principes que les individus ressentent comme majeurs dans leur vie ou leur conception des choses ; et partant, il y a tout autant de formes différentes de contrastes compensateurs. . P.101 . Des recherches historiques m'ont montré qu'un bon nombre des grandes controverses intellectuelles qui ont agité l'histoire sont fondées sur l'opposition des deux types. (introverti/extraverti). (« les cours tendres, les esprits forts » de W. James) Le cas le plus important de ce genre fut l'opposition entre le nominalisme et le réalisme . Abélard osa tenter la conciliation des deux points de vue de opposés. Cette querelle se perpétue jusqu'à nos jours, où elle se révèle dans l'opposition entre spiritualisme et matérialisme. Tout comme l'histoire générale de l'esprit humain, chaque individu participe à ce contraste des types. .. les représentants des deux types ont une grande propension à s'unir par le mariage, et cela sans qu'ils en aient conscience, pour se compléter réciproquement. La nature réfléchie de l'introverti l'incite constamment à peser et à méditer le pour et le contre avant d'agir. Son action naturellement en est d'autant ralentie. Sa timidité effarouchée et sa défiance à l'égard des objets l'induisent toujours à hésiter et ainsi l'adaptation au monde extérieur lui offre toujours des difficultés. A l'inverse, l'extraverti a des rapports positifs avec le monde des choses, qui, pour ainsi dire, l'attire. Les situations nouvelles, inconnues le tentent, le séduisent. Pour faire connaissance avec quelque chose de nouveau, il y saute volontiers à pieds joints. Il agit d'abord, en général, et ne réfléchit qu'ensuite à ce qu'il fait. De la sorte ses actes sont rapides et ne sont pas soumis à des hésitations ou à des tergiversations. A cause de cela ces deux types sont pour ainsi dire créés pour une symbiose (vie en commun). L'un se charge de la réflexion, l'autre de l'initiative de la vie pratique. Que deux représentants de ces types opposés s'unissent, ils peuvent réaliser une union parfaite. (Il faut ajouter : « tout d'abord » parfaite puisque par la suite les difficultés surgiront si les partenaires ne savent pas assumer courageusement et même avec reconnaissance la «confrontation des types » et s'ils se bornent à ne voir dans le partenaire que leurs faiblesses, leur ombre qui les irritent.) Tant que tous deux sont pleinement absorbés par la lutte pour la vie et par l'adaptation nécessaire aux diverses exigences de la vie extérieure, ils sont vraiment faits l'un pour l'autre. Mais lorsque .. les difficultés de la vie matérielle prennent fin, ils ont alors le temps de s'occuper l'un de l'autre. Jusque-là ils se tenaient dos à dos et se défendaient contre le besoin. Maintenant ils se retournent l'un vers l'autre et veulent se comprendre. et ils découvrent alors qu'ils ne se sont jamais compris, et que même chacun parle une langue différente de celle de l'autre : ainsi débute la confrontation des deux types. Celle-ci tourne rapidement à la dispute ; la lutte est venimeuse, violente et pleine de dépréciations réciproques, alors même qu'elle demeure parfois inapparente, menée très discrètement au plus profond de l'intimité. Car la valeur de l'un est la non-valeur de l'autre. On devrait penser qu'il n'y va que du sens commun, que chacun des partenaires, conscient de ses propres valeurs, devrait pouvoir reconnaître et apprécier en toute quiétude les valeurs de l'autre, et qu'ainsi tout conflit serait superflu. Combien de cas n'ai-je pas vus où l'on s'ingéniait à mettre ces arguments de bon sens en avant, sans parvenir pourtant à un résultat pacifiant. Là où il s'agit d'êtres normaux, une telle phase critique sera franchie presque en se jouant. Car normal est l'individu qui dans toutes les circonstances de la vie -pourvu qu'elles P.103 lui accordent le minimum nécessaire- peut continuer à exister. Mais bon nombre d'individus n'y parviennent pas ; cela montre qu'il n'y a pas tellement de gens normaux. Ce que nous entendons couramment par "homme normal" est , à vrai dire, un homme idéal dont le caractère composé d'un mélange harmonieux est rarement réalisé. La grande majorité des humains plus ou moins différenciés réclament des conditions de vie qui comportent plus qu'une nourriture et un gîte à peu près assurés. Pour ceux-ci la fin d'une relation symbiotique constitue un terrible ébranlement.
. Mais, si nous gardons présent à l'esprit le fait que personne n'est uniquement introverti ou uniquement extraverti, que chacun au contraire possède les deux possibilités d'orientation, dont il n'a développé qu'une en tant que fonction d'adaptation, nous arrivons à supposer que chez l'introverti l'extraversion sommeille quelque part à l'arrière-plan, dans un état léthargique et embryonnaire, et que chez l'extraverti, l'introversion mène une existence crépusculaire analogue. L'introverti a réellement une faculté d'extraversion, mais il n'en a pas conscience, parce que l'attention de sa conscience est toujours centrée sur le sujet. Certes, il voit bien l'objet, mais il en a des représentations fausses, dépréciatives ou inhibitives, de sorte qu'il s'en tient le plus possible à distance, comme si l'objet était quelque chose de puissant et de dangereux.
Exemple de l'excursion à la campagne.
Que s'est-il passé ? Les deux jeunes gens cheminèrent ensemble en une joyeuse symbiose, jusqu'à ce qu'ils arrivent à ce fatal château, Là, l'introverti, dont la réflexion précède l'acte (Prométhée de Spitteler) se prend à dire : « On pourrait essayer de voir ce château du dedans. » L'extraverti, actif et dont l'action précède la réflexion (Epiméthée) entreprend les démarches pratiques nécessaires à l'accès du château. Et on assiste alors à un renversement du type pour chacun. L'introverti qui, auparavant, répugnait à y entrer, ne peut plus se décider à sortir du château ; quant à l'extraverti, il maudit l'instant où il passa le porche. Le premier est dorénavant fasciné par l'objet et le second par ses pensées négatives. Dès que le premier aperçu les manuscrits c'en fut fait de lui, sa timidité disparut, l'objet prit possession de lui et il s'abandonna de bon gré. Le second, au contraire, ressentit une résistance croissante contre l'objet ; et finalement tomba sous la domination de son sujet, c'est-à-dire de lui-même et de sa mauvaise humeur : le premier se transforme en extraverti, le second en un introverti. Mais l'extraversion de l'introverti est différente de l'extraversion de l'extraverti, et de même l'introversion de l'extraverti est différente de l'introversion de l'introverti. Lorsque, au début de leur excursion, nos deux jeunes gens cheminaient ensemble en une joyeuse harmonie, ils ne se dérangeaient pas l'un l'autre, car chacun d'eux était en accord avec son propre naturel. Ils avaient une attitude positive l'un à l'égard de l'autre, la disposition de chacun étant complémentaire de celle de son ami. Ils se complétaient en ce que l'attitude de chacun d'eux englobait, en quelque sorte, le partenaire. Nous le voyons, par exemple, à leur courte conversation devant le portail du château : tous deux sont désireux d'y entrer ; le doute que ressent l'introverti, à savoir s'il est possible ou non de visiter, est valable aussi pour son compagnon ; de même, l'initiative de l'extraverti est valable également pour l'introverti. Ainsi, l'attitude de l'un englobe le cas de l'autre ; cela se trouve réalisé, dans une mesure variable, lorsqu'un individu est dans la disposition qui lui est naturelle, celle-ci étant forcément adaptée, à un degré plus ou moins élevé, à la collectivité. Cela est vrai même pour l'attitude de l'introverti, bien qu'elle trouve toujours son inspiration dans le sujet. La différence, c'est que chez l'introverti le décours mental se fait constamment du sujet à l'objet, tandis que chez l'extraverti, à l'inverse, il se fait de l'objet au sujet.
Mais à partir du moment où, chez l'introverti, l'objet par son importance l'emporte sur le sujet et l'entraîne dans son sillage, l'attitude de l'introverti perd son caractère social, oublie la présence de son ami, il n'englobe plus son existence dans ses préoccupations ; il se noie dans l'objet et ne perçoit plus combien son ami s'ennuie.
De façon concomitante, l'extraverti perd sa faculté d'égard pour autrui à l'instant où, son attente déçue, il se retranche dans ses représentations subjectives et ses humeurs capricieuses.
En conclusion, nous pouvons résumer cet incident .. : chez l'introverti, du fait de l'objet, est apparue une extraversion inférieure, tandis que chez l' extraverti c'est une introversion inférieure qui a remplacée l'affabilité sociale. ..la valeur de l'un est précisément la non-valeur de l'autre.
Des événements positifs ou aussi bien que des événements négatifs peuvent rendre prééminente la fonction P.107 contraire, complémentaire mais inférieure. Une fois cet effet produit, survient de la susceptibilité.
La susceptibilité est le symptôme qui dénote l'existence d'une infériorité. Ainsi sont créés les fondements psychologiques de la discorde et des malentendus de deux êtres mais aussi de la désunion avec soi-même. Un des caractères essentiels de la fonction inférieure est de jouir d'autonomie : elle est indépendante, nous assaille, nous fascine, nous enveloppe dans ses rets, de sorte que nous ne restons pas maître de nous-même et que nous ne sommes plus en état de faire un partage équitable entre nous et autrui.
En dépit - ou à cause - de ces données, il n'en demeure pas moins que c'est une nécessité pour le développement du caractère d'accorder une certaine latitude à notre autre côté, à notre fonction inférieure.
A la longue, il ne nous est pas possible de déléguer symbiotiquement le sort d'une partie de notre personnalité à un autre être, de nous décharger d'une partie de nous-même sur un autre ; car à tout instant peut surgir, à l'improviste et nous trouvant cruellement impréparés, le moment où .. nous aurons besoin de notre autre fonction. Or, les conséquences peuvent être graves : l'extraverti- un peu comme si le sol fuyait sous ses pas- perd, en pareilles circonstances, les liens relationnels, pour lui indispensables, qui l'unissent aux objets, et l'introverti ceux qui l'unissent au sujet. En renversant notre perspective, cela revient à dire qu'il est indispensable que l'introverti parvienne à l'action sans être en permanence freiné par des hésitations et des réticences, et que l'extraverti puisse faire retour sur lui-même sans pour cela nuire à sa vie de relation.
.. il s'agit dans l'extraversion et l'introversion de deux attitudes naturelles, réciproquement opposées, ou de deux mouvements en sens contraIre comparables à ce que Goethe a désigné sous le nom de systole et de diastole. Sans doute ces mouvements devraient-ils constituer, dans une succession harmonieuse, un des rythmes de la vie. Mais il semble qu'un art de vie tout à fait consommé soit nécessaire pour parvenir à ce rythme. Ou bien il faudrait être d'une inconscience absolue, de sorte que la loi du déroulement naturel ne pût être troublée par aucun acte conscient ; ou bien il faudrait atteindre à un niveau de conscience beaucoup plus élevé que ce n'est couramment le cas, afin d'être en état de vouloir et aussi d'exécuter les mouvements contradictoires du déroulement naturel. Ne pouvant pas évoluer à reculons, comme pour retourner vers l'inconscience animale, il ne nous reste que la route plus pénible vers l'avant et l'effort vers un niveau de conscience plus élevé. Il est vrai que cette conscience supérieure, qui nous mettrait en état de vivre volontairement le grand Oui et le grand Non de la vie, constitue un idéal absolument surhumain, mais demeure néanmoins un but. Notre mentalité actuelle ne nous permet sans doute que de vouloir le « oui » et de subir tout au plus le « non ». Si tel était déjà le cas il y aurait beaucoup de gagné.
Les problèmes des contraires, en tant que principe inhérent à la nature humaine, forme une nouvelle étape dans le processus de la connaissance. Ce problème est en règle générale un problème de l'âge mur. Le traitement d'un malade, dans la pratique, ne débutera sans doute jamais en prenant ce problème pour point de départ, surtout chez les jeunes. Les névroses de la jeunesse .. P.109 sont dues, en général, aux heurts des puissances de la réalité contre une attitude infantile, insuffisante ; celle-ci est caractérisée, au point de vue causale, par une dépendance anormale que ressent le malade à l'égard des parents, réels ou imaginaires, et, au point de vue final, elle aboutit à des fictions disproportionnées, c'est-à-dire à une intentionalité et à des volitions inadaptées. Dans ces cas, les points de vue réducteurs de Freud et d'Adler sont parfaitement indiqués. Mais beaucoup de névroses ne se développent que dans l'âge mur, ou n'acquièrent qu'alors une intensité telle que, par exemple, elle rend le malade incapable d'exercer sa profession. Evidemment, en présence de pareils cas, il est aisé de démontrer que, déjà dans la jeunesse, existait une dépendance maladive de l'enfant vis-à-vis des parents et qu'il régnait dans l'esprit de l'enfant d'alors toutes sortes d'illusions infantiles, toutes choses qui n'avaient cependant pas empêché le sujet d'embrasser une carrière, d'y travailler avec succès, de se marier et de mener tant bien que mal une existence conjugale, jusqu'au moment où, dans l'âge mûr, l'attitude qui avait prévalu jusqu'alors refuse soudain tout service.
En pareil cas, c'est une maigre ressource que de rendre conscientes les imaginations qu'eut le sujet durant son enfance, sa dépendance vis-à-vis des parents, quoique ce soit bien entendu une partie nécessaire du processus thérapeutique, et bien qu'elle puisse exercer d'assez bons effets. Mais, en somme, la thérapeutique, dans un cas de ce genre, ne commence qu'à partir du moment où le malade se rend compte que ce ne sont plus ni son père, ni sa mère qui lui barrent la route, mais que c'est lui-même, c'est-à-dire une partie inconsciente de sa personnalité, qui prolonge et perpétue le rôle du père ou de la mère. Cette mise au point, si utile qu'elle soit, elle aussi est encore négative, car elle établit uniquement ceci : « Je reconnais que je n'ai contre moi ni mon père, ni ma mère, et que c'est moi-même oui me mets des bâtons dans les roues. » Mais alors, qu'est-ce qui chez lui se dresse contre lui ? Quelle est cette partie mystérieuse de sa personnalité qui s'est camouflée derrière la figuration du père ou de la mère, lui donnant à penser que la cause de son mal l'envahissait du dehors ? . Elle s'est constituée par la contrepartie, par le revers de médaille de son attitude consciente ; elle ne lui laisse aucun repos et conserve son action perturbatrice jusqu'à ce qu'elle soit reconnue et acceptée. Assurément, chez les jeunes le fait d'être délivrés du passé peut suffire, car ils ont devant eux un avenir qui les appelle et qui est riche de possibilités. Il suffit souvent de les aider à se libérer de quelques liens et l'élan vital fera le reste. Mais en face de personnes qui ont déjà derrière elles une grande partie de leur existence et à qui ne sourient plus les promesses d'un merveilleux avenir, qui n'ont plus à prétendre à autre chose qu'à l'accomplissement de devoirs depuis longtemps coutumiers et à la joie douteuse de vieillir, c'est une tout autre tâche qui nous attend.
Si nous réussissons à libérer les jeunes de leur passé, nous les voyons reporter les "imagines" de leurs parents sur des figures de remplacement plus appropriées à leur situation psychologique présente : le sentiment qui ne parvenait pas à se décrocher de la mère passe à l'épouse et l'autorité du père est attribuée à des professeurs .. ou encore à des institutions. Ce n'est pas là, il est vrai, une solution fondamentale, mais c'est une voie et une issue pratique qu'emprunte en particulier l'homme réputé normal, de façon inconsciente d'ailleurs et, par là même, sans manifester de résistance ou de gêne notable. P.111
Tout différent est le problème pour l'adulte, qui peut-être n'a parcouru cette tranche de vie qu'avec plus ou moins de difficulté. ... tout en ayant reconnu, chemin faisant, que ces aspirations réalisées, qui au départ constituaient pour lui des exigences et qui lui apportèrent des satisfactions, que toutes se sont transformées en une pesante erreur, fruit d'illusions de jeunesse qu'il contemple aujourd'hui moitié avec regret, moitié avec envie, puisqu'il n'a plus rien à attendre que la vieillesse et la fin de toutes ses chimères. Dorénavant, il ne saurait y avoir ni père, ni mère ; tout ce qu'il a projeté d'illusions dans le monde et sur les choses petit à petit lui fait retour, défraîchi, fatigué, usé. Toute l'énergie qu'il avait investie dans ses relations qui lui semblent dorénavant tellement illusoires reflue en lui et tombe dans son inconscient, où elle anime ce qu'il avait jusqu'alors négligé de cultiver et de développer.
Chez l'être jeune, que l'on parvienne à dénouer les forces instinctives enchaînées dans la névrose et entravées par elle, et ses forces délivrées, donneront au sujet de l'élan, de l'espoir, des chances d'avenir meilleur et des possibilité d'élargir ses horizons. Mais pour l'être qui a déjà pénétré dans la seconde moitié de la vie, ce sera le développement de la fonction des contraires, en sommeil jusqu'alors dans l'inconscient, qui procurera un germe novateur, un renouvellement de l'existence. Cette évolution ne consiste plus à dissoudre des entraves infantiles, à détruire des illusions, survivances des premiers âges, ni à reporter les images parentales sur des figurations nouvelles ; ce développement ne peut se faire qu'en abordant le problème des contraires.
Bien entendu le principe des antinomies, en tant que ces antinomies sont les constituantes fondamentales de la psyché humaine, est déjà un des fondements de la mentalité juvénile, et une théorie psychologique e j'âme adolescente devrait certes tenir compte de cette donnée. . Une théorie psychologique qui aspire à être plus qu'un simple moyen technique d'appoint doit reposer sur le principe des antinomies ; sans celui-ci, elle ne pourrait reconstruire qu'une psyché névrotique, privée d'équilibre, faute de ses balanciers. Car la psyché est un système à régulation autonome ; il ne saurait y avoir d'équilibre, ni de système d'autorégulation, sans forces contraires capables de se contrebalancer.

Reprenons ici le fil abandonné plus haut. . c'est justement dans la névrose que se trouve comme dans une gangue, les valeurs dont manque l'individu .
Ex fiacre . P.113 .
Car il ne faut pas oublier que la libido (c'est-à-dire l'énergie psychique) possède déjà inconsciemment son objet ...
Le plus souvent, l'objet réel offre à l'énergie une pente bien meilleure que n'importe quelle activité éthique, si belle soit-elle. Il y a trop d'auteurs pour parler toujours de l'homme tel qu'il serait désirable qu'il soit et ne parler jamais de l'homme tel qu'il est en réalité. Le médecin lui a toujours affaire à l'homme réel, et qui s'obstine à rester le même tant que sa réalité n'a pas été reconnue sous toutes ses faces. Une éducation ne peut prendre son essor qu'à partir de la réalité toute nue, et non d'une image fallacieuse qui projette le mirage d'une humanité idéale.
Il faut se rendre à l'évidence : la plupart du temps l'énergie réputée disponible ne se laisse pas diriger arbitrairement dans une voie préconçue; elle suit sa propre pente, tracée avant même que nous l'ayons tout à fait dégagée de sa forme inutilisable. Nous découvrons, en effet, que les imaginations de notre malade, qui auparavant s'attachaient au jeune Italien, sont maintenant attachées au médecin lui-même. C'est donc le médecin qui est devenu l'objet de la libido inconsciente. Si le malade ne veut à aucun prix reconnaître la réalité de ce transfert, ou encore si le médecin ne comprend pas ce phénomène ou le comprend mal, des résistances violentes vont se produire, qui visent à rendre impossible, à tous points de vue, la relation du malade au médecin. ( A l'opposé d'une opinion largement répandue, je ne suis pas d'avis que ce « transfert sur le médecin » soit un phénomène régulier et indispensable au succès du traitement. Le transfert est une projection, et une projection existe ou n'existe pas. Elle n'est en aucune façon nécessaire et en aucun cas on ne saurait « la faire » : car elle jaillit, par définition, à partir de motivations inconscientes. Le médecin peut être propice ou non à la projection d'un sujet. Rien, absolument rien, ne permet de préciser au départ s'il correspond a priori ou s'il ne correspond pas à la pente naturelle de la libido de son malade ; car il est fort possible que celui-ci ait en pensée par-devers lui un objet bien plus important comme réceptacle de sa projection. L'absence de projection sur le médecin peut même, dans certaines conditions, faciliter le traitement de façon considérable, car, dans ce cas, les valeurs personnelles, réelles, du sujet peuvent apparaître au premier plan avec une précision plus grande.)
Mais si le transfert se produit et est accepté, une forme naturelle est ainsi créée, qui non seulement remplace la forme précédente, mais qui, en outre, rend possible un développement du processus énergétique relativement exempt de conflits. Donc, si on laisse à la libido son cours naturel, celle-ci trouve d'elle-même la voie vers l'objet qui lui est destiné. Lorsque ce n'est pas le cas, on se trouve en présence de révoltes arbitraires contre les lois de la nature ou d'interventions perturbatrices.
Dans le transfert se sont d'abord toutes sortes de projections infantiles qui vont se trouver investies et projetées et qui devront être cautérisées, c'est-à-dire dissoutes par l'interprétation réductive. Cette phase du traitement a été appelée : analyse et réduction du transfert. Grâce à ce procédé, l'énergie sera dégagée P.115 de cette forme inutilisable elle aussi. De nouveau nous nous heurtons au problème de l'utilisation de l'énergie disponible. Cette fois-ci encore, nous ferons confiance à la nature et nous admettrons que, avant même d'avoir été cherché, un objet aura été choisi, offrant à l'énergie une pente favorable.
(Freud a introduit la notion du transfert pour désigner pareille projection de contenus inconscients.
À l'opposé d'une opinion largement répandue, je ne suis pas d'avis que ce transfert sur le médecin soit un phénomène régulier et indispensable au sujet du traitement.
Le transfert est une projection, et une projection existe ou n'existe pas. Elle n'est en aucune façon nécessaire et en aucun cas on ne saurait "la faire" : car elle jaillit, par définition, à partir de motivations inconscientes... Le médecin peut être propice ou non à la projection d'un sujet. Rien ne permet de préciser s'il correspond ou s'il ne correspond pas à la pente naturelle de la libido de son malade ; car il est fort possible que celui-ci ait en pensée par devers lui un objet bien plus important comme réceptacle de sa projection. L'absence de projection sur le médecin peut même, dans certaines conditions, faciliter le traitement de façon considérable, car, dans ce cas, les valeurs personnelles, réelles, du sujet peuvent apparaître au premier plan avec une précision plus grande.)

CHAPITRE V L'INCONSCIENT INDIVIDUEL ET L'INCONSCIENT COLLECTIF OU SUPRA-INDIVIDUEL

A cette phase du traitement commence une nouvelle étape de notre processus d'investigation. Supposons que nous ayons, dans un cas concret, continué la dissolution analytique des imaginations infantiles de transfert jusqu'à ce que le malade, lui aussi, ait largement compris qu'il a fait de son médecin une sorte de père, ou de mère, ou d'oncle, ou de tuteur, ou de maître, quel que soit, dans chaque cas, le travestissement que revêt l'autorité parentale. Mais comme l'expérience ne cesse de le montrer surgissent encore d'autres fictions, qui vont jusqu'à représenter le médecin comme le Sauveur ou comme un être semblable aux dieux., quoique ce soit en flagrante contradiction avec la saine raison du conscient. Il peut même arriver que ces attributs divins dépassent de beaucoup le cadre des conceptions chrétiennes dans lesquelles nous avons été élevés, et qu'ils prennent des allures païennes, par exemple très souvent des formes d'animaux.
Le transfert en lui-même n'est pas autre chose qu'une projection de contenus inconscients. Tout d'abord ce sont les contenus superficiels de l'inconscient qui vont se trouver projetés, ce qu'on reconnaît grâce aux rêves, aux symptômes et aux imaginations du malade. A cette phase le médecin est d'abord intéressant comme amoureux éventuel . . P.117 Dans une phase ultérieure, il apparaît plutôt comme un père, père bienveillant ou père terrible, suivant les qualités que le père véritable eut aux yeux du malade. Parfois le médecin apparaît au malade sous une forme maternelle. Toutes ces projections de fantasmes imaginatifs reposent sur des réminiscences personnelles.
En fin de compte peuvent apparaître des figurations de l'imagination qui revêtent un caractère extravagant.
Le médecin paraît alors doté de qualités mystérieuses, tel un magicien ou un criminel démoniaque ; ou encore il est doté de qualités équivalentes dans le sens du bien et apparaît à l'imagination de son malade comme un Sauveur. Il peut également présenter un mélange des deux aspects. Bien entendu, ce n'est pas nécessairement le conscient du malade qui le perçoit sous ces traits ; il s'agit bien plutôt de phantasmes, qui montent des profondeurs de l'inconscient et qui le décrivent ainsi. Certains de ces malades ont parfois beaucoup de peine à concevoir et à garder présent à l'esprit que ces phantasmes proviennent réellement d'eux-mêmes, de leur tréfonds, et ils n'ont proprement rien ou presque rien à voir avec le caractère propre du médecin. Cette erreur tenace provient de ce que des projections de cette espèce ne reposent sur aucun fonds de réminiscences personnelles. Parfois, on peut arriver à montrer que des fantasmes analogues s'étaient déjà attachés, à un moment donné de l'enfance, au père ou à la mère sans que ceux-ci en eussent fourni un prétexte réel.
Freud a montré .. comment Léonard de Vinci a été influencé dans le cours ultérieur de sa vie par le fait d'avoir eu deux mères. Le fait des deux mères ou de la double descendance était réel chez Léonard, mais il joue un rôle aussi chez d'autres artistes. Ainsi Benvenuto Cellini avait cette même imagination de la double extraction. Il s'agit là d'ailleurs d'un motif mythologique. De nombreux héros dans les légendes ont deux mères. Ce motif imaginatif ne provient nullement du fait que ces héros auraient eu réellement deux mères ; il constitue une image « originelle », universellement répandue, et qui fait partie des secrets mystérieux de l'histoire et du développement de l'esprit humain ; cette image n'appartient pas au domaine des réminiscences personnelles.
Dans chaque être individuel existent, outre les réminiscences personnelles, des grandes images « originelles » ... Ces figurations ancestrales sont constituées par les potentialités du patrimoine représentatif, tel qu'il fut depuis toujours, c'est-à-dire par les possibilités, transmises héréditairement, de la représentation humaine. Cette transmission héréditaire explique le fait, incroyable en somme, que certains thèmes de légendes et certains motifs de folklore se répètent sur toute la terre en des formes identiques. Cette transmission héréditaire explique en outre comment, par exemple, il peut se faire que nos aliénés puissent reproduire exactement les mêmes images et les mêmes corrélations que nous trouvons déjà dans des textes anciens. . Ce faisant, je n'affirme nullement la transmission héréditaire de représentations, mais uniquement la transmission héréditaire de la capacité d'évoquer tel ou tel élément du patrimoine représentatif. Il y a là une différence considérable.
A ce stade plus avancé du traitement .. il s'agit de manifestations qui émanent de couches plus profondes de l'inconscient .. où sommeillent les images originelles, apanage de P.119 l'humain en toute généralité. J'ai appelé ces images ou leurs thèmes des Archétypes (quelquefois on les désigne aussi sous le nom de « dominantes»). .
La découverte de ces images archétypiques représente un nouveau progrès de nos conceptions : elle conduit à distinguer deux couches dans l'inconscient. Un inconscient personnel et un inconscient impersonnel ou supra-individuel. Nous désignons aussi ce dernier sous le nom d'inconscient collectif, précisément parce qu'il est détaché des sphères personnelles, existant en marge de celles-ci, qu'il possède un caractère tout à fait général et que ses contenus peuvent se rencontrer chez tous les êtres, ce qui naturellement, n'est pas le cas pour les matériaux individuels. L'inconscient personnel, lui, contient les souvenirs oubliés, les souvenirs refoulés (c'est-à-dire intentionnellement oubliés) de représentations pénibles, les sensations subliminales, perceptions sensorielles dont l'intensité n'était pas suffisante pour franchir le seuil et pénétrer dans la conscience, et enfin des contenus qui ne sont pas encore assez mûrs pour pénétrer dans le conscient. L'inconscient personnel correspond en grande partie à cette figure qui apparaît souvent dans les rêves et que j'ai appelé « l'ombre ». (Sous le terme "d'ombre" je comprends la partie "négative" de la personnalité, c'est-à-dire la somme possible des défauts cachés ; des fonctions insuffisamment développées et des contenus désavantageux de l'inconscient personnel..)
Les images originelles constituent les formes représentatives les plus générales et les plus reculées dont dispose l'humanité. Elles sont tout autant sentiment que pensée ; elles ont même quelque chose comme une vie propre, indépendante et autonome ; elles sont en cela un peu analogues à des âmes parcellaires ; ... tous les systèmes philosophiques et gnostiques se fondent sur la perception de l'inconscient comme source de connaissance.
La représentation d'anges, d'archanges, celle des « trônes et des dominations » chez saint Paul, celle des archontes chez les gnostiques, celle de la hiérarchie céleste de Denys l'Aréopagite, tout cela provient d'une perception de l'autonomie relative des archétypes.
Avec ces notions, nous avons trouvé l'objet que choisit la libido, après qu'elle a été délivrée de la forme personnelle et infantile du transfert : elle suit sa pente et plonge au plus profond de l'inconscient où elle anime ce qui y dormait depuis les temps les plus anciens. Elle a ainsi découvert le trésor enfoui, dans lequel l'humanité a puisé depuis toujours, d'où elle a tiré ses dieux et ses démons et toutes ces pensées qui sont d'une force et d'une puissance supérieure, et sans lesquelles l'homme cesse d'être un homme.
. l' idées de la conservation de l'énergie.. fut émise par Robert Mayer. C'était un médecin, et non un physicien ou un philosophe ... Or, il importe de savoir que cette idée n'a pas été, au sens propre du terme, créée par Robert Mayer. Elle n'a pas été non plus engendrée par la confluence de conceptions ou d'hypothèses scientifiques P.121 alors existantes ; elle s'est développée chez son créateur à la manière d'une plante. . « .. elle appartient à ces idées intuitivement perçues, qui, provenant d'autres domaines de l'esprit s'emparent de la pensée et l'obligent à transformer dans leur sens les conceptions traditionnelles. »
La question qui se pose maintenant est de savoir d'où provenait l'idée nouvelle qui s'était imposée à la conscience avec une puissance si élémentaire. Et d'où tirait-elle cette force, qui dominait tellement le conscient qu'elle le soustrayait aux impressions multiples d'un premier voyage aux Tropiques ? . l'idée de l'énergie et de sa conservation doit être une idée originelle qui sommeillait dans l'inconscient collectif. Cette conclusion nous oblige naturellement à prouver qu'une telle image originelle existait véritablement dans l'histoire de l'esprit humain et qu'elle fit sentir son influence à travers des milliers d'années. De fait, cette preuve peut être réellement apportée sans difficultés particulières : les religions les plus primitives, dans les contrées les plus diverses du globe, sont fondées sur cette image. Ce sont les religions dites dynamistes, dont la pensée unique et déterminante consiste à affirmer l'existence d'une force magique partout présente et qui est comme le centre de toutes choses. (mana). . par leur représentation d'une force, les primitifs n'entendent pas du tout des âmes ou des esprits, mais vraiment quelque chose .. de "primitive energetics". Cette dernière P.123 notion correspond à une représentation de l'âme, de l'esprit, de Dieu, de santé, de force physique, de fertilité, de magie, d'influence, de puissance, de considération, de médicament, ainsi que certains états d'âme qui se caractérisent par le déclenchement d'affects. . « Mulungu » . Cette notion de force est aussi chez les primitifs la première figuration de la conception de Dieu. Cette image au cours de l'histoire s'est développée ... Dans l'ancien testament, la force magique brûle dans le buisson ardent .. ; dans les évangiles, elle pleut du ciel, incarnant le Saint Esprit. Chez Héraclite elle apparaît comme l'énergie de l'univers, comme un « feu éternellement vivant » ; chez les Perses, elle est la splendeur du feu de « l'haôma » ; de la grâce divine ; chez les stoïciens ont la retrouve dans la chaleur originelle, la force du destin. Dans les légendes du moyen âge, elle apparaît comme l'auréole, le nimbe de sainteté, et elle s'échappe, flamme rougeoyante du toit de la chaumière dans laquelle le saint est en extase. Dans leur vision, les saints voient le rayonnement de cette force comme un Soleil, comme la plénitude de la lumière. D'après une conception ancienne, c'est l'âme elle-même qui est cette force. La notion de son immortalité comporte sa conservation, et dans la représentation bouddhique .. se trouve exprimée son aptitude illimité aux métamorphoses jointe à sa conservation constante.
Cette idée est donc inscrite depuis des temps immémoriaux dans le cerveau humain. C'est pourquoi elle se trouve disponible dans l'inconscient de chacun de nous. Il n'est besoin que de certaines conditions pour l'en faire surgir. . Les plus grande et les plus belles pensées de l'humanité se forment à partir de ces images primordiales qui sont comme autant de canevas de base. Souvent déjà on m'a demandé d'où peuvent bien provenir ces archétypes ou images originelles. Il me semble qu'il est impossible d'expliquer leur formation sans admettre qu'elles constituent comme la précipitation d'expériences humaines, perpétuellement renouvelées. L'une de ces expériences, des plus communes et en même temps des plus impressionnantes, c'est ce qui nous semble être la course quotidienne du soleil. Nous ne pouvons, il est vrai, découvrir dans l'inconscient la moindre trace du phénomène physique en tant que tel. Par contre nous y retrouvons le mythe du héros Soleil dans toutes ses variantes innombrables. (On ne trouve donc pas de trace, dans l'inconscient collectif, du phénomène physique en tant que tel, mais on trouve les images psychiques qu'il a déclenchées, sa psychification, si l'on ose dire, son intégration psychique sous sa forme primaire et son imagerie originelle.) Ce mythe incarne l'archétype du soleil et non le phénomène physique. . constatations analogues à propos des phases de la lune. L'archétype est une sorte de disponibilité, de propension a reproduire toujours à nouveau les mêmes représentations mythiques ou des images analogues. D'après cela, il semble que ce qui s'inscrit et s'exprime dans l'inconscient, c'est exclusivement la représentation imaginative et subjective suscitée par le phénomène physique auquel elle correspond et fait écho. On pourrait donc admettre que les archétypes sont constitués par les empreintes, bien des fois imprimées, des réactions subjectives. . certains archétypes existent déjà chez les animaux, .. les archétypes, par conséquent, ont leur existence fondée dans P.125 les particularités mêmes des systèmes vivants, qu'ils sont purement et simplement une expression de la vie, manifestation dont l'existence et la forme échappent à toutes les tentatives d'explication. Les archétypes, à ce qu'il semble, ne sont pas seulement le résultat des empreintes laissées par les expériences - types qui se renouvellent dans le cours de l'existence individuelle et de la vie de l'humanité ; mais en outre, ils se comportent, considérés dans une perspective empirique, comme des centres énergétiques, comme des forces ou des tendances qui poussent le sujet à renouveler ces mêmes expériences. Chaque fois en effet, qu'un archétype surgît en rêve, en imagination ou se manifeste dans la vie, il apporte avec lui et exerce une « influence », une force par la puissance de laquelle l'individu le ressent comme étant « numineux » (du latin numen = la volonté divine, le surnaturel ; désigne quelque chose d'indicible, de mystérieux, de terrifiant, de « tout autre ».), fascinant ou incitant à l'action.
.
Nous avons vu que la libido a trouvé son nouvel objet en des fantasmes en apparence extravagants et décousus ; ils sont le fait des contenus de l'inconscient collectif. .. la projection d'images primordiales sur le médecin constitue pour la continuation du traitement un danger dont il faut se garder de sous-estimer la gravité. Car ces images primordiales ne contiennent pas seulement tout ce qui il y a de plus beau et de plus grand au sein de ce que l'humanité a jamais pensé, senti ou éprouvé, mais aussi toutes les pires infamies et les plus infernales inventions dont les hommes ont pu être capables. En raison de leur énergie spécifique, ces images (qui se comportent comme des centres autonomes chargés d'énergie) exercent une influence fascinatrice, qui s'emparant de la conscience du sujet, est capable de l'altérer profondément. .
Si le patient n'arrive pas à distinguer la personnalité du médecin de ses projections il n'y aura bientôt plus entre eux aucune possibilité de s'entendre, aucune possibilité de compréhension ; toute relation humaine (Qui est le vecteur essentiel et unique de tout le traitement analytique) deviendra entre eux impossible. Mais si le patient évite Charybde et tombe en Scylla par l'introjection de ces images, c'est-à-dire si au lieu d'en attribuer les qualités au médecin, il se les attribue à lui-même, le danger .. est tout aussi considérable.. Durant la projection le malade oscille entre une adoration extravagante et maladive, d'une part et un mépris haineux de son médecin d'autre part. Durant l'introjection, il tombe dans une idolâtrie ridicule de lui-même ou au contraire se déchire moralement et se met en pièces. L'erreur qu'il commet dans les deux cas est d'attribuer à une personne les contenus de l'inconscient collectif. De sorte qu'il fait de son médecin ou de lui-même Dieu ou Diable. Dans ces phénomènes se révèlent le mode d'action caractéristique de l'archétype; il s'empare de la psyché avec une espèce de force originelle et l'oblige à transgresser les limites du secteur strictement humain ; il détermine ainsi de l'exagération, une sensation d'être gonflé (inflation psychique!), une indisponibilité contraignante, des mirage, le tout s'emparant de l'individu pour le P.127 meilleur comme pour le pire. Voilà le motif pour lequel les hommes ont toujours eu besoin des démons et pourquoi ils n'ont jamais pu vivre sans dieux, à l'exception de quelques spécimens particulièrement intelligents de "l'homo occidentalis" d'hier (et d'aujourd'hui). Pour ces derniers, sorte de surhommes, "Dieu est mort" et c'est pourquoi ils deviennent dieux eux-mêmes... des dieux de petit format, au crâne épais et au cour froid. Car la notion de Dieu répond à une fonction psychologique absolument nécessaire, de nature irrationnelle, qui n'a rien de commun avec la notion de l'existence de Dieu. . l'idée d'un être divin, tout puissant, est partout répendue, sinon consciemment, du moins de façon inconsciente, car cette idée constitue un archétype. Il y a, en effet, quelque chose dans notre âme qui est de puissance supérieure - et si ce n'est pas consciemment Dieu, c'est à tout le moins le « ventre », comme dit saint Paul. C'est pourquoi je crois qu'il est plus sage de reconnaître
consciemment l'idée de Dieu ; à son défaut, c'est tout simplement quelque chose d'autre qui se trouve déifié, et, en général , quelque chose de très insuffisante et de très bête, à la mesure de ce que peut élaborer une conscience prétentieuse et dûment "éclairée".
Notre intellect sait déjà depuis bien longtemps qu'on ne peut se faire de Dieu une idée juste, et qu'on peut encore bien moins se le représenter dans son existence véritable, sous sa forme réelle. L'existence de Dieu est, une fois pour toute, une question à laquelle on ne saurait répondre. Il n'en reste pas moins le "consensus gentium", la sagesse des nations, parle de dieux de toute éternité et en parlera encore en toute éternité. Si belle et si parfaite que l'homme puisse trouver sa raison, il peut être sur qu'elle ne constitue en tout cas qu'une des fonctions intellectuelles possibles et qu'elle ne cadre qu'avec l'aspect des phénomènes qui lui correspond. Autour d'elle et de toute part gît l'irrationnels, tout ce qui ne coïncide pas avec la raison. Or, cet irrationnel est également une fonction psychologique, à savoir l'inconscient collectif, alors que la raison est essentiellement liée à la conscience. Le conscient a besoin de raison, pour découvrir d'abord un ordre dans le chaos des cas individuels désordonnés qui peuplent l'univers et pour ensuite créer cet ordre, créer une coordination au moins dans les domaines humains. Nous avons une tendance louable et utile à exterminer dans toute la mesure du possible en nous et hors de nous, le chaos de l'irrationnel. En apparence on a poussé fort loin cette façon de procéder. Un aliéné me disait un jour : « Monsieur le docteur, cette nuit j'ai désinfecté tout le ciel avec du sublimé, et malgré cela je n'y ai découvert aucun dieu. » C'est à peu près ce qui nous est arrivé aussi.
Le vieil Héraclite, .., a découvert la plus merveilleuse de toutes les lois psychologiques, à savoir la fonction régulatrice des contraires ; il l'a appelée énantiodromie, la course en sens opposé, ce par quoi il entendait que toute chose un jour se précipite dans son contraire. . C'est ainsi que l'attitude rationnelle civilisée aboutit nécessairement à son contraire, la dévastation irrationnelle de la civilisation. En fait on n'a pas le droit de s'identifier avec la raison elle-même ; car l'homme n'est pas seulement raisonnable P.129 ; il ne peut pas l'être et ne le sera jamais. . L'irrationnel ne doit et ne peut être exterminé. Les dieux ne peuvent et ne doivent mourir.
Je disais tout à l'heure qu'il semblait toujours y avoir dans l'âme humaine quelque chose comme une puissance supérieure et que, si ce n'était pas l'idée de Dieu, c'était « le ventre ».. Par là, je voulais exprimer le fait qu'il y a toujours une impulsion ou un ensemble quelconque de représentations sur lequel converge la plus grosse part d'énergie psychique, et qui par là asservira le moi à sa domination. Habituellement le moi est tellement attiré par ce foyer d'énergie qu'il s'identifie à lui et croit n'avoir besoin de rien d'autre, n'avoir aucune autre chose à souhaiter. Mais par là même se crée un penchant, une monomanie, une possession, un exclusivisme poussé à l'extrême qui fait courir les plus grands risques à l'équilibre psychique. Assurément, la faculté de se consacrer ainsi à une activité déterminée et unilatérale est le secret de certains succès, et c'est pourquoi notre civilisation fait de grands efforts pour développer ces tendances spécialisées. La passion, c'est-à-dire l'accumulation d'énergie qu'anime des monomanies de cette espèce, constitue ce que les Anciens appelaient un « dieu » ; et notre langage d'aujourd'hui en fait encore autant. Ne disons-nous pas : « Il en fait un monde » . On croit encore avoir la faculté de vouloir, la liberté de choisir, et on ne s'aperçoit pas qu'on est déjà possédé, que la passion règne déjà en maîtresse et s'est emparée du pouvoir. De tels centres d'intérêt agissent comme le ferait des dieux ; ..éprouvés par en grand nombre d'individus, il se constitue petit à petit des.. "églises" au sein desquelles l'intérêt commun groupe un troupeau de croyants. Aujourd'hui cela s'appelle une "organisation". Mais la constitution de celle-ci est immanquablement suivie d'une réaction dissolvante, anarchique, qui vise, il est vrai, à chasser le diable à l'aide de Belzébuth. L'énantiodromie, qui menace toujours quand un mouvement, de façon indiscutable, atteint au pouvoir, ne constitue cependant pas une solution du problème car elle est aussi aveugle dans sa tendance dissolvante que l'était précédemment l'organisation en cours d'élaboration.
La loi cruelle de l'énantiodromie n'épargnera que celui qui sait se distinguer, se différencier de l'inconscient ; et cela non pas par le refoulement, dont le seul résultat est que les choses refoulées s'empare du sujet à son insu et comme par derrière, mais en regardant l'inconscient bien en face, comme quelque chose de nettement distinct du moi.
Cette attitude amorce la solution du problème.. et comment éviter de tomber de Charybde en Scylla. Il faut que le patient apprenne à distinguer ce qui est le moi et ce qui est le non-moi, c'est-à-dire la psyché collective. Ce faisant, il dégage et acquiert les matériaux avec lesquels il devra se confronter, voire se débattre, à partir de ce moment et pour longtemps. Ses énergies précédemment investies dans des formes peu utilisables, voire pathologiques, trouveront leur domaine véritable. La distinction entre le moi et le non-moi psychologiques présuppose que l'être soit fermement établi dans les fonctions de son moi, c'est-à-dire qu'il accomplisse son devoir à l'égard de la vie, afin d'être à tous les points de vue un membre valable de la société humaine. Tout ce qu'il néglige à cet égard tombe dans l'inconscient et fortifie la position de celui-ci, de sorte que l'homme court le risque d'être englouti par lui. Or cet engloutissement, s'il se produit soumet l'être à de lourds P.131 châtiments. Ainsi que le donne à entendre le vieux Synésius, « l'âme spiritualisée » (pneumatike Psyche) devient dieu et démon et subit en cet état les châtiments divins, c'est-à-dire l'écartement de Zagrée, que Nietzsche éprouva lui aussi au début de sa maladie mentale. L'énantiodromie consiste dans un renversement, dans l'écartèlement entre les éléments du couple des contraires. Or, ces couples de contraires n'appartiennent simultanément qu'à un dieu et à l'homme divinisé, qui doit sa ressemblance à un dieu précisément au fait qu'il a surmonté ses dieux.
Dès que nous parlons de l'inconscient collectif.. nous atteignons un plan et des problèmes qui tout d'abord n'entrent pas en ligne de compte pour l'analyse pratique des malades jeunes ou de ceux qui sont restés par trop longtemps infantiles. Quand il s'agit encore de surmonter l'emprise du père ou de la mère ou de leurs images, ou d'acquérir des données extérieures ... nous ferons bien de ne pas parler du tout de l'inconscient collectif ni du problème des contraires. Mais lorsque les transferts à l'adresse des parents et les illusions de jeunesse ont été surmontés ou du moins sont sur le point de l'être, il nous faut bien aborder le problème des contraires et de l'inconscient collectif. . nous n'avons plus.. à nous demander comment écarter ce qui empêche un individu d'exercer sa profession, ou de contracter mariage, ou d'avoir une activité quelconque, représentant une extension de sa vie, mais nous avons pour tâche d'aider le sujet à trouver sa raison d'être, cette raison qui.. rend possible la continuation de la vie, dans la mesure ou l'existence doit être plus que simple résignation ou retour mélancolique sur le passé.
Notre vie est comparable à la course du soleil. Le matin, le soleil augmente progressivement sa force jusqu'à ce que qu'il atteigne, brillant et intense, son apogée du midi. Alors survient l'énantiodromie, sa constante marche en avant n'implique plus augmentation mais bien diminution de sa force. De ce fait, notre tâche . chez l'homme jeune est de l'aider à lever les obstacles qui empêchent l'épanouissement et l'ascension ; chez l'homme vieillissant il nous faut favoriser tout ce qui peut fournir un appui au cours de la descente. . L'après-midi de la vie a tout autant de sens que la matinée ; mais son sens et son but sont tout différent. L'homme a deux fins dans sa vie; la première est la fin naturelle, la procréation d'une descendance et les soins que nécessite la préservation de la couvée, soins qui comprennent le gain et la position sociale ; lorsque l'été a satisfait à cette fin, une autre phase commence, celle qui a pour but la culture. Pour arriver au premier de ces buts nous sommes aidés par la nature, et.. par notre éducation ; pour arriver au second nous ne sommes secondés par rien, ou par peu de chose. On rencontre même souvent un amour-propre déplacé d'après lequel un homme âgé devrait viser à être un homme jeune, ou au moins devrait faire semblant de l'être, quoique intérieurement il ne puisse, au fond du cour, adhérer à cette illusion. C'est pourquoi le passage de la phase « naturelle» de l'existence à sa phase « culturelle» est, pour tant de personnes, si laborieux et si amer ; elles s'accrochent aux illusions de la jeunesse ou bien encore à leurs enfants. Espérant ainsi sauver un lambeau de jouvence. Cette attitude se rencontre surtout chez les mères, qui voient toute leur raison P.133 d'être dans leurs enfants, et qui croient tomber dans un néant sans fond lorsque, leurs enfants se mettant à voler de leurs propres ailes, elles doivent cesser de se consacrer à eux. Il n'y donc pas lieu de s'étonner si bon nombre de névroses graves se déclarent au début de l'après-midi de la vie. C'est une phase qui est une sorte de deuxième puberté, ou de période de « Sturm und Drang », de tempête et de passion, souvent marquée par tous les orages de la passion, (l'age dangereux !). . Ce que la jeunesse trouva et devait trouver au dehors, l'homme, dans son après-midi doit le trouver au-dedans de lui-même. .
La transition de la matinée à l'après midi de la vie se fait par une sorte de transmutation des valeurs. La nécessité s'impose de reconnaître la validité, non plus de nos anciens idéaux mais de leurs contraires, de percevoir l'erreur dans ce qui était jusqu'alors notre conviction, de sentir le mensonge dans ce qui était notre vérité et de mesurer combien il y avait de résistance et même d'animosité dans ce que nous prenions pour de l'amour. Bien des gens qui se sont fourvoyés dans les conflits suscités par les problèmes des contraires jettent par-dessus bord tout ce qui, autrefois, leur paraissait bon et désirable et cherchent à vivre en opposition complète avec leur moi d'autrefois. Des changements de profession, des divorces, des conversions religieuses... sont les symptômes de cet élan vers le contraire. L'inconvénient de cette conversion radicale au contraire de ce qui jusqu'alors avait formé l'armature de la vie, c'est que dorénavant la vie précédente va se trouver refoulée ; cela crée un état aussi instable que l'état précédent, où les contrepoids des vertus et des valeurs conscientes étaient encore réprimés et inconscients. Alors que précédemment le sujet souffrait peut-être de troubles névrotiques par suite de l'inconscience des imaginations contraires qu'il réprimait, de même des désordres risquent de se produire maintenant par suite du refoulement des anciennes idoles. C'est une erreur fondamentale de croire que si nous distinguons ce qu'une valeur précédemment hissée sur le pavois comporte de non-valeur, ou une vérité d'inexactitudes, cette valeur ou cette vérité se trouvent annulées : elles sont seulement devenues relatives.
Tout ce qui est humain est relatif, en tant que reposant sur des contrastes intérieurs ; car tous les phénomènes sont de nature énergétique. Or sans une tension préexistante, il ne saurait y avoir d'énergie. Il faut toujours que préexiste la tension entre le haut et le bas, le chaud et le froid, etc., pour que prenne naissance et se déroule ce processus de compensation qui constitue précisément l'énergie. Tout ce qui est vivant est énergie et, par conséquent, repose sur la tension des contraires. C'est pourquoi la propension à renier toutes les valeurs antérieures au profit de leurs contraires est tout aussi exagérée que l'attitude exclusive qui l'a précédée. Dans la mesure où il s'agissait de valeurs incontestables et universellement reconnues, la perte éprouvée en les rejetant est aussi déplorable que fatale. Quiconque agite ainsi et jette par-dessus bord ses valeurs, s'y jette lui-même en même temps ...
Il ne s'agit pas de viser à une conversion radicale, prenant le contre-pied de tout l'état de choses antérieur, mais à une conservation des valeurs anciennes auxquelles vient s'ajouter la prise en considération de leur contraire. Cette attitude entraîne naturellement conflit et désaccord avec soi-même. Il est compréhensible que l'homme y répugne ... est pourquoi on préfère parfois à cette solution le renversement de la vapeur ; mais bien plus souvent qu' à l'adoucissement nuancé des vérités précédentes ou qu'à une conversion radicale on P.135 assiste à un raidissement sur les positions anciennes et, à une crispation convulsive grâce à laquelle le sujet essaie de se tirer d'affaire. . cette attitude chez des hommes vieillissants.. les préservent de devenir des renégats, ils demeurent debout et fermes dans leur position et ne tombent ni dans l'incertain ni dans la fange ; ils ne font pas banque route ; ils sont seulement comme des arbres qui meurent ou - pour nous exprimer plus poliment- « des témoins du passé ». Mais cette attitude ne va pas sans symptômes secondaires : la rigidité, la pétrification, l'étroitesse d'esprit, la difficulté à suivre le mouvement, caractéristiques de ces louangeurs des temps passés.. qui irritent les autres et se nuisent à eux-mêmes. Leur façon de défendre une position, de présenter une vérité, ou de plaider pour une valeur, est tellement rigide et impérieuse que leur auditeur est plutôt repoussé par cette manière déplaisante qu'attiré par l'argument, et qu'ils vont ainsi à l'encontre de leur louable intention. Ce qui fige ces hommes vieillissants, c'est, au fond, la crainte que leur inspire le problème des contraires ! Ils ont une vague intuition, et une peur secrète de l'inquiétant « petit frère » de saint Médard. C'est pourquoi il faut qu'il n'y ait qu'une vérité, il faut qu'il y ait une possibilité unique de comportement, qui doivent être absolues, faute de quoi elles ne protègeraient pas du bouleversement menaçant que l'on pressant partout, sauf en soi-même. Pourtant c'est en nous-mêmes que nous portons le révolutionnaire le plus dangereux , et il importe que ce fait soit connu de ceux qui veulent franchir sains et saufs le seuil de l'âge mûr. Il est vrai que par cette connaissance même nous échangeons la sécurité apparente dont nous avons joui jusqu'ici contre un état d'incertitude, de désaccords, de convictions contradictoires. Le pire dans cet état, c'est qu'en apparence, il n'offre aucune issue. « Tertium non datur », dit la logique, "il n'existe pas de moyen terme".
Les nécessités pratiques du traitement des malades nous ont forcé, par conséquent, à chercher des voies et des moyens qui permettraient de sortir de cet état insupportable. Toutes les fois qu'un être se trouve devant un obstacle psychologique, en apparence insurmontable, il recule - « reculer pour mieux sauter » - ; il fait que ce qu'on appelle une régression ; ce terme exprime que le sujet se reporte aux époques antérieures où il se trouvait en situations analogues, et il est tenté d'employer à nouveau les moyens qui lui ont réussi. Mais ce qui dans la jeunesse a réussi n'est plus dans la vieillesse d'aucun secours. . Après de tels échecs, la régression continuant d'étape en étape remonte jusqu'à l'enfance (ce qui explique que tant de vieux névrosés prennent des allures puériles ..) et finalement jusqu'au temps qui précède l'enfance. .
.. l'inconscient se divise en quelque sorte en deux couches, la couche personnelle et la couche collective. La couche personnelle s'arrête aux réminiscences infantiles les plus précoces ; la couche collective englobe l'époque pré-infantile, c'est-à-dire les restes de l'existence ancestrale. Tandis que les images-souvenirs contenues dans l'inconscient personnel sont pour ainsi dire pleines parce que vécues ; les archétype contenus dans l'inconscient collectif sont des simples silhouettes, car ce sont des vestiges qui n'ont pas encore été vécus individuellement par le sujet. Lorsque la régression de l'énergie psychique dépasse les temps infantiles, elle fait irruption dans les vestiges de la vie ancestrale et éveille alors des images mythologiques, les archétypes. Un monde spirituel, dont nous n'avions P.137 précédemment pas le moindre soupçon, s'ouvre alors dans notre intimité, et des contenus psychiques apparaissent, qui forment à l'occasion les contrastes les plus frappants avec toutes nos conceptions antérieures. Ces images possèdent une telle intensité que, les connaissant, on comprend pourquoi des millions de gens cultivés s'adonnent à la théosophie et à l'anthroposophie. Cela tient à ce que ces systèmes gnostiques modernes satisfont le besoin d'exprimer et de formuler les événements intérieurs privés de langage, mieux qu'aucune forme existante de religion chrétienne, sans en excepter complètement le catholicisme. . Mais le catholicisme lui-même n'a atteint ni dans le passé ni dans le présent à la plénitude du vieux symbolisme païen, et c'est pourquoi ce dernier a survécu.. s'insinuant petit à petit dans certains courants souterrains qui, du moyen âge à ses débuts jusqu'aux temps modernes, n'ont jamais entièrement perdu leur vitalité. . leurs formes continuent d'évoluer et réapparaissent toujours, pour compenser l'unilatéralité qui marque l'orientation de la conscience moderne. Notre conscient est tellement pétri de christianisme, il en a tellement subi l'empreinte que la disposition inconsciente contradictoire n'y peut trouver sa place : pour le motif tout simple que les conflits qu'elle susciterait avec les conceptions de base régnant dans le conscient seraient insupportables par leur intensité même. Car plus un sujet met d'esprit partisan, de rigidité et d'absolutisme à maintenir un certain point de vue, et plus son contraire inconscient sera animé d'agressivité, de vindicte, d'intransigeance, de sorte que, tout d'abord, une conciliation des deux points de vue a peu de chances de succès. Si le conscient concède au moins la validité relative qui entache tout ce qui est opinion humaine, aussitôt le contraste perd quelques-unes de ses incompatibilités les plus mordantes. Mais entre-temps la minorité comprimée par l'opposition régnante cherche d'elle-même une expression appropriée, par exemple dans les religions orientales, bouddhisme, hindouisme, taoïsme. Le syncrétisme (mélanges et combinaisons) de la théosophie offre un aliment bienvenu à ce besoin.
Les centres d'intérêt nouveaux qui se cristallisent à l'occasion du traitement analytique déterminent des expériences intérieures de nature archétypique qui tendent à une expression, à un façonnement concret. Des expériences de cette nature ne sont pas vécues à la seule occasion d'un traitement analytique ; assez souvent des expériences archétypiques surgissent spontanément ; il serait très faux de croire que ces manifestations spontanées ne se produisent que chez des sujets appartenant à « la gent psychologique ». Souvent les rêves et les visions les plus bizarres m'ont été rapportés par des gens dont P.139 la santé mentale ne saurait le moins du monde être mise en doute. L'expérience vivante d'un archétype est souvent éprouvée et cachée comme le secret le plus individuel qui soit, précisément parce que le sujet se sent atteint au plus profond de son être ; elle est une sorte d'expérience originelle du non-moi de l'âme, d'un partenaire intérieur qui invite au dialogue, à la discussion et à la confrontation. Il est compréhensible qu'en pareille occurrence le sujet recherche des points d'appui et des expériences humaines comparables, qui offrent un secourable parallélisme ; il n'est alors que trop fréquent qu'au cours d'investigations de cette nature l'événement primaire soit faussement assimilé à des représentations d'emprunt. Un cas typique de cette nature est la vision de la Trinité du frère Nicolas de Flue. Un exemple analogue est la vision du serpent aux yeux innombrables de saint Ignace, que celui-ci interpréta d'abord comme étant une apparition divine, puis dans laquelle il vit une manifestation diabolique. Par de pareils rapprochements la signification de l'expérience vécue spontanément se trouve remplacée par des images et un vocabulaire empruntés à des sources qui lui sont étrangères et par des conceptions, des idées ou des formes de perceptions éventuellement non autochtones ; n'ayant pas jailli sur notre sol, elles ne sont pas en rapport avec nos sentiments, mais tout au plus reliées à notre intellect qui, ne les ayant pas engendrées, n'est même pas en état de les penser clairement. A « emprunter » ainsi on n'acquiert qu'un bien volé qui ne profite pas ; car il forme comme un succédané qui rend les êtres irréels et fantomatiques ; ceux-ci vont remplacer les réalités vivantes par des mots vides de sens et si ces individus se hissent ainsi hors des tensions douloureuses qu'imposent les contrastes, ils pénètrent et s'enferment, par ce fait même, dans un monde édulcoré à deux dimensions où le réel s'estompe pour n'être plus fait que d'ombres et de spectres, où se flétrit et meurt toute force créatrice.
Les événements qui, dans l'intimité silencieuse de l'être, sont suscités par la régression à la période pré-infantile n'ont que faire de succédanés ; ce qu'ils réclament c'est de prendre individuellement forme dans la vie et dans l'ouvre de celui qui les porte, car ces images se sont formées au cours de la vie de nos lointains aïeux ; elles sont le produit de leurs joies et de leurs souffrances et c'est comme si elles voulaient revenir à la vie, inspirant aussi bien des expériences intérieures que des actes. A cause des contrastes qui les opposent à l'état conscient, elles ne peuvent être transférées directement dans notre monde quotidien, et c'est pourquoi il faut trouver un trait d'union entre ces deux réalités, la réalité consciente et la réalité inconsciente.


CHAPITRE VI LA MÉTHODE SYNTHÉTIQUE OU CONSTRUCTIVE

Le dialogue, la confrontation avec l'inconscient est un processus ressenti, selon les cas, comme un déroulement que le sujet subi, ou comme un travail qu'il accomplit ; il a reçu le nom de fonction transcendante ; car il s'agit d'une fonction qui, tel un pont appuyé sur des piliers, se fonde sur des données dont les unes sont réelles, les autres imaginaires ou encore dont les unes sont rationnelles, les autres irrationnelles, et que surmonte ainsi le ravin béant, la discontinuité séparant le conscient de l'inconscient. Cette fonction transcendante constitue un processus naturel ; c'est une manifestation de l'énergie libérée hors de la tension polaire entre les contraires, et elle se matérialise en une suite de phénomènes imaginatifs qui surgissent spontanément dans des rêves et des visions. (Ce n'est qu'après coup que j'ai découvert que la notion de fonction transcendante se rencontre aussi dans les mathématiques comme dénomination de la fonction des nombres réels et imaginaires.) Un processus de même nature peut être parfois observé au cours des prodromes de certaines formes de schizophrénie ; P.143 . Gérard de Nerval : Aurélia ; . le second Faust de Goethe.
Le décours naturel qui spontanément concilie les contraires a été pour moi le modèle et le fondement d'une méthode qui pour l'essentiel, vise à susciter intentionnellement ce qui par nature se produit de façon spontanée et inconsciente, et à l'intégrer à la conscience, à son mode conceptuel. Le malheur de nombreux patients consiste dans l'impossibilité où ils sont de trouver des moyens ou des voies qui leur permettrait d'assimiler les événements dont ils sont le théâtre. C'est là que le médecin doit apporter de l'aide.
. un procédé exclusif de réduction causale, qui décompose le rêve (ou les fantasmes) en ses constituants, réminiscences et motivations instinctuelles et impulsives. . cette façon de procéder.. s'épuise au moment où les symboles oniriques ne se laissent plus réduire à des réminiscences ou à des volitions personnelles ; c'est-à-dire dès que surgissent des images de l'inconscient collectif. Il serait insensé de vouloir ramener ces thèmes collectifs à des événements personnels, .. Ce serait en outre directement nuisible. . « l'analyse » dans la mesure où elle n'est que dissection, doit être nécessairement suivie d'une synthèse, et il existe des matériaux psychiques dont la signification, dans une perspective strictement « analytique » est à peu près nulle, alors qu'ils sont d'une grande plénitude de sens si au lieu de chercher a les décomposer, on les confirme dans leurs particularités et si on élargit même, grâce à tous les moyens conscient dont nous disposons, leurs allusions significatives : c'est la notion "d'amplification". Car les images ou les symboles de l'inconscient collectif ne révèlent leur valeur qu'en temps qu'on les soumet à un traitement synthétique. Après que l'analyse a disséqué les matériaux imaginatifs symboliques en leurs composantes, le procédé synthétique doit aider à intégrer l'ensemble en une expression générale et compréhensible. Mais le procédé synthétique n'est pas ce qu'il y a de plus simple ; .
Une malade, qui se trouvait précisément à cette frontière critique où cesse l'analyse de l'inconscient individuel et où surgissent les contenus de l'inconscient collectif, fit le rêve suivant :

Elle est sur le point de franchir un large ruisseau. Il n'y a pas de pont. Mais elle trouve un endroit où elle peut traverser. Comme justement elle est en train de le faire, une grosse écrevisse qui était cachée dans l'eau la saisit au pied et ne la lâche plus. Elle se réveille angoissée.

Les associations sont les suivantes :
1. RUISSEAU : Un ruisseau forme une limite difficile à franchir ; - il faut que je franchisse un obstacle ; - cela se rapporte probablement au fait que je n'avance que lentement ; - je devrais pourtant arriver de l'autre côté.
2. GUÉ : C'est une occasion de passer sûrement de l'autre côté ; - c'est un chemin possible ; - sinon le ruisseau serait trop large. Le traitement analytique apporte la possibilité de franchir l'obstacle. P.145
3. ECREVISSE : L'écrevisse était entièrement cachée dans l'eau, je ne l'avais pas vue avant qu'elle me morde ; - le cancer est pourtant une affreuse maladie (souvenir d'une Madame X., qui est morte d'un cancer) ; j'ai peur de cette maladie ; - l'écrevisse est une bête qui marche à reculons ; - et qui veut, c'est certain, m'entraîner au fond du ruisseau ; - elle m'enserre d'une façon qui n'est pas naturelle et j'en ressens une peur terrible ; - qu'est-ce donc qui m'empêche d'arriver de l'autre côté ? Ah ! c'est vrai, j'ai encore eu une grande scène avec mon amie.
Il sujet de cette amie, il y a quelque chose de tout particulier à noter. Il s'agit là d'une amitié de vieille date, exaltée et frisant l'homosexualité. L'amie ressemble à la malade par bien des points et elle est d'une grande nervosité aussi. Toutes deux ont en commun des goûts artistiques très prononcés. Mai notre malade est des deux la personnalité la plus forte. Comme elles ont ensemble des relations beaucoup trop intimes, des relations qui par elles-mêmes excluent trop les autres possibilités de la vie, elle sont toutes deux excessivement susceptibles et se font, malgré leur amitié idéaliste, des scènes terribles qui proviennent de leur irritabilité réciproque. Par ces scènes, leurs inconscients visent à les écarter l'une de l'autre, mais elles ne veulent pas s'en apercevoir. Habituellement, leurs scènes ont pour point de départ la situation suivante : l'une d'entre elle juge qu'elles ne se comprennent pas encore assez, qu'il importe de se dire plus sincèrement encore ce qu'on peut avoir réciproquement sur le cour, sur quoi toutes deux se lancent avec enthousiasme dans de nouvelles explications. Naturellement, cela ne tarde pas à provoquer quelque malentendu, qui déclenche une nouvelle scène, pire que toutes les précédentes. Faute de mieux, les disputes avaient été pendant longtemps, pour l'une comme pour l'autre, des succédanés de jouissance dont elles n'aimaient pas se passer. Ma malade, en particulier, ne put pendant longtemps renoncer à la peine délicieuse d'être incomprise par sa meilleure amie, bien que chaque scène l'épuisât et la laissât pantelante, et bien qu'elle eût compris depuis longtemps que cette amitié était devenue caduque, que seul un faux amour-propre la faisait s'entêter à vouloir y discerner je ne sais quel idéal. Ma malade avait déjà fait preuve, dans ses relations avec sa mère, de sentiments exaltés, romanesques ; après le décès de celle-ci, elle les avait reportés sur son amie.
L'interprétation analytique, qui, dans sa démarche, tend à ramener et à réduire les phénomènes à leurs causes serait la suivante :
Elle peut se résumer en une phrase : « Je comprends bien qu'il me faudrait traverser le ruisseau et arriver de l'autre côté (c'est-à-dire renoncer à mes relations avec mon amie), mais j'aimerais bien mieux encore que mon amie ne me laissât pas me dégager de ses pinces (c'est-à-dire de ses étreintes) ; autrement dit cela revient à exprimer un vou infantile : je préférerais que ma mère m'enlaçât encore, comme - lors de nos embrassements passionnés d'autrefois. » Ce qu'il y a d'incompatible dans ce désir, c'est sa forte tendance homosexuelle sous jacente.. : l'écrevisse la saisit au pied car la malade a des pieds grands et « masculins » ; elle joue d'ailleurs vis-à-vis de son amie le rôle masculin et est assaillie d'imaginations sexuelles correspondantes. Le pied a, on le sait, une signification phallique. On peut, dès lors, condenser ainsi la signification d'ensemble du rêve : si la malade ne veut pas se séparer de son amie, la seule raison en est qu'elle P.147 a inconsciemment des désirs homosexuels à son égard. Parce que ces désirs, aux points de vue moral et esthétique, sont incompatib1es avec les tendances de sa personnalité consciente, ils sont refoulés et, par conséquent, plus ou moins inconscients. L'angoisse n'est qu'un corollaire de ce désir refoulé.
Cette interprétation se trouve être, naturellement la pire dépréciation de l'idéal très élevé que la malade se fait de l'amitié. Il est vrai que, l'analyse en étant arrivée à ce stade, ma malade n'aurait plus pris mon interprétation en mauvaise part. Depuis assez longtemps déjà, certains faits l'avaient convaincue qu'une tendance homosexuelle existait bien chez elle, de sorte qu'elle pouvait l'avouer franchement, quoique, bien entendu, cela ne lui fût pas précisément agréable. . Par la compréhension, elle avait déjà pris son parti de ce qu'avait de pénible cette fâcheuse tendance. Mais elle m'aurait dit : « Pourquoi donc analysons-nous encore ce rêve ? Il redit toujours et toujours ce que je sais déjà depuis longtemps. » Toute cette interprétation n'offre plus la moindre nouveauté pour la malade et, de ce fait, elle n'est plus intéressante, ni efficace. Au commencement du traitement, cependant, elle eût été absolument impossible, tout simplement parce que la pruderie excessive de la malade n'eût admis à aucun prix une chose pareille. Il fallut instiller le "poison" de la connaissance avec une extrême prudence et aux doses les plus minimes, jusqu'à ce que la malade fût peu à peu devenue plus raisonnable. Mais lorsque l'interprétation analytique, dans son acception de réduction causale, n'apporte plus rien de nouveau et redit toujours la même chose en des variantes diverses, le moment est venu où il faut veiller avec une attention particulière à l'apparition possible de motifs archétypiques ; et si tel est le cas, il ne faut pas hésiter à modifier le procédé d'interprétation. Car le procédé qui vise à tout ramener aux causes présente alors, certains désavantages. 1° Avant tout, il ne tient pas assez compte des associations qui viennent spontanément à l'esprit de la malade. Dans notre cas, par exemple, l'association de la maladie à l' « écrevisse » n'est pas utilisée. 2° Le choix électif de ce symbole singulier reste obscur. Pourquoi faut-il que « l'amie-mère » apparaisse justement sous forme d'écrevisse ? Elle aurait pu être représentée plus agréablement et plus artistiquement, par exemple sous forme d'ondine (« A m?itié elle l'attira, à moitié il se laissa glisser », etc.) ; ou bien un polype, un dragon, un serpent, un poisson auraient pu remplir le même office. 3° Le procédé de réduction aux causes oublie que le rêve est un phénomène subjectif, que, par conséquent, une interprétation exhaustive ne pourra jamais considérer l'écrevisse comme symbolysant uniquement la mère ou l'amie ; elle devra, en outre, établir aussi les rapports du symbole avec le sujet, c'est-à-dire avec 1a personne qui a fait le rêve. C'est elle que représente tout le rêve ; c'est elle qui est le ruisseau, le gué, l'écrevisse ; en un mot, les particularités d'un rêve expriment des conditions et des tendances psychologiques qui gisent dans l'inconscient du rêveur. C'est pourquoi j'ai introduit la terminologie suivante : J'appelle les interprétations sur le plan de l'objet toute interprétation dans laquelle les expressions du rêve sont tenues pour identiques à des objets réels. A l'opposé de cette interprétation se situe celle qui met en rapport avec la psychologie du rêveur lui-même chaque élément du rêve, par exemple chacune des personnes agissantes qui y figurent. Ce dernier procédé s'appelle interprétation sur le plan du sujet. L'interprétation sur le plan de l'objet est analytique, car elle décompose le contenu en sa trame complexe de réminiscences, de souvenirs qui sont l'écho de conditions extérieures. L'interprétation sur le plan du sujet est synthétique en ce qu'elle détache des causes contingentes les complexes de réminiscences, P.149 et les donne à comprendre comme des tendances ou des composantes du sujet, auquel se faisant elle les intègre de nouveau. (En effet, en vivant à un événement quelconque, je ne fais pas seulement l'expérience l'objet mais aussi et en première ligne, celle de moi-même -si toutefois je prends conscience du rôle que joue mon moi dans l'événement vécu.)
Le procédé d'interprétation synthétique ou constructif repose donc sur l'interprétation au plan du sujet.
L'interprétation synthétique ou constructive est la suivante :
La malade n'a pas conscience que c'est en elle-même que résident l'obstacle à vaincre, la frontière difficile à franchir, qui s'opposent au progrès ultérieur. Cependant, il est possible de franchir cette limite. Mais c'est justement au moment où ce pas décisif va être accompli que menace un danger particulier et inattendu : quelque chose d' « animal » (c'est-à-dire quelque chose de non humain ou qui dépasse l'homme), quelque chose qui marche à reculons et plonge dans la profondeur cherche à entraîner la personnalité globale de la rêveuse. Ce danger est comme une maladie mortelle qui se développe secrètement en un point quelconque, qui serait incurable, c'est-à-dire toute-puissante dans sa malignité. La malade se figure que c'est son ami qui l'entrave, qui l'entraîne dans les bas-fonds. Tant qu'elle a cette conviction, il faut naturellement qu'elle agisse sur son amie, qu'elle tâche de l'instruire, de l'améliorer, de faire son éducation, il faut que, par idéal, elle s'use en efforts inutiles et insensés pour empêcher son amie de l'entraîner vers les turpitudes. L'amie fait naturellement des efforts similaires, puisqu'elle se trouve dans le même cas que la malade. Ainsi elles s'élancent l'une contre l'autre comme des coqs de combat et chacune cherche à voler par-dessus la tête de l'autre. Plus l'une se sera hissée haut, plus l'autre la torturera pour la surpasser. Pourquoi ? Parce que chacune s'imagine que c'est l'autre, l'objet, qui porte la faute. La mise au point sur le plan du sujet fera cesser ces extravagances et permettra le salut. Car le rêve montre à la malade que c'est elle qui a en elle quelque chose qui l'empêche de franchir la frontière, c'est-à-dire qui l'empêche de passer d'une position ou d'une attitude à une autre. Interpréter le changement de lieu comme signifiant au point de vue psychologique un changement d'attitude, se réfère à des modalités du langage, dans certains idiomes primitifs, où, par exemple, la phrase « je me prépare à aller » est exprimée par : « je suis sur le chemin d'aller ». Pour comprendre le langage des rêves nous devons faire de larges emprunts à la psychologie des primitifs et à la symbolique historique, et nous laisser guider par les parallèles que nous trouvons entre ces données objectives et les matériaux de nos malade. En effet, les rêves proviennent, pour l'essentiel, de l'inconscient, riche de toutes les possibilités fonctionnelles qui survivent des époques antérieures du développement humain. .
La solution du problème psychologique soulevé par le cas que nous étudions dépend de la compréhension de ce que représente l'écrevisse : en première ligne nous savons que cette écrevisse incarne quelque chose que la malade a ressenti chez l'amie (la malade ayant établi dans ses associations un rapport P.151entre l'écrevisse et son amie) et aussi quelque chose qui est figuré par la mère. La mère et l'amie présentent-elles en réalité la qualité que leur attribue la malade ? Dans la perspective subjective de celle-ci, c'est une question qui nous importe peu.
La situation ne peut être changée que si la patiente elle-même change : à propos de la mère, il n'y a plus rien à modifier puisqu'elle est déjà décédée ; et quant à l'amie on ne saurait, par la force, la contraindre à changer ; si elle le désire, c'est sa propre affaire. Le fait que la qualité en question était déjà apparue chez la mère indique qu'il s'agit d'un trait infantile. ?u'y a-t-il donc de commun dans les rapports de la malade avec sa mère et avec son amie ? Ce qui a caractérisé les relations de notre malade avec ces deux femmes, c'est un besoin de tendresse intense et exaltée, besoin si passionné qu'il la domine. Cette exigence affective porte donc l'empreinte de la convoitise infantile, débordante, .. aveugle ... Il s'agit donc ici d'une partie de la libido non éduquée, non différenciée et non humanisée, qui possède encore son caractère impulsif et contraignant, c'est-à-dire qui n'a pas encore été domptée par la domestication. Pour exprimer un tel élément, la bête est le symbole tout à fait adéquat et frappant. Mais pourquoi cette bête est-elle précisément une écrevisse ? Comme association l'écrevisse évoque dans l'esprit de la malade le cancer dont Madame X est morte alors qu'elle atteignait à peu près l'âge qu'a maintenant la rêveuse. II pourrait y avoir là l'esquisse d'une identification avec Madame X. Il nous faut donc nous informer des particularités de cette dernière. A son propos la malade raconte ce qui suit : Madame X était devenue veuve de bonne heure ; elle était très gaie, aimait la vie et en appréciait les jouissances. Elle avait eu une série d'aventures avec des hommes, notamment avec un être étrange, artiste doué, que notre malade connaissait personnellement et qui lui avait toujours fait une impression singulière, fascinante et troublante.
Une identification ne peut jamais se produire que sur la base d'une ressemblance inconsciente, restée cachée et dont le sujet n'a pas compris la portée. Dès lors, quelle peut être la ressemblance de notre malade avec Madame X ? A ce propos, je lui ai rappelé une série antérieure d'imaginations et de rêves qui nous avaient clairement montré qu'elle aussi avait en elle un penchant à la légèreté ; elle avait toujours anxieusement réprimé cette tendance dont elle avait l'obscur pressentiment, dans la crainte de se laisser entraîner par elle à une vie immorale.
Cette donnée apporte une contribution à la compréhension de « l'élément bestial ». Il s'agit toujours de la même convoitise indomptée, impulsive, qui, dans le cas d'espèce, s'adresse aux hommes. Du même coup nous saisissons un autre motif qu'a notre malade de ne pas se détacher de son amie : elle doit s'agripper à elle pour ne pas succomber à ses tentations à l'adresse des hommes, qui lui paraissent beaucoup plus dangereuses. En agissant ainsi elle se maintient à un échelon infantile, homosexuel de son évolution, mais il qui sert de protection. (Comme l'expérience le prouve, ce désir de protection est un des motifs les plus puissants qui puisse astreindre un être à maintenant des relations infantiles et inadaptés). Il n'en demeure pas moins que c'est dans cet élément bestial et impulsif que réside pour la malade la santé, le germe de sa personnalité future et bien portante qui ne reculera pas, effrayée, devant les risques de la vie.
Toutefois, ma cliente avait tiré du destin de Madame X des conclusions entièrement différentes. Elle avait vu dans sa soudaine et terrible maladie et dans sa fin prématurée un châtiment du destin pour la légèreté dont elle avait fait preuve, et qu'elle-même - sans se l'avouer jamais - lui avait toujours enviée. A la mort de Madame X elle avait pris des dehors affligés, empreints d'une austère morale, sous lesquels elle cachait la joie cruelle, « humaine, trop humaine » que peut faire éprouver le dommage d'autrui. En punition de ce sentiment (car c'est une de ces attitude que la conscience morale ne saurait laisser passer sans que joue le mécanisme de la justice intérieure) notre P.153 malade s'effrayait constamment de 1'exemple de Madame X, et en faisait état pour s'interdire de vivre, de se développer ; c'est à la suite de ces circonstances qu'elle se chargea du tourment de cette amitié bien peu satisfaisant. Naturellement tout cet enchaînement ne lui était jamais clairement apparu ; sinon elle n'aurait jamais agi de la sorte. La justesse de mes constatations n'en état pas moins facile à démontrer grâce aux matériaux mêmes de la malade.
En avons-nous fini avec l'histoire de cette identification ? Nullement. La malade en effet revint en pensée après coup, pour les souligner, sur les dons artistiques notables de Madame X, qui ne s'étaient développés qu'après la mort de son mari et qui déterminèrent alors ses relations avec son ami l'artiste. Cet élément semble constituer l'un des motifs essentiels de l'identification ; rappelons-nous en effet, le récit où la malade décrivait l'impression si grande et si étrangement fascinatrice que l'artiste avait produite sur elle. Une telle fascination n'est jamais causée exclusivement par l'influence propre d'une personne sur une autre ; elle constitue un phénomène de relation pour lequel deux personnes sont indispensables ; pour qu'il se produise, il faut que la personne fascinée soit porteuse d'une disposition qui permette au phénomène de se déclencher ; il faut en outre que cette disposition existe en elle à son insu, car si elle n'était pas inconsciente l'efficacité fascinatrice ne saurait s'exercer. La fascination, phénomène contraignant et exerçant une emprise irrésistible, n'en est pas moins dépourvu de toutes motivations conscientes ; il ne s'agit en rien d'une manifestation de la volonté, mais bel et bien d'une manifestation qui surgit de l'inconscient et qui s'impose, contre sa volonté, à la conscience.
Il faut donc admettre que notre patiente possède une disposition - inconsciente - analogue à celle de l'artiste. Elle s'est donc identifiée également avec un homme. (Il ne m'échappe pas que le motif profond de l'identification avec l'artiste est fourni par certains dons créateurs que la malade possède.) Nous nous rappelons immédiatement l'analyse du rêve où nous avons rencontré une allusion à l'élément masculin : le pied. Et, de fait, la malade joue vis-à-vis de son amie un rôle masculin ; c'est elle qui est l'élément actif, qui constamment donne le ton, qui commande à son amie et qui, à l'occasion, l'oblige même despotiquement à quelque chose que notre malade est seule à souhaiter. Son amie, elle, est franchement féminine, dans son apparence extérieure aussi, tandis que notre malade a, jusque dans son apparence extérieure, un certain caractère masculin. Sa voix même est plus forte et plus grave que celle de son amie. Madame X est dépeinte comme très féminine ; aux dires de la malade, elle était pour la douceur et l'amabilité comparable à son amie. Ces éléments nous livrent une nouvelle piste : notre malade joue manifestement à l'égard de son amie le rôle que l'artiste jouait auprès de Madame X. Ainsi se complète inconsciemment son identification avec Madame X et son amant. Sur ce mode elle suit tout de même et elle vit son penchant à la légèreté, qu'elle avait réprimé de façon si craintive ; mais elle ne le vit pas consciemment, elle n'en joue même pas inconsciemment ; de façon paradoxale, c'est cette tendance inconsciente qui se joue d'elle ; elle en est le jouet, ou encore elle est l'actrice qui, tout en incarnant son propre complexe, demeure ignorante de l'action à laquelle elle est mêlée.
Nous voici beaucoup plus amplement renseignés sur l'écrevisse : celle-ci incarne, figure et exprime la psychologie propre aux secteurs indomptés de la libido de notre malade. Ses identifications inconscientes la ramènent toujours vers ses profondeurs. P.155 Si ces identifications ont un tel pouvoir, c'est précisément parce qu'elles sont inconscientes et qu'elles échappent par là, à tout contrôle, à toute correction, à toute réflexion consciente, à toute intégration. L'écrevisse symbolise donc des contenus inconscients qui tendent toujours à remettre la malade en relation avec son amie : l'écrevisse marche à reculons. Mais les rapports de la malade avec son amie sont pour elle synonymes de maladie : ce sont ces relations lui l'ont rendue nerveuse.
A proprement parler, cette question des relations de la malade avec son amie appartient à l'analyse sur le plan de l'objet. Mais nous ne devons pas oublier que nous n'y sommes parvenus qu'en utilisant l'analyse sur le plan du sujet, qui se révèle ainsi être un principe heuristique (Heuristique (du grec heuriskein = trouver, qui tend à trouver) = précieux pour les recherches.) de grande valeur. Au point de vue pratique, nous pourrions nous estimer contents du résultat acquis jusqu'ici ; mais nous devons encore satisfaire aux exigences de la théorie car nous n'avons pas utilisé toutes les associations de la malade, et la signification du choix de tel ou tel symbole n'a pas été suffisamment mise en valeur.
Il nous reste à relever cette remarque de la malade que l'écrevisse était cachée sous l'eau, dans le ruisseau, et que jusque-là elle ne l'avait point vue : précisément elle n'avait pas vu auparavant les relations inconscientes que nous venons d'élucider ; elles étaient cachées au fond de l'eau. Or, le ruisseau est l'obstacle qui l'empêche de passer de l'autre côté : ce sont justement les relations inconscientes par lesquelles elle était rivée à son amie qui l'en ont empêchée ; l'inconscient était l'obstacle. L'eau prend donc en ce cas la signification d'inconscient, ou mieux, celle d'état d'inconscience, de vie cachée ; car l'écrevisse aussi représente quelque chose d'inconscient, à savoir le contenu dynamique caché dans l'inconscient.


CHAPITRE VII LES ARCHÉTYPES DE L'INCONSCIENT COLLECTIF

. Il nous reste maintenant pour tâche d'envisager sur le plan du sujet les relations interprétées d'abord sur le plan de l'objet et de les considérer comme des représentations symboliques de complexes subjectifs de la malade.
Si nous cherchons à interpréter le personnage de Madame X sur le plan du sujet nous devons le comprendre en quelque sorte comme la personnification d'une âme parcellaire c'est-à-dire un certain aspect de la rêveuse. Madame X est ainsi l'image de ce que la malade voudrait bien et pourtant ne voudrait pas devenir. Madame X représente aussi une image d'avenir, unilatérale, du caractère de la malade. Quant à l'inquiétant artiste. on pourrait dire qu'il constitue l'image de l'élément mâle (l'animus) qui sommeille dans la malade, et qui, n'ayant pas sa place dans le conscient, flotte, plus ou moins inactivé, dans l'inconscient. P.157
Cela paraît se vérifier en ce que ce que la malade, à cet égard, se fait réellement illusion sur elle-même. Elle se considère en effet comme délicate, sensible et féminine au plus haut degré, et comme n'ayant absolument rien de masculin. Aussi fut-elle assez surprise et fort mécontente lorsque j'attirai pour la première fois son attention sur ses traits masculins. Mais on ne saurait faire entrer dans le même compartiment masculin les touches d'angoisse et de fascination, qui semblent faire entièrement défaut en elle, du moins dans sa psychologie extériorisée. Et pourtant il faut bien que cet élément gîte quelque part, puisque c'est bel et bien elle-même qui a élaboré ce sentiment.
Quand on ne parvient pas à retrouver un élément (comme l'angoisse, la fascination) dans la psychologie du rêveur, l'expérience prouve qu'il a toujours été projeté Mais projeté sur qui ? Cette projection adhère-t-elle encore à l'artiste ? Il y a longtemps que celui-ci a disparu de l'horizon de la malade, et il n'a guère pu emporter avec lui la projection, puisque la matrice de celle-ci est ancrée dans l'inconscient de notre patiente et que d'ailleurs elle n'eut jamais avec l'artiste, en dépit de l'impression fascinante qu'il exerça sur elle, de relations personnelles. Il concrétisa pour elle une silhouette imaginative. Or une projection de cette sorte est toujours actuelle ; cela revient à dire qu'il doit exister, en quelque lieu, quelque personnage sur lequel cet élément est projeté, car sans cela on le rencontrerait, de façon perceptible, en elle-même.
Ces réflexions nous ramènent insensiblement sur le plan de l'objet, car sans ces passages de l'un à l'autre plan nous ne pourrions jamais retrouver le réceptacle de cette projection. La malade ne connaît pas d'homme qui présente quelque intérêt à ses yeux, si ce n'est moi-même qui, étant son médecin, en présente beaucoup. Il y a donc lieu de supposer qu'elle a projeté cet élément sur moi. Pourtant je n'avais de sa part jamais rien ressenti de semblable. Mais il n'y a pas lieu de s'en étonner, car les éléments les plus subtils, dans leur raffinement, ne s'exposent jamais spontanément à la lumière crue de la surface, ne manifestant en général leur présence qu'en dehors de la séance de traitement. C'est pourquoi je lui ai prudemment demandé : « Dites-moi donc ce que vous pensez de moi, quelle image vous faites-vous de moi quand vous n'êtes pas dans mon cabinet ? Suis-je toujours le même ? » Et elle me répondit : « Quand je suis chez vous, vous êtes très gentil et on se sent en confiance ; mais quand je suis seule ou que je ne vous ai pas vu depuis un certain temps, l'image que je me fais de vous se transforme souvent d'une façon bien curieuse. Parfois vous n'apparaissez sous des traits tout à fait idéalisés, et parfois. c'est tout différent. » Là elle s'interrompit, hésitante ; je l'aidai : « Eh bien, comment suis-je alors ? » Et elle de me dire : « Parfois vous surgissez sous des traits tout à fait redoutables, inquiétants, comme un magicien méchant ou un démon. Je ne comprends pas comment de pareilles pensées peuvent me venir ; vous n'êtes pourtant rien de pareil. »
C'était sur moi, sous forme de transfert que se trouvait projeté l'élément cherché, et c'est pourquoi il manquait dans l'inventaire de son psychisme. . j'avais été contaminé par l'image de l'artiste et inconsciemment identifié avec celui-ci ; par conséquent, dans son imagination inconsciente, elle jouait vis-à-vis de moi, en tant que je recouvrais l'artiste, le rôle de Madame X, son amante. Je pus lui démontrer aisément ce fait à l'aide des matériaux recueillis antérieurement, en particulier à l'aide de ceux qui évoquaient des scènes sexuelles. Mais, dès lors, je devenais moi-même l'obstacle, l'écrevisse qui l'empêchait d'aborder sur l'autre rive. Si nous nous en tenions dans des cas comme celui-ci à l'interprétation sur le plan de l'objet, il serait sans doute bien difficile de sortir d'un pas aussi délicat. Car à quoi serviraient toutes mes explications ? Je pourrais toujours dire : « Mais P.159 vous savez bien que je ne suis pas cet artiste . » Cela n'atteindrait guère la malade, car elle le sait déjà aussi bien que moi. La projection n'en persisterait pas moins après mes exhortations comme avant, et le médecin doit bien constater en pareil cas qu'il est l'obstacle qui s'oppose aux progrès ultérieurs de la malade. Acculé à pareille conjoncture, plus d'un traitement a déjà échoué; car il n'y a ici qu'un seul moyen d'échapper à l'emprise de l'inconscient, c'est que le médecin s'élève lui-même sur le plan du sujet, c'est-à-dire qu'il aide son malade à comprendre qu'il ne constitue lui-même qu'une image; . « l'image de quelque chose qui sommeillait dans l'inconscient de la malade ». A quoi elle répondra : « Quoi ! Je serais un homme, et de plus un homme inquiétant, fascinant, un magicien redoutable ou un démon ? Jamais, au grand jamais ! Je ne puis accepter cela c'est insensé ; je croirais bien plutôt que dans ces allusions démoniaques c'est de vous qu'il s'agit. » Elle a vraiment raison de parler ainsi. Il semble par trop absurde de vouloir insérer dans sa personne le produit de pareilles imaginations. Elle ne peut pas plus que le médecin accepter de se laisser transformer en démon. D'ailleurs, à cette seule pensée, ses yeux se sont mis à étinceler, une expression mauvaise est apparue sur son visage, une résistance inconnue éclate soudain sur ses traits. D'un seul coup, je perçois la possibilité que se glisse entre nous un malentendu insurmontable. De quoi s'agit-il ? Est-ce de l'amour déçu ? S'est-elle sentie méconnue, dépréciée ? Son regard rappelle celui d'une bête féroce . Serait-elle tout de même un démon ? Ou est-ce moi la bête féroce, le démon qui tient fascinée devant lui une victime terrorisée cherchant à se défendre contre ses maléfices avec la force bestiale du désespoir ? Dans quelles élucubrations ne nous voilà-t-il pas embarqué ! Car il ne peut s'agir que de fantasmagories. Mais quel point sensible ai-je pu toucher chez la patiente ? Quelle nouvelle corde s'est mise à vibrer ? Toute cette scène cependant n'a duré qu'un instant et déjà le visage de la malade se calme ; elle me dit comme soulagée : « C'est curieux. Je viens d'avoir l'impression que vous touchiez le point que je n'ai jamais pu surmonter dans mes relations avec mon amie. C'est un sentiment effroyable, la sensation de quelque chose de tellement inhumain, de mauvais, de cruel. Il m'est impossible de décrire combien cette perception est angoissante. En des moments pareils ce sentiment me fait haïr et mépriser mon amie, quoique je m'en défende de toutes mes forces. »
Ces paroles font la lumière sur tout l'incident : j'ai pris la place de l'amie; l'amie en tant que telle est surmontée, la glace du refoulement est rompue. La malade, sans le savoir, est entrée dans une phase nouvelle de son existence. Je sais maintenant que tout ce qu'il y avait de mauvais et de douloureux dans ses relations avec son amie va retomber sur moi et sans doute aussi ce qu'il y avait de bon; mais cela en opposition violente avec cet X mystérieux que la malade n'a jamais pu surmonter Nous abordons donc une nouvelle phase du transfert mais qui ne laisse pas encore discerner clairement en quoi consiste cet X projeté sur moi. Il est bien certain que, si la malade restait à ce stade du transfert, nous serions menacés par les plus graves malentendus, car, dans cette phase, la malade va être amenée inconsciemment à me traiter comme elle traitait son amie, c'est-à-dire que l'énigme mystérieuse va constamment planer quelque part en l'air et susciter des accrochages. Elle en viendrait forcément à voir en moi le démon malfaisant, ne pouvant pas admettre qu'elle le fût elle-même.
C'est de cette façon que se constituent tous les conflits insolubles. Or, un confit insoluble signifie au moins d'abord, dans un premier temps, l'arrêt de la vie et la stagnation de son cours. P.161
Ou bien, autre possibilité : la malade emploiera contre cette nouvelle difficulté son ancien moyen de défense et se refusera à voir ce point sombre, dont elle fera abstraction : elle le refoulera de nouveau, au lieu de garder une conscience claire de ce qui fut hissé à grand-peine sur le plan conscient, attitude mentale, qui, de toute évidence, est une nécessité implicite et inéluctable de la méthode analytique. Il n'y aurait rien à gagner à ce refoulement au contraire; la menace de l'X, au lieu d'émaner du conscient, partirait de l'inconscient, ce qui est très sensiblement plus désagréable et plus grave.
Chaque fois qu'émerge un élément inacceptable de cette sorte, il faut d'abord se demander s'il s'agit d'une qualité personnelle ou d'un attribut qui ne l'est pas. " Magicien ", " démon " semblent bien représenter des qualités qui, selon les dénominations mêmes que les hommes leur ont données, révèlent dès l'abord qu'il ne s'agit pas de qualités humaines dans l'acceptation personnelle du terme, mais de qualités mythologiques. " Le magicien " et le " le démon " sont des figures mythologiques qui expriment la sensation inconnue, le sentiment " inhumain " qui s'est emparé de la malade. Ces attributs ne sont donc en eux-mêmes nullement applicables à une personnalité humaine, quoiqu'on les trouve en règle générale - sous forme de jugements intuitifs qui échappent à tout examen critique plus amplement informé - projetés sur autrui, toujours au plus grand détriment des rapports entre humains.
De tels attributs indiquent toujours que des contenus qui meublent l'inconscient collectif ou super-individuel se trouvent projetés. Car " les démons ", pas plus que " les méchants magiciens ", ne sont des réminiscences personnelles, bien que naturellement chacun de nous en ait un jour entendu parler, ou ait lu quelque chose à ce propos. Mais ce n'est pas parce qu'on a entendu parler de serpents à sonnettes qu'on sursaute terrorisé au moindre bruissement dû à un lézard . On n'aura pas davantage de motifs de déclarer que Monsieur Untel est un démon, à moins que vraiment une sorte d'effet démoniaque n'émane de sa personnalité. Mais si c'était vraiment le cas, si cet effet diabolique était réellement un élément constitutif de son caractère personnel, tous les membres de son entourage le ressentiraient, et cet être serait alors vraiment une sorte de diable ou de loup-garou. En dehors de cette éventualité, il ne peut s'agir que d'une silhouette, que d'une expression mythologique, ce qui revient à dire que ce qui est en jeu est la psyché collective et non une psyché individuelle.
Dans la mesure où, par notre inconscient, nous participons à la psyché historique et collective, nous vivons de façon naturelle et inconsciente dans un monde de loups-garous, de démons et de magiciens, etc. Car ce sont là des représentations qui ont inspiré, durant les époques antérieures à la nôtre, les émotions les plus intenses à tout le genre humain.
De façon analogue notre existence participe à celle de dieux et de diables, de saints et de criminels, mais il serait insensé de prétendre s'attribuer de façon personnelle ces possibilités inhérentes à l'inconscient. C'est pourquoi il est d'absolue nécessité d'établir une démarcation aussi nette que possible entre ce qui est personnel et relève de notre responsabilité, d'une part, et d'autre part, ce qui est impersonnel. Bien entendu cela n'est point pour nier l'existence éventuellement très efficace des contenus de l'inconscient collectif; mais ces derniers sont, en tant que teneur de la psyché collective, à distinguer de l'âme individuelle. Chez les êtres demeurés dans la naïveté primitive ces données ne furent naturellement jamais séparées de la conscience individuelle car les dieux, les démons, etc. étaient conçus non pas comme étant des projections psychiques, et constituant de ce fait des contenus de l'inconscient, mais bel et bien comme des réalités qui allaient d'elles-mêmes. Leur caractère projectionnel n'avait jamais été reconnu. Ce n'est P.163 qu'à l'époque dite " des Lumières " que l'on s'aperçut que les dieux n'existaient pas en réalité et qu'ils n'étaient que des projections; par cela même leur règne était fini. Mais la fonction psychique qui leur correspondait n'était nullement abolie pour autant : elle devint l'apanage de l'inconscient et, après cette transformation, les hommes, eux, se trouvèrent empoisonnés par un excès de libido qui, auparavant, était investie et employée dans le culte des images divines. La dépréciation et le refoulement d'une fonction aussi importante que le sentiment religieux ont des conséquences notables pour la psychologie de l'individu : le reflux de cette libido renforce dès lors l'inconscient dans des proportions énormes, de sorte qu'il commence à exercer une action puissante, une influence excessive sur le conscient, par l'action de ses contenus collectifs archaïques. Rappelons d'ailleurs que le " siècle des Lumières " se termina par les massacres de la Révolution française. Actuellement encore, nous assistons à cette révolte des forces destructives de l'âme collective. Le résultat en a été un massacre général tel qu'on n'en avait jamais vu. C'est précisément ce que recherchait l'inconscient. Sa position avait été, au préalable, démesurément renforcée par le rationalisme de la vie moderne, rationalisme qui dépréciait surtout ce qui était irrationnel et qui par là replongeait, refoulait dans l'inconscient la fonction de l'irrationnel. Mais, une fois cette fonction passée dans l'inconscient, elle exerce de là une influence dévastatrice et incoercible ; elle agit comme une maladie incurable dont le foyer ne peut être extirpé parce qu'il demeure invisible. Dès lors, l'individu - et avec lui le peuple tout entier - est astreint, de façon contraignante, à vivre l'irrationnel, à le vivre de telle sorte qu'il va devoir utiliser son idéalisme le plus pur et ses dons les plus subtils pour réaliser selon une formule aussi parfaite que possible les folies de l'irrationnel. En petit nous assistons à un pareil spectacle chez notre malade ; elle fuyait un mode de vie qui lui semblait irrationnel - celui que représentait Madame X - pour y retomber de façon pathologique et pour s'y adonner, avec la plus franche abnégation, auprès de son amie, qui était l'objet le plus mal choisi. Il n'est qu'une possibilité : reconnaître l'irrationnel comme une fonction psychique qui, puisqu'elle existe toujours, doit être nécessaire ; et considérer ses contenus, non pas comme des réalités concrètes (ce serait faire un pas en arrière) mais comme des réalités psychiques, car il s'agit de données efficientes, donc de choses réelles.
Or, nous l'avons vu, l'inconscient collectif apparaît comme le résultat des sédimentations précipitées par l'expérience humaine depuis des éternités, et en même temps comme un a priori de cette expérience, une image préformée du monde. (Ainsi que nous l'avons indiqué plus haut, les archétypes peuvent être compris comme le résultat ou la sédimentation 'expériences vécues ou, inversement, on peut voir en eux les facteurs qui créent la réceptivité à l'expérience, qu'ils rendent ainsi possible.) Au sein de cette image certains traits ont pris au cours des siècles un relief particulier; je parle alors de dominantes de l'inconscient collectif ou archétypes.
Ce sont les valeurs régnantes, les dieux, c'est-à-dire des images de lois prédominantes de principes découlant des moyennes régulières dans la succession des représentations, dont l'âme humaine renouvelle inlassablement l'expérience. Dans la mesure où ces images sont des représentations relativement fidèles des événements psychiques, les archétypes - c'est-à-dire les caractères généraux dominants mis en relief par la sommation d'expériences analogues - correspondent aussi à certains caractères fondamentaux et généraux du monde physique. C'est pourquoi il est possible de transférer des images archétypiques, à titre de notions P.165 conceptuelles, sur des processus physiques. Ainsi, par exemple, l'éther, cet élément archiséculaire, souffle ou âme, qui est représenté, pour ainsi dire, dans les conceptions du monde entier; et aussi l'énergie, la force magique, conception répandue, elle aussi, dans tout l'univers.
A cause de cette parenté, de cette contamination avec les manifestations physiques (Voir le chapitre : La Structure de l'âme, dans Problèmes de l'âme moderne), les archétypes se présentent le plus souvent sous forme de projections; et, en particulier, lorsque ces projections sont inconscientes, elles s'attachent aux personnes qui forment l'entourage du sujet. Elles prennent, en règle générale la forme de dépréciations ou de surestimations anormales ; elles créent toutes sortes de malentendus, de querelles, d'enthousiasmes exagérés, de toquades. Ainsi la sagesse populaire dit : " Faire un dieu de quelqu'un " ou bien: " Monsieur ou Madame Un tel est la bête noire de Y ". Les projections sont aussi responsables de la création de mythes modernes c'est-à-dire de faux bruits fantaisistes, de défiance et de préjugés fantastiques. C'est pourquoi les archétypes sont des facteurs d'une extrême importance, susceptibles d'effets considérables, et auxquels il faut accorder la plus grande attention. Partant il ne suffit pas de s'abandonner à ce qui semble être la pente de facilité et qui consisterait simplement à les réprimer ; au contraire il y a lieu, à cause du danger d'infection psychique qu'ils font courir de les soumettre à un examen des plus serrés. Comme la plupart des archétypes apparaissent sous forme de projection et comme ces dernières ne se fixent que là où un motif contingent les y convie (Car il faut une affinité minima entre le contenu projeté et l'objet réceptacle de la projection, pour que celle-ci puisse avoir lieu.), leur dépistage et leur appréciation sont des plus délicats. Lorsque, par exemple, quelqu'un projette l'image du diable sur l'un de ses semblables, c'est parce que cet être a en lui quelque chose qui permet de lui appendre cette dominante. Mais cela ne veut nullement dire que cet homme soit pour autant un démon; au contraire, ce peut être un homme tout particulièrement bon, mais qui serait séparé du sujet projetant par quelque incompatibilité, et c'est celle-ci qui détermine de l'un à l'autre un effet " diabolique ", c'est-à-dire séparateur. Le sujet projetant, lui non plus, ne saurait, sans plus, être assimilé à quelque diable fait homme, quoiqu'il ait à reconnaître que cette composante figure en lui, à côté de beaucoup d'autres, et que, dans la mesure où il l'a projetée il s'est laissé prendre de façon particulièrement flagrante à manifester l'une de ses composantes inconscientes. Cela n'entraîne pas qu'il soit " diabolique " et cela ne l'empêche pas d'être un homme extérieurement aussi convenable que le premier. L'entrée en scène de la dominante " diable " signifie en ce cas qu'il y a une incompatibilité entre les deux hommes pour le présent et le proche avenir, ce pourquoi l'inconscient les sépare violemment et les tient éloignés l'un de l'autre. Le diable est une variante de l'archétype de " l'ombre ", qui figure l'aspect dangereux de la moitié obscure et non connue de l'homme.
L'un des contenus qu'on rencontre presque régulièrement au sein des projections émanant de l'inconscient collectif, c'est le " magicien démoniaque ", dont les activités sont le plus souvent mystérieuses et angoissantes. On en trouve un bon exemple dans le Golem de Meyrink, de même que dans le magicien tibétain décrit par Meyrink dans son ouvrage intitulé Les Chauves-Souris, où l'on voit le magicien déclencher la guerre mondiale par ses sortilèges. Naturellement ce n'est pas dans mes écrits que Meyrink a puisé l'inspiration de ses ouvrages ; celle-ci s'est dégagée de son inconscient en incarnant par l'image et le verbe un sentiment P.167 analogue à celui que ma malade avait projeté sur moi. L'archétype du magicien apparaît aussi dans le Zarathoustra, et, dans le Faust, il est le héros même du drame.
L'image archétypique du démon est sans doute un des degrés les plus primitif et les plus anciens de la conception même de Dieu. Elle est à l'origine du type du magicien de la tribu primitive ou du « medecine-man », personnage riche de dons singuliers, tout chargé de force magique. (La représentation du Medecine-Man qui fréquente les esprits et dispose de force magique est si profondément enracinée chez beaucoup de primitifs qu'ils supposent même l'existence de " docteurs " chez les animaux. C'est ainsi que les Achumawis du nord de la Californie parlent de coyotes ordinaires et de « coyotes-docteurs ».)
Ce personnage se présente très souvent dans l'inconscient de mes malades sous les aspects d'une figure à la peau foncée et aux traits mongoloïdes, quand elle incarne un côté négatif et peut-être dangereux. Parfois on a de la difficulté à distinguer ce personnage du personnage de l'ombre ; mais plus prédomine la nuance magique plus cette distinction est possible ce qui a une importance toute particulière en raison du fait que cette figure peut prendre l'aspect très positif du vieux sage. (Voir: La Guérison psychologique)
En pénétrant dans le monde des archétypes nous venons de faire un grand pas en avant. Grâce à cette notion l'influence magique ou démoniaque que l'on prêtait à autrui disparaît, puisqu'elle permet de ramener la sensation mystérieuse et angoissante à une grandeur immuable de l'inconscient collectif mais, à sa place, nous avons maintenant une tâche toute nouvelle et insoupçonnée jusqu'ici : il faut dorénavant nous demander comment le moi doit se confronter avec ce non-moi psychologique. Est-ce qu'on peut se contenter de constater l'existence efficace des archétypes et, pour le reste, abandonner l'affaire à elle-même ?
Cette attitude créerait dans le sujet un état de dissociation permanente, une faille constante entre la psyché individuelle et la psyché collective. D'un côté nous aurions alors le moi différencié et moderne, de l'autre, par contre, une sorte de civilisation nègre, en bref, un état tout à fait primitif. Ce serait renforcer de façon frappante ce qui se trouve réalisé dans la civilisation actuelle, à savoir une croûte de civilisation qui recouvre une sorte de brute aux formes préhistoriques.
Mais une dissociation aussi profonde exige tout aussitôt une synthèse, qui ne peut être obtenue que par le développement de ce qui n'a pas encore été développé. Il faut viser à l'union entre les deux éléments préalablement dissociés, faute de quoi il est bien certain que la décision à intervenir condamnerait de nouveau l'aspect primitif à l'oppression. Mais cette synthèse n'est possible que là où existe encore une religion valable et partant vivante qui grâce à un symbolisme richement diversifié, permet à l'homme primitif en nous de s'exprimer de façon suffisante ; ce qui revient à dire de cette religion doit contenir dans ses dogmes et son rituel des représentations et des activités qui remonte à la nuit des temps. Le catholicisme et précisément dans ce cas, et c'est ce qui constitue son apanage le plus précieux en même temps que son danger le plus grand.
Mais avant d'aborder cette nouvelle question de la possibilité d'une synthèse, revenons au rêve qui nous a servi de point de départ. Par tout ce qui précède nous en avons acquis une compréhension plus large de l'angoisse. Cette angoisse est une peur primitive ressentie en face des contenus de l'inconscient collectif.
Nous avons vu, en effet, que notre malade s'identifie avec Madame X, montrant par là qu'elle se trouve en rapport avec l'inquiétant artiste. En outre nous avons vu que, dans l'esprit de la malade, le médecin a été identifié avec l'artiste, et que, de plus, pris sur le plan du sujet, il figurait une P.169 mage de l'archétype du sorcier de l'inconscient collectif.
Tout cela est recouvert dans le rêve par le symbole de l'écrevisse, de la bête qui marche à reculons. L'écrevisse représente un contenu vivant de l'inconscient, contenu qui ne saurait nullement être épuisé ou rendu inopérant par une analyse sur le plan de l'objet. Ce que nous sommes parvenus à faire, c'est à distinguer et à détacher les contenus mythologiques (ou contenus psychologiques collectifs) des contenus du conscient, et à les comprendre, à les consolider comme des réalités psychiques qui existent en elles-mêmes dans la psyché, hors des plans individuels. Par l'acte de connaissance, nous « posons » la réalité des archétypes, c'est-à-dire pour être précis que, sur la base de la connaissance que nous en avons, nous postulons le caractère existentiel de ces contenus psychiques. Soulignons encore qu'il ne s'agit pas simplement de nouvelles données de la conscience, de raffinements plus poussés de la connaissance, mais que nous nous heurtons bel et bien à des systèmes psychiques dépassant le sujet, autonomes dans une large mesure et qui partant, ne sont soumis au contrôle conscient que de façon très conditionnelle, ou même échappent en majeur partie à ce contrôle.
Tant que l'inconscient collectif n'est pas distingué de la psyché individuelle, tant qu'il reste embrayé avec cette dernière, aucun progrès ne peut se produire : la frontière ne peut-être franchie. Mais si la rêveuse se met néanmoins à traverser la frontière, ce qui était préalablement inconscient s'anime la tenant solidement.
Le rêve et les matériaux caractérisent l'inconscient collectif comme un animal inférieur caché dans la profondeur des eaux, et d'autre part comme une maladie dangereuse qui, opérée à temps, peut être guérie. .
Le symbole de l'animal .. met en relief l'élément extrahumain, c'est-à-dire supra-individuel. Car les contenus de l'inconscient collectif ne sont pas seulement des résidus de fonctions archaïques spécifiquement humaines, mais aussi les résidus de fonctions qui ont marqué la ligné d'ancêtres que l'homme possède parmi les animaux. Or ..cette lignée a eu une durée infiniment plus longue que celle de l'homme ...
De tels résidus -ou engrammes- ont .. le pouvoir, lorsqu'ils sont actifs, non seulement d'arrêter le progrès du développement mais même de le transformer en une régression jusqu'à ce que la quantité d'énergie qui a réactivé ces éléments dans l'inconscient ait été utilisée. Cette énergie peut à nouveau être rendue utilisable si une prise de conscience, résultant d'une confrontation de l'inconscient collectif et de la psyché individuelle, permet à cette dernière de récupérer l'énergie investie dans les couches profondes et d'en tenir compte.
Les religions ont établi ce cycle énergétique de façon concrétiste (senti et pensé comme étant concret et concrètement réel) grâce aux relations et au commerce avec les dieux, rendus possibles à travers le culte. Mais, pour nous, cette manière serait trop en contradiction avec l'intellect et sa morale de connaissance . pour que nous puissions P.171 prendre cette solution en exemple ou la déclarer possible. Si, au contraire, nous concevons les figures de l'inconscient comme des phénomènes ou des fonctions psychiques collectives, cette hypothèse ne heurte en aucune façon notre conscience intellectuelle. Ainsi cette solution est acceptable d'un point de vue rationnel et nous donne la possibilité de nous "expliquer" avec les résidus réactivés de l'histoire de notre race. La mise au point qui en résulte nous permet de franchir la ligne de démarcation qui nous arrêtait jusqu'ici. C'est pourquoi elle porte le nom de fonction transcendante, en ce qu'elle équivaut à un développement progressif vers une attitude nouvelle.
Le parallélisme avec le mythe de héros saute aux yeux : il est fréquent que le combat contre le monstre, qui en est le motif typique (le monstre représentant ici le contenu inconscient ressenti comme monstrueux), se déroule au bord de l'eau, parfois à un gué (Hiawatha). Au cours du combat décisif le héros (comme le fut Jonas) est chaque fois avalé par le monstre .. Mais une fois dans l'intérieur du monstre le héros commence, à sa manière, à "s'expliquer" avec lui, tandis que l'animal le contenant vogue vers l'est, vers le soleil levant: de son épée, il tranche une portion des entrailles, par exemple le cour du monstre, grâce auquel celui-ci vivait. (Ce qui revient à dire, psychologiquement parlant, qu'il retranche l'énergie précieuse qui avait déterminée l'activation de l'inconscient.)
Ainsi le héros tue le monstre, dont le corps vient alors s'échouer sur le rivage. Là, le héros, qui est passé par une véritable renaissance sous l'influence de la fonction transcendante (la traversée nocturne de la mer..) s'élance au-dehors amenant souvent avec lui tout ce que le monstre avait englouti auparavant. Ce processus a pour résultat de restaurer un état normal : l'inconscient, dorénavant dépouillé de l'énergie excédentaire dont il s'est trouvé momentanément doté, n'occupera plus une position prépondérante. Ainsi ce mythe, qui fut le rêve de nombreux peuples décrit d'une façon très intelligible le problème qui occupe notre malade.
. dans ce rêve, l'inconscient collectif apparaît sous un jour très négatif, comme quelque chose de dangereux et de nuisible. Cela tient à ce que la malade possède une vie imaginative non seulement riche et très développée, mais même surabondante, véritablement hypertrophiée et envahissante, et qui d'ailleurs est sans doute en rapport avec ses dons d'écrivain, si elle n'est à leur origine. Ses débordements imaginatifs sont d'ailleurs un symptôme morbide en ce sens qu'elle s'adonne trop à ses fantasmes, laissant s'écouler la vie réelle sans y prendre garde. Accentuer ce travers, en augmentant la proportion du mythologique dans son existence, constituerait un danger positif, alors qu'elle a encore devant elle une part importante de vie extérieure, réelle et concrète, avec tout ce que cela comporte de devoirs et d'obligations multiples, alors qu'il lui reste encore à passer par ces fourches caudines. Elle n'a pas jusqu'ici pris suffisamment pied dans la vie réelle pour que l'on puisse déjà envisager sans risques un renversement du point de vue. Elle s'est trouvée assaillie par l'inconscient collectif, qui menace de l'arracher à une réalité aux exigences de laquelle elle n'a même pas encore suffisamment P.173 satisfait. Selon le sens du rêve, l'inconscient collectif devait apparaître comme quelque chose de dangereux, faute de quoi elle n'aurait été que trop portée à y chercher un refuge contre les exigences légitimes de la vie réelle.
Quand on cherche à apprécier la signification et la portée d'un rêve, il faut accorder une grande attention à la façon dont ses figures sont incorporées à son imagerie globale. Ainsi, par exemple, le personnage de l'écrevisse qui, comme nous l'avons vu, personnifie l'inconscient, on doit penser qu'il est négatif puisqu'il est dit explicitement dans le rêve qu'il « marche à reculons », et puisque, en outre, il empêche la rêveuse, en la retenant, de réaliser l'action commencée. On a cru, sous la dangereuse séduction des prétendus mécanismes oniriques imaginés par Freud, tels que déplacements, inversions, et autres conceptions mécanicistes du même bord, qu'il était loisible de s'affranchir de la prétendue "façade" du rêve, les vraies pensées directrices de celui-ci se trouvant comme cacher derrière ce décor. A l'opposé de cette façon de voir, j'ai affirmé depuis longtemps que rien ne nous permettait d'accuser le rêve, en quelque sorte, d'une manouvre intentionnelle de tromperie. La nature est souvent obscure et impénétrable, mais elle n'a pas ce caractère d'astuce mensongère qui est le fait de l'homme. C'est pourquoi il faut partir de l'idée que le rêve est précisément ce qu'il doit être, rient de plus, rien de moins. Lorsqu'il décrit un de ses éléments sous un jour négatif, rien ne nous permet de supposer qu'il veut au contraire mettre en avant son aspect positif, et ainsi de suite. Le danger archétypique au passage du gué est tellement clair que l'on ressent presque le rêve comme un avertissement. Mais je déconseille pareilles perspectives anthropomorphiques : le rêve lui-même ne veut rien ; il n'est qu'un contenu psychique qui se décrit lui-même, un pur fait de nature qui se situe sur la même ligne que le sucre dans le sang du diabétique ou que la fièvre du typhique. C'est nous qui, si nous sommes avisés et possédons cette finesse qui consiste à interpréter de façon exacte les signes de la nature, dans un second temps, y pouvons voir un avertissement ou, un conseil de prudence.
Mais contre quel danger devons-nous être mis en garde ? Le danger, ici, consiste manifestement en ce qu'au moment du passage à gué l'inconscient risque d'engloutir la rêveuse. Quels faits psychologiques sont recouverts par cette éventualité d'engloutissement ? Une éruption de l'inconscient se produit facilement dans les moments de modifications et des décisions importantes. Rivage à partir duquel elle s'apprête à franchir la rivière représente la situation dans laquelle elle se trouvait et dont nous avons fait connaissance. Cette situation l'a acculée à un marasme névrotique, comme si elle s'était heurtée à une difficulté insurmontable. Or, cette difficulté est décrite par le rêve comme une rivière qui possède un gué ; elle ne devrait donc pas être infranchissable. Mais dans la rivière gît, dissimulée et aux aguets, l'écrevisse ; imprévisible, elle constitue le danger à proprement parler, qui fait que la rivière est ou semble infranchissable. Car si on avait vu auparavant que c'est précisément à cet endroit que sommeille l'écrevisse dangereuse, on aurait pu tenter le passage en un autre lieu, ou prévoir des précautions supplémentaires. Dans cette situation où la malade est acculée, un franchissement de la rivière serait éminemment souhaitable. Ce franchissement signifie tout d'abord un transfert, sur le médecin, de la situation précédente. C'est en cela que réside la nouveauté ; sans l'inconscient imprévisible il n'y aurait en cela rien de particulièrement aventureux. Mais nous avons vu que, par le transfert risque d'être déclenchée l'activité, que l'on ne pouvait prévoir, de figures archétypiques. C'est un peu comme si l'on avait omis de composer avec une des parties prenantes : on avait oublié, en posant l'équation, de « faire intervenir les dieux ». P.175
Notre malade n'a pas de personnalité religieuse, mais est ce qu'il est convenu d'appeler « moderne ». Elle a oublié la religion qu'on lui enseigna dans son enfance, et ignore totalement qu'il est des moments dans la vie au cours desquels les dieux entrent dans le jeu, plus précisément des situations qui, depuis des temps immémoriaux, ont une texture telle qu'elle plonge dans ce qu'il y a de plus profond dans l'être et le réveille. A ces situations appartient par exemple l'amour avec sa passion et ses dangers.
L'amour peut révéler des puissances insoupçonnées dans l'âme, en face desqu'elles on aurait aimé se prémunir. Ce qui se trouve en cause va être la "religio", en tant que "prise en considération soigneuse" de dangers et de puissances inconnues. L'amour peut prendre naissance à partir d'une pure projection, influençant ainsi toute une destinée, l'arrachant, par le mirage d'illusions qui aveuglent, à son décours naturel. Est-ce un bien ou un mal, Dieu ou le diable qui a assailli la rêveuse par le truchement de l'écrevisse ? Avant même de le savoir elle se sent livrée, pieds et poings liés. Et qui sait si elle sera de taille à surmonter cette nouvelle complication ! Jusqu'à présent elle s'est efforcée de son mieux de contourner la possibilité même de cette complication, et voici que celle-ci menace de s'emparer d'elle. Cela constitue une entreprise aventureuse qu'on préférerait éviter ; ou bien si l'on est contraint de la tenter, c'est qu'on porte en soi, comme dit la sagesse populaire, une sérieuse "confiance en Dieu". Ou une solide croyance en un dénouement heureux. Ainsi interfère, inattendue et sans qu'on l'ait recherchée, dans un problème en apparence purement pratique de conduite, la question de l'attitude religieuse du sujet fasse à son destin.
D'après la façon dont le rêve se présente il ne reste à la rêveuse d'autres possibilités que de retirer son pied prudemment ; car continuer à aller de l'avant pourrait être fatal. Elle ne peut pas abandonner sa situation névrotique, car le rêve ne lui donne jusqu'à présent, aucune espèce d'indication positive sur une aide qui pourrait provenir de l'inconscient. Les puissances inconscientes ne sont pas encore disposées à faire grâce, attendant manifestement un travail supplémentaire, un effort plus poussé, une réflexion plus approfondie de la part de la rêveuse, avant que celle-ci puisse réellement oser la traversée.
Je ne voudrais pas, par cet exemple, donner l'impression que l'inconscient joue dans tous les cas un rôle négatif de cette sorte. Pour contrebalancer cette impression, je vais citer deux rêves, ceux d'un jeune homme, qui mettent en lumière un autre aspect plus favorable de l'inconscient. Je le fais d'autant plus volontiers que la solution du problème des contrastes n'est possible que par la voie irrationnelle que nous indiquent les manifestations de l'inconscient, je veux dire les rêves.
Je dois tout d'abord présenter au lecteur la personnalité du rêveur, car sans cette connaissance préliminaire il serait à peine possible de se placer dans la tonalité subjective si particulière des contenus oniriques ; il est des rêves qui sont de purs poèmes et qui, en tant que tels ne peuvent être abordés que dans la perspective de leur tonalité globale. Ici le rêveur est un adolescent d'une vingtaine d'années qui a encore tout à fait l'air d'un enfant ; il y a même quelque chose de la jeune fille dans son apparence extérieure et sa façon de s'exprimer. Ses manières indiquent une bonne instruction et une excellente éducation. Il est intelligent, avec des goûts nettement intellectuels et esthétiques. Le côté esthétique prédomine largement. On s'aperçoit tout de suite de son bon goût et de sa compréhension P.177 délicate pour l'art dans toutes ses formes. Son sentiment vit de façon douce et tendre, aisément extatique, portant nettement les traits qui marquent l'âge de la puberté, mais sous forme féminine. Pas trace en lui des impertinences de l'adolescent. Incontestablement il est trop jeune pour son âge c'est donc à coup sûr un cas d'évolution retardée, ce que confirme le mobile pour lequel il est venu me consulter, à savoir son homosexualité. La nuit précédant sa première visite chez moi, il eut le rêve suivant :

« Je me trouve dans une vaste cathédrale emplie d'un crépuscule mystérieux. Il paraît qu'il s'agit de la basilique de Lourdes. A milieu se trouve une fontaine profonde et obscure dans laquelle il me faudrait descendre. »

Ce rêve est le tableau cohérent d'un état d'âme. Les associations et les réflexions du rêveur sont les suivantes. « Lourdes est la source mystique où l'on trouve la guérison. Naturellement j'étais occupé hier par la pensée que j'allais me faire soigner par vous et que je cherchais la guérison. Il paraît qu'à Lourdes il y a une fontaine de ce genre. Ce doit être probablement désagréable de descendre dans ses eaux, et le puits dans l'église était très profond. »
Que nous apprend ce rêve ? En apparence il est d'une clarté parfaite et l'on pourrait se contenter de prendre le rêve pour une expression poétique de l'humeur dans laquelle se trouvait le malade à la veille de commencer son traitement. Mais il ne faut jamais se contenter de cela, car l'expérience prouve que ces rêves ont une teneur beaucoup plus profonde et plus significative. D'après ce rêve on serait presque porté à penser que le rêveur vient consulter son médecin dans un état d'âme poétique et qu'il va commencer son traitement avec l'onction qui accompagne un acte solennel et liturgique, dans le clair-obscur mystique d'un lieu consacré et mystérieux. Or ceci est en parfaite contradiction avec les dispositions d'esprit réelles du malade. Il venait simplement consulter pour se faire soigner à propos d'une affaire très désagréable, son homosexualité. Cela n'est rien moins que poétique. En tout cas sa disposition réelle de la veille ne nous permet pas de comprendre pourquoi son rêve est empreint d'une telle poésie, si tant est que nous admettions qu'une causalité soit à l'ouvre dans la formation d'un songe. Nous pourrions cependant supposer que l'impression pénible ressentie par le jeune homme à l'idée de me consulter, pour un mal aussi peu poétique, fut précisément le point de départ du rêve. Il serait très plausible en effet qu'il ait fait un rêve d'autant plus poétique que ses dispositions de la veille apparaissaient plus dénuées de poésie, un peu comme quelqu'un qui, après avoir jeûné le jour, rêve la nuit de plantureux festins. On ne peut nier que le rêve rappelle la pensée du traitement, de sa guérison et des processus désagréables qui s'y rattachent, mais transfigurés poétiquement, c'est-à-dire sous une forme qui correspond au mieux aux vives aspirations esthétiques et émotionnelles du rêveur. Celui-ci va être irrésistiblement attiré par cette image engageante, quoique la fontaine soit sombre, profonde et froide. Quelque chose de l'impression laissée par ce rêve va même persister au-delà du sommeil et durer jusqu'au matin où il devra se soumettre à l'obligation pénible et peu poétique de venir me consulter. La grisaille de la réalité sera peut-être ainsi teintée de quelques légers reflets dorés, survivance du songe.
Est-ce là le but de ce rêve ? Cela ne serait pas impossible ; car d'après mon expérience la plupart des rêves sont de nature compensatrice. Ils mettent en relief, dans chaque cas d'espèce, l'autre versant, en vue de maintenir l'équilibre psychique. Mais l'image du rêve n'a pas pour unique but, pour unique finalité P.179 ou utilité de contribuer à réajuster l'humeur du rêveur. Dans le rêve cité nous constatons que se produit également une rectification des conceptions. Le malade n'avait naturellement que des notions fort vagues et insuffisantes du traitement auquel il allait se soumettre. Son rêve lui apporte l'image qui, sous forme d'une métaphore poétique, caractérise l'essentiel du traitement imminent ; cela saute aux yeux quand on poursuit l'examen des associations et des réflexions qui lui sont venues à l'esprit à propos de l'image de la cathédrale.
« L'idée de cathédrale », dit-il, « évoque en moi l'image de la cathédrale de Cologne. Déjà dans ma petite enfance elle tenait une grande place dans ma pensée. Je me rappelle que c'est ma mère (Cette association permet d'apprécier l'ampleur des malentendus qui séparent les écoles freudienne et jungienne. Un freudien orthodoxe, sautant à pieds joints sur cette association, en faisant son cheval de bataille, et négligeant unilatéralement tout le reste des matériaux associatifs, ne manquera pas d'interpréter ce rêve - ici d'ailleurs non sans quelque justification - uniquement comme « un désir de retour à la mère ») qui m'en avait tout d'abord parlé. Je me souviens aussi que chaque fois que je voyais une église dans un village, je demandais si c'était là la cathédrale de Cologne. Je souhaitais devenir prêtre pour officier dans une telle cathédrale ».
Dans ses associations le malade décrit un événement très important de sa jeunesse. Comme dans presque tous les cas maladifs de cette espèce, il existe au fond de lui un lien particulièrement intime avec sa mère. Mais que le lecteur n'aille pas penser qu'il s'agit d'une relation consciente particulièrement cordiale ou intense; il s'agit bien plutôt d'une sorte de liaison secrète mystérieuse et souterraine, qui ne se manifestant peut-être dans le conscient que par un retard dans la formation du caractère et par un infantilisme relatif. Naturellement, à mesure que la personnalité se développe, son évolution tend à l'arracher à un pareil enchaînement infantile et inconscient, car rien n'est plus paralysant pour un développement normal que de rester dans un état inconscient; on pourrait dire dans un état psychiquement embryonnaire. C'est pourquoi l'instinct saisit la première occasion qui se présente pour remplacer la mère par un autre objet. Celui-ci doit avoir, en un certain sens, une analogie avec la mère, pour pouvoir la remplacer réellement. Dans le cas étudié, cette condition est réalisée dans la plus large mesure. L'intensité avec laquelle l'imagination enfantine de notre patient s'est saisie du symbole de la cathédrale de Cologne témoigne d'un besoin inconscient très prononcé de trouver un substitut de la mère. Ce besoin inconscient est naturellement d'autant plus intense que la liaison infantile est plus grosse de dangers. D'où l'enthousiasme avec lequel l'imagination juvénile de notre patient s'empare de l'image de l'Eglise; car l'Église est une mère dans le sens le plus complet du mot et à tous les points de vue. On parle non seulement de l'Église " notre mère ", mais encore de son giron; dans la cérémonie de la " benedictio fontis ", dans l'Église catholique, on s'adresse aux fonds baptismaux en les appelant " immaculatus divini fontis uterus " (utérus immaculé de la source divine). On pense communément qu'il est nécessaire que le sujet ait une connaissance consciente de ces significations pour qu'elles agissent efficacement sur l'imagination à partir du conscient; c'est parfaitement exclu dans le cas d'un enfant ignorant ; partant, il est bien certain que de pareilles analogies ne sont pas ressenties à travers le conscient, mais qu'elles exercent leur emprise par des cheminements très différents.
L'Eglise, en effet, constitue un remplacement, d'ordre supérieur et spirituel, des lien purement naturels, pour ainsi dire " charnels " qui nous attachent à nos parents. Par son existence, elle libère les individus des relations naturelles et inconscientes, lesquelles ne méritent pas le nom de relations, constituant P.181 un état d'identité primordiale inconsciente ; celui-ci comporte, à cause de l'inconscience qui le caractérise, une inertie peu commune, opposant une résistance opiniâtre à toute velléité de développement psychique et spirituel.
Il serait même difficile d'indiquer en quoi pourrait résider une différence essentielle entre cet état d'identification et une âme d'animal. Ce n'est nullement une prérogative particulière à l'église chrétienne que de tendre à dégager l'individu de l'état originel quasi animal et de chercher à lui en fournir les moyens; c'est là au contraire la forme moderne, surtout occidentale, d'une tendance instinctive qui est peut-être aussi vieille que l'humanité elle-même; c'est une aspiration que l'on peut retrouver, sous les formes les plus différentes, pour ainsi dire chez tous les primitifs tant soit peu développés et non encore dégénérés: je fais allusion à cette véritable institution que sont les rites d'initiation ou de consécration virile. A l'age de la puberté l'adolescent est conduit à la " maison des Hommes " ou à tout autre endroit consacré, où on le détache systématiquement de la famille. En même temps on l'initie aux secrets religieux, et de cette manière non seulement le sujet va se voir placé dans un nouveau monde de relations, mais en outre il y fera figure de personnalité rénovée et modifiée, étant dorénavant un " quasi modo genitus " une sorte de nouveau-né. L'initiation est souvent associée à toutes sortes de tortures au sein desquelles la circoncision ou tout autre procédé analogue tient une place de choix. Il est hors de doute que ces usages sont vieux comme les hommes ; ils sont presque devenus des mécanismes instinctifs, de sorte qu'ils se reproduisent toujours de même, sans qu'il soit besoin d'aucune sollicitation du dehors ; il en est ainsi du " baptême " des étudiants . Ces coutumes sont gravées dans l'inconscient sous forme d'images primordiales.
Quand mon patient, petit garçon, entendit parler par sa mère de la cathédrale de Cologne, cette image ancestrale fut comme effleurée, éveillée et rendue à la vie. Mais il ne s'est pas trouvé de prêtre éducateur pour développer ce début; l'enfant resta aux mains de sa mère. Son aspiration à être guidé par un homme n'en continua pas moins à grandir prenant toute fois la forme d'une tendance homosexuelle, développement gauchi, qui ne l'aurait peut-être pas été si son imagination enfantine avait été développée et dirigée par un homme.
La déviation vers l'homosexualité a de nombreux précédents historiques. Dans la Grèce antique, comme dans beaucoup de collectivités primitives, homosexualité et éducation étaient, pour ainsi dire, identiques. Dans cette perspective l'homosexualité de l'adolescence dénote un besoin, non compris il est vrai, mais néanmoins opportun en soi, d'intervention masculine; on pourrait peut-être aussi concevoir cette homosexualité des adolescents en comprenant que le complexe maternel, qui prend sa racine dans l'angoisse de l'inceste, a été en s'élargissant et qu'il s'est petit à petit étendu de la manière plus générale, dans l'âme de ces adolescents, au sexe féminin tout entier. D'ailleurs, je trouve qu'un homme qui n'a pas encore atteint sa maturité a entièrement raison d'éprouver de la crainte à l'approche des femmes, car ses relations avec celles-ci vont en règle générale aller de travers.
L'entrée dans son traitement signifie pour le patient, d'après le sens du rêve, la, réalisation du sens qui se cachait dans son homosexualité, à savoir son introduction dans le monde de l'homme adulte. Tout ce qu'il nous a fallut exposer et expliquer, à grand renfort de laborieuses réflexions, le rêve l'a condensé en quelques métaphores frappantes, créant ainsi une imagerie dont l'effet sur l'imagination, le sentiment et la raison du malade a été considérablement plus puissant que n'importe quel docte discours. Grâce à ce rêve P.183 le malade s'est trouvé préparé à son traitement mieux et plus intelligemment que par a plus riche collection de sentences médicales et éducatives. C'est pour ce motif que je vois dans le rêve son seulement une précieuse source d'informations, mais encore un instrument d'éducation et de traitement infiniment utile
Venons-en maintenant au second rêve de ce même patient. Je souligne auparavant qu'au cours de la première consultation notre entretien n'a pas porté le moins du monde sur le rêve que je viens d'expliquer et qui me fut tout juste rapporté; pas un mot n'a été prononcé des développements ci-dessus; il n'y a pas été fait la moindre allusion. (Cette première consultation fut sans doute remplie par l'anamnèse générale habituelle)
Voici le second rêve :

" Je suis dans une grande cathédrale gothique. A l'autel il y a un prêtre. Je me tiens debout devant lui avec mon ami et je tiens dans la main une petite statuette japonaise en ivoire avec le sentiment qu'elle devrait être baptisée. Tout à coup survient une dame d'un certain âge qui retire du doigt de mon ami sa bague de couleur et la passe à son doigt. Mon ami craint que cela ne le lie d'une façon ou d'une autre. Mais à ce moment-là retentit une musique d'orgue merveilleuse "

Je me bornerai à souligner ici brièvement les points de ce rêve qui continuent et complètent celui de la veille.
Il est incontestable que ce deuxième rêve se relie au premier: de nouveau le jeune homme est à l'église, c'est-à-dire en état de recevoir la consécration virile. Mais un nouveau personnage complète le tableau, c'est le prêtre dont nous avions noté l'absence dans le rêve antérieur. Ce rêve confirme donc que le sens inconscient de son homosexualité a été satisfait et que désormais une nouvelle phase de son développement pourra être instaurée. L'acte initiatique, à proprement parler, peut maintenant se dérouler, le baptême peut avoir lieu. Le symbolisme du rêve confirme ce que je sais tout à l'heure : ce n'est pas une prérogative de l'église chrétienne que de promouvoir de semblables modifications et transpositions psychiques; à l'arrière-plan de ces évolutions on distingue l'image vivante originelle qui, le cas échéant, pourrait imposer, elle aussi, de telles transformations. Ce qui, pour suivre le rêve, doit être baptisé, c'est la petite statuette japonaise en ivoire. A son propos le malade livre l'association suivante : « Cette statuette était un petit bonhomme grimaçant qui me rappelle l'organe sexuel mâle. Il est tout de même bizarre que ce membre viril doive être baptisé. Mais chez les Juifs la circoncision représente bien une sorte de baptême. Cela, sans doute, a quelque rapport avec mon homosexualité car l'ami qui se tient avec moi devant l'autel est justement celui avec lequel j'ai des rapports homosexuels. Ces rapports sont réciproques. La bague de couleur représente évidemment notre liaison. »
On sait que l'anneau possède dans l'usage courant une signification qui l'a fait choisir pour marquer une relation ou une union, ainsi par exemple l'anneau nuptial. C'est pourquoi nous pouvons dans le cas présent voir, en toute assurance, dans la bague de couleur une métaphore qui représente l'union homosexuelle, au même titre que la présence simultanée des deux amis au pied de l'autel.
Le trouble auquel il faut porter remède, c'est précisément l'homosexualité. Le malade doit être sorti d'un état relativement infantile et amené à l'état adulte avec l'aide d'un prêtre, par une sorte de cérémonie comparable à la circoncision. Ces données correspondent exactement à mes développements au sujet du premier rêve. Donc, jusqu'ici, l'évolution a un décours logique (Nous dirions plus volontiers « un décours psychologique ».), mesuré et plein de sens, P.185 s'appuyant sur des représentations archétypiques.
Mais voici que survient une péripétie grave en apparence : une dame d'un certain âge s'approprie soudain la bague de couleur; en d'autres termes elle attire à elle ce qui jusqu'ici constituait la liaison homosexuelle, ce qui fait craindre au malade d'être entraîné dans une nouvelle liaison susceptible également d'entraver sa liberté. Comme maintenant la bague est au doigt d'une femme, cela semble marquer une sorte de mariage; c'est-à-dire que les relations homosexuelles seraient devenues des relations hétérosexuelles mais relations hétérosexuelles d'une nature bien particulière puisqu'il s'agit d'une dame d'un certain âge. A son propos le malade nous dit: « Elle est l'amie de ma mère, je l'aime bien, elle est en somme une amie toute maternelle pour moi. » Ces commentaires nous expliquent ce qui s'est passé dans le rêve: par suite de la consécration, la liaison homosexuelle se trouve dénouée et remplacée par des relations hétérosexuelles, qui se présentent d'abord sous forme d'une amitié platonique pour une femme semblable à une mère. Malgré l'analogie avec une mère, cette femme, néanmoins, n'est plus la mère. Le rapport qui s'établit avec elle constitue donc un pas en avant, qui dégage le sujet de l'emprise de sa mère et qui marque qu'il a en partie surmonté son homosexualité pubertaire.
La crainte inspirée par ce nouveau rapport se comprend aisément; d'abord par l'appréhension que cause la ressemblance avec la mère, cette ressemblance pouvant signifier que, par la suppression du rapport homosexuel, le sujet est retombé sous l'emprise de sa mère ; ensuite par l'appréhension de ce que comporte
de nouveau et d'inconnu l'état adulte hétérosexuel avec ses éventuelles obligations, le mariage entre autres, etc. Cependant la musique qui retentit à ce moment semble bien confirmer qu'il s'agit d'un progrès et non d'un recul. Car le malade a beaucoup de dons musicaux et son sentiment vibre particulièrement lorsqu'il écoute les accents solennels de l'orgue. La musique représente donc pour lui un sentiment très positif et elle indique, dans le cas présent un dénouement pacifiant du rêve, dénouement qui, à son tour, implique pour le lendemain des dispositions excellentes et une humeur portée à la solennité.
Si on garde présent à l'esprit que ce malade ne m'a vu jusqu'ici que durant une seule consultation, au cours de laquelle il ne s'est guère agi que d'une anamnèse générale, on m'accordera que ces deux rêves constituent des anticipations surprenante. D'une part, ils illuminent la situation du malade et la montrent dans une perspective des plus singulières que sa conscience était à cent lieues de soupçonner ; d'autre part, ils concèdent à la situation médicale commune un aspect qui est spécifiquement adapté à la mentalité du rêveur et à ses nuances, et qui, mieux qu'aucune autre, est capable d'exciter ses centres d'intérêt esthétiques et religieux et d'établir entre eux une tension. Par-là même vont se trouver réalisées les meilleures conditions pour le traitement. Le caractère de ces rêves donnerait presque à croire que le malade allait le commencer avec grand empressement, porté par le plus joyeux espoir, tant il semble prêt à se dépouiller de son infantilisme, de sa puérilité adolescente et à devenir un homme. En réalité ce n'était pas du tout le cas. A l'état conscient il était plein d'hésitations et de résistances et même, dans le cours ultérieur de son traitement, il se montra toujours récalcitrant et difficile, sans cesse disposé à retomber dans son infantilisme. Ses rêves forment donc le plus absolu contraste avec sa conduite consciente.
Eux du moins se meuvent dans la ligne du progrès et prennent le parti de l'éducateur. A mon sens, ils font clairement reconnaître leur fonction si particulière. J'ai désigné celle-ci sous le nom de compensation. La tendance inconsciente au progrès forme avec la tendance consciente régressive un couple de contraires qui se font pour ainsi dire équilibre. L'influence de l'éducateur sera comme l'aiguille de la balance.
Dans le cas de ce jeune homme, les images de P.187 l'inconscient collectif jouent un rôle essentiellement positif, ce qui tient évidemment à ce qu'il n'a nulle propension dangereuse à s'abandonner à des succédanés imaginatifs ou à se retrancher de la vie pour finir dans un monde fantastique.
L'efficacité en soi des images inconscientes procède, en quelque sorte, du destin ; elles en sont un des instruments et peut-être -qui sait ?- ces images nuancées à l'infini sont-elles ce qu'on appelle le destin.
Les archétypes sont naturellement à l'ouvre partout et toujours. Le traitement pratique toutefois n'exige pas, dans chaque cas d'espèce, qu'on s'appesantisse sur leur compte; ceci en particulier chez les sujets jeunes. Par contre chez les sujets qui ont atteint ou dépassé la moitié de la vie il est nécessaire d'accord une attention particulière aux images de l'inconscient collectif (C'est parce que l'Ecole freudienne se ferme à ces notions d'inconscient collectif et d'archétypes qu'elle doit renoncer à prendre en traitement les malades qui ont franchi la limite des trente-cinq ans ou des quarante ans. Cette capitulation témoigne, plus clairement que de longs discours, du fait que les théories de l'Ecole freudienne (quelque remarquables qu'elles soient) ne sont que des théories parcellaires de l'âme humaine.); car c'est en lui que résident les sources d'où jailliront les indications permettant de travailler à la solution du problème des contraires. L'élaboration consciente de ces données irrationnelles constitue cette fonction transcendante, qui aboutit grâce à l'apport des archétypes à la formation de conceptions qui concilient les éléments psychologiques en apparence inconciliables. Par « formation de conceptions » je n'entends pas une compréhension simplement intellectuelle, mais une compréhension basée sur l'expérience vécue. Un archétype.. est une image dynamique, un élément de la psyché objective auquel on ne rend pleinement justice qu'en le rencontrant comme un partenaire autonome.
Une description générale de ce processus, qui peut s'étendre sur une longue durée, serait assez dépourvue de sens - à supposer pareille description possible - car il revêt dans chaque cas individuel des formes variées à l'infini. Le seul dénominateur commun est constitué par l'apparition régulière de certains archétypes. Citons en particulier ceux de l'ombre, de la bête, de l'anima, de l'animus, de la mère, de l'enfant, du vieux sage, à côté d'un nombre indéterminé d'autres archétypes qui reflètent d'autres situations individuelles précises. Une place particulière doit être assignée à ces archétypes qui marquent le ou les buts du processus évolutif. . voir "Symboles oniriques du processus d'individualisation " dans Psychologie et Alchimie et Le secret de la Fleur d'Or.
La fonction transcendante ne se déroule pas au hasard, mais amène la révélation des noyaux humains essentiels cachés au cour du sujet. Elle est tout d'abord un simple décours naturel qui, à l'occasion, peut se dérouler à l'insu et sans la coopération du sujet, et qui même peut s'imposer à lui tyranniquement, en dépit de ces résistances. Le sens et le but de ce processus sont de réaliser, dans son intégralité avec tous ses aspects, la personnalité originellement préfigurée dans le germe embryonnaire.
Ce dont il s'agit, c'est d'établir et d'épanouir la totalité potentielle originelle. Les symboles que l'inconscient utilise pour cela sont les mêmes que ceux que l'humanité utilisa depuis toujours pour exprimer la totalité, la complétude et la perfection. Dans la règle, ce sont des symboles en forme de cercles et de carrés. J'ai désigné ce processus du nom de processus d'individuation. ( Par la suite Jung a appelé « Soi » cette totalité, cette intégralité de la personnalité. Le Soi est comme le but (asymptotique) du processus d'individuation. Pour mieux faire comprendre la pensée de l'auteur on peut dire : 1) Que la fonction transcendance est 1a dynamique archétypique en confrontation dialectique avec la dynamique du conscient, ses formes, ses normes, ses valeurs, ses stéréotypes, ses rigidités. 2) que le processus d'individualisation est l'application de cette fonction transcendante, sa mise en scène locale à la mesure de l'individu. 3) que le Soi est l'esquisse de la personnalité globale et mieux intégrée à elle-même qui naît, fruit de tout le travail psychologique et analytique que le sujet a assumé.)
Le processus naturel de l'individuation devint pour moi le modèle et le fil d'Ariane de ma méthode de traitement.
La compensation inconsciente d'une situation conscientielle névrotique renferme tous les éléments qui pourraient corriger avec une salutaire efficience l'unilatéralité de la conscience, s'ils étaient consciemment compris, c'est-à-dire s'ils étaient intégrés en tant que réalité à l'état conscienciel. Il est rare qu'un rêve atteigne à une intensité telle que le choc qu'il produit désarçonner la conscience. En règle générale, les rêves sont trop faibles et trop incompréhensibles pour exercer une efficacité profonde sur la conscience. Partant, les compensations se déroulent dans l'inconscient sans efficacité immédiate ; pourtant elles exercent un effet, mais celui-ci est indirect : à force d'être continuellement méprisée, l'opposition inconsciente arrange des symptômes et monte de toutes pièces des situations qui, en définitive, paralyseront de façon invincible les intentions de la conscience.
Par suite, le traitement s'efforce de comprendre et d'apprécier le mieux possible les rêves et toutes les autres manifestations de l'inconscient, d'une part pour éviter la formation d'une opposition inconsciente qui, avec le temps, devient redoutable et, d'autre part, pour utiliser autant que faire se peut ce facteur thérapeutique qu'est la compensation au cour du sujet.
Cette façon de procéder repose naturellement sur l'hypothèse que l'homme est capable d'atteindre à sa totalité, en d'autres termes qu'il est de façon tout à fait générale capable de santé.
Je souligne cette supposition de base car il est hors de doute qu'il existe des individus qui, au fond, ne sont pas pleinement adaptés à la vie, et qui sombrent rapidement quand ils se heurtent pour quelque motif, à leur totalité et à ses problèmes... Si cette éventualité cependant ne se produit pas, ces sujets peuvent vivre leur existence jusqu'à un âge avancé, mais seulement sous forme de fragments psychiques ou de personnalités parcellaires qui puiseront les appuis dont ils ont besoin dans un parasitisme psychique ou social. De pareils sujets sont souvent, pour le plus grand malheur des êtres qu'ils croisent dans la vie, des " flambards " qui donnent le change et qui recouvrent leur vide mortel de belles apparences. Ce serait une entreprise sans espoir que de vouloir les traiter selon les méthodes citées ici ; dans de pareils cas, seul le maintien de belles apparences peut " aider "; la vérité serait insupportable et inutile.
Quand un cas est traité comme nous venons trop succinctement de l'indiquer, la direction des opérations revient à l'inconscient du sujet, tandis qu'à son conscient incomberont la critique, le choix et les décisions. (Voir La Guérison psychologique)
Si ces dernières sont pertinentes, on en aura bientôt confirmation par des rêves qui marqueront le progrès accompli; dans le cas contraire l'inconscient procédera à des réajustements et à des corrections. On peut donc dire que le cours du traitement est comparable à un continuel dialogue avec l'inconscient. Tout ce qui précède souligne, jusqu'à l'évidence, le fait qu'il faut attribuer un rôle majeur à l'interprétation exacte des rêves. Mais, demandera-t-on légitimement, quand est-on sûr de l'interprétation obtenue ? Existe-t-il le moindre critère tant soit peu digne de confiance qui permette d'apprécier l'exactitude d'une interprétation ? Il est heureux que l'on puisse répondre par l'affirmative à cette question aussi délicate qu'embarrassante : si l'interprétation donnée à un rêve a porté à faux ou à côté ou si P.191 elle pèche par quelque insuffisance ou quelque incomplétude, le rêve suivant déjà peut, le cas échéant, nous le faire remarquer. Comment ? Le thème litigieux, par exemple, sera répété à nouveau, sous une forme plus claire ou bien l'interprétation fournie sera dévalorisée par quelque paraphrase ironique, ou bien encore ce sera une opposition directe et violente qui se manifestera. Supposons que les interprétations auxquelles donnent lieu ces nouveaux matériaux soient encore une fois erronées, que se passera-t-il ? On constatera que le traitement engagé aboutit à une impasse et à une telle inutilité - stérilité et insuccès exprimant bien l'absurdité de l'entreprise - que le malade aussi bien que le médecin étoufferont soit d'ennui, soit d'un sentiment d'impuissance. Alors que l'interprétation exacte est, en général, sanctionnée par un regain de vitalité, l'interprétation fausse se condamne elle-même par la stagnation, les doutes et les résistances qu'elle entraîne, le tout aboutissant à un enlisement réciproque, sensible chez les deux protagonistes, le malade et le médecin. Naturellement la stagnation au cours d'un traitement peut être le résultat de résistances du malade dues à d'autres causes, par exemple au fait que le patient se cramponne avec entêtement à des illusion périmées ou à des exigences infantiles. A l'occasion, au contraire, c'est le médecin qui ne sait pas faire preuve de la compréhension nécessaire, comme cela m'est arrivé dans le cas d'une malade fort intelligente, mais qui, pour des motifs divers, me semblait assez peu digne d'estime. Après un début de traitement fort satisfaisant j'avais, de façon croissante, le sentiment que les interprétations de ses rêves passaient à côté de l'essentiel. Je ne parvenais pourtant pas à découvrir la source d'erreur et j'essayais de chasser le doute de mon esprit. Toutefois, au cours des consultations, je ne pouvais pas ne pas constater l'affadissement croissant de nos entretiens, qui allait de pair avec une absence lassante de tout résultat. En définitive, je pris la décision de faire part de mes impressions à ma patiente à laquelle cet état de choses, à ce qu'il me semblait, ne pouvait avoir échappé. Or, dans la nuit qui précéda notre rencontre je fis le rêve suivant:

« Je parcourais une route qui traversait une vallée plongée dans les reflets du soleil couchant. A droite, au haut d'un coteau abrupt, se trouvait un château ; et, au haut de la plus haute tour, une femme se tenait assise, appuyée contre une espèce de balustrade. Pour arriver à la voir, je devais retourner la tête de façon si prononcée que je me réveillai avec une sensation de crampe dans la nuque mais au préalable et encore au cours du rêve j'avais reconnu en cette femme la malade qui me préoccupait. »

Je conclus de ce rêve que, puisque cette perspective m'était imposée en songe, cela devait signifier manifestement que dans la réalité j'avais eu à son égard une attitude trop condescendante ou méprisante. Aussi fis-je part à ma malade de mon rêve et de l'interprétation que j'en avais faite; il s'ensuivit immédiatement une transformation radicale de la situation, et son traitement fit des progrès qui dépassèrent toute attente. De telles expériences aident finalement le praticien, après qu'il a amassé assez d'expérience et payé l'inéluctable tribut d'erreurs que comportent les années d'apprentissage, à avoir une confiance indéfectible dans la sûreté des compensations qu'apportent les rêves. C'est aux nombreux problèmes soulevés par cette méthode de traitement que j'ai consacré mes travaux et mes recherches de ces dernières décennies. Dans le présent ouvrage je m'efforce seulement de donner aux lecteurs une orientation générale dans ce domaine de la psychologie complexe, terme que j'ai choisi pour nommer mes conceptions théoriques. ( Jung a par la suite le plus souvent employé l'expression de psychologie analytique.) Aussi ne peut-il être question ici de détails P.193 concernant ce domaine scientifique richement ramifié et qui comporte de nombreuses répercussions philosophiques et religieuses. Je dois renvoyer le lecteur aux ouvrages plus spécialisés. (Voir Les Racines de la conscience ; Toni Wolff, « Einführung in die Grundlagen der Komplexen Psychologie ; G. Adler, Etudes Jungiennes )


CHAPITRE VIII CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L'INCONSCIENT ET LA THÉRAPEUTIQUE ANALYTIQUE

Ce serait une erreur de croire que l'inconscient est quelque chose d'inoffensif, à propos de quoi on pourrait, par exemple, organiser des petits jeux de société ou qu'on pourrait à la légère utiliser à des essais thérapeutiques. Assurément il n'est pas dangereux en toutes circonstances ni chez tout le monde. Mais, dès qu'il existe une névrose, celle-ci est un signal d'alarme qui indique qu'il s'est introduit dans l'inconscient une accumulation toute particulière d'énergie, formant une sorte de charge susceptible d'exploser. C'est pourquoi, dès lors, des précautions s'imposent. On ignore totalement ce qu'on est susceptible de déclencher quand on commence à analyser les rêves d'un sujet. Il se peut qu'on mette ainsi en mouvement quelque chose d'intérieur, d'invisible ; très probablement il s'agit de quelque chose qui, de toute façon, se serait tôt ou tard frayé une issue au dehors... mais il est possible aussi que cela ne se serait jamais produit. On creuse dans l'espoir de trouver un puits artésien et l'on risque de tomber sur un volcan. Dès que des symptômes névrotiques existent, la plus grande réserve est de mise, et l'on ne doit avancer qu'avec prudence. Mais les cas névrotiques ne sont pas à beaucoup près les plus dangereux. On peut rencontrer des sujets dont l'apparence est des plus normales, qui ne présentent aucun symptôme P.195 névrotique particulier - eux-mêmes parfois médecins ou éducateurs - qui font même étalage de leur « normalité », qui sont des modèles de bonne éducation, qui ont dans la vie des opinions et des habitudes des plus normales, et dont la normalité n'en est pas moins une compensation artificielle pour une psychose latente et cachée. Les intéressés eux-mêmes ne soupçonnent en rien leur état. L'intuition vague qu'ils en ont s'exprime peut-être indirectement par l'attrait particulier que leur inspire la psychologie et la psychiatrie, domaine qui les captive comme la lumière captive les papillons. Or, du fait que la technique de l'analyse active l'inconscient et l'aide à s'exprimer, elle détruit, en pareil cas, la compensation salutaire qui s'était installée, et l'inconscient fait irruption sous forme d'imaginations irrépressibles, d'onirisme, donnant lieu à des états d'excitation qui, dans certaines circonstances, aboutissent à une aliénation mentale durable, à moins qu'elle n'est poussée auparavant au suicide. Ces psychoses latentes, hélas ! ne sont pas tellement rares.
Quiconque s'occupe d'analyse de l'inconscient est exposé au danger de tomber sur des cas de cette nature, même s'il dispose d'une grande expérience et de beaucoup d'habileté. Abstraction faite de ces cas, il est possible que le praticien, par maladresse, par des erreurs de conception, par des interprétations arbitraires, fasse échouer des cas qui ne comportaient pas nécessairement un dénouement fâcheux. Cela n'est pas, il est vrai, l'apanage exclusif de l'analyse de l'inconscient, mais marque de son sceau toute intervention médicale si elle est manquée. L'affirmation gratuite que l'analyse rend les gens fous est naturellement aussi stupide que l'idée du vulgaire qui prétend que le médecin aliéniste, à force de s'occuper de fous, doive le devenir à son tour.
En dehors des risques inhérents au traitement, l'inconscient peut devenir dangereux par lui-même. Une des formes les plus fréquentes que revêtent les dangers qu'il fait encourir, est la détermination d'accidents. Un nombre d'accidents, de toute nature, répond à un conditionnement psychique ; qu'il s'agisse de petits incidents comme de trébucher, de se cogner, de se brûler les doigts, ou de grandes catastrophes, accidents d'automobiles ou chutes en montagne, tous ces accidents, petits ou grands, peuvent être motivés et causés psychologiquement et se trouvent parfois préparés depuis des semaines ou même des mois. J'ai examiné beaucoup de cas de ce genre et, bien souvent, j'ai constaté chez le sujet l'existence de rêves qui dénotent bien des semaines à l'avance l'existence d'une tendance à s'endommager soi-même ; tendance qui, bien entendu, s'exprimait la plus part du temps de façon symbolique. Tous les accidents qui arrivent soi-disant par inattention devraient être examinés dans la perspective d'une détermination éventuelle de cette sorte. On sait bien que lorsque, pour une raison ou une autre, on est mal disposé, il vous arrive non seulement des anicroches plus ou moins sérieuses, mais aussi parfois des choses graves qui, si elles surviennent à un moment psychologiquement approprié, peuvent même mettre un terme à une existence. D'ailleurs la sagesse populaire le dit : « Un tel est mort au bon moment », sentiment inspiré par une intuition très juste de la causalité psychologique du cas. De façon analogue, des maladies physiques peuvent être engendrées et entretenues. Un fonctionnement défectueux de l'âme peut porter au corps de notables dommages, de même que réciproquement une affection physique peut entraîner une souffrance de l'âme. Car l'âme et le corps ne sont pas des éléments séparés ; ils constituent une seule et même vie. Aussi y a-t-il rarement une maladie somatique qui, alors même qu'elle n'a pas été déterminée par des causes psychiques, n'entraîne des complications morales d'une nature quelconque, complications qui, à leur tour, retentissent sur l'affection organique. P.197
Mais ce serait une erreur de ne mettre en relief que le côté défavorable de l'inconscient. Dans tous les cas courants, l'inconscient ne devient défavorable et dangereux que parce que nous sommes en désaccord avec lui, donc en opposition avec des tendances majeures de nous-même. L'attitude négative à l'adresse de l'inconscient, voire sa répudiation par le conscient, sont nuisibles dans la mesure où les dynamismes de l'inconscient sont identiques à l'énergie des instincts. Par conséquent un manque de contact et de lien avec l'inconscient est synonyme de déracinement et d'instabilité instinctuelle.
Mais si l'on réussit à établir cette fonction, que j'ai dite transcendante, la désunion avec soi-même cessera et le sujet pourra bénéficier des apports favorables de l'inconscient. Car dès que la dissociation entre les divers éléments de soi-même cesse, l'inconscient accorde - l'expérience le prouve abondamment- toute l'aide et tous les élans qu'une nature bienveillante et prodigue peut accorder aux hommes. De fait l'inconscient recèle des possibilités absolument inaccessibles au conscient ; car il dispose de tous les contenus de la sagesse conférée par l'expérience d'innombrables millénaires déposée et confiée à ses structures archétypiques.
L'inconscient est constamment en activité ; il élabore sans cesse ses matériaux et leurs intrications en vue de la détermination de l'avenir. Il crée des combinaisons prospectives tout aussi bien que le conscient, mais elles sont de beaucoup supérieures en finesse et en portée aux combinaisons conscientes. C'est pourquoi l'inconscient peut être pour l'homme un guide sans pareil, à la seule condition qu'il sache résister aux séductions.
Le traitement pratique sera fonction des résultats thérapeutiques obtenus. Ceux-ci peuvent survenir à n'importe quelle étape du traitement, tout à fait indépendamment de la gravité du cas ou de la durée du déséquilibre. Inversement le traitement d'un cas grave peut durer très longtemps sans qu'on atteigne à des échelons élevés du développement ou sans qu'il soit nécessaire d'y atteindre. D'assez nombreux cas d'ailleurs, après l'obtention du résultat thérapeutique, persévèrent dans leur évolution, au cours de laquelle ils parcourront les phases ultérieures de leur transformation. Il serait donc faux de croire que le fait d'être astreint, ou de s'astreindre à parcourir tous les stades de son développement personnel implique que l'on constituait un cas grave. D'ailleurs et en tout état de cause, un degré supérieur de prise de conscience ne sera atteint que par les êtres, qui de nature, y sont prédestinés et appelés, c'est-à-dire qui ont une faculté et une tendance à atteindre un degré élevé de différenciation ; or on sait que les hommes sont à ce point de vue extrêmement dissemblables, comme aussi les espèces animales, parmi lesquelles il y en a de conservatrices et d'évolutives. La nature est aristocratique, mais non pas en ce sens seulement qu'elle aurait réservé aux seules espèces supérieures la possibilité de différenciation. Il en va de même pour la possibilité de développement psychologique de l'homme : elle n'est pas réservée aux seuls individus particulièrement doués.
En d'autres termes, pour parcourir un développement psychique étendu, il n'est besoin ni d'une intelligence particulière, ni d'autres talents spéciaux, étant donné que, pour cette évolution, des qualités morales peuvent intervenir, vicariantes, là où l'intelligence ne suffit point. Mais qu'on n'aille surtout pas croire, et cela sous aucun prétexte, que le traitement consiste à gaver le sujet de formules générales ou de préceptes compliqués ! . Chacun peut acquérir à sa manière, dans le vocabulaire qui lui est accessible et conforme à sa nature mentale, ce dont il a besoin. P.199
. mes dons insuffisants d'exposition, qui ne parviennent qu'à grand peine à réunir en une image d'ensemble vivante les éléments d'un domaine qui s'étend à perte de vue, au sein du quel s'entrelace indissolublement la pensée et l'expérience vécue, et qui constitue l'objet de la psychologie médicale. L'interprétation d'un rêve peut sur le papier avoir l'air d'être arbitraire, obscure et artificieuse, alors que cette même interprétation dans la réalité constitue un petit drame d'un réalisme inégalable. Vivre un rêve et son interprétation est quelque chose de profondément différent de tout récit que l'on en peut faire, qui a comme un goût de réchauffé et qui est la seule chose que le lecteur puisse trouver sur le papier imprimé. Toute cette psychologie est, au fond, expérience vécue ; . Quand, par exemple, je reproche son unilatéralité à la théorie sexuelle de Freud, cela ne veut pas dire que cette théorie repose sur des spéculations sans racines ; bien au contraire, elle constitue une image fidèle de données réelles qui s'imposent dans la pratique, à l'observation. Et quand on voit que des données d'observation donnent lieu à l'édification d'une théorie unilatérale, cela montre simplement avec quelle puissance de conviction ces données s'offrent, objectivement et subjectivement, à l'observateur. Il est presque impossible d'exiger de chaque savant qu'il s'élève au-dessus de ses impulsions personnelles les plus profondes, par-delà les formules abstraites qu'il en a données, car la moisson des impressions, jointe à l'élaboration intellectuelle à laquelle elle donne lieu, constitue déjà un travail largement suffisant pour une vie. J'ai eu, quant à moi, l'immense privilège, comparé à Freud et à Adler, de ne pas avoir pris mon essor du sein de la psychologie des névroses et de ses unilatéralités ; je venais directement de la psychiatrie, bien préparé à la psychologie moderne par les écrits de Nietzsche, et je fus d'emblée très impressionné par le développement, en marge des conceptions de Freud, des notions prônées par Adler. De ce fait, je fus dès le début plongé au sein du conflit des opinions et ainsi contraint de voir, non seulement dans les opinions de mes prédécesseurs, mais aussi dans les miennes propres, des conceptions soumises au relativisme, c'est-à-dire des manifestations d'un certain type psychologique. . mes conceptions ne furent pas sans être influencées de façon déterminante par une observation que je ne pus jamais oublier : encore étudiant, vers la fin de mes études médicales, j'eus l'occasion d'observer et de suivre pendant longtemps un cas de somnambulisme chez une jeune fille. . C'est ce cas qui fut à l'origine de ma thèse. (. sa thèse contenait à l'état naissant, toutes les voies qu'il a développées ultérieurement dans son ouvre scientifique.)
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Les travaux dans ce domaine sont des travaux de pionniers. J'ai souvent commis des erreurs et j'ai dû P.201 souvent faire table rase de connaissances précédentes pour en acquérir à nouveau de plus pertinentes. Mais c'est là un état de choses que je ne me suis jamais dissimulé, que j'ai accepté, sachant que la nuit engendre le jour et que la vérité ne peut jaillir que des erreurs. ... l'activité scientifique du chercheur ne fut jamais pour moi ni une vache à lait, ni un moyen de prestige, mais le résultat de l'expérience psychologique quotidienne, de la confrontation souvent amère que nous impose le malade. C'est pourquoi tout ce que j'avance n'est pas seulement écrit avec l'intellect, mais découle aussi parfois du cour .


CONCLUSION

. Ce n'est pas la critique de contemporains qui décidera de la vérité ou de l'erreur des choses découvertes ; ce seront les temps à venir. .
Comme nous avons à faire à une psychologie issue de la vie réelle et destinée à avoir prise sur la vie réelle, nous ne pouvons plus nous limiter à une perspective exclusivement scientifique et intellectuelle ; il nous faut, au contraire, tenir compte du point de vue du sentiment, tenir compte de toutes les données effectives de l'âme. . Une psychologie qui ne satisfait que l'intellect ne sera jamais une psychologie pratique, car l'âme, dans sa totalité, ne pourra jamais être comprise et appréhendée par l'intelligence seule. Nous nous heurtons au problème de la conception du monde, car l'âme exige une expression qui, tenant compte de son aspiration à l'universel, l'exprime tout entière.