PREFACE
L'être qui, descendant en lui-même, accepte de rencontrer ses propres «ombres » et de dialoguer avec elles, c' est-à- dire avec ce qu'il ignore, refuse ou méprise de lui-même, ressortira enrichi et consolidé par ces expériences. Il rencontrera également, au cours de cette exploration, des dynamismes profonds qui, s'il en prend conscience, les éprouve et les épouse en toute lucidité, le transformeront : il subit à proprement parler des métamorphoses.
Ces dynamismes sont rarement compris par le sujet aveuglé, surtout au début de l'oeuvre intérieure, par des états pénibles dont il ne distingue trop souvent que les symptômes névrotiques avec les inadaptations qu'ils entraînent, et par l' esprit du temps, ou mode de pensée de l'époque, qui ne voit en tout cela qu'états maladifs et rien d' autre. Mais si quelqu'un qui est lui-même passé par là sait être à la fois son témoin et son soutien dans ce processus, il pourra, avec le temps et à travers bien des épreuves, se transmuer en ce qu'il est de plus vaste et de plus profond. C'est une véritable refonte de son noyau central, quand ce n' est pas la formation même de ce noyau, si celui-ci n'avait pas pu se constituer, s'était structuré de façon anormale, ou encore s'était trouvé brisé. Cette aventure intérieure unique et infiniment diverse ne s'adresse pas, on le comprend, à une seule calégorie d'individus : « les malades » . Certains y chercheront simplement la guérison de symptômes qui paralysent leur vie et d' autres, un élargissement et un enrichissement. Pour d' autres encore, ce sera un appel irrésistible, sous peine de destruction, à entreprendre la « queste » , l'aventure intérieure. Le moins cultivé pourra y réussir s'il a l'intelligence du coeur et la droiture. De tout temps, elle a occupé l'intérêt de l' humanité. Elle se reflète dans les mythes et les religions, les légendes, les sagas et les cycles de récits tels que ceux de la Table Ronde, dans les diverses voies spirituelles et sociétés initiatiques, et enfin dans ces symboles de transmutations naturelles que nous transmet l' alchimie.
A un niveau plus individuel, en même temps qu'elles participent de l'âme profonde de leur époque, les grandes créations de l'art, celles dont l' inspiration est issue de l'inconscient ont la même origine.
Le roman d'Apulée est une synthèse constituée, d'une part, d'éléments montés de l'inconscient sous forme d'images et d'impressions chargées d'émotion et dont la succession n'est « irrationnelle » que dans la mesure où nous n' en avons pas encore discerné le sens, ef, d'autre parf, d'une mise en forme réfléchie et consciente de la part de l'auteur. .. il est fasciné par l' autre face de la réalité, l'aspect « sombre » , chthonien, sexuel, magique de la vie, et par tout ce qui est émotionnel, instinctif, par tout ce qu' il sent vivre dans ses propres profondeurs et dans le monde et qui n' est pas préhensible par la seule raison logique. En un sens, il est déjà appelé, séduit par le besoin de vivre toutes les sortes d'expériences, de ne rien retuser du réel et d' épanouir la totalité de son être.
Ce qu'il ignore et qu'il apprendra à ses dépens, c'est que nous ne pouvons pas approcher les grands mystères de la vie et du monde en curieux, en esthète ou en érudit, car, en ce cas, ou bien nous restons à la surface de nous-mêmes et les forces obscures que nous refusons continuent à nous miner par en-dessous, ou bien nous sommes submergés par elles, ou bien encore nous cherchons à nous les approprier par la magie et les pouvoirs, et ce sont elles qui nous possèdent.
Lucius devient donc le captif des forces obscures et il est transformé en âne .. demi-conscience animale. C'est l'état de quelqu'un qui vit une phase de dépression profonde, d' hébétude, d'inadaptation à la vie, et qui en souffre. .. Lucius-âne atteint le fond du désespoir : il appelle la mort. Tout ce qui était superficiel en lui, recherche des pouvoirs occultes, désirs du moi égotique, a été usé, écrasé, déchiré. Lorsqu'il a ainsi en quelque sorte épuisé son lot d'ombre et d'épreuves, en les ayant vécues dans sa propre chair et dans son propre esprit, le cercle est refermé pour lui, l'ourobouros renaît de lui-même après avoir achevé son auto-dévoration ; son karma est épuisé, le calice est bu jusqu'à la Iie et quelque chose d'autre peut renaître en lui. L' astre de la nuit, la lumière qui naît dans les ténèbres de celui qui a accepté les ténèbres et y a persévéré avec courage, se révèle à lui.
En baisant les roses de la déesse lsis, iI redevient humain et vivra désormais dans cet ordre nouveau où le rationnel et l'irrationnel se complètent et où l' être cherche, non sa propre volonté, mais la volonté des dieux, la volonté de cette force de cohésion et d' accomplissement qui est en chacun de nous et que Jung a appelée « fonction transcendante » , « Soi », et que d' autres appellent « Dieu » . Et voici que cet ordre nouveau régit non seulement ce qui concerne un individu, mais les rapports des êtres entre eux.
.. de rentrer en lui-même et de vivre consciemment sa propre vérité, avec courage, lucidité et avec un sens aigu de l'éthique. En effet, plus un être est libre et plus il est responsable de ses actes. .
Qu'il s'agisse d'un fait, d'un rêve ou d' une oeuvre d'imagination, l' appréhension se fait sans a priori, sans grille théorique rigide qui ne ferait que fausser l'objectivité de l'observation et son interprétation. . « l'ob- jet » sera regardé sous toutes ses faces, soupesé, goûté, flairé ; sa forme et sa vie propre seront respectées. C'est un fait auquel nous n' avons rien à imposer et dont nous ne savons encore rien, un morceau de réalité. C' est à lui de nous parIer, d'éveiller en nous des échos, des harmoniques.
Comment cet événement inattendu mais significatif, cette intuition ou ce rêve, cette expérience intérieure pourront-ils être vécus par nous et modifier notre vie ? C'est à notre conscience, à notre être tout entier d' en décider. Car toute expérience significative fait appel à l'être total et, par là, elle l'unifie. p.15

INTRODUCTION
.. Il sembIe que I'on ait peine à admettre que Ie conflit entre les poussées instinctives et leurs forces spirituelles est très typique ; on l'observe chez beaucoup d'individus, car il relève justement de la présence simultanée en nous du tempérament religieux et de l'homme primitif. .
C'est certainement à dessein qu'il a choisi de ransformer Lucius en âne, car il y a là une allusion au fait que Seth, l'ennemi d'Isis et d'Osiris, était fréquemment représenté sous cette forme animale. Supporter une vie d'âne signifiait donc,. endurer « une vie sans Isis ». ..
L' apport de I'inconscient à cette oeuvre est d'autant pIus probabIe que nous savons qu'iI traversa une expérience profonde de conversion reIigieuse. Comme le nom l'indique, la conversion signifie un changement soudain et radical de la personnalité, comme ce fut le cas, entre autres, pour St Paul et St Augustin. Mais de pareils changements ne sont brusques qu'en apparence ; grâce à la psychologie des profondeurs, nous pouvons assister à leur préparation. Nous sommes à même d'observer jour- nellement, dans notre pratique analytique, l'apparition dans les rêves de thèmes symboliques tendant vers un développement psychique qui ne se réalisera parfois que plusieurs mois, ou même plusieurs années plus tard. Dans le cas de certaines dissociations psychiques névrotiques, il est même fréquent que le sujet ait pour ainsi dire deux vies : l'une consciente, en surface, et l'autre qui se déroule secrètement à un niveau plus profond, dans l'inconscient. La conversion correspond au moment où les deux s'unissent. p. 21
. Le sort de Lucius est celui d'un homme qui souffre d'un complexe-mère négatif ( Le premier rapport de l'enfant avec sa mère influera sur sa structure psychique et son rapport au monde. ), complexe dont il présente un tableau classique. Cependant, dans une certaine mesure, l'aspect positif du complexe apparaît également dans l'histoire, selon le principe qui veut que si un individu vit un complexe négatif au niveau de sa vie consciente, l'aspect positif du même complexe se manifestera dans l'inconscient, et vice versa. Il semble qu'Apulée ait eu lui-même une relation positive avec sa mère, et qu'à travers ce roman se soit exprimée l' autre face du problème..
Comme I'a montré Jung, Ia mère symbolise aussi, à un niveau plus profond, tout l'inconscient de l'homme. Ainsi, quand elle apparaît à la fin du roman sous la forme archétypique de la grande déesse-mère Isis, elle est une personnification du cosmos intérieur qui dépasse de loin les limites de la personnalité consciente. C'est ce monde que Jung a appelé « la réalité de la psyché ».
C 'est ( le roman d'Apulée) une description des processus psychiques à l'oeuvre dans les profondeurs de l'inconscient collectif, processus évolutifs dont certains commencent seulement à atteindre la surface de la réalisation collective consciente de notre époque. Il s'agit en particulier du problème de l'incarnation du principe féminin et de la « reconnaissance » de celui-ci dans l'univers patriarcal chrétien. p. 23

CHAPlTRE I : LA VIE D' APULEE ET SES VUES PHILOSOPHIQUES
. si le rapport entre les anecdotes insérées et l'histoire principale ne serait pas analogue à celui qui existe chez un individu entre sa vie concrète et ses rêves. Nous avons en effet une vie diurne durant laquelle nous arrivent toutes sortes de bonnes et de mauvaises fortunes, et, la nuit, des histoires nous sont contées : l'important est d'essayer de comprendre comment les deux s'articulent.
.. sur le plan psychologique, nous dirons que c'est le langage typique (maniérisme, mots d'esprit, ironie, style trop fleuri, surcharge d'adjectifs ..) d'un individu dont la personnalité est dissociée.
Chaque fois qu'on se trouve séparé de ses émotions primitives et spontanées les plus profondes, on perd la faculté de s'exprimer simplement ; p.29
.. Quand on séjourne dans des pays où les façons de vivre plus archaïques et le cadre naturel sont mieux conservés que chez soi, les couches instinctives de la personnalité et les pulsions originelles se trouvent renforcées. Si l'on n'en prend pas conscience et qu'on ne l'assimile pas d'une façon ou d'une autre, une faille se développe dans la personnalité. 0n voit à toutes sortes de détails que l'auto-discipline propre à la civilisation blanche a tendance à s'effriter. La mentalité primitive fait irruption et, n'étant pas acceptée et assumée consciemment, intervient sur un mode négatif.
Ce sont là, en fait, les symptômes d'un malaise plus profond, dû au léger « abaissement du niveau mental » (état d'attention consciente réduite qui permet à des contenus inconscients de se manifester.) qui accompagne tout renforcement marqué de la couche primitive de la personnalité. Cette situation, si elle était acceptée consciemment, entraînerait un véritable enrichissement, car il est évident que retrouver l'accord avec l'homme primitif qu'il porte en lui est une tâche qui s'impose tout particulièrement à celui qui est amené à vivre dans de telles conditions.
Comme nous le constaterons par la suite, l'inconscient est, en lui, (Apulée) purement, exclusivement africain, nord-africain, alors que le conscient, lui, est romain. une personne se trouvant dans l'incapacité de traduire de fortes émotions perd du même coup la faculté de s'exprimer avec naturel, l'émotion étant le grand simplificateur et l'unificateur du langage. p.31 ..
On peut dire que c'est un des traits typiques d'un conscient trop rationnel que de redouter les phénomènes occultes et d'essayer, par conséquent, de les dominer à coups, par exemple, de connaissances psychologiques. .. Nous sommes donc en présence d'une réaction ambivalente : d'une part l'effroi, car il s'agit d'un domaine dangereux que l'on s'efforce de repousser pour éviter que le moi ne soit atteint et parvenir à garder la tête hors de l'eau ; d'autre part la curiosité, l'attrait et la fascination. p.33
Mais seule une petite proportion de la population était initiée aux cultes secrets des mystères ; la plupart des gens ne croyait désormais plus à rien. Ils adhéraient à une sorte de philosophie nihiliste ou rationaliste, ou bien, dans les couches les plus pauvres de la population, régressaient jusqu'au niveau magique archaïque de la superstition, de l'astrologie, des diseurs de bonne aventure, de la chiromancie et autres méthodes primitives de relation avec l'inconscient. ..
Pour une meilleure compréhension de notre roman, il est nécessaire d'étudier d'abord brièvement les idées philosophiques conscientes de l'auteur, en particulier en ce qui concerne sa théorie de I'âme humaine. Suivant de près les vues de Plutarque (De genio Socratis), il présente les siennes sous le titre : De deo Socratis.
Les dieux de l'Olympe, auxquels on était supposé croire à cette époque, étaient trop distants pour s'occuper des êtres humains de quelque manière que ce fût, sur le plan émotif. Occasionnellement, et si les choses allaient trop mal, ils envoyaient un coup de tonnerre, mais à part cela ils ne s'impliquaient d'aucune façon dans les affaires humaines. Il n'était par conséquent pas possible d'entrer en rapport avec les dieux olympiens à propos de ses chagrins, de ses émotions, de ses sentiments et des petits tracas de la vie quotidienne. Le rôle d'intermédiaire était assuré par les daïmones, les « démons » au sens positif du mot. Ces daïmones fournirent le modèle archétypique de ce qui, bien pIus tard, dans Ie christianisme, devait devenir les anges. p. 35 Contrairement aux dieux, ces daïmones pouvaient être touchés émotivement. Il leur arrivait de manifester pitié ou coIère ; ils étaient, en somme, concernés par les affaires humaines et l'on pouvait les influencer. Par la magie ou la prière il était possible d'exercer sur eux un impact positif ou négatif. Mais, en plus de cela, chaque individu avait son idios daïmon - son démon particulier. Le terme de démon éveille en nous des associations négatives. Apulée traduit de façon très adéquate le mot grec daïmon par le latin genius. Ce « génie » peut être considéré comme une sorte d'esprit protecteur. D' un point de vue junguien, on pourrait dire qu'il est la forme pré-consciente de l'individualité -égo pré-conscient et soi pré-conscient - noyau de la personnalité totale. Le genius vous rendait genialis. La racine du mot présente évidemment une parenté avec genus : sexe ; il rendait un homme ou une femme puissant sexuellement, capable d'agir physiquement et spirituellement fécond. Il rendait perspicace, mettait de bonne humeur, faisait rayonner Ia vitalité et se sentir heureux dans tous les domaines -créativement génial. Notre usage spécifique du mot « génie » est très restrictif. Nous l'avons castré et abaissé, en lui attribuant un sens très appauvri. Les femmes, elles, étaient dotées d'un noyau psychique féminin, une Juno, au lieu d'un genius.
Si l'on cultivait son propre daïmon, le genius/juno, en menant une vie moralement et religieusement juste, on l'amenait, dit Apulée, à se développer après la mort en une figure positive : le Lare. Les Lares, comme les Pénates, sont les dieux gardiens de la maison. Mais, toujours d'après Apulée, si l'on négligeait son propre idios daïmon, l'on devenait après la mort une larva : une larve, esprit mauvais qui réveillait les gens la nuit et venait les troubler, apportant avec lui la possession et la maladie. Il faIlait exorciser ces esprits, car les âmes des morts qui n'avaient pas trouvé le repos détruisaient les vivants.
De telles croyances perpétuaient les idées archétypiques les plus anciennes de l'humanité. ..
L'idée qu'il dépendait de notre conduite dans la vie que l'on devienne un revenant positif ou négatif après la mort est plus particulière à Rome, mais on la trouve également chez certaines tribus archaïques. p. 37
Pour ApuIée, par contre, iI dépendait entièrement de la conduite morale et religieuse de la personne que son daïmon devienne Lare ou Larve. Il assure même que certaines personnalités religieuses exceptionnelles, telles que Socrate et Esculape, cultivèrent leur démon intérieur à un tel degré, durant leur vie, que celui-ci devint une part opérante et autonome d'eux-mêmes. Socrate, dit-on, eut de son vivant une relation intime de cet ordre avec sa personnalité plus vaste, cette réalité qui, après sa mort, lui survivrait à l'état d'« âme ». Le daïmon de ceux dont la personnalité inconsciente supérieure avait été de la sorte activée et chargée de potentiel durant leur vie devenait parfois, après leur mort, une sorte de dieu collectif local. Le cuIte des Lares, tel qu'il fut pratiqué à Rome, fut le germe, Ie point de départ du culte rendu aux « saints » dans l'église catholique : celui-ci prit en effet sa source, pour une part, dans le culte du « génie » qui, pensait-on, survit à la mort de quelque personnalité religieuse exceptionnelle. .
En termes de psychologie junguienne, on peut dire que c'était ainsi que I'on se représentait en ce temps-là la relation de l'individu avec le Soi. Par le « Soi », Jung entend la totalité consciente et inconsciente de la psyché ~ une sorte de nucleus, de noyau central régulateur du psychisme qui n'est en aucune façon identique au seuI moi conscient. Certains mystiques, ayant fait l'expérience de ce noyau, en ont reconnu la réalité intérieure, mais il a été le plus souvent projeté dans une figure extérieure de divinité ou de démon protecteur. Tout à la fin du présent roman, on voit apparaître ce
« daïmon » ou symbole du Soi, sous la forme d'Osiris, préfiguré lui-même par Eros. Osiris était, certes, pour Ies Egyptiens, un dieu « extérieur », mais il était censé vivre aussi dans chaque individu, étant I'« âme » qui survivait après Ia mort.
Dans toutes les civilisations primitives, l'inconscient est considére comme un être extérieur, que ce soit sous la forme d'un esprit invisible qui nous accompagne, ou qu'il soit projeté dans un talisman, ... Les gnostiques virent en cet esprit une prosphyes psyché, une « âme » attachée plus intimement à l'homme. Mais c'est surtout dans les cultes à mystères de l'antiquité tardive qu'on commença progressivement à comprendre qu'iI s'agissait d'un élément intérieur à l'individu et d'ordre purement psychique. p.39

CHAPITRE II LES DEUX COMPAGNONS ET LE CONTE D' ARISTOMENE

p.44 Lucius est un nom significatif. La racine latine en est lux : la lumière (ce qui s'accorde avec Pohtis.. que nous rencontrerons plus tard.) . Aussi .. représente-t-il, en quelque sorte, le principe de la conscience, ou encore Ia possibiIité de devenir conscient à travers l'expérience vécue.
Chez un intellectuel qui, comme Apulée, se coupe de l'expérience immédiate de la vie à coups de théories abstraites, demeure souvent une sorte de pressentiment ou d'intuition : l'idée que certaines choses ne peuvent devenir conscientes qu'en étant éprouvées et vécues, et que l'approche intellectuelle et philosophique ne suffit pas. Lucius est donc également un aspect de ce qu'en termes junguiens on nommerait le Soi (Le Soi est Ie centre de Ia personnalité psychique totaIe dont I'actuaIisation est le but du processus d'individuation. II est distinct du moi, lequel lui est subordonné.) iI est ce noyau élémentaire de la personnalité qui conduit l'auteur à la conscience à travers l'expérience de la vie. Il représente un modèle préconscient de son moi futur, tout ce qui n'est encore que phantasme en lui et tend à se réaliser. . traduit une aspiration naivement héroïque : on aimerait presque toujours être plus courageux et plus noble qu'on ne l'est en réalité. En résumé, j'interpréterais Lucius comme étant, chez Apulée, le modèle d'un moi qui agirait de façon « juste » pour atteindre un état supérieur de conscience, et qui, en même temps, expérimenterait tout ce qu'ApuIée aurait aimé vivre et qu'iI n'a jamais pu faire à un tel degré. .p45

P57 : on rencontre d'abord Ie divin dans ce qu'on a de pIus pathoIogique, de pIus morbide ; là est le dieu, I'expérience divine, et c'est ce qui rend Ia chose si difficiIe à accepter. C'est la raison pour laquelle il arrive que des êtres s'attachent à leur morbidité, car ils savent au fond d'eux-mêmes que là est aussi leur dieu. Toutefois, il est évident que, sous cette forme morbide, la valeur suprême ne peut être intégrée, et s'ils l'assimilaient à ce niveau, ils se perdraient et ne feraient que tomber dans la boue et le chaos.
. On a donné à Lucius l'adresse d'un vieillard très riche et très avare du nom de Milon. Celui-ci a une femme nommée Pamphile (pan = tout, phileo = aimer : la tout-aimante). Cete femme, comme Méroé, poursuit les hommes de ses assiduités mais en outre elle paraît offrir à Lucius une bonne occasion d'étudier la magie. De plus, il y a dans la maison une servante jeune et attrayante, du nom de Photis (Phôs = lumière : la lumineuse). Cette jolie fille . éclaire l'atmosphère sombre de la demeure. Avec elle, l'image de l'anima, cet élément psychique qui attire l'homme dans la vie, émerge pour la première fois de façon positive et concrète dans l'existence de Lucius, sous la forme, tout d'abord, de la seule attirance sexuelle.

CHAPITRE III LUCIUS RENCONTRE BYRRHENA, PHOTIS ET LES OUTRES EN PEAUX DE CHEVRES
. p64 De nouveau quelque chose manque à l'attitudé de Lucius qui se borne à jouir esthétiquement de cette belle oeuvre d'art et ne sait pas en lire le message. Par ailleurs, ce n'est qu'une image, un bas-relief, et non une représentation vivante. Si, dans un rêve de contemporain, quelqu'un voit une représentation telle qu'une sculpture, une peinture, ou même un film, cf.rêve Eléonore et la biche ; cf. rêve Eric et TV dans parking) cela signifie que la réalité dont il est question n'est pas vivante pour le rêveur : il comprend la chose intellectuellement ou bien esthétiquement, mais n'en ressent pas de choc émotif. Aussi peut-on dire que Lucius voit ce qui le guette et l'énorme problème dans Iequel iI va se précipiter, mais que cela ne le touche pas d'une façon vitale : il pense , seulement que le style de cette sculpture est très élégant. Cette réaction est typique de l'homme qui souffre d'un complexe-mère, car celui-ci sépare l'homme du senti- ment immédiat de la réalité.
Cela évoque toujours pour moi une comparaison peu pIaisante : ces hommes semblent évoluer dans un sac en plastique transparent à travers lequel ils regardent le monde. Ils ne se frottent pas directement à la réalité, n'ont pas de contact véritable avec la vie : c'est là le secret pouvoir ensorcelant du complexe-mère quand il affecte un homme. Celui-ci est toujours, de quelque façon, séparé du réel. L'esthétisme et l'intellectualisme sont deux moyens bien connus de produire cette couche isolante qui protège de la réalité en rendant impossible toute expérience directe et toute souffrance immédiate - mais en agissant ainsi, on s'empêche de devenir conscient. Si, en tant qu'analyste, vous avez à fendre un tel sac pour l'ouvrir et sortir un homme de cet utérus artificiel, il se met à geindre de désespoir, parce que, désormais, commencent pour lui l'alternance de chaud et de froid de la réalité, ainsi que toutes sortes d'autres souffrances dont il a été gentiment protégé jusque-là. Lucius en est encore à regarder les événements sans en recevoir ]'impact immédiat. Il ne se demande pas non plus pourquoi, dans la maison de la soeur de sa mère, il tombe justement sur la représentation d'un homme qui est mis en pièces à cause de sa fascination pour la grande déesse-mère. Il n'envisage pas le bas-relief de ce point de vue - ceIui du sens - mais n'y voit qu'une belle oeuvre d'art qu'il décrit dans un style littéraire. P. 65
Byrrhéna apparaît évidemment comme la contrepartie
.p.126 Ovide donne à Eros Ie titre de Puer Aeternus : l'Enfant Eternel ; c'est lui reconnaître la plus haute vaIeur intérieure. Mais si un homme s'identifie à cet archétype, il devient Iui-même un « puer aeternus », dans le sens négatif du terme : il demeure un « fils à maman » qui se refuse à devenir adulte, quelqu'un d'un peu homosexuel, idéaliste et inadapté, susceptible d'être un esthète et d'avoir des phantasmes mégalomaniaques. Il lui faut par conséquent se désidentifier d'avec cette figure divine, car Eros seul (et non l'individu humain) est de pIein droit Puer Aeternus. .
PPP
Mais si, pendant son adolescence, le garcon se rend compte qu'il doit faire face à la réalité et quitter le paradis protégé du giron maternel, le Puer Aeternus devient ce qu'il a toujours été, l'enfant intérieur, c'est-à-dire, dans le vocabulaire de Jung, un aspect du Soi, du noyau transcendant de l'âme humaine ou de sa totalité psychique. Dans cette situation tragique d'identification au Puer Aeternus, ni le moi ni le Soi ne sont purs, car tous deux sont mêlés. Si le moi est dans un état d'inflation, c'est-à-dire s'il assume le rôle d'un archétype, il n'est pas seul à en souffrir : l'archétype n'est pas libre non plus. . Dans tous Ies cas, I'individu assume Ie rôle d'un dieu. Le malheur est qu'en conséquence il sera inadapté, maIade et névrosé ; le Puer Aeternus, aspect du Soi, se trouvera souillé du même coup, contaminé et lésé de façon abusive par l'humain.
Dire que telle ou telle figure représente le Soi est trop vague : Ie Soi possède beaucoup de facettes. . Eros est le Soi envisagé sous l'aspect de source de toute inspiration créatrice, de vitalité ; il est la capacité de se laisser émouvoir ; il donne le sentiment que la vie a un sens ; il permet de se consacrer à l'autre sexe et d'entrer en relation juste avec lui. Grâce a lui on surmontera la monotonie de l'existence, et l'on pourra connaître l'émotion religieuse, recréer sa propre idée du monde, guider et aider les autres. Ceux qui rencontrent un être en qui vit Eros sentent qu'au-delà de son humble moi humain existe, à l'intérieur de lui-même, un mystérieux noyau d'où émanent le don créateur, la vie et l'énergie. Quand cet être se penche sur un problème, celui-ci devient comme neuf. Nous savons combien les hommes de génie ont la faculté d' envisager les questions d'un point de vue inédit. Il y a en eux une source créatrice qui est une manifestation spécifique du Soi.
On croit souvent que les images du Soi sont du type « vieux sage », mais il est tout autant « l'éternellement jeune », car il donne l'impulsion créatrice à l'homme et lui permet d'envisager la vie sous un angle neuf.. Le Puer Aeternus apporte toujours avec lui un sentiment de jeunesse, de vie éternelle, de vie au-delà de la mort. Par contre, s'il y a identification au « puer », il se développe ce qu'on peut appeIer « Ia névrose de Ia vie provisoire » : le sujet se berce de l'illusion ~ qu'un jour ~ il deviendra un grand homme. Un tel être vit une forme erronée d'éternité. Il dédaigne le présent, l'«ici et maintenant » qui doit être accepté, car c'est le pont qui donne accès à la vie éternelle. P. 128 cf.Emmanuel B.


CHAPITBE VI SUITE DU CONTE D'AMOUR ET PSYCHE

P.150 . Psyché ne parvient pas à trier le bon grain à l'aide de son seuI jugement : littéraIement, la fonction humaine du sentiment se trouve submergée. Dans un cas semblable il demeure pourtant une possibilité de salut, car le chaos de l'inconscient est toujours en relation avec son opposé, l'ordre. Quand on parle de l'inconscient, il faut toujours le faire en termes de paradoxes, c'est pourquoi, si nous soulignons ici son aspect chaotique, nous savons aussi (et nous pouvons tabler sur ce fait) que l'inconscient n'est pas seulement chaos, mais également ordre, et que seul l'ordre inconscient peut surmonter le désordre inconscient. L'individu ne peut qu'être attentif au problème et tenir bon de la façon la plus désespérée, jusqu'à ce que cet ordre se révèle.
.Avoir Ia foi, c'est faire de son mieux quand on est confronté avec ce qui paraît sans espoir, en ayant le sentiment sous-jacent que, même si l'on échoue, on aura été, en tous cas, jusqu'à l'extrême limite de ses possibilités. C'est une démarche essentiellement humaine, qu'un dieu ou un animal ne peut faire. Alors l'inconscient multiforme et chaotique guérit son propre désordre par ce qui semble être un autre chaos multiforme ; celui-ci est représenté, dans notre conte, par l'intervention des fourmis.
Dans les pays occidentaux, les fourmis nous apparaissent souvent sous un aspect négatif. . mais les fourmis en elles-mêmes prennent souvent un sens positif dans la mythologie. Après Hérodote, elles aident, dans un mythe indien, à transporter Ie soIeil pendant son voyage nocturne sous la terre, rôle tenu en Egypte par le scarabée. Dans certaines autres variantes indiennes, Ia fourmi extrait l'or de la terre. Elle symbolise l'ordre secret de l'inconscient collectif, différent de notre organisation consciente rigide. Karl Kérényi a mis les fourmis en rapport avec le peuple des Myrmidons qui étaient, d'après les Grecs, les hommes autochtones, originels, de la terre . Ainsi, dans des comédies attiques.. il y avait des « Myrmekanthropoi », des hommes-fourmis, qui représentaient l'homme originel. A l'inverse de la mère destructrice Aphrodite-Vénus, ces enfants de Ia Terre-mère viennent aider Psyché. Les fourmis, et plus spécialement less termites, possèdent en réalité des qualités mystérieuses encore inexpliquées. . (ex. de la construction d'une termitère séparée en deux par une plaque de plomb).. L'ordre des fourmis correspond à une réalité.
Des choses semblables se produisent aussi en nous, dans l'inconscient. (ex. de la construction d'un temple à Bali) P.151
.. Ils collaboraient simplement par l'intérieur d'eux- mêmes : ce temple vivait dans leur vision intérieure, c'était tout. On peut donc dire que, si le sentiment est juste, Ia foi, ou pIutôt Ia pistis entraîne Ie résultat. La loyauté à la loi intérieure est le plus haut degré du sentiment. Quand cette loyauté ou ce sentiment se constelle, il amène au jour l'ordre secret qui exisfe au sein du chaos de l'inconscient.
Après cela, Psyché doit obtenir la laine d'or des béliers du soleil. EIle y est aidée par le bruissement des roseaux .. Les roseaux, comme le souligne Merkelbach, avaient une grande signification en Egypte .. dans les hiéroglyphes, le roseau représente Horus, le soleil levant, le dieu soIaire rené, qui est Ie nouveau roi d'Egypte. II symbolise donc le roi au moment du renouveau de la royauté, lorsqu'il est transformé et ressuscité dans son fiIs.
Dans bien des confes de fées, le roseau révèle, comme ici, un savoir secret. Dans le folklore on trouve de nombreuses histoires dans lesquelles, par exemple, quelqu'un a été tué et enterré dans un marécage. Un berger, passant par là, coupe un roseau et s'en fait une flûte ; la flûte enchantée révèle alors le secret du meurtre, si bien que l'assassin est découvert et puni. Le roseau peut donc trahir un secret, ou bien communiquer Ia sagesse divine à l'homme grâce au vent qui souffle à travers lui. Il existe dans Ia psyché humaine un uItime instinct de vérité qu'on ne peut refuser indéfiniment d'écouter : ?n peut prétendre ne pas I'entendre, mais il persévère dans l'inconscient. Psyché, en l'occurrence, a une sorte , d'inspiration secrète de la façon dont elle doit s'y prendre. Le sifflement du roseau a un rôIe analogue à ceIui des fourmis ; il représente ces minuscules étincelles de vérité qui nous parviennent de l'inconscient. La vérité ne parle pas à voix haute : sa toute petite voix se manifestera peut-être par un malaise, ou par un sentiment de mauvaise conscience, ou par quelque intuition subliminale de ce genre. Une grande tranquillité est nécessaire pour prêter attention à ces petites intuitions véridiques. Quand I'inconscient commence à parIer fort et à agir sur Ie moi au moyen de maladies, d'accidents de voitures ou autres, la situation est vraiment grave. Mais, habituellement, il a commencé par murmurer pendant des années avant que ne se produise le coup de tonnerre des catastrophes. En prêtant attention à nos rêves, nous essayons d'entendre ce que dit le roseau avant que ceIles-ci ne surviennent.
Le roseau, nous l'avons vu, est relié mythologiquement à la renaissance du dieu solaire sous la forme d'Horus. . L'aspect souffrant refoulé du roi, principe solaire, se trouve personnifié par Osiris. Chaque ,jour, douze heures par jour, nous ne sommes qu'une moitié de nous-mêmes. Nous devons, pour faire notre travail, réprimer d'innombrables réactions intérieures vitales ; on ne peut même pas les laisser monter à la conscience. P. 153 Tant que dure une activité consciente, une partie senlement de la psyché peut s'exprimer, l'autre moitié étant dans la situation du dieu souffrant dans l'l'au-delà, dans l'inconscient.. le roseau est en relation avec Horus, le principe solaire en devenir : il anticipe la vérité de la vie future.
Neumann a donné une belle interprétation du bélier ; ( En Egypte, le bélier de Mendès était également associé à Isis.) . C'est le signe zodiacaI du printemps ; iI symboIise donc l'impulsivité agressive, l'action faite sous Ie coup d'une humeur, l'initiative irréfléchie, naïvement masculine. Chez une femme, cela concernerait évidemment son côté inconscient masculin, l'animus, alors qu'ici cela vient du côté de l'anima. Cela signifie que l'un des plus grands dangers pour un homme, quand il commence à laisser vivre son anima, est de tomber dans une impuIsivité irréfléchie. Il est bien plus difficile pour lui de différer une décision que ce ne l'est pour une femme. . Cet animal a aussi, bien entendu, un aspect positif. Mais pour un homme qui doit réaliser son anima, il est mortel : si on est possédé par le bélier, on ne peut jamais comprendre ce qu'elle est. Le sentiment est généraIement une réaction Iégèrement secondaire, surtout chez l'homme. Cela signifie qu'il lui faut pouvoir attendre et écouter ce que Ie côté féminin en lui pourrait avoir à dire. Si un homme passe outre à cela, il ne deviendra jamais conscient de son anima. S'iI vous arrive d'être pris dans une humeur qui vous fait désirer d'agir tout de suite, vous savez combien il est difficile de différer votre action et d'avoir la patience de perdre du temps.
Il existe, sur ce sujet, des matériaux mythologiques intéressants, teI I'ancien conte grec de Phrixos et Hellé. C'est le thème du frère et de sa petite soeur persécutés par une belle-mère qui a l'intention de les tuer. L'ayant appris, ils s'échappèrent sur un bélier qui s'envola avec eux dans le ciel, hors d'atteinte de la marâtre démonique. En chemin, Hellé se pencha, regarda en bas et tomba dans Ia mer, ce qui donna I'Hellespont .. Phrixos parvint à son but et on lui ordonna de sacrifier le bélier et de pendre sa toison à un arbre. Depuis lors, la toison d'or devint le symbole du trésor inaccessible, but du long voyage des Argonautes. Dans l'interprétation chrétienne tardive, Ia toison d'or pendue à l'arbre fut considérée comme une préfiguration du Christ, l'agneau sacrifié. P. 155
.. La touffe de laine d'or, le trésor impossible à obtenir, est pourtant ce que Psyché doit arracher aux béliers. Toute émotion puissante n'apporte pas seulement de Ia chaIeur, mais aussi de Ia Iumière. Généralement elle est à 80 % feu destructeur et à 20 % lumière ! C'est pourquoi, si l'on est submergé ou agressé par une terribIe émotion, l'art ne consiste pas à se Iaisser déchirer par eIIe, mais à en chercher Ie sens, à chercher l'iIlumination dont cette émotion peut être porteuse. Par exemple, il se pourrait que vous rencontriez quelqu'un que vous détestez : chaque fois que vous voyez cette personne, vous devenez irrationnellement, exagérément, émotif : c'est là une réaction du béIier. Vous avez Ie choix, soit de vous Iaisser aIler à votre émotion, ce qui conduit aux catastrophes, soit de Ia réprimer, mais dans ce cas vous n'apprendrez rien. La troisième possibilité serait de ne pas céder à l'émotion, mais de chercher sa signification. Pourquoi est-ce que je me sens ainsi ? Qu'est-ce qui m'atteint ? On découvrira alors quelque chose de nouveau. On peut donc dire que, queIque soit l'aspect destructeur d'une émotion, elle porte toujours aussi en elle une lumière ; l'art est de découvrir cette lumière sans se laisser prendre par l'affect primitif et contrôlé. C'est ce que signifie être capable d'attendre le moment opportun pour obtenir la laine des béliers.

CHAPITRE VII LES TRAVAUX DE PSYCHE