dialectique, sens mythique et vécu concret

Le couple, union des contraires est bien une image archétypique ; nous observons sa puissance agissante sur nous tant au plan extérieur qu'au plan intérieur.
Au plan intérieur, c'est le processus d'individuation qui engage la personnalité tout entière et trouve son accomplissement dans la conjunctio oppositorum, « autrement dit dans l'union, sans fusion ni confusion, dans la relation vivante et perpétuelle à l'anima et à l'animus.
Au plan extérieur c'est la quête dans l'amour .
Y a-t-il un rapport entre nos tribulations dans ce lien à l'Autre en nous et cet autre en face de nous, à coté de nous ? Je pense que oui.


Le problème de la différence

« Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l'homme à l'homme est le rapport de l'homme à la femme. » Karl Marx

L'histoire de l'homme dans son sens le plus général s'inscrit sous le signe du dialogue manqué. .. sous le signe de la guerre manifeste ou latente, violente ou sournoise, sous le signe du refus de l'autre. L'autre semblable et différent, proche ou lointain, nécessaire à « ma » survie et pourtant menaçant. Il semble que rien ne soit plus difficile à l'homme que d'assumer son semblable et de l'assumer dans sa différence. .
1)La difficulté fondamentale de l'homme reste d'accepter l'autre dans sa différence. La différence est inquiétante, voire menaçante. On ne sait jamais ce qu'elle recouvre et si son mystère ne cache pas quelque pouvoir magique dont nous serions dépourvus. . Il est différent donc inférieur, ce qui évite de se poser l'inquiétante question de sa possible supériorité ou de quelque qualité prééminente qui nous obligerait à nous remettre en cause. . On ne se demande pas ce qu'on a à apprendre de lui et s'il n'est pas nécessaire à notre développement et à notre survie. Car c'est de la différence que naît, justement, la complémentarité. Là où le problème devient aigu .. c'est bien dans le rapport de l'homme à la femme. L'homme et la femme sont différents et complémentaires par leur différence même. Cette différence et cette complémentarité sont inscrites dans le corps même, et, dans la perception de cette différence et de cette complémentarité s'enracine également la peur que chacun a de l'autre. . tant au niveau clinique que culturel tous les phantasmes d'épouvante que suscite chez l'homme le « mystère» de la femme. La femme, .. apparaît à l'homme du fait de sa différence « comme un être éternellement incompréhensible, mystérieux, étrange et par conséquent hostile » (W. Lederer) . la dépendance qui assujettit la femme à l'homme ne fait que renforcer cette crainte ( .. pages édifiantes de Montaigne et d'Aristote sur le désir de la femme si dangereux pour l'homme incapable de l'assouvir.) . En fait les deux sexes sont .. à égalité devant leur peur. On trouve autant de phantasmes d'éventration, de pollution, d'éclatement, de viol et de mort chez la femme qu'on trouve de phantasmes d'abîme, de vagin denté et d'engloutissement chez l'homme. La différence inquiète mais c'est par cette différence que l'homme et la femme se rencontrent et, toute peur surmontée, sont nécessaires et précieux l'un à l'autre. Pas seulement pour le plaisir .. et, pas seulement pour le procréation non plus : pour l'amour. . cette acceptation de la différence .. exige une ascèse, une lente et progressive découverte de l'autre en tant qu'autre. . P.39 . La dialectique du semblable et du différent émerge dès les premiers matins du monde. Lorsque Eve est créée au Livre II de la-Genèse, après que l'homme ait été créé dans sa double essence, mâle et femelle au Livre 1, elle est créée pour qu'une créature semblable à lui surgissent aux côtés d'Adam. Mais le terme hébreu Ezer Keneguedo est ambigu. Aide, oui, mais « comme contre-lui », comme sa contrepartie ou comme son face à face. Adam, naïf à son réveil, ne perçoit pas les pièges de cette complémentarité de confrontation. Il perçoit Eve comme semblable : « celle-ci est bien chair de ma chair, os de mes os » et il la baptise Ischa, féminin de Iisch. Intraduisible. Hommesse n'est vraiment pas esthétique. Seulement dans l'intervalle le Yod, symbole phallique, a disparu de la racine et s'y substitue le n (noun défectif) de la féminité .. Mais dans la perception première la « différence » est comme escamotée. Ce n'est pas une perception sexuelle mais fraternelle, celle qui reparaîtra dans sa plénitude, « ma sour, ma bien-aimée », à la fois fraternelle et amoureuse dans le Cantique des Cantiques. Mais le chemin est long de l'un à l'autre et, malgré ces références ancrées dans notre patrimoine et notre passé spirituel, nous sommes fort loin d'en avoir franchi les étapes.
2) C'est qu'avec le « semblable» les choses ne vont pas de soi non plus. La fraternité dans la Bible s'inaugure dans la rivalité et le fratricide. . Caïn . est prévenu par Dieu que le mal guette à sa porte et qu'il peut le dominer mais il ne le domine pas le moins du monde. La rivalité se retrouve, s'atténue, se rachète, de génération en génération, Ismaël et Isaac, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères.
L'humanité semble lancée sur des eaux dangereuses. Avec le « semblable » elle rivalise, avec le « différent » elle s'épouvante. D'un côté rôde le meurtre, de l'autre la sujétion. Toutes les formes de mort données et reçues interfèrent. Et aussi les grandes échappées sur les grands ciels clairs de l'amour et de la salvation.
L'homme et la femme, semblables et différents, vont se trouver au centre de cette terrible et passionnante épopée de la vie et de la mort. . P.41
.point commun entre les grands opprimés de l'histoire .. la notion de « majorité » est floue et ambiguë. . Il s'agit beaucoup plus de savoir qui détient le code des valeurs en cours. . La complémentarité inscrite dans le corps et caricaturée dans les fameux « rôles » féminins ou masculins. le mystère - par là même refusé - que chacun est -porteur de signe, nécessaire à l'accomplissement de l'Autre. Le mécanisme est, en gros, le suivant : le besoin, assumé dans l'amour, est au contraire camouflé dans l'asservissement d'un sexe par l'autre - toujours sous-tendu par le mouvement inverse - par le mépris latent, par la négation de la différence-précieuse-pour-moi.
.On ne cessera de dire des sottises, même spirituelles, tant qu'on continuera à penser en termes de catégories isolées : hommes, femmes, alors que l'être humain .. ne trouve son accomplissement que dans le couple. Tout le reste est prélude à la sujétion d'un sexe à l'autre dans quelque sens que ce soit, à l'homosexualité et, disons-le clairement, à la mort. . l'émancipation de la femme ne devrait pas se faire contre l'homme. P.44
On essaie de détruire l'objet de la projection plutôt que le phantasme. P.46
il se peut à la limite que le refus de la norme, même régressif, puisse avoir P.49 sa significations dans l'accomplissement d'une dialectique qui bouscule la « nature » pour en éveiller dedans les germes du dépassement.
L'humain retrouve à travers mille tâtonnements les projets du cosmos.

1). dépasser l'opposition nature-culture . voir Hilman p.177 corps esprit

(la sexualité) Ce n'est pas un péché c'est un acte de conséquence. Et il ne s'agit pas ici des conséquences biologiques. Il s'agit du poids d'un face à face. Il s'agit du sens d'une rencontre.
pas que l'on confondisse la répression - le refoulement - et l'interdit, prélude .. à l'édification du sujet et de sa puissance de choix. Les forces de vie sont dans l'instauration d'un face à face, dans la qualité et l'intensité de la rencontre. Non dans l'indifférenciation quantitative du rapport. .
On voit ainsi comment est valorisé ce qui est mâle, dévalorisé ce qui est féminin et aussi, dans une civilisation dominée par le mythe odipien, celui d'Ouranos et Kronos, évité le problème de l'affrontement des générations.
Or c'est précisément dans ce climat que naît Lesbos et la protestation que constitue le mythe des amazones. Le mécanisme semble être le suivant : la femme rejetée par l'homme apprend à se passer de lui ou à rivaliser avec lui.
. « Pourquoi faut-il que votre langage évoque à chaque instant la domination et la violence ? » .
histoire de l'homme qui a commencé pour des raisons concrètes à être une histoire des mâles, mais qui ne deviendra véritablement une histoire de l'homme que lorsqu'elle sera devenue une histoire de l'être humain dans sa double et unique nature, dans sa différenciation originelle assumée. P.56
.. Marx : « Dans le rapport de l'homme à la femme, proie et servante de la volupté collective, s'exprime l'infinie dégradation dans laquelle l'homme existe pour soi-même. »

La Bible, elle, s'ouvre .. : Dieu crée l'homme à son image et à sa ressemblance et, ce faisant LE crée - et seulement après les crée mâle et femelle. Et les cabbalistes commentent que le principe masculin comme le principe féminin sont en Dieu même et que « le mâle séparé de la femelle ne mérite pas même le nom d'homme. »

La guerre des sexes est sous-jacente à tout le processus, à toute cette désespérante et réciproque sensation d'avilissement. Freud a très naïvement mis en lumière « l'envie du pénis» chez la femme. Il a fallu des décennies pour que l'on s'aperçoive que « l'envie du vagin » et surtout de l'utérus porteur de l'enfant existait aussi chez l'homme. . C'est toujours le même processus : Ah ! si j'étais l'Autre-que-moi et disposais de « ses » moyens, de « ses » atouts sexuels ! . P.68
En fait la vraie communication entre les sexes exige l'approche à travers la différence. En « devenant l'autre » on ne peut que lui faire défaut comme si, dans un dialogue dont la problématique et l'enjeu sont d'une extrême importance, l'un des interlocuteurs abandonnait tout à coup son argumentation au profit de celle de l'autre. Le dialogue se terminerait .. pour définir un point, fût-il à l'infini, il faut au moins deux vecteurs. P.69
une problématique générale d'une différence non assumée et vécue en termes de mépris, de haine, de peur ou de domination réciproques. Dans ces perspectives le couple n'est pas construit, il est à construire
ce temps de silence qu'il faut pour reconnaître son propre désir et en chercher la réponse au niveau du visage de l'Autre, de sa parole, de son être, qui implique son sexe sans l'aliéner aux rôles multiples d'objet asservi ou d'objet menaçant. Peut-être l'homme a-t-il besoin de mettre de l'ordre dans ses mythes. D'en changer ou peut être de retrouver au fond de sa conscience la source vivifiante et inassumée - mythique - de son être, celle qui coïnciderait avec sa créativité originelle. P.71

III Le couple et la créativité humaine
« Dieu créa l'homme à son image. Il LE créa mâle et femelle, il les créa... » (GenèseI)

. il reste que, entre la promesse originelle et l'homme de nos jours tel qu'il se cherche et tel qu'il s'est cherché à travers tous les mythes de l'histoire .. il y a quelque chose qui s'est posé d'emblée comme une essence, puis s'est brisé ou fêlé, et se cherche à travers le puzzle de relations innombrables qui font les grandes amours de l'histoire et ses jeux minables au coin de la rue. .
.. L'amour se cherche.
. On ne hait rien tant que ce qui en soi est le plus précieux à accomplir et qui nous renvoie sans cesse aux lignes furtives de nos échecs et de nos approximations. . Ainsi l'homme et la femme se sont déclarés cette guerre « raciste » .. plutôt que de s'avouer le fondamental désir qu'ils avaient l'un de l'autre et que de l'assumer dans la ferveur commune et le respect réciproque. Ainsi va le monde. Ainsi vont ses plaies. Des « rôles » trop et mal partagés et départagés masquent un face à face sans cesse éludé. ...
L'homme et la femme dans nos civilisations se sont justement partagés les rôles à propos de la créativité et de l'amour qu'ils auraient du assumer ensemble .
Deux choses et deux choses seulement importent dans la vie : l'amour et la créativité auxquels se subordonnent tous les modes de la communication et de l'ouvre. Tout le reste n'est que moyen et caricature. Or il se trouve que la créativité et l'amour ont une source unique.
les conditions de l'histoire ont fait que l'homme et la femme au lieu d'accomplir ensemble l'ouvre et l'amour se sont en gros partagé les taches. Il est bien vu dans notre civilisation que la femme consacre toute sa vie à un amour. L'homme se sentirait dévirilisé .. Il paraît tout aussi « normal » dans cette même civilisation que l'homme ait une ouvre et que la femme y sacrifie sa propre créativité . Or tout être humain a sa petite ou grande flamme créatrice et ce partage des rôles a mutilé l'homme et la femme . Il semble entendu une fois pour toutes que l'amour est « plus important » ( ! ) pour la femme et l'ouvre plus importante pour l'homme.
L'amour physique passe à travers l'échelle animale par une série de brouillons et d'ébauches dont seul le couple humain pourrait permettre de réunifier les signes décodés. A chaque P.75 instant toutefois les facteurs sociologiques interfèrent. La loi juive proclame que le mari doit à sa femme le vêtement, la subsistance et le plaisir. Vêtement et subsistance dans une société archaïque où la femme des temps bibliques n'a pas son autonomie économique. Le plaisir c'est l'émergence d'autre chose : elle n'est pas pour l'homme le simple objet de son « défoulement », elle est .. sa partenaire, et l'acte sexuel est en hébreu connaissance et amour.

l'homme dérangé dans ses habitudes - le repos du guerrier - pense que l'amour est une histoire de femmes et part se consacrer à des besognes plus sérieuses comme Platon l'indiquait déjà. Personne n'a peut-être encore mesuré, et pas même moi qui essaie d'en parler aujourd'hui, l'immensité de l'abîme qui s'est creusé du fait de ce partage. Pourtant, dans leur aliénation respective l'homme et la femme demeurent signes l'un pour 1'autre de la valeur perdue que chacun doit récupérer pour être, pour soi et pour l'autre, un répondant à part entière :
-En effet, la femme « gardienne» ou vestale de l'amour en rappelle à l'homme l'importance. Sans la douceur du don réciproque de soi l'acte sexuel n'est pour l'homme qu'une prouesse ridiculement valorisée et tout son comportement s'en ressent. L'homme et sa voiture, l'homme et la politique, l'homme et la guerre, sont le signe d'un amour non accompli. Cette partenaire dont il a sexuellement besoin il ne la refuse pas seulement dans l'homosexualité, il la refuse dans toutes ses fuites de mâle qui se prétend content de lui et qui ne peut se déprendre de sa peur car il ne cesse d'être hanté par le besoin d'amour dans lequel s'inscrit le besoin sexuel et qui constitue la sève de l'ouvre qu'il veut fonder. Mais l'homme a inventé mille ruses pour ne pas assumer le lien profond que Freud a si bien cerné et si insuffisamment analysé à propos de la sublimation. L'ouvre a un rapport avec la femme ? Soit. Il invente une muse. Amour d'enfance inaccessible de Dante. Amour trahi et maîtresse infidèle de Musset : Ce « merveilleux rêveur » qu'est l'homme, d'après certaines femmes, rêve beaucoup trop loin du réel. Il oublie que le rêve ou la rêverie comme la plue des nuits est une rosée fertilisante pour le sol où posent ses pas. . Ailleurs l'homme fonce dans le travail comme une brute, histoire de n'avoir plus une minute de libre pour sa compagne. Il a l'amour furtif ou à la hussarde. Parfois il devient impuissant à la1ongue. Ce ne sont pas là des boutades mais des raccourcis d'observations cliniques. En bref la femme est pour l'homme un perpétuel rappel d'une tendresse oubliée ou mal transposée qu'il n'a jamais su transférer de sa mère à sa femme (D'où le « vieil idéal masculin » d'une « vierge-mère » .. et qui correspond à un refus masqué de la femme en tant que telle.) oublieux qu'il est du verset biblique : l'homme quittera son père et sa mère pour s'unir à la femme.

- Mais, inversement, l'homme « créateur » rappelle à la femme, même lorsqu'il y fait expressément obstacle, sa propre créativité. La seule chose qu'elle n'ait jamais eu le droit de lui donner car - l'Evangile évoquerait la parabole des talents- chacun doit rendre plus qu'il n'a reçu. La femme qui s'efface « devant l'homme », gardienne de sa créativité à lui, est sur la pente d'un « matriarcat déguisé. » L'ouvre de l'homme a été un rappel constant à la femme de son objet perdu à elle : l'ouvre à laquelle l'enfant qui est ou devrait être l'ouvre de l'homme et de la femme ne saurait se substituer même si dans le meilleur des cas il en fait partie. Les femmes ont, comme les hommes, inventé leurs tricheries bien pensantes pour masquer leurs peurs et leurs exigences P.77 propres. Elles ont été adroites, diplomates, tricheuses et castratrices alors que les hommes se montraient brutaux et sanguinaires et non moins tricheurs.
L'homme et la femme ont tout fait pour « mourir chacun de son côté » ou pour faire sauter la baraque ensemble. Mais vivre, créer ensemble ! . Ils ne se connaissent pas. Ils ne se rencontrent qu'au lit, et encore. Ils s'y agressent, s'y fuient ou désertent ce lieu de rencontre
Le Zohar, lui, contient un très beau texte sur la création : « le fleuve jaillit d'une source intarissable et coule au-dehors sans s'arrêter.» Ce n'est pas un symbole phallique : Binah, principe féminin, est évoquée. Et peu après il est dit : « L'équité est parfumée. les rigueurs sont apaisées et descendent dans la paix et dans la miséricorde. C'est l'heure de l'union du mâle et de la femelle et tous les mondes sont dans l' amour et dans la joie. » Mais le texte poursuit : « Quand le mâle s'éloigne de la femelle malheur au monde », car le mâle qui s'éloigne de la femelle c'est la Justice qui s'éloigne du Jugement qui l'adoucit, c'est le déséquilibre cosmique .

« Et créa Dieu l'Homme selon son image, selon l'image de Dieu il le créa mâle et femelle, il les créa. » On voit comment le projet de la ressemblance s'esquisse puis s'incarne dans l'unité complémentaire du mâle et de la femelle, dont la réalité plurielle ne fait que suivre. Ceci, .. précède de tout un chapitre la création concrète d'Adam et Eve. On est ici dans le domaine d'un projet essentiel que n'altère encore aucun passage à l'acte, que n'infléchit encore aucun mouvement historique. .. les cabbalistes insistent sur le fait que cette création de l'homme dans sa double nature, mâle et femelle, implique l'existence de la polarité sexuelle en Dieu même et fait que le P.79 mâle et la femelle « séparés » ne constituent plus une image mutilée de la ressemblance première. . « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. » (Genèse I, 26) . une interprétation plus hardie : ce pluriel associe l'homme non encore créé à la création de l'homme. Cela irait vers . « Dieu en Quête de l'homme » . En ce sens le couple originel constitue une sorte de promesse divine qu'il appartient à l'homme, pris dans sa double nature, de réaliser. Toute séparation, dit le Zohar, se répercute du bas vers le haut, toute séparation au niveau terrestre blesse comme en écho l'essence divine, « éloigne le Saint béni-soit-il de la Schekhina » qui est l'élément féminin en Dieu et comme sa présence sur la terre. Ces textes sont à prendre au minimum comme des intuitions qu'a l'homme de l'unité originelle qu'il peut faire advenir ou trahir. L'histoire, en effet, fourmille de ces avènements et de ces déchéances. .

Que signifie en effet la naissance d'Eve et comment apparaît-elle ? .. pour comprendre l'essence du rapport originel qui, l'unit à Adam, il faut s'attarder sur quelques préalables :
a) la première fois qu'il est dit : « croissez et multipliez » .. c'est à propos des animaux et avant que l'homme n'ait été créé. Il y a une bénédiction sur la vie, certes, mais, .. , elle ne constitue pas l'essentiel du rapport de l'homme à la femme dès que ceux-ci apparaissent dans leur essence concrète ;
a) Livre II de la Genèse, Adam est créé « poussière détachée du sol » animé d'un souffle de vie, à quel moment et en quel sens se situe l'apparition d'Eve ? C'est au moment où Adam nomme les animaux, impose à chaque espèce son nom, dans un rapport, donc, asymétrique, que Dieu s'avise qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul et isolé : il y a en effet déjà un décalage entre le projet essentiel et sa réalisation historique. Dieu crée Eve comme semblable à Adam perdu dans la foule des animaux nommés, c'est-à-dire qu'elle est, dans le projet divin, l'interlocutrice, capable de nommer et non pas seulement d'être nommée. Le texte hébreu est très fort. Eve doit être « Ezer Keneguedo » - .. En raccourci : Aide comme sa contre- partie ou comme son face à face. Rachi commente : s'il le mérite une aide, s'il ne le mérite pas une adversaire. Voici fondés l'intersubjectivité, le rapport inévitablement réversible qui dans l'essence humaine précède tout rapport biologique sous-jacent pourtant de « fécondité ».
Quand, Eve apparaît ce n'est pas sortie de la côte d'Adam .. mais de son côté. Elle est sa moitié complémentaire, impliquée dans son principe . Rachi précise même qu'Adam ne peut voir le morceau de chair d'où Eve a été tirée P.81 afin qu'il ne la méprise pas.
Le noun est une lettre féminine, initiale de « Nekeva » Femelle. Adam a vu Eve semblable à lui. Il n'a pas vu la « différence » par laquelle il pouvait s'unir à elle. .. elle semble du reste encore diffuse, labile, mal « distribuée ».
« C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'unit à la femme. » .. il n'est plus question de croître et de multiplier et le péché s'interpose sous forme non sexuelle .. avant que l'union charnelle entre Adam et Eve devienne effective.
.
.. c'est une conséquence du péché que l'homme domine sur la femme, .. toute rédemption devra contribuer à lever cette malédiction-là
. dissocier l'amour de la procréation .

a) La procréation est impliquée dans l'essence animale et dans l'essence biologique de l'homme .. « croissez et multipliez ».
b) La véritable essence humaine apparaît lorsque le couple se trouve face à face et n'est même pas encore conscient de cette possibilité d'union et de fécondité qu'il porte en lui.

Ce serait dire par conséquent que l'amour ne saurait se réduire à une sexualité utilitaire mais que peut-être il devrait pouvoir la retrouver une fois qu'il se serait assumé en tant que choix véritable, face à face, reconstitution de l'unité originelle . P.83
Quand l'homme connaît Eve, sa femme, aux premiers matins de l'histoire -et non du monde- Eve qui enfante Caïn ne l'enfante pas dans un rapport d'amour conjugal. Elle s'écrie .. : « Kaniti Iysch êt Hachem » .. en gros : « J'ai acquis un fils de l'Eternel » et, presque, « J'ai acheté », sorte d'hypothèque .. la particule êt signe du complément d'objet direct à la fois sur l'homme et sur Dieu. Or, cet homme est un meurtrier. Sans autre forme spécifique Eve enfante ensuite Abel, la victime. Les deux rivaux sont, par essence, non viables. Le Zohar commente qu'Eve n'a pas eu un « vrai » rapport avec son mari. Lorsque, après le drame, Adam connut à nouveau Eve, sa femme, Eve le nomme Seth et commente que Dieu lui a accordé une nouvelle postérité au lieu d'Abel que Caïn a tué. Celui-ci ne sera ni bourreau ni victime. Accordé par Dieu et non extorqué à Dieu, il engendre à son tour Enoch autre nom pour désigner l'homme. Et l'histoire recommence ... lorsqu'Adam engendre Seth « il engendre un être son image et à sa ressemblance » ; cette fois la ressemblance première, celle du couple, est perpétuée. La naissance passe donc par les entrailles du couple et par leur phantasme, par la « connaissance » sexuelle et par l'image que s'en font les partenaires. L'humanité véritable se perpétue dans cette vigilante attention de l'un à l'autre et tout enfant qui naît d'un ajustement insuffisant est déjà fragilisé, tout enfant qui naît d'un phantasme gauchi est menaçant ou menacé. En ce sens le judaïsme n'accepterait pas le thème chrétien de la naissance surnaturelle de Jésus. Ou bien il l'interpréterait cet autre « enfant de Dieu » dans la thématique de la mort qui plane sur le bourreau ou sur la victime. . Reste que pour le judaïsme la naissance s'inscrit dans une thématique de la créativité qui implique que la procréation ne se réduise pas à sa plus simple expression ou à certaines mégalomanies. Caïn
« acquis de Dieu» n'est pas tout à fait un homme, Abel, qui semble né par hasard ne l'est pas non plus. Le couple doit naître lui-même avant de procréer un « vrai » enfant. Belle prémonition de toutes les théories freudiennes sur les enfants-compensations, enfants-pénis, etc. sur lesquels planent les désirs aliénés des parents. Il est des mythologies où l'enfant est voué à la mort. Ne serait-ce pas justement parce qu'il n'est pas né d'un couple s'assumant comme tel ? Est-il péché originel plus tangible que celui de notre origine ? L'enfant non désiré, tarte à la crème des psychanalystes, et l'enfant mal désiré, en porte à faux sur le désir de ses parents, n'est-il pas essentiellement hanté par ce secret de son origine qui le planifie de travers, le jette au monde et en même temps le rejette ou le désire autre qu'il n'est ?
Le complexe d'Odipe .. est le résultat « vertical » - en coupe sur les générations d'un trouble horizontal qui affecte le couple originel, en lutte, en guerre, affronté sexuellement et non pacifié dans le face à face qui précède le double don de soi. L'homme et la femme se sont consommés comme des objets - et consumés à ce jeu qui semble facile et qui est souvent mortel. Ils n'ont pu dans cette ligne mythique se constituer comme sujets. Ils se sont pris dans un système. ..
L'enfant créé devrait pouvoir être assumé comme P.85 fruit d'un double amour, issu d'un couple et non perçu par chacun des partenaires comme arme contre l'autre ou menace pour lui-même. . thèmes de la mythologie grecque - Zeus tuant la femme enceinte de l'enfant qui le menace, les mères complices des fils pour châtrer ou tuer les pères - . dans le christianisme .. élision de l'Odipe et du père dans la naissance parthénogénétique de Jésus. .
La procréation ne se hausse au rang de la créativité issue de l'amour que si l'amour préexiste à l'acte qui engendre un enfant biologique. Que s'il en est nettement distinct et décanté. C'est justement ce que nous apprend la Bible. Chaque naissance surnaturelle ou, disons, prédestinée, s'inscrit expressément dans l'amour d'un couple. . cette naissance : a) suit une période de stérilité de la mère ; b) se situe alors que, lorsqu'il y a lieu, l'amour de l'époux pour l'épouse stérile est très expressément affirmé et qu'elle est préférée à l'épouse féconde ; c) s'inscrit dans la tension du désir et de la prière, des tâtonnements de l'effort et de la volonté de vivre.
L'histoire du sacrifice d'Abraham qui est l'histoire du non-sacrifice d'Isaac, est, dans un sens bien .. un « anti-Odipe ». . Le miracle ce n'est pas qu'Abraham ait obéi à l'ordre monstrueux de Dieu. Le miracle c'est qu'il ait entendu la seconde voix : « tu ne porteras pas la main sur cet enfant. » Le miracle c'est que dans le cycle « naturel » des meurtres odipiens se soit inscrite une force nouvelle capable de sortir l'homme de ses fatalités et de ses cercles. . « Je te recommande, Oh je te recommande l'enfant » Ces mots .. sont l'affirmation du vieil et fidèle amour contre le péril du meurtre et de la mort. .
l'amour doit précéder la procréation, que l'amour est choix et projet et qu'à travers les brouillons de l'histoire il n'y a de créativité dans la procréation que si elle est issue de l'amour.
La procréation sans amour n'est qu'un acte biologique, l'amour sans procréation crée toujours à la fin - biologiquement ou non quelque chose.
C'est pourquoi même à travers une société archaïque comme société biblique la femme se dresse dès l'origine comme interlocutrice, compagne de l'homme, co-responsable du projet de Dieu. . P.89 .
.. quelque chose est lancé dans l'histoire qui en constitue le fondement. Ce quelque chose est le couple. Un dans la promesse originelle il s'accomplit en se différenciant dans le face à face et en s'acceptant dans la différenciation. Au Lech Lekha d'Abraham, va vers toi-même, au masculin, fait suite le Lechi Lach du Cantique. Va vers toi-même au féminin. Dans le contre-point de ce double avènement s'édifie le couple, s'engendrent les « enfants de l'amour » qui sont à travers cette seule condition les enfants de la promesse.
Même, parfois, dans l'éclair d'une rencontre. .. David à Abigaïl « Béni soit l'Eternel Dieu d'Israël de t'avoir envoyée aujourd'hui vers moi, toi qui m'as empêché aujourd'hui de m'engager dans le sang et de demander secours à ma propre main. » C'est .. la reconnaissance du rôle de l'autre. Et cet autre - absolument autre .. ou autre par excellence, est la femme, absolument semblable depuis le cri d'Adam à sa naissance, absolument différente depuis la consécration du premier couple des patriarches qui fait surgir le sens de la différence première, l'articule dans une complémentarité sanctifiée. .

« J'enverrai Elie le prophète, lui ramènera le cour des pères à leurs enfants et le cour des enfants à leurs pères.»

Mais cela n'est possible que si le couple, qui engendre, engendre dans l'amour. Que s'il reconnaît dans la complémentarité et le face à face la créativité même qui le porte et qui peut pénétrer la procréation sans jamais s'identifier à elle. L'amour du couple .. « est beaucoup plus que le couple » et « la constance des amants est l'espoir du monde. » .. tentative valable pour fonder une civilisation du couple. Mais cette civilisation du couple si elle est inscrite dans toute civilisation, dans toute nature, sauvage ou policée, dans le mythe grec de Philémon et Baucis, dans les mythes du miel décrits par Lévi-Strauss des sociétés dites primitives, ne trouve vraiment rassemblées ses conditions fondamentales et écartés ses antagonismes essentiels que dans la phénoménologie biblique. Là, Abraham peut monter et redescendre le Moriah avec son fils au lieu que Laios exile - et vainement- son fils Odipe, meurtrier malgré lui, selon les fatalités naturelles.
. P.103 . Ce qui établit la paix dans le monde est identique au lien mystique qui unit Dieu et l'homme, l'homme et la femme dans un rapport pacifié de fidélité et de vigilance quotidiennes. C'est ce pacte de double alliance qui ponctue le texte biblique et .. chaque prophète - j'ajouterai chaque être humain - vit dans son rapport conjugal, heureux ou déchiré, plénifié ou avili, un des aspects qui existe, à l'échelle symbolique, entre Dieu et sa créature.
la folle espérance de la vie. Elle se fonde sur la restauration du couple,
La civilisation du couple implique celle de la paix cosmique et de la fraternité restaurée.
Le non-avènement du couple s'est ébauché dès le premier rapport d'Adam et Eve, celui qui engendre Caïn. Le non-avènement de l'histoire s'inscrit dans le geste de Caïn. La créativité humaine implique que soient restituées au couple, c'est-à-dire à l'homme et à la femme, leur créativité propre et la possibilité du face à face.

« Le mal doit, une fois né, rendre service. » Plotin