RESISTANCE A L'EROS
Lorsqu'on passe plus tard de l'unité indifférenciée de la déesse universelle à un niveau de différenciation accrue des divers aspects féminins contenus dans l'archétype, nous trouvons d'une part Aphrodite, de l'autre Artémis et Athéna, polarités divines apparemment opposées dans un conflit insurmontable : d'une part la totalité de l'amour, la volupté en tant que loi suprême de la vie, de l'autre la résistance à l'Éros, en tant qu'aspect virginal archétypique du féminin.
La virginité psychologique dont parle Esther Harding est l'aspect archétypique du féminin qui constitue une défense contre le risque de dépendance à l'homme et de participation mystique avec lui. La femme primitive, totalement inconsciente d'elle-même, tend constamment à entrer dans un état de participation mystique avec l'homme qui - en tant que partie essentielle de sa psyché - obtient ainsi d'elle un dévouement et une obéissance inconditionnels. Il faut une résistance à cette façon féminine de vivre l'Éros comme un état édénique d'identité avec l'autre, dans lequel toute distance est annulée et où la femme risque de perdre sa conscience d'elle-même et la capacité de se distinguer de l'autre en tant qu'individu indépendant. Nous pouvons voir que la résistance à l'Eros en tant qu'élément essentiel de l'archétype féminin apparaît nettement dès que l'on parvient au premier niveau de développement du féminin, où l'on passe de l'unité indifférenciée de la Grande Déesse à la coexistence des diverses divinités féminines ayant des attributs plus différenciés et spécifiques.
Dans les religions matriarcales, l'homme n'existe que sous une forme diminuée, soumis à la Grande Mère en tant que partie d'elle et utilisé par elle comme un instrument de fécondation impossible à éliminer. ...
Mais dans le mythe de Coré et Déméter, la situation est profondément modifiée : Déméter n'est plus seulement la déesse omnipotente, elle doit aussi pactiser avec les divinités masculines de l'Olympe grec. Dans cette phase finale de l'ordre religieux matriarcal, l'homme devient le facteur qui, bien qu'impossible à éliminer, se soustrait néanmoins à la domination de la Grande Déesse et bouleverse son règne : il utilise sa force, il ravit et violente. Ainsi, dans le monde encore exclusivement féminin des événements et des expériences de la mère et de la fille, s'introduit de force l'élément masculin pénétrant et écrasant, auquel le féminin doit se plier : c'est l'étranger, l'inconnu, l'ennemi cruel et impitoyable, le terrible dieu des morts. Il me semble que l'on peut distinguer, dans cette expérience de violence mortelle, de terreur et de colère, de haine et de deuil, l'origine première d'un noyau archétypique de résistance à l'Eros dans le féminin.
Le désespoir qu'a causé à Déméter le rapt de Coré exprime - sous la forme extrême de l'expérience primaire, inattendue et imprévisible - le risque d'anéantissement psychique pour le féminin ignorant qui est soudainement arraché à soi-même et entraîné hors de son monde. Coré cueillait des fleurs et jouait avec les nymphes, dans la félicité inconsciente de son adolescence, lorsque la terre s'ouvrit et qu'Hadès apparut hors du gouffre sur son P.95 char d'or tiré par des chevaux immortels et l'entraîna, atterrée et en larmes, dans son royaume souterrain. ...
C'est ainsi qu'est décrite la domination du Moi féminin par l'élément masculin chthonien, inconscient, porteur d'une sexualité violente à laquelle il n'est pas possible d'échapper. Déméter devient alors la déesse furieuse et vindicative, la Déméter Érinye...
Dans son deuil chargé de haine la déesse rend la terre stérile ; il ne reste plus aucune forme de vie, aucun fruit ou fleur. Elle est inconsolable, et maintient sa vengeance impitoyable, qui menace de faire périr la race humaine, à moins que sa fille ne lui soit restituée pendant une partie de l'année. Coré participe donc des deux natures et des deux existences : l'existence avec la mère a l'aspect de la vie gaie et lumineuse sur la terre l'existence avec l'homme a le caractère ténébreux de l'Hadès, la stérilité et la mort. La connexion entre les noces et la mort est ici clairement mise en évidence.
Pour le féminin archaïque, les noces prennent le caractère d'un assassinat, dans lequel l'épouse subit, d'une façon totalement passive, comme victime désignée, son destin de mort...
L'attribut d' « Erinye » de Déméter, qui fait allusion à la colère et à la vengeance contre le masculin écrasant, indique une expérience analogue à celle de Némésis, la déesse enlevée par Zeus qui « ne se laissa pas fléchir par l'amour ; elle succomba à la violence. Et fut donc, ce qu'elle resta toujours, la vengeresse irritée : Némésis.»
...
La victoire de Déméter consiste à obtenir que sa fille, désormais épouse d'Hadès et reine des Enfers, lui soit rendue une partie de l'année. Ce qui signifie psychologiquement la sauvegarde de l'identité féminine, grâce au refus de vivre la vie matrimoniale dans sa totalité.
II s'agit de la forme la plus archaïque d'adaptation défensive du féminin à un masculin hyperpuissant et violeur.
L'angoisse mortelle est dominée en prenant ses distances et en retournant au monde des vivants, ce qui signifie la récupération de sa propre identité et de son propre monde en faisant une nette distinction, en se séparant du monde masculin.
On peut faire ici une remarque qui ne manque pas d'intérêt : on constate l'apparition d'une résistance à l'Eros dans l'archétype féminin précisément lorsque la religion olympico-patriarcale commence à mettre en lumière le risque auquel la femme est exposée lorsqu'elle ne peut plus exercer sur le masculin cette domination incontestée que nous avons vue dans les religions matriarcales : les trois déesses qui se soustraient à la loi d'Aphrodite appartiennent à l'Olympe gouverné par Zeus.
L'homme a une distance naturelle par rapport à l'Éros : sa conscience, centrée sur le Logos, a sa propre vie d' « intérêts objectifs » qui le protège naturellement du risque de dépendance et d'assujettissement à la personne aimée.
La femme en revanche, de par sa nature même, est beaucoup plus exposée au danger de tomber dans un état de participation mystique avec l'être aimé parce qu'en elle la vie de la conscience est centrée sur l'Eros, qui unit et lie. ... P.97
Aphrodite-Uranie ... tuait son partenaire divin après l'accouchement. ... Une épithète d'Aphrodite est androphonos (homicide, tueuse d'hommes ou de son époux), qui rappelle beaucoup celle d'androctonoi utilisée pour les Amazones. Nous voyons ici le motif de la résistance à l'Éros dans sa forme la plus grossière et la plus archaïque : la relation est coupée immédiatement après l'accouchement. L'homme est conçu uniquement comme pénis fécondateur au service de la procréation. Il ne doit subsister aucune possibilité de prolongation de la relation après qu'il a accompli son devoir biologique. Nous voyons là l'aspect « Amazone » caché d'Aphrodite, une secrète virginité de la déesse de l'amour.
De la même façon Lou Andreas-Salomé « coupait » ou « tuait » sa relation avec un homme en partant à l' improviste, comme mue par un instinct irrésistible, lorsqu'elle sentait que cette liaison devenait obscurément menaçante pour sa vie et la réalisation d'elle-même. . P.100
Il semble donc que la résistance à l'Éros soit un caractère archétypique du féminin, complémentaire et compensateur de la tendance des femmes à mettre dans l'amour la totalité du sens de leur vie et les fondements de leur destin. Du reste, la fatalité tragique de l'amour pour les femmes est plusieurs fois mise en évidence dans la mythologie clasique. Comme l'observe Walter Otto, Aphrodite porte chance aux hommes, alors qu'aux femmes elle est souvent funeste.
Le mythe nous présente une série de femmes qui deviennent victimes de la séduction irrésistible et aveuglante d'Aphrodite. ... Aphrodite punit les hommes qui l'offensent en méprisant l'amour, comme Hippolyte, mais elle ne fait preuve d'aucune douceur à l'égard de Phèdre, qui a pourtant obéi à son appel.
La déesse accorde toutes ses faveurs aux hommes qui, comme Pâris, Phaéton, Anchise, Énée, reçoivent d'elle beauté, jeunesse, séduction, joie et fortune, alors que ses dons d'amour semblent destinés à détruire la vie des femmes.
Aphrodite n'a cependant aucune pitié pour les hommes qui refusent l'amour, alors P.103 qu'elle tolère et semble respecter les femmes, divines ou humaines, qui choisissent une vie sans Éros ... Il semble donc que si la déesse de l'amour n'a aucune raison de faire une exception pour les hommes dont le refus de l'amour ne peut signifier rien d'autre qu'une fuite coupable (ou pathologique) de la vie, elle doive se montrer plus indulgente pour les femmes qui refusent d'aller vers un destin de souffrances ou de malheurs, en se privant de l'Eros. Ce qui veut dire que la résistance à l'Eros n'a pas la même valeur pour l'homme que pour la femme.
Heureux l'homme qui suit la loi d'Aphrodite, car ainsi il se réalise de la façon la plus complète, puisque pour lui l'essentiel reste sauf, avant et au-delà de l'amour, dans les intérêts objectifs, dans les ouvres de l'esprit et de la science. Pour lui, rencontrer l'amour est comme trouver la beauté et la joie de la vie, comme se mettre en vacances après les charges et les devoirs les plus graves, comme jouir d'un printemps de l'esprit qui fleurit et se renouvelle ; mais au-delà de l'amour la vie continue et le sens de la vie n'est pas perdu.
Pour la femme en revanche, à l'origine l'amour est tout, il est la vie, le sens, le destin.
Nous avons vu qu'Aphrodite tolère la résistance des femmes à l'Éros : cette résistance existe dans l'archétype féminin comme mécanisme instinctif de défense. Mais il est nécessaire que la femme en soit consciente et sache, P.107 comme Aphrodite, tolérer et respecter cet aspect de sa nature.
Sinon elle risque de s'évaluer elle-même avec l'étalon de l'Animus collectif patriarcal qui condamne son « immaturité émotive », ou son « inhibition sexuelle » ou ses « peurs infantiles », et d'affaiblir ainsi sans le savoir ses propres défenses naturelles et elle peut aller, ignorante et impréparée, à la rencontre de l'Eros comme d'une expérience totale et fatale.
Récemment, en parlant avec quelques femmes qui avaient participé à des groupes féministes, j'ai entendu une remarque très amère : « En regardant les couples qui ont traversé une crise dans leur relation, je me suis aperçue que les hommes sortaient de ces crises plus forts, mais pas les femmes : les hommes ont tiré beaucoup plus de leur désespoir que les femmes, parce qu'ils savent construire aussi quelque chose avec leur souffrance et réussissent à l'élaborer, à la transformer. C'est là une réaction très positive que je n'ai pas et que je ne vois pas chez d'autres femmes. »
Il est évident que ces femmes, quoique féministes, n'étaient pas parvenues à sauvegarder en elles la résistance à l'Éros et à mettre entre elles et l'autre la distance qui leur permet de ne pas se sentir détruites et perdues après l'échec de leur relation. Ce qui ne peut évidemment qu'aiguiser les sentiments de frustration et d'infériorité des femmes...
Mais si la femme s'accepte elle-même pour ce qu'elle est, sans feintes et sans rationalisations de l'Animus, elle peut reconnaître en elle la peur de l'Éros non comme un symptôme névrotique, mais comme un sain signal d'alarme face à une situation qui menace sa personnalité.
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Une autre femme a dit : « Moi, cet engagement total me fait terriblement peur, car il signifie être totalement à la merci de [.] je ne sais pas très bien quoi. »
Sur ce point, les femmes étaient toutes d'accord et étaient même disposées à reconnaître qu'il y a là au moins une différence entre l'homme et la femme : dans le cas de la femme l'abandon total à l'Éros représente un grave danger pour son équilibre.
L'équilibre de la femme consiste aussi dans sa capacité de se défendre, de mettre une distance dans sa relation amoureuse. Ce qui ne signifie pas sacrifier son sentiment, mais devenir plus consciente d'elle-même et de sa propre valeur.
Sans distinction entre soi et l'autre il ne peut y avoir ni conscience de soi, ni développement de la personnalité, ni véritable relation.
Mais les femmes qui ont atteint ce degré de conscience sont encore trop rares. Beaucoup d'entre elles vivent malheureusement leur couple dans le traditionnel état de participation mystique ou bien veulent s'émanciper d'une façon radicale et purement rationnelle de leur rôle biologique, sans se rendre compte que l'inconscient peut réagir à cette attitude par une vengeance de l'instinct et du corps féminin nié. ... p.109
... Alors justement que la femme tente désespérément de se réaffirmer en tant que personne, elle se définit et s'affirme encore et uniquement en tant que corps.
Comme l'observe Ida Magli, de la sorte la femme reste « un être naturel qui n'a pas droit à devenir un être culturel et elle est liée à sa physiologie comme à un destin. » La menstruation, la grossesse, l'accouchement sont toujours et encore les fondations sur lesquelles on construit l'image et le rôle de la femme. C'est justement lorsque les féministes arrivent à réagir contre tout ce qu'elles ne veulent pas être en tant que femmes qu'elles semblent le moins réussir à être quelque chose de plus et d'autre : toute leur libido se concentre régressivement sur les fonctions physiologiques et sur la vieille image et le vieux rôle de mère - mère de mort et non mère de vie - mais toujours et uniquement de mère.
Parallèlement l'Animus à l'ouvre fonctionne de façon plus réactive qu'active, davantage sous forme de protestation et d'agressivité contre que d'initiative vers, et de devoirs à accomplir : il subsiste encore dans la femme trop peu de confiance en elle et dans ses capacités spirituelles.