ARTEMIS
Tous les dieux, jusqu'à Zeus, sont assujettis au pouvoir d'Aphrodite, sauf Artémis, Athéna et Hestia (Vesta) : les seules divinités à se soustraient à la loi cosmique de l'amour sont donc féminines.
Ce qui suggère une sorte d'incompatibilité archétypique entre certaines formes de vie et de réalisation féminine et certains modes d'expression du monde de l'Éros (contrairement à ce qui arrive dans l'univers masculin.) ...
Par contre Athéna et Artémis présentent une intégration de la composante masculine, qui implique le renoncement au « purement féminin ». Je crois qu'il s'agit du sacrifice de ce charme féminin avec lequel la femme séduit l'homme de façon « mystérieuse » - presque magique- aux yeux de ce dernier, et exerce sur lui son propre pouvoir.
A ce propos, il convient de tenir compte du fait que la femme est profondément conditionnée par l'esthétisme de l'Anima de l'homme. ...
Comme l'observe Emma Jung, l'augmentation de sa conscience signifie pour la femme la perte d'une bonne dose de son pouvoir sur l'homme. Elle doit sacrifier sa tendance instinctive et naturelle à attirer la projection de l'Anima de l'homme. Si elle vit uniquement en tant qu'Anima de l'homme, les mobiles de son Moi et de ses actions restent inconscients. Par contre, si elle prend conscience d'elle-même et des valeurs spirituelles de l'Animus, alors elle devra sacrifier cet état d'inconscience et la secrète volonté de prestige et de pouvoir qui est à la base de sa séduction : vivre comme incarnation de la projection de l'homme signifie rester dépendante et inconsciente, ne pas assumer la responsabilité d'elle-même, ne pas développer sa propre conscience morale ni son autonomie. Mais pour pouvoir être, il faut renoncer à plaire toujours et à tout prix. C'est là un sacrifice grave, une sorte de mutilation sanglante, une blessure volontaire au narcissisme féminin : le mythologème du sein brûlé des Amazones l'exprime clairement. ...
Mais ce n'est peut-être qu'à travers ce sacrifice, qui met en danger l'exigence la plus vitale pour la femme, nommément l'Eros en tant que principe de relation et d'union avec l'homme, que celle-ci pourra progressivement modifier l'attitude de l'homme envers la femme, 1'amenant à pouvoir être attiré aussi, sinon surtout, par ses valeurs intérieures. ...
Artémis est la déesse lunaire, et donc aussi la déesse de ces phénomènes naturels et de ces aspects de la vie végétative, animale et humaine sur lesquels on croyait que la Lune avait une influence : c'est la reine de la Nature vierge, libre et sauvage, que l'ouvre de l'homme n'a pas touchée. C'est la déesse des bois et des montagnes, de la chasse et des bêtes sauvages. Réservée, elle esquive l'amour et les hommes, elle est la déesse de la chasteté, protectrice des jeunes filles. Comme le dit Malamud, elle « est la gardienne de tous les devenirs, de tout développement futur », mais cette attitude maternelle est plus différenciée que celle qui se manifeste comme simple protection de la progéniture. Elle éduque les enfants et veille sur leur croissance.
En outre .. « l'abstinence sexuelle, représentée par Artémis, met l'homme en garde contre une méprise naturelle, mais fatale : trop souvent sa conception d'une relation avec une femme est limitée à son aspect sexuel. C'est là le domaine de la contrepartie d'Artémis à Aphrodite : les rapports sexuels, la procréation, la naissance. Pour l'homme Aphrodite est l'Anima « à l'extérieur », celle qui l'attire et le séduit vers le monde extérieur [...]. Cette Anima agit par le charme. Artémis, au contraire, agit par l'inspiration et l'enthousiasme. La raison d'être d'Aphrodite est la présence d'un partenaire ; sans lui elle est superflue. Artémis, en revanche, est une vierge, indépendante et autosuffisante [.]. Elle représente l'Anima « à l'intérieur », dont la réalisation est principalement psychologique, et non biologique. Homère l'appelle « celle qui lance des flèches » et « celle qui atteint au loin », ce qui implique regarder et toucher le centre essentiel du Soi, et inclut la direction vers le but, la conscience du but, l'aptitude à viser le centre et à tendre vers des possibilités lointaines ».
Malamud parle d'Artémis comme nouvelle image-guide dans le processus de prise de conscience de la femme. Le fait que les femmes modernes de ce type soient souvent dans un état de possession par l'Animus peut être « une phase, transitoire, qui a pour objectif de stimuler la conscience en créant une disharmonie nécessaire dans une P.87 attitude passive."...
Si l'on tient compte aussi de l'hypothèse de Malamud, selon laquelle le mythe des Amazones représenterait la « riposte » de l'archétype méditerranéen de la Grande Mère à l'arrivée de la religion olympico-patriarcale des envahisseurs indo-européens, il semble qu'une période transitoire de relatifs détachement et distance du féminin par rapport au masculin (une sorte de retour au monde matriarcal) soit justifiée et nécessaire pour que l'archétype de la déesse vierge une puisse se consteller et remplacer la simple contrepartie féminine de la divinité masculine. Dans ce sens la « peur de la confrontation » avec les hommes, si critiquée, que les féministes manifestent actuellement, serait une défense nécessaire qui correspondrait à la sauvagerie d'Artémis devant les figures masculines. ...
L'archétype d'Artémis montre à la femme qu'une de ses possibilités de réalisation est d'élever des créatures nouvelles et en cours de développement, et non de « mettre au monde » - ce qui trop souvent se concrétise uniquement dans la maternité physique.
L'incompatibilité des deux principes féminins opposés, Aphrodite et Artémis, se manifeste de façon dramatique dans le mythe d'Hippolyte. ...
Ainsi, Aphrodite et Artémis, qui représentent les deux principales dominantes de la féminité, évitent systématiquement toute confrontation entre elles et préfèrent ignorer l'existence de l'autre pôle féminin, comme si elles craignaient de rencontrer leur propre aspect obscur et refoulé, leur Ombre. ... chacune des déesses contient à l'état latent, l'autre comme antagoniste, comme sour obscure.
« Dans Euripide, le conflit entre les divinités reste irrésolu et Hippolyte, le puer aeternus, ne trouve pas non plus de solution à son dilemme. ..."
I1 semble donc extrêmement difficile pour la femme de maintenir conscients les deux aspects à la fois et de vivre les deux pôles de sa nature : et je crois que cela a contribué de façon non négligeable au fait que la femme a cédé aux pressions culturelles du patriarcat, adoptant ainsi la « solution de facilité », se ménageant une situation confortable moyennant la scotomisation de l'un des pôles du conflit. ... Aujourd'hui, que ce soit dans les mouvements de libération de la femme ou dans de nombreux cas individuels, nous assistons à un processus qui tend à récupérer la dominante féminine Artémis, moyennant la scotomisation, au moins relative et temporaire, de la dominante Aphrodite. Mais il ne faut pas perdre de vue le fait que cela ne peut être qu'un premier pas, une erreur nécessaire et transitoire, et non un point d'arrivée ou une solution. Tout est encore extrêmement confus et contradictoire.
... Lorsqu'on passe plus tard de l'unité indifférenciée de la déesse universelle à un niveau de différenciation accrue des divers aspects féminins contenus dans l'archétype, nous trouvons d'une part Aphrodite, de l'autre Artémis et Athéna, polarités divines apparemment opposées dans un conflit insurmontable : d'une part la totalité de l'amour, la volupté en tant que loi suprême de la vie, de l'autre la résistance à l'Éros, en tant qu'aspect virginal archétypique du féminin. P.94
Nous découvrons ainsi le lien secret qui unit les deux aspects apparemment contradictoires et inconciliables du féminin, Aphrodite et Artémis (ou Athéna). Pour que l'Éros d'Aphrodite puisse aspirer à la dimension de l'amour comme relation avec l'autre, il faut maintenir et respecter l'aspect virginal de la déesse une. En effet, chacune de ces déesses possède aussi - bien que sous une forme moins visible - l'autre aspect.
Au stade de différenciation supérieure de la féminité, dans lequel plusieurs déesses aux attributs divers et aux caractéristiques spécifiques prennent la place de la totalité qui embrasse tout, de l'Etre féminin originel, nous constatons que chacune d'elles contient, de façon moins évidente, en tant qu'Ombre, l'aspect de l'autre. On peut en conclure que la contradiction, ou plutôt la coexistence d'aspects apparemment inconciliables existe dès l'origine à l'intérieur de la divinité féminine en tant que noyau archétypique fondamental, même s'il n'est pas reconnu ni accepté.
La Grèce antique célébrait aussi le culte d'Aphrodite-Uranie, différent et séparé des autres formes de culte de la déesse... L'aspect virginal d'Aphrodite-Uranie est encore plus évident lorsque, comme à Sicyone, nous P.99 voyons son culte confié à des prêtresses vierges. Il est clair que les prêtresses représentent un état ou un aspect de leur déesse. Parfois, il s'agit d'un aspect latent qui dans la déesse n'est plus manifeste, comme si les prêtresses devaient, par compensation, manifester l'Ombre de la divinité devenue désormais, dans l'excessive détermination de ses traits, trop rigide et trop unilatérale. De la même façon les jeunes filles au service d'Artémis à Athènes portaient le surnom rituel d'« ourses » (arctoi) : il ressort des traditions plus anciennes qu'Artémis elle-même avait dans le passé l'aspect d'une ourse, c'est-à-dire était une « déesse de la maternité et de la fécondité. »
De même, Artémis n'aide pas seulement les femmes en couches, et on l'appelle Kurotr6phos comme n'importe quelle Déesse Mère, car elle enseigne à soigner et à éduquer les enfants, mais elle est aussi elle-même déesse de la fécondité, une Grande Mère : l'Asie Mineure célébrait le culte d'Artémis-Ephesia, nettement différent des formes grecques du culte de la déesse. Artémis-Ephesia est une Grande Mère, dont la fécondité est représentée par une grande quantité de mamelles gonflées de lait. D'après le mythe, le culte d'Artémis-Ephesia fut fondé par les Amazones : ce qui confirme que les deux aspects du féminin, le maternel et le virginal, coexistent dans le même archétype au point de pouvoir dériver l'un de l'autre. En Grèce aussi, comme nous l'avons déjà vu, le surnom rituel d' » ourse » (arctai) donné aux jeunes filles consacrées au culte d'Artémis se réfère à une forme maternelle animale de la déesse. C'est probablement là l'origine de l'épithète « maîtresse des animaux » (P6tnia théron) qu'Artémis partage avec Aphrodite et qui fait allusion au fait qu'elle préside à la fécondité du règne animal. P.102