PROCESSUS DE DIFFERENCIATION DE L'ARCHETYPE FEMININ
... tenter d'analyser, depuis ses origines, le processus de différenciation de l'archétype féminin tel qu'il est représenté dans les divinités féminines depuis les religions matriarcales situées avant les mythes théogéniques se rapportant à l'Olympe. Dans les formes de religions matriarcales nous trouvons une Grande Déesse Mère qui exprime la plénitude de l'être originel dans lequel se déploie l'esprit multiforme de la nature. Comme le dit Walter Otto, « ce qui caractérise la manière archaïque de penser, c'est qu'elle n'est pas déterminée. On peut se convaincre, auprès des peuples primitifs qui se rencontrent aujourd'hui, du contresens qu'il y a à prêter à la pensée de l'homme archaïque ce que nous nommons des concepts « simples », quand précisément ce qui est primitif est ce qu'il y a de moins simple. »
Dans la Grande Déesse des religions matriarcales se manifeste la totalité libre et indéterminée de l'être féminin élémentaire, dispensateur de toute forme de vie et de mort, avant que la culture patriarcale n'intervienne, voulant dominer la complexité de la nature à travers une façon de penser et d'imaginer claire et distincte dans laquelle l'exigence de détermination et de non-contradiction montre déjà les traits caractéristiques de cet idéal de perfection masculine qui sera le principe dominant de toute la culture de l'Occident. C'est pourquoi il est tellement difficile de P.91 décrire Ishtar ou Astarté, Isis, Cybèle, Rhéa, Gaia, et plus tard Déméter, au-delà des étiquettes conventionnelles de la tradition, sans en trahir le sens et l'esprit originels. Toutes ces Déesses Mères ont des traits semblables, mais leur être « protéiforme » et ambigu échappe à toute définition claire et à toute formulation précise.
La Grande Déesse est la force primordiale de la nature qui se manifeste en donnant ou en enlevant la vie, la Terre Mère d'où tout commence et où tout finit : les morts retournent dans le sein de la terre. Mais au-delà de la naissance, de la vie et de la mort, conçues comme un cycle saisonnier de la nature, la Déesse est l'unité toute-puissante de l'Être, qui embrasse tout, et c'est pourquoi on peut dire d'elle qu'elle est aussi ceci et aussi cela sans jamais arriver à épuiser la multiplicité de ses significations. Pour l'approcher nous devons penser à tout ce qu'elle est, dont rien n'est exclu, plutôt qu'essayer d'identifier ce qu'elle n'est pas ou qui ne lui appartient pas. Même le masculin lui appartient, en tant que fils-amant qui naît d'elle pour la féconder, et ensuite mourir et se renouveler en elle. Il lui appartient aussi comme attribut, si on tient compte du caractère androgyne de sa totalité élémentaire.
Comme le dit E. Neumann, les contraires ne sont pas encore séparés dans la forme indifférenciée du Grand Féminin archétypique : la Grande Mère Terrible contient en soi féminin et masculin dans une unité indivisible. Elle :>eut même avoir comme attribut la barbe et les organes génitaux mâles, elle peut aller à la chasse, faire la guerre, tuer comme les hommes. La gorgone Méduse, pourvue d'attributs évidemment masculins (les serpents au lieu de cheveux, les dents très longues, la langue tirée), terrifiante au point de pétrifier quiconque la regarde, est pourtant aussi la jeune fille délicate et désirable, violentée par Poséidon sur un tendre pré, parmi les fleurs du printemps, comme Coré enlevée par Hadès, qui, comme elle, va vers un destin de violence et de mort : quand Persée tranchera la tête de Méduse, de son cou sanglant jailliront les enfants conçus de Poséidon, le cheval ailé Pégase et le héros Chrysaor.
Nous pouvons peut-être reconnaître la signification la plus profonde de la Grande Déesse dans sa « fidélité à son obscurité essentielle, éternelle et mystérieuse, dans laquelle elle est le centre du mystère de l'existence. » Tout le reste en elle est une unité d'aspects qui nous semblent contradictoires du point de vue de notre pensée patriarcale. Elle est à la fois Mère et Fille-Vierge (Déméter-Coré) où la virginité est indépendance « amazonique » par rapport au masculin. Déméter est « l'abeille mère pure », parce que parmi les abeilles, seule la reine est fécondée par le mâle, et une seule fois. L'abeille est le symbole de la puissance féminine de la nature, où le mâle n'a pas d'autre espace ni d'autre durée que le moment fugitif de la fécondation, et où le féminin a le caractère du terrible matriarcat : après l'accouplement les abeilles tuent tous les faux bourdons, êtres étrangers, désormais inutiles.
Cybèle était adorée sous l'aspect de la reine des abeilles, et ses prêtres s'émasculaient, en mémoire d'Attis, dans le culte orgiastique de la reine. De même, Aphrodite-Uranie tuait son partenaire divin après l'accouplement, comme la reine des abeilles tue le mâle en lui arrachant ses organes génitaux. Le sacrifice de la virilité est nécessaire pour que la toute puissance de la Grande Déesse puisse chaque fois ressusciter, virginité intacte, que personne ne possède et qui n'appartient à personne : les prêtresses de la Grande Mère devaient être vierges, pour exprimer l'aspect virginal de la déesse.
La déesse babylonienne Ishtar est à la fois la déesse de l'amour et de la fécondité des armes et de la guerre. Elle est la reine de la terre, ainsi que du ciel. Sous des noms divers la Grande Déesse est la maîtresse des animaux et des plantes, mais aussi la déesse des morts et des Enfers. Elle est la matrice et la tombe, la truie qui dévore sa portée. Nous la retrouvons intacte de nos jours en Inde, sous l'aspect de la Mère Cosmique, exprimant la totalité de l'univers et la réunion de tous les couples d'opposés, alliant P.93 parfaitement « la terreur de la destruction absolue à l'impersonnelle, quoique maternelle, consolation. Comme le cours du temps, comme la fluidité de la vie, la déesse change : elle crée, protège et détruit. Son nom est Kali, la Noire ; son titre : le Radeau qui traverse l'Océan de l'existence. »
Ida Magli n'entend pas autrement l'Etre suprême féminin des structures religieuses matriarcales, « signe et symbole du monde, de la nature, d'un autre que soi, puissant et dangereux, créateur de vie mais aussi de mort. » Il s'agit de l'image primordiale de la nature comme principe créateur féminin dans toutes ses facettes et son ambiguïté. Lorsqu'on passe plus tard de l'unité indifférenciée de la déesse universelle à un niveau de différenciation accrue des divers aspects féminins contenus dans l'archétype, nous trouvons d'une part Aphrodite, de l'autre Artémis et Athéna, polarités divines apparemment opposées dans un conflit insurmontable : d'une part la totalité de l'amour, la volupté en tant que loi suprême de la vie, de l'autre la résistance à l'Éros, en tant qu'aspect virginal archétypique du féminin.
La virginité psychologique dont parle Esther Harding est l'aspect archétypique du féminin qui constitue une défense contre le risque de dépendance à l'homme et de participation mystique avec lui. La femme primitive, totalement inconsciente d'elle-même, tend constamment à entrer dans un état de participation mystique avec l'homme qui - en tant que partie essentielle de sa psyché - obtient ainsi d'elle un dévouement et une obéissance inconditionnels. Il faut une résistance à cette façon féminine de vivre l'Éros comme un état édénique d'identité avec l'autre, dans lequel toute distance est annulée et où la femme risque de perdre sa conscience d'elle-même et la capacité de se distinguer de l'autre en tant qu'individu indépendant. Nous pouvons voir que la résistance à l'Eros en tant qu'élément essentiel de l'archétype féminin apparaît nettement dès que l'on parvient au premier niveau de développement du féminin, où l'on passe de l'unité indifférenciée de la Grande Déesse à la coexistence des diverses divinités féminines ayant des attributs plus différenciés et spécifiques.
Dans les religions matriarcales, l'homme n'existe que sous une forme diminuée, soumis à la Grande Mère en tant que partie d'elle et utilisé par elle comme un instrument de fécondation impossible à éliminer. C'est le jeune homme tendre et très beau, mais éphémère, sans histoire et sans futur. Tout développement et toute conquête lui sont refusés, il ne sait pas lutter ni mener à bien aucune entreprise : le mythe du héros, en tant que naissance développement du Logos masculin dans l'initiative, le courage, la force propulsive vers l'action dangereuse et l'abandon de la mère pour aller à la conquête du monde, ne le regarde pas. Mais dans le mythe de Coré et Déméter, la situation est profondément modifiée : Déméter n'est plus seulement la déesse omnipotente, elle doit aussi pactiser avec les divinités masculines de l'Olympe grec. Dans cette phase finale de l'ordre religieux matriarcal, l'homme devient le facteur qui, bien qu'impossible à éliminer, se soustrait néanmoins à la domination de la Grande Déesse et bouleverse son règne : il utilise sa force, il ravit et violente. Ainsi, dans le monde encore exclusivement féminin des événements et des expériences de la mère et de la fille, s'introduit de force l'élément masculin pénétrant et écrasant, auquel le féminin doit se plier : c'est l'étranger, l'inconnu, l'ennemi cruel et impitoyable, le terrible dieu des morts. Il me semble que l'on peut distinguer, dans cette expérience de violence mortelle, de terreur et de colère, de haine et de deuil, l'origine première d'un noyau archétypique de résistance à l'Eros dans le féminin.
Le désespoir qu'a causé à Déméter le rapt de Coré exprime - sous la forme extrême de l'expérience primaire, inattendue et imprévisible - le risque d'anéantissement psychique pour le féminin ignorant qui est soudainement arraché à soi-même et entraîné hors de son monde. Coré cueillait des fleurs et jouait avec les nymphes, dans la félicité inconsciente de son adolescence, lorsque la terre s'ouvrit et qu'Hadès apparut hors du gouffre sur son P.95 char d'or tiré par des chevaux immortels et l'entraîna, atterrée et en larmes, dans son royaume souterrain. L'hymne homérique raconte que Coré ne perdit pas l'espoir de revoir sa mère bien-aimée aussi longtemps qu'elle put apercevoir la terre, le ciel et les rayons du soleil, avant que le royaume d'Hadès ne se refermât sur elle.
C'est ainsi qu'est décrite la domination du Moi féminin par l'élément masculin chthonien, inconscient, porteur d'une sexualité violente à laquelle il n'est pas possible d'échapper. Déméter devient alors la déesse furieuse et vindicative, la Déméter Érinye, qui revit dans sa chair la violence subie par la fille : d'après le mythe arcadien elle est violentée par Poséidon alors qu'elle erre, désespérée, à la recherche de Coré. Dans son deuil chargé de haine la déesse rend la terre stérile ; il ne reste plus aucune forme de vie, aucun fruit ou fleur. Elle est inconsolable, et maintient sa vengeance impitoyable, qui menace de faire périr la race humaine, à moins que sa fille ne lui soit restituée pendant une partie de l'année. Coré participe donc des deux natures et des deux existences : l'existence avec la mère a l'aspect de la vie gaie et lumineuse sur la terre l'existence avec l'homme a le caractère ténébreux de l'Hadès, la stérilité et la mort. La connexion entre les noces et la mort est ici clairement mise en évidence.
Pour le féminin archaïque, les noces prennent le caractère d'un assassinat, dans lequel l'épouse subit, d'une façon totalement passive, comme victime désignée, son destin de mort : Coré est violée par le dieu des morts et disparaît dans le monde des Enfers ; Déméter vit un deuil qui signifie la stérilité de la terre et la disparition des feuilles, des fleurs et des fruits. L'attribut d' « Erinye » de Déméter, qui fait allusion à la colère et à la vengeance contre le masculin écrasant, indique une expérience analogue à celle de Némésis, la déesse enlevée par Zeus qui « ne se laissa pas fléchir par l'amour ; elle succomba à la violence. Et fut donc, ce qu'elle resta toujours, la vengeresse irritée : Némésis.»
Dans ce contexte, la maternité n'est pas acceptée, ni comprise, mais arrachée, conséquence inévitable d'une violence subie. L'amour de la mère pour sa fille semble le résultat du sympatheîn, c'est-à-dire qu'il naît dans le cadre d'un état d'identité, favorisé par la nécessité d'endurer le même destin : un destin de persécution, d'enlèvement, de viol, d'où s'ensuit une naissance (de la fille) et une renaissance (de la mère en elle), qui ne sont pas vécues comme quelque chose de désiré, de choisi, mais sont découvertes douloureusement à travers la colère, la haine et le deuil. La victoire de Déméter consiste à obtenir que sa fille, désormais épouse d'Hadès et reine des Enfers, lui soit rendue une partie de l'année. Ce qui signifie psychologiquement la sauvegarde de l'identité féminine, grâce au refus de vivre la vie matrimoniale dans sa totalité. II s'agit de la forme la plus archaïque d'adaptation défensive du féminin à un masculin hyperpuissant et violeur. L'angoisse mortelle est dominée en prenant ses distances et en retournant au monde des vivants, ce qui signifie la récupération de sa propre identité et de son propre monde en faisant une nette distinction, en se séparant du monde masculin.
On peut faire ici une remarque qui ne manque pas d'intérêt : on constate l'apparition d'une résistance à l'Eros dans l'archétype féminin précisément lorsque la religion olympico-patriarcale commence à mettre en lumière le risque auquel la femme est exposée lorsqu'elle ne peut plus exercer sur le masculin cette domination incontestée que nous avons vue dans les religions matriarcales : les trois déesses qui se soustraient à la loi d'Aphrodite appartiennent à l'Olympe gouverné par Zeus.
L'homme a une distance naturelle par rapport à l'Éros : sa conscience, centrée sur le Logos, a sa propre vie d' « intérêts objectifs » qui le protège naturellement du risque de dépendance et d'assujettissement à la personne aimée.
La femme en revanche, de par sa nature même, est beaucoup plus exposée au danger de tomber dans un état de participation mystique avec l'être aimé parce qu'en elle la vie de la conscience est centrée sur l'Eros, qui unit et lie. Mais P.97
Nous découvrons ainsi le lien secret qui unit les deux aspects apparemment contradictoires et inconciliables du féminin, Aphrodite et Artémis (ou Athéna). Pour que l'Éros d'Aphrodite puisse aspirer à la dimension de l'amour comme relation avec l'autre, il faut maintenir et respecter l'aspect virginal de la déesse une. En effet, chacune de ces déesses possède aussi - bien que sous une forme moins visible - l'autre aspect.
Au stade de différenciation supérieure de la féminité, dans lequel plusieurs déesses aux attributs divers et aux caractéristiques spécifiques prennent la place de la totalité qui embrasse tout, de l'Etre féminin originel, nous constatons que chacune d'elles contient, de façon moins évidente, en tant qu'Ombre, l'aspect de l'autre. On peut en conclure que la contradiction, ou plutôt la coexistence d'aspects apparemment inconciliables existe dès l'origine à l'intérieur de la divinité féminine en tant que noyau archétypique fondamental, même s'il n'est pas reconnu ni accepté.
La Grèce antique célébrait aussi le culte d'Aphrodite-Uranie, différent et séparé des autres formes de culte de la déesse : Aphrodite-Uranie était une déesse armée, dénommée Areia et vénérée à côté d'Arès. Comment ne pas penser à Athéna ? Athéna était toujours armée, avait la même épithète Areia, et était invoquée en même temps qu'Arès dans les batailles. L'aspect virginal d'Aphrodite-Uranie est encore plus évident lorsque, comme à Sicyone, nous P.99 voyons son culte confié à des prêtresses vierges. Il est clair que les prêtresses représentent un état ou un aspect de leur déesse. Parfois, il s'agit d'un aspect latent qui dans la déesse n'est plus manifeste, comme si les prêtresses devaient, par compensation, manifester l'Ombre de la divinité devenue désormais, dans l'excessive détermination de ses traits, trop rigide et trop unilatérale. De la même façon les jeunes filles au service d'Artémis à Athènes portaient le surnom rituel d'« ourses » (arctoi) : il ressort des traditions plus anciennes qu'Artémis elle-même avait dans le passé l'aspect d'une ourse, c'est-à-dire était une « déesse de la maternité et de la fécondité. »
... Artémis-Ephesia est une Grande Mère, dont la fécondité est représentée par une grande quantité de mamelles gonflées de lait. D'après le mythe, le culte d'Artémis-Ephesia fut fondé par les Amazones : ce qui confirme que les deux aspects du féminin, le maternel et le virginal, coexistent dans le même archétype au point de pouvoir dériver l'un de l'autre. En Grèce aussi, comme nous l'avons déjà vu, le surnom rituel d' » ourse » (arctai) donné aux jeunes filles consacrées au culte d'Artémis se réfère à une forme maternelle animale de la déesse. C'est probablement là l'origine de l'épithète « maîtresse des animaux » (P6tnia théron) qu'Artémis partage avec Aphrodite et qui fait allusion au fait qu'elle préside à la fécondité du règne animal.