Si l'expérience quotidienne nous autorise à parler d'une personnalité externe, elle nous autorise également à admettre l'existence d'une personnalité interne, constituée par le comportement envers le processus psychique : c'est l' attitude interne, le caractère tourné vers l'inconscient. Je désigne l'attitude externe, le caractère extérieur, du nom de persona ; l'attitude interne est l'anima, l'âme.
Plus une attitude est habituelle, plus elle constitue un complexe fonctionnel solidement bâti, auquel le moi peut s'identifier plus ou moins intégralement. Le langage courant exprime clairement la différence : d'un homme qui, dans certaines situations, se comporte d'une manière habituelle, on dit : il devient tout autre dans telle ou telle circonstance, exprimant ainsi l'indépendance du complexe fonctionnel de l'attitude habituelle. On dirait qu'une personnalité différente s'empare de lui, « qu'un esprit nouveau l'anime ». Cette autonomie, dévolue très souvent à l'attitude externe, l'attitude interne la revendique pour elle. Refondre la persona afin de modifier l'attitude externe est une des tâches les plus ardues de l'éducation, autant que celle de remodeler l'anima dont la structure est aussi solidement charpentée que celle de la persona. Celle-ci constitue souvent la totalité apparente du caractère individuel et peut, dans certains cas, ne subir aucune variation, toute la vie durant ; de même l'anima accuse fréquemment des contours aussi définis, parfois invariablement stables et autonomes, ce qui permet de la caractériser et de la décrire.
Quant à l'âme, le principe général auquel m'ont conduit mes travaux est qu'elle est, grosso modo, complémentaire du caractère externe. Elle renferme toutes les qualités généralement humaines qui font défaut à l'attitude consciente. P.409
Le tyran sujet aux cauchemars, aux sombres pressentiments, aux terreurs sournoises, est une figure typique ; dur, cruel, inabordable au-dehors, il est intérieurement la proie de toute ombre, le jouet de toute humeur passagère, l' être le moins autonome, le plus malléable. Faiblesse et déterminabilité qui lui font totalement défaut dehors, prennent au-dedans leur revanche.
La persona est-elle intellectuelle ? L'anima sera infailliblement sentimentale. Ce caractère complémentaire affecte aussi le sexe du sujet : j'ai maintes fois pu constater que plus les dehors de la femme sont féminins, plus son âme est virile et vice versa ; plus l'extérieur de l'homme est viril, plus son anima, à lui, est féminine. Ce contraste vient de ce que l'homme n'est pas viril exclusivement en toute chose ; normalement, il possède toujours certains traits féminins. Plus est mâle son attitude externe, plus les traits féminins en sont exclus ; aussi se manifestent-ils dans l'anima. De là la faiblesse caractéristique de 1'homme particulièrement viril ; l'inconscient le détermine et joue de lui comme d'une femme. Inversement, la femme dont les dehors réponde parfaitement à son sexe, méconnaît généralement l'expérience interne, est souvent d'une ignorance, d'un entêt ment, d'une obstination tels qu'on n'en trouve d'une intensité analogue que dans l'attitude externe de l'homme - traits virils chez la femme exclus de l'attitude externe et devenus qualités de l' âme- Si donc, nous parlons de l' anima de l'homme, il faudrait, en bonne logique, parler de l'animus de la femme pour donner à son âme le nom qui lui convient. Alors que, dans l'attitude externe de l'homme logique et réalisme prédominent ou sont, pour le moins, son idéal, chez la femme, c'est le sentiment qui tient le plus de place. Dans l'âme, c'est le contraire ; intérieurement, l'homme s'abandonne aux sentiments et la femme délibère.
Aussi l'homme désespère-t-il plus vite dans des circonstances où la femme peut toujours consoler et espérer, et recourt-il plus facilement au suicide. Si la femme devient aisément victime des conditions sociales (dans la prostitution par exemple) l'homme succombe aussi aisément aux poussées de l'inconscient comme l'alcoolisme ou autres vices semblables.
On peut toujours, pour ce qui concerne les qualités généralement humaines, conclure du caractère de la persona au caractère de l'âme. Tout ce qui devrait normalement faire partie de l'attitude externe, mais y fait nettement défaut, se trouve infailliblement dans l'attitude interne. C'est là une règle fondamentale, toujours confirmée. Pour les qualités individuelles, elles ne se laissent pas déduire de la sorte : on observe seulement qu'elles sont associées à l'anima chaque fois qu'il y a identification à la persona. De là le symbole onirique de grossesse de l' anima, analogue à l'image primordiale de la naissance du héros : l'enfant à naître, c'est l'individualité encore inconsciente.
Expression d'adaptation au milieu, la persona en subit d'ordinaire fortement l'influence et en porte l'empreinte ; l'anima de son côté est fortement marquée par l'inconscient et ses qualités. Dans un milieu primitif, la persona emprunte presque nécessairement des traits primitifs ; de son côté, l' âme emprunte les traits archaïques de l'inconscient, mais aussi son caractère symbolique et prospectif. De là l'aspect divinatoire de l'attitude interne, son aspect « créateur ». L'identité à la persona conditionne automatiquement une identification inconsciente à l'anima, car si le moi n'est pas différencié de la persona, il ne peut avoir de rapports conscients avec les processus inconscients. Il est ces processus mêmes, il leur est identique. Qui s'identifie inconditionnellement à son attitude externe est irrémédiablement livré aux processus internes, autrement dit, le cas échéant, il sera nécessairement forcé de contrecarrer son rôle extérieur ou de le conduire ad absurdum (voir n° 19, Énantiodrornie). Maintenir sa ligne individuelle lui devient impossible ; il passe continuellement d'un extrême à l'autre. Dans ce cas, l'âme est toujours projetée sur un objet convenable avec lequel elle a un rapport de dépendance presque absolu. Toutes les réactions déclenchées par cet objet exercent sur le sujet une action immédiate qui le prend par dedans. Souvent ce sont de tragiques attachements (voir Image de l'âme,n°28) P.411

28. Image de l'âme.
L'image de l'âme est un cas spécial des images psychiques (voir n° 27) produites par l'inconscient. De même que la « persona » (attitude externe) apparaît généralement dans les rêves sous la figure de personnes possédant à un degré particulièrement marqué les qualités correspondantes, de même l'âme, l'attitude interne est représentée par l'inconscient au moyen de personnages présentant des qualités qui évoquent celles de l'âme. Une telle représentation est ce que j'appelle image de l'âme. Parfois il est fait appel à des êtres tout à fait inconnus ou à de personnages mythologiques. En général, pour les hommes, l'inconscient représente l'âme sous figure de femme, pour les femmes, sous les traits de personnages masculins. Lorsque l'individualité est inconsciente, elle se trouve à cause de cela associée à l'âme, dont l'image sera alors de même sexe. Dans les cas où le sujet s'identifie à la persona (voir n°4, Ame) où, par suite, l' âme est inconsciente, son image se trouve transférée (projetée) sur une personne réelle qui devient l'objet d'un amour intense ou d'une haine tout aussi violente (parfois aussi de frayeur). L'influence de cette personne est immédiate, inconditionnée, contraignante, car elle suscite infailliblement une réponse affective. L'affect vient de l'impossibilité d'adaptation réelle et consciente à l'objet qui représente l'image de l'âme. Cette impossibilité, cette absence de rapport objectif produit une stase de libido, qui aboutit à une décharge affective ; car l'affect prend toujours la place de l'adaptation manquée ; une adaptation consciente à l'objet figurant l'image de l'âme est impossible parce que pour le sujet l'âme elle-même est inconsciente. S'il en avait conscience, il pourrait la distinguer de l'objet ce qui neutraliserait les effets immédiats de celui-ci causés par la projection sur lui de l'image de l'âme.
Dans le réel, le support qui convient le mieux à l'image de l'âme de l'homme, à cause des caractéristiques féminines de son âme, est une femme. Pour la femme, c'est, au contraire, un homme. Chaque fois qu'il y a entre les sexes un rapport absolu, d'effet pour ainsi dire magique, nous sommes en présence d'une projection de l'image de l' âme. Les rapports de ce genre sont fréquents ; il faut donc penser que l'âme est souvent inconsciente, autrement dit que beaucoup d'êtres n'ont point conscience de l'attitude qu'ils prennent en face des processus psychiques internes. Cette inconscience s'accompagnant toujours d'une identification correspondante à la persona (voir n° 4), il faut bien que cette identification soit elle-même fréquente. C'est en effet ce qui se produit réellement puisque beaucoup de gens s'identifient si complètement à leur attitude extérieure qu'ils n'ont plus aucune relation consciente avec leurs processus internes. Toutefois, l'inverse peut aussi se produire. Le sujet ne projette pas l'image de l'âme ; il la garde en lui-même ; il s'identifie ainsi à son âme dans la mesure où il est convaincu que sa manière de se comporter envers ses processus internes est bien son caractère authentique. La persona est alors projetée, du fait de son inconscience, mais sur un objet du même sexe. C'est la base de nombreux cas d'homosexualité, avouée ou latente, ou de transfert sur le père pour les hommes, sur la mère, pour les femmes. Dans ce cas, il s'agit toujours de gens chez qui l'adaptation externe est défectueuse et les relations relativement rares ; car l'identification à l'âme crée une attitude orientée surtout par la perception des processus internes, ce qui enlève à l'objet son influence déterminante.
La projection de l'image de l'âme produit une liaison affective absolue à l'objet ; si cette projection ne se produit pas, il se forme un état relativement inadapté, que Freud a partiellement décrit sous le nom de narcissisme. La projection de l'image de l'âme dispense de s'occuper des processus internes, tant qu'il y a accord entre le comportement de l'objet et l'image de l'âme. Le sujet est alors à même de vivre sa persona et de la développer. A la longue, il est vrai, l'objet ne pourra satisfaire continuellement aux exigences de l'image de l'âme ; pourtant il y a des femmes qui parviennent, au mépris de leur propre vie, à jouer pendant très longtemps auprès de leur mari le rôle d'image d'anima. Leur instinct biologique de femme les y aide. Un homme peut faire inconsciemment de même pour sa femme, mais il est alors entraîné à des actes qui, en bien comme en mal, dépassent ses capacités. Chez lui aussi, c'est l'instinct biologique mâle qui l'aide. Lorsque l'image de l'âme n'est pas projetée, les relations avec l'inconscient subissent peu à peu une différenciation vraiment morbide ; le sujet est de plus en plus débordé par des contenus inconscients qu'il ne peut ni élaborer, ni utiliser de quelque façon que ce soit, en raison de son défaut de rapport à l'objet. Il est tout naturel que les contenus de ce genre portent un grave préjudice à cette relation. Ces deux attitudes représentent naturellement des cas extrêmes entre lesquels se trouvent les attitudes normales. On sait du reste que l'être normal ne se distingue ni par la netteté, ni par la pureté ou la profondeur de ses phénomènes psychiques, mais bien par leur caractère affaibli et estompé. Chez les gens dont l'attitude externe est bonasse et peu agressive, l'image de l'àme accuse fréquemment un caractère méchant. La littérature nous en présente un exemple dans la femme démoniaque qui accompagne Zeus dans le « Printemps Olympien » de Spitteler. Pour les femmes idéalistes, l'image de l'âme s'incarne assez souvent dans l'homme déchu, d'où ces « idées de sauvetage » que 1'on retrouve aussi chez les hommes pour qui les prostituées son parées de l'auréole des âmes à sauver. P.440